Gottfried Wilhelm Leibniz
8 Oeuvres de Leibniz
Traduction: Louis-Alexandre Foucher de Careil Couverture: Portrait de Gottfried Wilhelm Leibniz par Johann Friedrich Wentzel l'ancien, ca. 1700, huile sur panneau de bois. EAN 4064066373863 e-artnow, 2021
Table des Matières
Discours de métaphysique Drôles de pensées Essai de théodicée - Préface et abrégé La monadologie Principes de la nature et de la grâce fondés en raison Réfutation de Spinoza Système nouveau de la nature et de la communication des substances Lettres et textes divers SUR LE LIVRE D’UN ANTITRINITAIRE ANGLAIS SYSTÈME NOUVEAU DE LA NATURE ET DE LA COMMUNICATION EXTRAIT D’UNE LETTRE POUR SOUTENIR LETTRE SUR LA QUESTION SI L’ESSENCE DU CORPS CONSISTE
Discours de métaphysique
Leibniz Discours de Métaphysique 1686
1. - De la perfection divine et que Dieu fait tout de la manière la plus souhaitable. La notion de Dieu la plus reçue et la plus significative que nous ayons, est assez bien exprimée en ces termes que Dieu est un être absolument parfait, mais on n’en considère pas assez les suites ; et pour y entrer plus avant, il est à propos de remarquer qu’il y a dans la nature plusieurs perfections toutes différentes, que Dieu les possède toutes ensemble, et que chacune lui appartient au plus souverain degré. Il faut connaître aussi ce que c’est que perfection, dont voici une marque assez sûre, savoir que les formes ou natures qui ne sont pas susceptibles du dernier degré, ne sont pas des perfections, comme par exemple la nature du nombre ou de la figure. Car le nombre le plus grand de tous (ou bien le nombre de tous les nombres), aussi bien que la plus grande de toutes les figures, impliquent contradiction, mais la plus grande science et la toute-puissance n’enferment point d’impossibilité. Par conséquent la puissance et la science sont des perfections, et, en tant qu’elles appartiennent à Dieu, elles n’ont point de bornes. D’où il s’ensuit que Dieu possédant la sagesse suprême et infinie agit de la manière la plus parfaite, non seulement au sens métaphysique, mais encore moralement parlant, et qu’on peut exprimer ainsi à notre égard que plus on sera éclairé et informé des ouvrages de Dieu, plus on sera disposé à les trouver excellents et entièrement satisfaisant à tout ce qu’on aurait pu souhaiter. 2. - Contre ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de bonté dans les ouvrages de Dieu, ou bien que les règles de la bonté et de la beauté sont arbitraires. Ainsi je suis fort éloigné du sentiment de ceux qui soutiennent qu’il n’y a point de règles de bonté et de perfection dans la nature des choses, ou dans les idées
que Dieu en a ; et que les ouvrages de Dieu ne sont bons que par cette raison formelle que Dieu les a faits. Car si cela était, Dieu, sachant qu’il en est l’auteur, n’avait que faire de les regarder par après et de les trouver bons, comme le témoigne la sainte écriture, qui ne paraît s’être servie de cette anthropologie que pour nous faire connaître que leur excellence se connaît à les regarder en euxmêmes, lors même qu’on ne fait point de réflexion sur cette dénomination extérieure toute nue, qui les rapporte à leur cause. Ce qui est d’autant plus vrai, que c’est par la considération des ouvrages qu’on peut découvrir l’ouvrier. Il faut donc que ces ouvrages portent en eux son caractère. J’avoue que le sentiment contraire me paraît extrêmement dangereux et fort approchant de celui des derniers novateurs, dont l’opinion est, que la beauté de l’univers et la bonté que nous attribuons aux ouvrages de Dieu, ne sont que des chimères des hommes qui conçoivent Dieu à leur manière. Aussi, disant que les choses ne sont bonnes par aucune règle de bonté, mais par la seule volonté de Dieu, on détruit, ce me semble, sans y penser, tout l’amour de Dieu et toute sa gloire. Car pourquoi le louer de ce qu’il a fait, s’il serait également louable en faisant tout le contraire ? Où sera donc sa justice et sa sagesse, s’il ne reste qu’un certain pouvoir despotique, si la volonté tient lieu de raison, et si, selon la définition des tyrans, ce qui plaît au plus puissant est juste par là même ? Outre qu’il semble que toute volonté suppose quelque raison de vouloir et que cette raison est naturellement antérieure à la volonté. C’est pourquoi je trouve encore cette expression de quelques autres philosophes tout à fait étrange, qui disent que les vérités éternelles de la métaphysique et de la géométrie, et par conséquent aussi les règles de la bonté, de la justice et de la perfection, ne sont que les effets de la volonté de Dieu, au lieu qu’il me semble que ce ne sont que des suites de son entendement, qui, assurément, ne dépend point de sa volonté, non plus que son essence. 3. - Contre ceux qui croient que Dieu aurait pu mieux faire. Je ne saurais non plus approuver l’opinion de quelques modernes qui soutiennent hardiment, que ce que Dieu fait n’est pas dans la dernière perfection, et qu’il aurait pu agir bien mieux. Car il me semble que les suites de ce sentiment sont tout à fait contraires à la gloire de Dieu : Uti minus malum habet rationem boni, ita minus bonum habet rationem mali. Et c’est agir imparfaitement, que d’agir avec moins de perfection qu’on n’aurait pu. C’est trouver à redire à un ouvrage d’un architecte que de montrer qu’il le pouvait faire meilleur. Cela va encore contre la sainte écriture, lorsqu’elle nous assure de la bonté des ouvrages de Dieu. Car comme les imperfections descendent à l’infini, de quelque façon que
Dieu aurait fait son ouvrage, il aurait toujours été bon en comparaison des moins parfaits, si cela était assez ; mais une chose n’est guère louable, quand elle ne l’est que de cette manière. Je crois aussi qu’on trouvera une infinité de ages de la divine écriture et des Saints Pères, qui favoriseront mon sentiment, mais qu’on n’en trouvera guère pour celui de ces modernes, qui est à mon avis inconnu à toute l’antiquité, et ne se fonde que sur le trop peu de connaissance que nous avons de l’harmonie générale de l’univers et des raisons cachées de la conduite de Dieu, ce qui nous fait juger témérairement que bien des choses auraient pu être rendues meilleures. Outre que ces modernes insistent sur quelques subtilités peu solides, car ils s’imaginent que rien n’est si parfait qu’il n’y ait quelque chose de plus parfait, ce qui est une erreur. Ils croient aussi de pourvoir par là à la liberté de Dieu, comme si ce n’était pas la plus haute liberté d’agir en perfection suivant la souveraine raison. Car de croire que Dieu agit en quelque chose sans avoir aucune raison de sa volonté, outre qu’il semble que cela ne se peut point, c’est un sentiment peu conforme à sa gloire ; par exemple supposons que Dieu choisisse entre A et B, et qu’il prenne A sans avoir aucune raison de le préférer à B, je dis que cette action de Dieu, pour le moins ne serait point louable ; car toute louange doit être fondée en quelque raison qui ne se trouve point ici ex hypothesi. Au lieu que je tiens que Dieu ne fait rien dont il ne mérite d’être glorifié. 4. - Que l’amour de Dieu demande une entière satisfaction et acquiescence touchant ce qu’il fait sans qu’il faille être quiétiste pour cela. La connaissance générale de cette grande vérité, que Dieu agit toujours de la manière la plus parfaite et la plus souhaitable qu’il soit possible, est, à mon avis, le fondement de l’amour que nous devons à Dieu sur toutes choses, puisque celui qui aime cherche sa satisfaction dans la félicité ou perfection de l’objet aimé et de ses actions. Idem velle et idem nolle vera amicitia est. Et je crois qu’il est difficile de bien aimer Dieu, quand on n’est pas dans la disposition de vouloir ce qu’il veut quand on aurait le pouvoir de le changer. En effet ceux qui ne sont pas satisfaits de ce qu’il fait me paraissent semblables à des sujets mécontents dont l’intention n’est pas fort différente de celle des rebelles. Je tiens donc que suivant ces principes, pour agir conformément à l’amour de Dieu, il ne suffit pas d’avoir patience par force, mais il faut être véritablement satisfait de tout ce qui nous est arrivé suivant sa volonté. J’entends cet acquiescement quant au é. Car quant à l’avenir, il ne faut pas être quiétiste ni attendre ridiculement à bras croisés ce que Dieu fera, selon ce sophisme que les anciens appelaient logon aergon, la raison paresseuse, mais il faut agir selon la volonté présomptive de
Dieu, autant que nous en pouvons juger, tâchant de tout notre pouvoir de contribuer au bien général et particulièrement à l’ornement et à la perfection de ce qui nous touche, ou de ce qui nous est prochain et pour ainsi dire à portée. Car quand l’événement aura peut-être fait voir que Dieu n’a pas voulu présentement que notre bonne volonté ait son effet, il ne s’ensuit pas de là qu’il n’ait pas voulu que nous fissions ce que nous avons fait. Au contraire, comme il est le meilleur de tous les maîtres, il ne demande jamais que la droite intention, et c’est à lui de connaître l’heure et le lieu propre à faire réussir les bons desseins. 5. - En quoi consistent les règles de perfection de la divine conduite, et que la simplicité des voies est en balance avec la richesse des effets. Il suffit donc d’avoir cette confiance en Dieu, qu’il fait tout pour le mieux, et que rien ne saurait nuire à ceux qui l’aiment ; mais de connaître en particulier les raisons qui l’ont pu mouvoir à choisir cet ordre de l’univers, à souffrir les péchés, à dispenser ses grâces salutaires d’une certaine manière, cela e les forces d’un esprit fini, surtout quand il n’est pas encore parvenu à la jouissance de la vue de Dieu. Cependant on peut faire quelques remarques générales touchant la conduite de la Providence dans le gouvernement des choses. On peut donc dire que celui qui agit parfaitement est semblable à un excellent géomètre qui sait trouver les meilleures constructions d’un problème ; à un bon architecte qui ménage sa place et le fonds destiné pour le bâtiment de la manière la plus avantageuse, ne laissant rien de choquant, ou qui soit destitué de la beauté dont il est susceptible ; à un bon père de famille, qui emploie son bien en sorte qu’il n’y ait rien d’inculte ni de stérile ; à un habile machiniste qui fait son effet par la voie la moins embarrassée qu’on puisse choisir ; à un savant auteur, qui enferme le plus de réalités dans le moins de volume qu’il peut. Or les plus parfaits de tous les êtres, et qui occupent le moins de volume, c’est-à-dire qui s’empêchent le moins, ce sont les esprits, dont les perfections sont les vertus. C’est pourquoi il ne faut point douter que la félicité des esprits ne soit le principal but de Dieu, et qu’il ne la mette en exécution autant que l’harmonie générale le permet. De quoi nous dirons davantage tantôt. Pour ce qui est de la simplicité des voies de Dieu, elle a lieu proprement à l’égard des moyens, comme au contraire la variété, richesse ou abondance y a lieu à l’égard des fins ou effets. Et l’un doit être en balance avec l’autre, comme les frais destinés pour un bâtiment avec la grandeur et la beauté qu’on y demande. Il est vrai que rien ne coûte à Dieu, bien moins qu’à un philosophe qui fait des hypothèses pour la fabrique de son monde imaginaire, puisque Dieu n’a que des décrets à faire pour faire naître un monde réel ; mais, en matière de sagesse, les décrets ou hypothèses tiennent lieu de
dépense à mesure qu’elles sont plus indépendantes les unes des autres : car la raison veut qu’on évite la multiplicité dans les hypothèses ou principes, à peu près comme le système le plus simple est toujours préféré en astronomie. 6. - Dieu ne fait rien hors de l’ordre et il n’est pas même possible de feindre des événements qui ne soient point réguliers. Les volontés ou actions de Dieu sont communément divisées en ordinaires ou extraordinaires. Mais il est bon de considérer que Dieu ne fait rien hors d’ordre. Ainsi ce qui e pour extraordinaire ne l’est qu’à l’égard de quelque ordre particulier établi parmi les créatures. Car, quant à l’ordre universel, tout y est conforme. Ce qui est si vrai que, non seulement rien n’arrive dans le monde qui soit absolument irrégulier, mais on ne saurait même rien feindre de tel. Car supposons, par exemple, que quelqu’un fasse quantité de points sur le papier à tout hasard, comme font ceux qui exercent l’art ridicule de la géomance. Je dis qu’il est possible de trouver une ligne géométrique dont la notion soit constante et uniforme suivant une certaine règle, en sorte que cette ligne e par tous ces points, et dans le même ordre que la main les avait marqués. Et si quelqu’un traçait tout d’une suite une ligne qui serait tantôt droite, tantôt cercle, tantôt d’une autre nature, il est possible de trouver une notion, ou règle, ou équation commune à tous les points de cette ligne, en vertu de laquelle ces mêmes changements doivent arriver. Et il n’y a, par exemple, point de visage dont le contour ne fasse partie d’une ligne géométrique et ne puisse être tracé tout d’un trait par un certain mouvement réglé. Mais quand une règle est fort composée, ce qui lui est conforme e pour irrégulier. Ainsi on peut dire que, de quelque manière que Dieu aurait créé le monde, il aurait toujours été régulier et dans un certain ordre général. Mais Dieu a choisi celui qui est le plus parfait, c’est-à-dire celui qui est en même temps le plus simple en hypothèses et le plus riche en phénomènes, comme pourrait être une ligne de géométrie dont la construction serait aisée et les propriétés et effets seraient fort irables et d’une grande étendue. Je me sers de ces comparaisons pour crayonner quelque ressemblance imparfaite de la sagesse divine, et pour dire ce qui puisse au moins élever notre esprit à concevoir en quelque façon ce qu’on ne saurait exprimer assez. Mais je ne prétends point d’expliquer par là ce grand mystère dont dépend tout l’univers. 7. - Que les miracles sont conformes à l’ordre général, quoi qu’ils soient contre les maximes subalternes, et de ce que Dieu veut ou qu’il permet, par une volonté générale ou particulière.
Or, puisque rien ne se peut faire qui ne soit dans l’ordre, on peut dire que les miracles sont aussi bien dans l’ordre que les opérations naturelles qu’on appelle ainsi parce qu’elles sont conformes à certaines maximes subalternes que nous appelons la nature des choses. Car on peut dire que cette nature n’est qu’une coutume de Dieu, dont il se peut dispenser à cause d’une raison plus forte que celle qui l’a mû à se servir de ces maximes. Quant aux volontés générales ou particulières, selon qu’on prend la chose, on peut dire que Dieu fait tout suivant sa volonté la plus générale, qui est conforme au plus parfait ordre qu’il a choisi ; mais on peut dire aussi qu’il a des volontés particulières qui sont des exceptions de ces maximes subalternes susdites, car la plus générale des lois de Dieu qui règle toute la suite de l’univers est sans exception. On peut dire aussi que Dieu veut tout ce qui est un objet de sa volonté particulière ; mais quant aux objets de sa volonté générale, tels que sont les actions des autres créatures, particulièrement de celles qui sont raisonnables, auxquelles Dieu veut concourir, il faut distinguer : car si l’action est bonne en elle-même, on peut dire que Dieu la veut et la commande quelquefois, lors même qu’elle n’arrive point, mais, si elle est mauvaise en elle-même et ne devient bonne que par accident, parce que la suite des choses, et particulièrement le châtiment et la satisfaction, corrige sa malignité et en récompense le mal avec usure, en sorte qu’enfin il se trouve plus de perfection dans toute la suite que si tout le mal n’était pas arrivé, il faut dire que Dieu le permet, et non pas qu’il le veut, quoiqu’il y concoure à cause des lois de nature qu’il a établies, et parce qu’il en sait tirer un plus grand bien. 8. - Pour distinguer les actions de Dieu et des créatures, on explique en quoi consiste la notion d’une substance individuelle. Il est assez difficile de distinguer les actions de Dieu de celles des créatures ; car il y en a qui croient que Dieu fait tout, d’autres s’imaginent qu’il ne fait que conserver la force qu’il a donnée aux créatures : la suite fera voir combien l’un ou l’autre se peut dire. Or puisque les actions et ions appartiennent proprement aux substances individuelles (actiones sunt suppositorum), il serait nécessaire d’expliquer ce que c’est qu’une telle substance. Il est bien vrai que, lorsque plusieurs prédicats s’attribuent à un même sujet, et que ce sujet ne s’attribue à aucun autre, on l’appelle substance individuelle ; mais cela n’est pas assez et une telle explication n’est que nominale. Il faut donc considérer ce que c’est que d’être attribué véritablement à un certain sujet. Or il est constant que toute prédication véritable a quelque fondement dans la nature des choses, et lorsqu’une proposition n’est pas identique, c’est-à-dire lorsque le prédicat n’est pas compris expressément dans le sujet, il faut qu’il y soit compris virtuellement,
et c’est ce que les philosophes appellent in-esse, en disant que le prédicat est dans le sujet. Ainsi il faut que le terme du sujet enferme toujours celui du prédicat, en sorte que celui qui entendrait parfaitement la notion du sujet, jugerait aussi que le prédicat lui appartient. Cela étant, nous pouvons dire que la nature d’une substance individuelle ou d’un être complet est d’avoir une notion si accomplie qu’elle soit suffisante à comprendre et à en faire déduire tous les prédicats du sujet à qui cette notion est attribuée. Au lieu que l’accident est un être dont la notion n’enferme point tout ce qu’on peut attribuer au sujet à qui on attribue cette notion. Ainsi la qualité de roi qui appartient à Alexandre le Grand, faisant abstraction du sujet, n’est pas assez déterminée à un individu, et n’enferme point les autres qualités du même sujet, ni tout ce que la notion de ce prince comprend, au lieu que Dieu voyant la notion individuelle ou hecceïté d’Alexandre, y voit en même temps le fondement et la raison de tous les prédicats qui se peuvent dire de lui véritablement, comme par exemple qu’il vaincrait Darius et Porus, jusqu’à y connaître a priori (et non par expérience) s’il est mort d’une mort naturelle ou par poison, ce que nous ne pouvons savoir que par l’histoire. Aussi, quand on considère bien la connexion des choses, on peut dire qu’il y a de tout temps dans l’âme d’Alexandre des restes de tout ce qui lui est arrivé, et les marques de tout ce qui lui arrivera, et même des traces de tout ce qui se e dans l’univers, quoiqu’il n’appartienne qu’à Dieu de les reconnaître toutes. 9. - Que chaque substance singulière exprime tout l’univers à sa manière, et que dans sa notion tous ses événements sont compris avec toutes leurs circonstances et toute la suite des choses extérieures. Il s’ensuit de cela plusieurs paradoxes considérables ; comme entre autres qu’il n’est pas vrai que deux substances se ressemblent entièrement et soient différentes solo numero, et que ce que saint Thomas assure sur ce point des anges ou intelligences (quod ibi omne individuum sit species infima) est vrai de toutes les substances, pourvu qu’on prenne la différence spécifique comme la prennent les géomètres à l’égard de leurs figures ; item qu’une substance ne saurait commencer que par création, ni périr que par annihilation ; qu’on ne divise pas une substance en deux, ni qu’on ne fait pas de deux une, et qu’ainsi le nombre des substances naturellement n’augmente et ne diminue pas, quoiqu’elles soient souvent transformées. De plus, toute substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers, qu’elle exprime chacune à sa façon, à peu près comme une même ville est diversement représentée selon les différentes situations de celui qui la regarde. Ainsi l’univers
est en quelque façon multiplié autant de fois qu’il y a de substances, et la gloire de Dieu est redoublée de même par autant de représentations toutes différentes de son ouvrage. On peut même dire que toute substance porte en quelque façon le caractère de la sagesse infinie et de la toute-puissance de Dieu, et l’imite autant qu’elle en est susceptible. Car elle exprime, quoique confusément, tout ce qui arrive dans l’univers, é, présent ou avenir, ce qui a quelque ressemblance à une perception ou connaissance infinie ; et comme toutes les autres substances expriment celle-ci à leur tour, et s’y accommodent, on peut dire qu’elle étend sa puissance sur toutes les autres à l’imitation de la toute-puissance du Créateur. 10. - Que l’opinion des formes substantielles a quelque chose de solide, mais que ces formes ne changent rien dans les phénomènes et ne doivent point être employées pour expliquer les effets particuliers. Il semble que les anciens aussi bien que tant d’habiles gens accoutumés aux méditations profondes, qui ont enseigné la théologie et la philosophie il y a quelques siècles, et dont quelques-uns sont recommandables pour leur sainteté, ont eu quelque connaissance de ce que nous venons de dire, et c’est ce qui les a fait introduire et maintenir les formes substantielles qui sont aujourd’hui si décriées. Mais ils ne sont pas si éloignés de la vérité, ni si ridicules que le vulgaire de nos nouveaux philosophes se l’imagine. Je demeure d’accord que la considération de ces formes ne sert de rien dans le détail de la physique, et ne doit point être employée à l’explication des phénomènes en particulier. Et c’est en quoi nos scolastiques ont manqué, et les médecins du temps é à leur exemple, croyant de rendre raison des propriétés des corps en faisant mention des formes et des qualités, sans se mettre en peine d’examiner la manière de l’opération ; comme si on se voulait contenter de dire qu’une horloge a la qualité horodictique provenant de sa forme, sans considérer en quoi tout cela consiste. Ce qui peut suffire, en effet, à celui qui l’achète, pourvu qu’il en abandonne le soin à un autre. Mais ce manquement et mauvais usage des formes ne doit pas nous faire rejeter une chose dont la connaissance est si nécessaire en métaphysique que sans cela je tiens qu’on ne saurait bien connaître les premiers principes ni élever assez l’esprit à la connaissance des natures incorporelles et des merveilles de Dieu. Cependant, comme un géomètre n’a pas besoin de s’embarrasser l’esprit du fameux labyrinthe de la composition du continu, et qu’aucun philosophe moral et encore moins un jurisconsulte ou politique n’a point besoin de se mettre en peine des grandes difficultés qui se trouvent dans la conciliation du libre arbitre et de la Providence de Dieu, puisque le géomètre peut achever toutes ses démonstrations, et le politique peut terminer toutes ses
délibérations sans entrer dans ces discussions, qui ne laissent pas d’être nécessaires et importantes dans la philosophie et dans la théologie : de même un physicien peut rendre raison des expériences, se servant tantôt des expériences plus simples déjà faites, tantôt des démonstrations géométriques et mécaniques, sans avoir besoin des considérations générales qui sont d’une autre sphère ; et s’il y emploie le concours de Dieu ou bien quelque âme, archée, ou autre chose de cette nature, il extravague aussi bien que celui qui, dans une délibération importante de pratique, voudrait entrer dans les grands raisonnements sur la nature du destin et de notre liberté ; comme en effet les hommes font assez souvent cette faute sans y penser, lorsqu’ils s’embarrassent l’esprit par la considération de la fatalité, et même parfois sont détournés par là de quelque bonne résolution ou de quelque soin nécessaire. 11. - Que les méditations des théologiens et des philosophes qu’on appelle scolastiques ne sont pas à mépriser entièrement. Je sais que j’avance un grand paradoxe en prétendant de réhabiliter en quelque façon l’ancienne philosophie et de rappeler postliminio les formes substantielles presque bannies ; mais peut-être qu’on ne me condamnera pas légèrement, quand on saura que j’ai assez médité sur la philosophie moderne, que j’ai donné bien du temps aux expériences de physique et aux démonstrations de géométrie, et que j’ai été longtemps persuadé de la vanité de ces êtres, que j’ai été enfin obligé de reprendre malgré moi et comme par force, après avoir fait moi-même des recherches qui m’ont fait reconnaître que nos modernes ne rendent pas assez de justice à saint Thomas et à d’autres grands hommes de ce temps-là, et qu’il y a dans les sentiments des philosophes et théologiens scolastiques bien plus de solidité qu’on ne s’imagine, pourvu qu’on s’en serve à propos et en leur lieu. Je suis même persuadé que, si quelque esprit exact et méditatif prenait la peine d’éclaircir et de digérer leur pensée à la façon des géomètres analytiques, il y trouverait un trésor de quantité de vérités très importantes et tout à fait démonstratives. 12. - Que les notions qui consistent dans l’étendue enferment quelque chose d’imaginaire et ne sauraient constituer la substance des corps. Mais, pour reprendre le fil de nos considérations, je crois que celui qui méditera sur la nature de la substance, que j’ai expliquée ci-dessus, trouvera que toute la nature du corps ne consiste pas seulement dans l’étendue, c’est-à-dire dans la grandeur, figure et mouvement, mais qu’il faut nécessairement y reconnaître
quelque chose qui ait du rapport aux âmes, et qu’on appelle communément forme substantielle, bien qu’elle ne change rien dans les phénomènes, non plus que l’âme des bêtes, si elles en ont. On peut même démontrer que la notion de la grandeur, de la figure et du mouvement n’est pas si distincte qu’on s’imagine et qu’elle enferme quelque chose d’imaginaire et de relatif à nos perceptions, comme le sont encore (quoique bien davantage) la couleur, la chaleur, et autres qualités semblables dont on peut douter si elles se trouvent véritablement dans la nature des choses hors de nous. C’est pourquoi ces sortes de qualités ne sauraient constituer aucune substance. Et s’il n’y a point d’autre principe d’identité dans les corps que ce que nous venons de dire, jamais un corps ne subsistera plus d’un moment. Cependant les âmes et les formes substantielles des autres corps sont bien différentes des âmes intelligentes, qui seules connaissent leurs actions, et qui non seulement ne périssent point naturellement, mais même gardent toujours le fondement de la connaissance de ce qu’elles sont ; ce qui les rend seules susceptibles de châtiment et de récompense, et les fait citoyens de la république de l’univers, dont Dieu est le monarque ; aussi s’ensuit-il que tout le reste des créatures leur doit servir, de quoi nous parlerons tantôt plus amplement. 13. - Comme la notion individuelle de chaque personne renferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera jamais, on y voit les preuves a priori de la vérité de chaque événement, ou pourquoi l’un est arrivé plutôt que l’autre, mais ces vérités, quoique assurées, ne laissent pas d’être contingentes, étant fondées sur le libre arbitre de Dieu ou des créatures, dont le choix a toujours ses raisons qui inclinent sans nécessiter. Mais avant que de er plus loin, il faut tâcher de satisfaire à une grande difficulté qui peut naître des fondements que nous avons jetés ci-dessus. Nous avons dit que la notion d’une substance individuelle enferme une fois pour toutes tout ce qui lui peut jamais arriver, et qu’en considérant cette notion on y peut voir tout ce qui se pourra véritablement énoncer d’elle, comme nous pouvons voir dans la nature du cercle toutes les propriétés qu’on en peut déduire. Mais il semble que par là la différence des vérités contingentes et nécessaires sera détruite, que la liberté humaine n’aura plus aucun lieu, et qu’une fatalité absolue régnera sur toutes nos actions aussi bien que sur tout le reste des événements du monde. A quoi je réponds qu’il faut faire distinction entre ce qui est certain et ce qui est nécessaire : tout le monde demeure d’accord que les futurs contingents sont assurés, puisque Dieu les prévoit, mais on n’avoue pas, pour cela, qu’ils soient nécessaires. Mais (dira-t-on) si quelque conclusion se peut déduire infailliblement d’une définition ou notion, elle sera nécessaire. Or est-il que nous
soutenons que tout ce qui doit arriver à quelque personne est déjà compris virtuellement dans sa nature ou notion, comme les propriétés le sont dans la définition du cercle, ainsi la difficulté subsiste encore. Pour y satisfaire solidement, je dis que la connexion ou consécution est de deux sortes : l’une est absolument nécessaire dont le contraire implique contradiction, et cette déduction a lieu dans les vérités éternelles, comme sont celles de géométrie ; l’autre n’est nécessaire qu’ex hypothesi et pour ainsi dire par accident, mais elle est contingente en elle-même, lorsque le contraire n’implique point. Et cette connexion est fondée, non pas sur les idées toutes pures et sur le simple entendement de Dieu, mais encore sur ses décrets libres, et sur la suite de l’univers. Venons à un exemple : puisque Jules César deviendra dictateur perpétuel et maître de la république, et renversera la liberté des Romains, cette action est comprise dans sa notion, car nous supposons que c’est la nature d’une telle notion parfaite d’un sujet de tout comprendre, afin que le prédicat y soit enfermé, ut possit inesse subjecto. On pourrait dire que ce n’est pas en vertu de cette notion ou idée qu’il doit commettre cette action, puisqu’elle ne lui convient que parce que Dieu sait tout. Mais on insistera que sa nature ou forme répond à cette notion, et puisque Dieu lui a imposé ce personnage il lui est désormais nécessaire d’y satisfaire. J’y pourrais répondre par l’instance des futurs contingents, car ils n’ont rien encore de réel que dans l’entendement et volonté de Dieu, et puisque Dieu leur y a donné cette forme par avance, il faudra tout de même qu’ils y répondent. Mais j’aime mieux satisfaire aux difficultés que de les exc par l’exemple de quelques autres difficultés semblables, et ce que je vais dire servira à éclaircir aussi bien l’une que l’autre. C’est donc maintenant qu’il faut appliquer la distinction des connexions, et je dis que ce qui arrive conformément à ces avances est assuré, mais qu’il n’est pas nécessaire, et si quelqu’un faisait le contraire, il ne ferait rien d’impossible en soi-même, quoi qu’il soit impossible (ex hypothesi) que cela arrive. Car si quelque homme était capable d’achever toute la démonstration, en vertu de laquelle il pourrait prouver cette connexion du sujet qui est César et du prédicat qui est son entreprise heureuse ; il ferait voir, en effet, que la dictature future de César a son fondement dans sa notion ou nature, qu’on y voit une raison pourquoi il a plutôt résolu de er le Rubicon que de s’y arrêter, et pourquoi il a plutôt gagné que perdu la journée de Pharsale, et qu’il était raisonnable et par conséquent assuré que cela arrivât, mais non pas qu’il est nécessaire en soi-même, ni que le contraire implique contradiction. A peu près comme il est raisonnable et assuré que Dieu fera toujours le meilleur, quoique ce qui est moins parfait n’implique point. Car on trouverait que cette démonstration de ce prédicat de César n’est pas aussi absolue que celles des nombres, ou de la géométrie, mais qu’elle suppose la suite
des choses que Dieu a choisie librement, et qui est fondée sur le premier décret libre de Dieu, qui porte de faire toujours ce qui est le plus parfait, et sur le décret que Dieu a fait (en suite du premier) à l’égard de la nature humaine, qui est que l’homme fera toujours (quoique librement) ce qui paraîtra le meilleur. Or toute vérité qui est fondée sur ces sortes de décrets est contingente, quoiqu’elle soit certaine ; car ces décrets ne changent point la possibilité des choses, et comme j’ai déjà dit, quoique Dieu choisisse toujours le meilleur assurément, cela n’empêche pas que ce qui est moins parfait ne soit et demeure possible en luimême, bien qu’il n’arrivera point, car ce n’est pas son impossibilité, mais son imperfection, qui le fait rejeter. Or rien n’est nécessaire dont l’opposé est possible. On sera donc en état de satisfaire à ces sortes de difficultés, quelque grandes qu’elles paraissent (et en effet elles ne sont pas moins pressantes à l’égard de tous les autres qui ont jamais traité cette matière), pourvu qu’on considère bien que toutes les propositions contingentes ont des raisons pour être plutôt ainsi qu’autrement, ou bien (ce qui est la même chose) qu’elles ont des preuves a priori de leur vérité qui les rendent certaines, et qui montrent que la connexion du sujet et du prédicat de ces propositions a son fondement dans la nature de l’un et de l’autre ; mais qu’elles n’ont pas des démonstrations de nécessité, puisque ces raisons ne sont fondées que sur le principe de la contingence ou de l’existence des choses, c’est-à-dire sur ce qui est ou qui paraît le meilleur parmi plusieurs choses également possibles ; au lieu que les vérités nécessaires sont fondées sur le principe de contradiction et sur la possibilité ou impossibilité des essences mêmes, sans avoir égard en cela à la volonté libre de Dieu ou des créatures. 14. - Dieu produit diverses substances, selon les différentes vues qu’il a de l’univers, et par l’intervention de Dieu la nature propre de chaque substance porte que ce qui arrive à l’une répond à ce qui arrive à toutes les autres, sans qu’elles agissent immédiatement l’une sur l’autre. Après avoir connu, en quelque façon, en quoi consiste la nature des substances, il faut tâcher d’expliquer la dépendance que les unes ont des autres, et leurs actions et ions. Or il est premièrement très manifeste que les substances créées dépendent de Dieu qui les conserve et même qui les produit continuellement par une manière d’émanation, comme nous produisons nos pensées. Car Dieu tournant pour ainsi dire de tous côtés et de toutes les façons le système général des phénomènes qu’il trouve bon de produire pour manifester sa gloire, et regardant toutes les faces du monde de toutes les manières possibles, puisqu’il n’y a point de rapport qui échappe à son omniscience, le résultat de
chaque vue de l’univers, comme regardé d’un certain endroit, est une substance qui exprime l’univers conformément à cette vue, si Dieu trouve bon de rendre sa pensée effective et de produire cette substance. Et comme la vue de Dieu est toujours véritable, nos perceptions le sont aussi, mais ce sont nos jugements qui sont de nous et qui nous trompent. Or nous avons dit ci-dessus et il s’ensuit de ce que nous venons de dire, que chaque substance est comme un monde à part, indépendant de toute autre chose, hors de Dieu ; ainsi tous nos phénomènes, c’est-à-dire tout ce qui nous peut jamais arriver, ne sont que des suites de notre être ; et comme ces phénomènes gardent un certain ordre conforme à notre nature, ou pour ainsi dire au monde qui est en nous, qui fait que nous pouvons faire des observations utiles pour régler notre conduite qui sont justifiées par le succès des phénomènes futurs, et qu’ainsi nous pouvons souvent juger de l’avenir par le é sans nous tromper, cela suffirait pour dire que ces phénomènes sont véritables sans nous mettre en peine s’ils sont hors de nous et si d’autres s’en aperçoivent aussi : cependant, il est très vrai que les perceptions ou expressions de toutes les substances s’entre-répondent, en sorte que chacun suivant avec soin certaines raisons ou lois qu’il a observées, se rencontre avec l’autre qui en fait autant, comme lorsque plusieurs s’étant accordés de se trouver ensemble en quelque endroit à un certain jour préfixe, le peuvent faire effectivement s’ils veulent. Or, quoique tous expriment les mêmes phénomènes, ce n’est pas pour cela que leurs expressions soient parfaitement semblables, mais il suffit qu’elles soient proportionnelles ; comme plusieurs spectateurs croient voir la même chose, et s’entre-entendent en effet, quoique chacun voie et parle selon la mesure de sa vue. Or, il n’y a que Dieu (de qui tous les individus émanent continuellement, et qui voit l’univers non seulement comme ils le voient, mais encore tout autrement qu’eux tous), qui soit cause de cette correspondance de leurs phénomènes, et qui fasse que ce qui est particulier à l’un, soit public à tous ; autrement il n’y aurait point de liaison. On pourrait donc dire en quelque façon, et dans un bon sens, quoique éloigné de l’usage, qu’une substance particulière n’agit jamais sur une autre substance particulière et n’en pâtit non plus, si on considère que ce qui arrive à chacune n’est qu’une suite de son idée ou notion complète toute seule, puisque cette idée enferme déjà tous les prédicats ou événements, et exprime tout l’univers. En effet, rien ne nous peut arriver que des pensées et des perceptions, et toutes nos pensées et nos perceptions futures ne sont que des suites, quoique contingentes, de nos pensées et perceptions précédentes, tellement que si j’étais capable de considérer distinctement tout ce qui m’arrive ou paraît à cette heure, j’y pourrais voir tout ce qui m’arrivera ou me paraîtra à tout jamais ; ce qui ne manquerait pas, et m’arriverait tout de même, quand tout ce qui est hors de moi serait détruit,
pourvu qu’il ne restât que Dieu et moi. Mais comme nous attribuons à d’autres choses comme à des causes agissant sur nous ce que nous apercevons d’une certaine manière, il faut considérer le fondement de ce jugement, et ce qu’il y a de véritable. 15. - L’action d’une substance finie sur l’autre ne consiste que dans l’accroissement du degré de son expression t à la diminution de celle de l’autre, autant que Dieu les oblige de s’accommoder ensemble. Mais sans entrer dans une longue discussion, il suffit à présent, pour concilier le langage métaphysique avec la pratique, de remarquer que nous nous attribuons davantage et avec raison les phénomènes que nous exprimons plus parfaitement, et que nous attribuons aux autres substances ce que chacune exprime le mieux. Ainsi une substance qui est d’une étendue infinie, en tant qu’elle exprime tout, devient limitée par la manière de son expression plus ou moins parfaite. C’est donc ainsi qu’on peut concevoir que les substances s’entr’empêchent ou se limitent, et par conséquent on peut dire dans ce sens qu’elles agissent l’une sur l’autre, et sont obligées pour ainsi dire de s’accommoder entre elles. Car il peut arriver qu’un changement qui augmente l’expression de l’une, diminue celle de l’autre. Or la vertu d’une substance particulière est de bien exprimer la gloire de Dieu, et c’est par là qu’elle est moins limitée. Et chaque chose quand elle exerce sa vertu ou puissance, c’est-à-dire quand elle agit, change en mieux et s’étend, en tant qu’elle agit : lors donc qu’il arrive un changement dont plusieurs substances sont affectées (comme en effet tout changement les touche toutes), je crois qu’on peut dire que celle qui immédiatement par là e à un plus grand degré de perfection ou à une expression plus parfaite, exerce sa puissance, et agit, et celle qui e à un moindre degré fait connaître sa faiblesse, et pâtit. Aussi tiens-je que toute action d’une substance qui a de la perfection importe quelque volupté, et toute ion quelque douleur, et vice versa. Cependant, il peut bien arriver qu’un avantage présent soit détruit par un plus grand mal dans la suite ; d’où vient qu’on peut pécher en agissant ou exerçant sa puissance et en trouvant du plaisir. 16.- Le concours extraordinaire de Dieu est compris dans ce que notre essence exprime, car cette expression s’étend à tout, mais il sure les forces de notre nature ou notre expression distincte, laquelle est finie et suit certaines maximes subalternes. Il ne reste à présent que d’expliquer comment il est possible que Dieu ait
quelquefois de l’influence sur les hommes ou sur les autres substances par un concours extraordinaire et miraculeux, puisqu’il semble que rien ne leur peut arriver d’extraordinaire ni de surnaturel, vu que tous leurs événements ne sont que des suites de leur nature. Mais il faut se souvenir de ce que nous avons dit ci-dessus à l’égard des miracles dans l’univers, qui sont toujours conformes à la loi universelle de l’ordre général, quoiqu’ils soient au-dessus des maximes subalternes. Et d’autant que toute personne ou substance est comme un petit monde qui exprime le grand, on peut dire de même que cette action extraordinaire de Dieu sur cette substance ne laisse pas d’être miraculeuse, quoiqu’elle soit comprise dans l’ordre général de l’univers en tant qu’il est exprimé par l’essence ou notion individuelle de cette substance. C’est pourquoi, si nous comprenons dans notre nature tout ce qu’elle exprime, rien ne lui est surnaturel, car elle s’étend à tout, un effet exprimant toujours sa cause et Dieu étant la véritable cause des substances. Mais comme ce que notre nature exprime plus parfaitement lui appartient d’une manière particulière, puisque c’est en cela que sa puissance consiste, et qu’elle est limitée, comme je viens de l’expliquer, il y a bien des choses qui surent les forces de notre nature, et même celles de toutes les natures limitées. Par conséquent, afin de parler plus clairement, je dis que les miracles et les concours extraordinaires de Dieu ont cela de propre qu’ils ne sauraient être prévus par le raisonnement d’aucun esprit créé, quelque éclairé qu’il soit, parce que la compréhension distincte de l’ordre général les sure tous ; au lieu que tout ce qu’on appelle naturel dépend des maximes moins générales que les créatures peuvent comprendre. Afin donc que les paroles soient aussi irrépréhensibles que le sens, il serait bon de lier certaines manières de parler avec certaines pensées, et on pourrait appeler notre essence ou idée, ce qui comprend tout ce que nous exprimons, et comme elle exprime notre union avec Dieu même, elle n’a point de limites et rien ne la e. Mais ce qui est limité en nous pourra être appelé notre nature ou notre puissance, et à cet égard ce qui e les natures de toutes les substances créées, est surnaturel. 17. - Exemple d’une maxime subalterne ou loi de la nature, où il est montré que Dieu conserve toujours la même force, mais non pas la même quantité de mouvement, contre les cartésiens et plusieurs autres. J’ai déjà souvent fait mention des maximes subalternes ou des lois de la nature, et il semble qu’il serait bon d’en donner un exemple : communément nos nouveaux philosophes se servent de cette règle fameuse que Dieu conserve toujours la même quantité de mouvement dans le monde. En effet, elle est fort plausible, et du temps é, je la tenais pour indubitable. Mais depuis j’ai
reconnu en quoi consiste la faute. C’est que M. Descartes et bien d’autres habiles mathématiciens ont cru que la quantité de mouvement, c’est-à-dire la vitesse multipliée par la grandeur du mobile, convient entièrement à la force mouvante, ou pour parler géométriquement, que les forces sont en raison composée des vitesses et des corps. Or il est bien raisonnable que la même force se conserve toujours dans l’univers. Aussi quand on prend garde aux phénomènes on voit bien que le mouvement perpétuel mécanique n’a point de lieu, parce qu’ainsi la force d’une machine, qui est toujours un peu diminuée par la friction et doit finir bientôt, se réparerait, et par conséquent s’augmenterait d’elle-même sans quelque impulsion nouvelle du dehors ; et on remarque aussi que la force d’un corps n’est pas diminuée qu’à mesure qu’il en donne à quelques corps contigus ou à ses propres parties en tant qu’elles ont un mouvement à part. Ainsi ils ont cru que ce qui peut se dire de la force se pourrait aussi dire de la quantité de mouvement. Mais, pour en montrer la différence, je suppose qu’un corps tombant d’une certaine hauteur acquiert la force d’y remonter, si sa direction le porte ainsi, à moins qu’il ne se trouve quelques empêchements : par exemple un pendule remonterait parfaitement à la hauteur dont il est descendu, si la résistance de l’air et de quelques autres petits obstacles ne diminuaient un peu sa force acquise. Je suppose aussi qu’il faut autant de force pour élever un corps A d’une livre à la hauteur CD de quatre toises, que d’élever un corps B de quatre livres à la hauteur EF d’une toise. Tout cela est accordé par nos nouveaux philosophes. Il est donc manifeste que le corps A étant tombé de la hauteur CD a acquis autant de force précisément que le corps B tombé de la hauteur EF ; car le corps B étant parvenu en F et y ayant la force de remonter jusqu’à E (par la première supposition), a par conséquent la force de porter un corps de quatre livres, c’est-à-dire son propre corps, à la hauteur EF d’une toise, et de même le corps A étant parvenu en D et y ayant la force de remonter jusqu’à C, a la force de porter un corps d’une livre, c’est-à-dire son propre corps, à la hauteur CD de quatre toises. Donc (par la seconde supposition) la force de ces deux corps est égale. Voyons maintenant si la quantité de mouvement est aussi la même de part et d’autre : mais c’est là où on sera surpris de trouver une différence grandissime. Car il a été démontré par Galilée que la vitesse acquise par la chute CD est double de la vitesse acquise par la chute EF, quoique la hauteur soit quadruple. Multiplions donc le corps A, qui est comme 1, par sa vitesse, qui est comme 2, le produit ou la quantité de mouvement sera comme 2 ; et de l’autre part multiplions le corps B, qui est comme 4, par sa vitesse qui est comme 1, le produit ou la quantité de mouvement sera comme 4 ; donc la quantité de mouvement du corps A au point D est la moitié de la quantité de mouvement du corps B au point F, et cependant leurs forces sont égales ; donc il y a bien de la
différence entre la quantité de mouvement et la force, ce qu’il fallait montrer. On voit par là comment la force doit être estimée par la quantité de l’effet qu’elle peut produire, par exemple par la hauteur à laquelle un corps pesant d’une certaine grandeur et espèce peut être élevé, ce qui est bien différent de la vitesse qu’on lui peut donner. Et pour lui donner le double de la vitesse, il faut plus que le double de la force. Rien n’est plus simple que cette preuve ; et M. Descartes n’est tombé ici dans l’erreur que parce qu’il se fiait trop à ses pensées, lors même qu’elles n’étaient pas encore assez mûres. Mais je m’étonne que depuis ses sectateurs ne se sont pas aperçus de cette faute : et j’ai peur qu’ils ne commencent peu à peu d’imiter quelques péripatéticiens, dont ils se moquent, et qu’ils ne s’accoutument comme eux de consulter plutôt les livres de leur maître que la raison et la nature. 18. - La distinction de la force et de la quantité de mouvement est importante entre autres pour juger qu’il faut recourir à des considérations métaphysiques séparées de l’étendue afin d’expliquer les phénomènes des corps. Cette considération de la force distinguée de la quantité de mouvement est assez importante non seulement en physique et en mécanique pour trouver les véritables lois de la nature et règles du mouvement, et pour corriger même plusieurs erreurs de pratique qui se sont glissées dans les écrits de quelques habiles mathématiciens, mais encore dans la métaphysique pour mieux entendre les principes, car le mouvement, si on n’y considère que ce qu’il comprend précisément et formellement, c’est-à-dire un changement de place, n’est pas une chose entièrement réelle, et quand plusieurs corps changent de situation entre eux, il n’est pas possible de déterminer par la seule considération de ces changements, à qui entre eux le mouvement ou le repos doit être attribué, comme je pourrais faire voir géométriquement, si je m’y voulais arrêter maintenant. Mais la force ou cause prochaine de ces changements est quelque chose de plus réel, et il y a assez de fondement pour l’attribuer à un corps plus qu’à l’autre ; aussi n’est-ce que par là qu’on peut connaître à qui le mouvement appartient davantage. Or cette force est quelque chose de différent de la grandeur de la figure et du mouvement, et on peut juger par là que tout ce qui est conçu dans le corps ne consiste pas uniquement dans l’étendue et dans ses modifications, comme nos modernes se persuadent. Ainsi nous sommes encore obligés de rétablir quelques êtres ou formes, qu’ils ont bannis. Et il paraît de plus en plus, quoique tous les phénomènes particuliers de la nature se puissent expliquer mathématiquement ou mécaniquement par ceux qui les entendent, que néanmoins les principes généraux de la nature corporelle et de la mécanique
même sont plutôt métaphysiques que géométriques, et appartiennent plutôt à quelques formes ou natures indivisibles comme causes des apparences qu’à la masse corporelle ou étendue. Réflexion qui est capable de réconcilier la philosophie mécanique des modernes avec la circonspection de quelques personnes intelligentes et bien intentionnées qui craignent avec quelque raison qu’on ne s’éloigne trop des êtres immatériels au préjudice de la piété. 19. - Utilité des causes finales dans la physique. Comme je n’aime pas de juger des gens en mauvaise part, je n’accuse pas nos nouveaux philosophes, qui prétendent de bannir les causes finales de la physique, mais je suis néanmoins obligé d’avouer que les suites de ce sentiment me paraissent dangereuses, surtout quand je le s à celui que j’ai réfuté au commencement de ce discours, qui semble aller à les ôter tout à fait comme si Dieu ne se proposait aucune fin ni bien, en agissant , ou comme si le bien n’était pas l’objet de sa volonté. Et pour moi je tiens au contraire que c’est là où il faut chercher le principe de toutes les existences et des lois de la nature, parce que Dieu se propose toujours le meilleur et le plus parfait. Je veux bien avouer que nous sommes sujets à nous ab quand nous voulons déterminer les fins ou conseils de Dieu, mais ce n’est que lorsque nous les voulons borner à quelque dessein particulier, croyant qu’il n’a eu en vue qu’une seule chose, au lieu qu’il a en même temps égard à tout ; comme lorsque nous croyons que Dieu n’a fait le monde que pour nous, c’est un grand abus, quoiqu’il soit très véritable qu’il l’a fait tout entier pour nous, et qu’il n’y a rien dans l’univers qui ne nous touche et qui ne s’accommode aussi aux égards qu’il a pour nous, suivant les principes posés ci-dessus. Ainsi lorsque nous voyons quelque bon effet ou quelque perfection qui arrive ou qui s’ensuit des ouvrages de Dieu, nous pouvons dire sûrement que Dieu se l’est proposée. Car il ne fait rien par hasard, et n’est pas semblable à nous, à qui il échappe quelquefois de bien faire. C’est pourquoi, bien loin qu’on puisse faillir en cela, comme font les politiques outrés qui s’imaginent trop de raffinement dans les desseins des princes, ou comme font des commentateurs qui cherchent trop d’érudition dans leur auteur ; on ne saurait attribuer trop de réflexions à cette sagesse infinie, et il n’y a aucune matière où il y ait moins d’erreur à craindre tandis qu’on ne fait qu’affirmer, et pourvu qu’on se garde ici des propositions négatives qui limitent les desseins de Dieu. Tous ceux qui voient l’irable structure des animaux se trouvent portés à reconnaître la sagesse de l’auteur des choses, et je conseille à ceux qui ont quelque sentiment de piété et même de véritable philosophie, de s’éloigner des phrases de quelques esprits forts prétendus, qui disent qu’on voit parce qu’il se
trouve qu’on a des yeux, sans que les yeux aient été faits pour voir. Quand on est sérieusement dans ces sentiments qui donnent tout à la nécessité de la matière ou à un certain hasard (quoique l’un et l’autre doivent paraître ridicules à ceux qui entendent ce que nous avons expliqué ci-dessus), il est difficile qu’on puisse reconnaître un auteur intelligent de la nature. Car l’effet doit répondre à sa cause, et même il se connaît le mieux par la connaissance de la cause et il est déraisonnable d’introduire une intelligence souveraine ordonnatrice des choses et puis, au lieu d’employer sa sagesse, ne se servir que des propriétés de la matière pour expliquer les phénomènes. Comme si, pour rendre raison d’une conquête qu’un grand prince a faite en prenant quelque place d’importance, un historien voulait dire que c’est parce que les petits corps de la poudre à canon étant délivrés à l’attouchement d’une étincelle se sont échappés avec une vitesse capable de pousser un corps dur et pesant contre les murailles de la place, pendant que les branches des petits corps qui composent le cuivre du canon étaient assez bien entrelacées, pour ne se pas disdre par cette vitesse ; au lieu de faire voir comment la prévoyance du conquérant lui a fait choisir le temps et les moyens convenables, et comment sa puissance a surmonté tous les obstacles.
20 - age remarquable de Socrate chez Platon contre les philosophes trop matériels.
Cela me fait souvenir d’un beau age de Socrate dans le Phédon de Platon, qui est merveilleusement conforme à mes sentiments sur ce point, et semble être fait exprès contre nos philosophes trop matériels. Aussi ce rapport m’a donné envie de le traduire, quoiqu’il soit un peu long ; peut-être que cet échantillon pourra donner occasion à quelqu’un de nous faire part de quantité d’autres pensées belles et solides qui se trouvent dans les écrits de ce fameux auteur. « J’entendis un jour, dit-il, quelqu’un lire dans un livre d’Anaxagore, où il y avait ces paroles qu’un être intelligent était cause de toutes choses, et qu’il les avait disposées et ornées. Cela me plut extrêmement, car je croyais que si le monde était l’effet d’une intelligence, tout serait fait de la manière la plus parfaite qu’il eût été possible. C’est pourquoi je croyais que celui qui voudrait rendre raison pourquoi les choses s’engendrent ou périssent ou subsistent devrait chercher ce qui serait convenable à la perfection de chaque chose. Ainsi l’homme n’aurait à considérer en soi ou en quelque autre chose que ce qui serait le meilleur et le
plus parfait. Car celui qui connaîtrait le plus parfait jugerait aisément par là de ce qui serait imparfait, parce qu’il n’y a qu’une même science de l’un et de l’autre. Considérant tout ceci, je me réjouissais d’avoir trouvé un maître qui pourrait enseigner les raisons des choses : par exemple, si la terre était plutôt ronde que plate, et pourquoi il ait été mieux qu’elle fût ainsi qu’autrement. De plus, je m’attendais qu’en disant que la terre est au milieu de l’univers, ou non, il m’expliquerait pourquoi cela ait été le plus convenable. Et qu’il m’en dirait autant du soleil, de la lune, des étoiles et de leurs mouvements. Et qu’enfin, après avoir montré ce qui serait convenable à chaque chose en particulier, il me montrerait ce qui serait le meilleur en général. Plein de cette espérance, je pris et je parcourus les livres d’Anaxagore avec grand empressement ; mais je me trouvai bien éloigné de mon compte, car je fus surpris de voir qu’il ne se servait point de cette intelligence gouvernatrice qu’il avait mise en avant, qu’il ne parlait plus de l’ornement ni de la perfection des choses, et qu’il introduisait certaines matières éthériennes peu vraisemblables. En quoi il faisait comme celui qui, ayant dit que Socrate fait les choses avec intelligence, et venant par après à expliquer en particulier les causes de ses actions, dirait qu’il est assis ici, parce qu’il a un corps composé d’os, de chair et de nerfs, que les os sont solides, mais qu’ils ont des intervalles ou junctures, que les nerfs peuvent être tendus et relâchés, que c’est par là que le corps est flexible et enfin que je suis assis. Ou si voulant rendre raison de ce présent discours, il aurait recours à l’air, aux organes de voix et d’ouïe, et semblables choses, oubliant cependant les véritables causes, savoir que les Athéniens ont cru qu’il serait mieux fait de me condamner que de m’absoudre, et que j’ai cru, moi, mieux faire de demeurer assis ici que de m’enfuir. Car ma foi, sans cela, il y a longtemps que ces nerfs et ces os seraient auprès des Béotiens et Mégariens, si je n’avais pas trouvé qu’il est plus juste et plus honnête à moi de souffrir la peine que la patrie me veut imposer, que de vivre ailleurs vagabond et exilé. C’est pourquoi il est déraisonnable d’appeler ces os et ces nerfs et leurs mouvements des causes. Il est vrai que celui qui dirait que je ne saurais faire tout ceci sans os et sans nerfs aurait raison, mais autre chose est ce qui est la véritable cause et ce qui n’est qu’une condition sans laquelle la cause ne saurait être cause. Les gens qui disent seulement, par exemple, que le mouvement des corps à l’entour soutient la terre là où elle est, oublient que la puissance divine dispose tout de la plus belle manière, et ne comprennent pas que c’est le bien et le beau qui t, qui forme et qui maintient le monde. » Jusqu’ici Socrate, car ce qui s’ensuit chez Platon des idées ou formes n’est pas moins excellent, mais il est un peu plus difficile. 21. - Si les règles mécaniques dépendaient de la seule géométrie sans la
métaphysique, les phénomènes seraient tout autres. Or, puisqu’on a toujours reconnu la sagesse de Dieu dans le détail de la structure mécanique de quelques corps particuliers, il faut bien qu’elle se soit montrée aussi dans l’économie générale du monde et dans la constitution des lois de la nature. Ce qui est si vrai qu’on remarque les conseils de cette sagesse dans les lois du mouvement en général. Car s’il n’y avait dans les corps qu’une masse étendue, et s’il n’y avait dans le mouvement que le changement de place, et si tout se devait et pouvait déduire de ces définitions toutes seules par une nécessité géométrique, il s’ensuivrait, comme j’ai montré ailleurs, que le moindre corps donnerait au plus grand qui serait en repos et qu’il rencontrerait, la même vitesse qu’il a, sans perdre quoi que ce soit de la sienne : et il faudrait ettre quantité d’autres telles règles tout à fait contraires à la formation d’un système. Mais le décret de la sagesse divine de conserver toujours la même force et la même direction en somme, y a pourvu. Je trouve même que plusieurs effets de la nature se peuvent démontrer doublement, savoir par la considération de la cause efficiente, et encore à part par la considération de la cause finale, en se servant par exemple du décret de Dieu de produire toujours son effet par les voies les plus aisées et les plus déterminées, comme j’ai fait voir ailleurs en rendant raison des règles de la catoptrique et de la dioptrique, et en dirai davantage tantôt. 22. - Conciliation des deux voies par les finales et par les efficientes pour satisfaire tant à ceux qui expliquent la nature mécaniquement qu’à ceux qui ont recours à des natures incorporelles. Il est bon de faire cette remarque pour concilier ceux qui espèrent d’expliquer mécaniquement la formation de la première tissure d’un animal et de toute la machine des parties, avec ceux qui rendent raison de cette même structure par les causes finales. L’un et l’autre est bon, l’un et l’autre peut être utile, non seulement pour irer l’artifice du grand ouvrier, mais encore pour découvrir quelque chose d’utile dans la physique et dans la médecine. Et les auteurs qui suivent ces routes différentes ne devraient point se maltraiter. Car je vois que ceux qui s’attachent à expliquer la beauté de la divine anatomie, se moquent des autres qui s’imaginent qu’un mouvement de certaines liqueurs qui paraît fortuit a pu faire une si belle variété de membres, et traitent ces gens là de téméraires et de profanes. Et ceux-ci au contraire traitent les premiers de simples et de superstitieux, semblables à ces anciens qui prenaient les physiciens pour impies, quand ils soutenaient que ce n’est pas Jupiter qui tonne, mais quelque matière qui se trouve dans les nues. Le meilleur serait de dre l’une et l’autre
considération, car s’il est permis de se servir d’une basse comparaison, je reconnais et j’exalte l’adresse d’un ouvrier non seulement en montrant quels desseins il a eus en faisant les pièces de sa machine, mais encore en expliquant les instruments dont il s’est servi pour faire chaque pièce, surtout quand ces instruments sont simples et ingénieusement controuvés. Et Dieu est assez habile artisan pour produire une machine encore plus ingénieuse mille fois que celle de notre corps, en ne se servant que de quelques liqueurs assez simples expressément formées en sorte qu’il ne faille que les lois ordinaires de la nature pour les démêler comme il faut afin de produire un effet si irable ; mais il est vrai aussi que cela n’arriverait point, si Dieu n’était pas auteur de la nature. Cependant je trouve que la voie des causes efficientes, qui est plus profonde en effet et en quelque façon plus immédiate et a priori, est en récompense assez difficile, quand on vient au détail, et je crois que nos philosophes le plus souvent en sont encore bien éloignés. Mais la voie des finales est plus aisée, et ne laisse pas de servir souvent à deviner des vérités importantes et utiles qu’on serait bien longtemps à chercher par cette autre route plus physique, dont l’anatomie peut fournir des exemples considérables. Aussi tiens-je que Snellius qui est le premier inventeur des règles de la réfraction aurait attendu longtemps à les trouver, s’il avait voulu chercher premièrement comment la lumière se forme. Mais il a suivi apparemment la méthode dont les anciens se sont servis pour la catoptrique, qui est en effet par les finales. Car cherchant la voie la plus aisée pour conduire un rayon d’un point donné à un autre point donné par la réflexion d’un plan donné (supposant que c’est le dessein de la nature), ils ont trouvé l’égalité des angles d’incidence et de réflexion, comme l’on peut voir dans un petit traité d’Héliodore de Larisse, et ailleurs. Ce que M. Snellius, comme je crois, et après lui (quoique sans rien savoir de lui), M. Fermat ont appliqué plus ingénieusement à la réfraction. Car lorsque les rayons observent dans les mêmes milieux la même proportion des sinus qui est aussi celle des résistances des milieux, il se trouve que c’est la voie la plus aisée ou du moins la plus déterminée pour er d’un point donné dans un milieu à un point donné dans un autre. Et il s’en faut beaucoup que la démonstration de ce même théorème que M Descartes a voulu donner par la voie des efficientes, soit aussi bonne. Au moins y a-t-il lieu de soupçonner qu’il ne l’aurait jamais trouvée par là, s’il n’avait rien appris en Hollande de la découverte de Snellius. 23. - Pour revenir aux substances immatérielles, on explique comment Dieu agit sur l’entendement des esprits et si on a toujours l’idée de ce qu’on pense. J’ai trouvé à propos d’insister un peu sur ces considérations des finales, des
natures incorporelles et d’une cause intelligente avec rapport aux corps, pour en faire connaître l’usage jusque dans la physique et dans les mathématiques, afin de purger, d’une part, la philosophie mécanique de la profanité qu’on lui impute, et de l’autre part, d’élever l’esprit de nos philosophes des considérations matérielles toutes seules à des méditations plus nobles. Maintenant, il sera à propos de retourner des corps aux natures immatérielles et particulièrement aux esprits, et de dire quelque chose de la manière dont Dieu se sert pour les éclairer et pour agir sur eux, où il ne faut point douter qu’il n’y ait aussi certaines lois de nature, de quoi je pourrais parler plus amplement ailleurs. Maintenant, il suffira de toucher quelque chose des idées, et si nous voyons toutes choses en Dieu, et comment Dieu est notre lumière. Or, il sera à propos de remarquer que le mauvais usage des idées donne occasion à plusieurs erreurs. Car, quand on raisonne de quelque chose, on s’imagine d’avoir une idée de cette chose, et c’est le fondement sur lequel quelques philosophes anciens et nouveaux ont bâti une certaine démonstration de Dieu qui est fort imparfaite. Car, disent-ils, il faut bien que j’aie une idée de Dieu ou d’un être parfait, puisque je pense à lui, et on ne saurait penser sans idée ; or, l’idée de cet être enferme toutes les perfections, et l’existence en est une, par conséquent il existe. Mais comme nous pensons souvent à des chimères impossibles, par exemple au dernier degré de la vitesse, au plus grand nombre, à la rencontre de la conchoïde avec sa base ou règle, ce raisonnement ne suffit pas. C’est donc en ce sens, qu’on peut dire, qu’il y a des idées vraies et fausses, selon que la chose dont il s’agit est possible ou non. Et c’est alors qu’on peut se vanter d’avoir une idée de la chose, lorsqu’on est assuré de sa possibilité. Ainsi l’argument susdit prouve au moins que Dieu existe nécessairement, s’il est possible. Ce qui est en effet un excellent privilège de la nature divine, de n’avoir besoin que de sa possibilité ou essence pour exister actuellement, et c’est justement ce qu’on appelle Ens a se. 24. - Ce que c’est qu’une connaissance claire ou obscure ; distincte ou confuse, adéquate et intuitive ou suppositive ; définition nominale, réelle, causale, essentielle. Pour mieux entendre la nature des idées, il faut toucher quelque chose de la variété des connaissances. Quand je puis reconnaître une chose parmi les autres, sans pouvoir dire en quoi consistent ses différences ou propriétés, la connaissance est confuse. C’est ainsi que nous connaissons quelquefois clairement, sans être en doute en aucune façon, si un poème ou bien un tableau est bien ou mal fait, parce qu’il y a un je ne sais quoi qui nous satisfait ou qui nous choque. Mais lorsque je puis expliquer les marques que j’ai, la
connaissance s’appelle distincte. Et telle est la connaissance d’un essayeur, qui discerne le vrai or du faux par le moyen de certaines épreuves ou marques qui font la définition de l’or. Mais la connaissance distincte a des degrés, car ordinairement les notions qui entrent dans la définition auraient besoin ellesmêmes de définition et ne sont connues que confusément. Mais lorsque tout ce qui entre dans une définition ou connaissance distincte est connu distinctement, jusqu’aux notions primitives, j’appelle cette connaissance adéquate. Et quand mon esprit comprend à la fois et distinctement tous les ingrédients primitifs d’une notion, il en a une connaissance intuitive qui est bien rare, la plupart des connaissances humaines n’étant que confuses ou bien suppositives. Il est bon aussi de discerner les définitions nominales et les réelles : j’appelle définition nominale, lorsqu’on peut encore douter si la notion définie est possible, comme par exemple si je dis qu’une vis sans fin est une ligne solide dont les parties sont congruentes ou peuvent incéder l’une sur l’autre ; celui qui ne connaît pas d’ailleurs ce que c’est qu’une vis sans fin pourra douter si une telle ligne est possible, quoique en effet ce soit une propriété réciproque de la vis sans fin, car les autres lignes dont les parties sont congruentes (qui ne sont que la circonférence du cercle et la ligne droite) sont planes, c’est-à-dire se peuvent décrire in plano. Cela fait voir que toute propriété réciproque peut servir à une définition nominale, mais lorsque la propriété donne à connaître la possibilité de la chose, elle fait la définition réelle ; et tandis qu’on n’a qu’une définition nominale, on ne saurait s’assurer des conséquences qu’on en tire, car, si elle cachait quelque contradiction ou impossibilité, on en pourrait tirer des conclusions opposées. C’est pourquoi les vérités ne dépendent point des noms, et ne sont point arbitraires comme quelques nouveaux philosophes ont cru. Au reste, il y a encore bien de la différence entre les espèces des définitions réelles, car quand la possibilité ne se prouve que par expérience, comme dans la définition du vif-argent dont on connaît la possibilité parce qu’on sait qu’un tel corps se trouve effectivement qui est un fluide extrêmement pesant et néanmoins assez volatile, la définition est seulement réelle et rien davantage ; mais lorsque la preuve de la possibilité se fait a priori, la définition est encore réelle et causale, comme lorsqu’elle contient la génération possible de la chose ; et quand elle pousse l’analyse à bout jusqu’aux notions primitives, sans rien supposer qui ait besoin de preuve a priori de sa possibilité, la définition est parfaite ou essentielle. 25. - En quel cas notre connaissance est te à la contemplation de l’idée. Or, il est manifeste que nous n’avons aucune idée d’une notion quand elle est
impossible. Et lorsque la connaissance n’est que suppositive, quand nous aurions l’idée, nous ne la contemplons point, car une telle notion ne se connaît que de la même manière que les notions occultement impossibles, et si elle est possible, ce n’est pas par cette manière de connaître qu’on l’apprend. Par exemple, lorsque je pense à mille ou à un chiliogone, je le fais souvent sans en contempler l’idée (comme lorsque je dis que mille est dix fois cent), sans me mettre en peine de penser ce que c’est que 10 et 100, parce que je suppose de le savoir et ne crois pas d’avoir besoin à présent de m’arrêter à le concevoir. Ainsi, il pourra bien arriver, comme il arrive en effet assez souvent, que je me trompe à l’égard d’une notion que je suppose ou crois d’entendre, quoique dans la vérité elle soit impossible, ou au moins incompatible avec les autres auxquelles je la s, et soit que je me trompe ou que je ne me trompe point, cette manière suppositive de concevoir demeure la même. Ce n’est donc que lorsque notre connaissance est claire dans les notions confuses, ou lorsqu’elle est intuitive dans les distinctes, que nous en voyons l’idée entière. 26. - Que nous avons en nous toutes les idées ; et de la réminiscence de Platon. Pour bien concevoir ce que c’est qu’idée, il faut prévenir une équivocation, car plusieurs prennent l’idée pour la forme ou différence de nos pensées, et de cette manière nous n’avons l’idée dans l’esprit qu’en tant que nous y pensons, et toutes les fois que nous y pensons de nouveau, nous avons d’autres idées de la même chose, quoique semblables aux précédentes. Mais il semble que d’autres prennent l’idée pour un objet immédiat de la pensée ou pour quelque forme permanente qui demeure lorsque nous ne la contemplons point. Et, en effet, notre âme a toujours en elle la qualité de se représenter quelque nature ou forme que ce soit, quand l’occasion se présente d’y penser. Et je crois que cette qualité de notre âme en tant qu’elle exprime quelque nature, forme ou essence, est proprement l’idée de la chose, qui est en nous, et qui est toujours en nous, soit que nous y pensions ou non. Car notre âme exprime Dieu et l’univers, et toutes les essences aussi bien que toutes les existences. Cela s’accorde avec mes principes, car naturellement rien ne nous entre dans l’esprit par le dehors, et c’est une mauvaise habitude que nous avons de penser comme si notre âme recevait quelques espèces messagères et comme si elle avait des portes et des fenêtres. Nous avons dans l’esprit toutes ces formes, et même de tout temps, parce que l’esprit exprime toujours toutes ses pensées futures, et pense déjà confusément à tout ce qu’il pensera jamais distinctement. Et rien ne nous saurait être appris, dont nous n’ayons déjà dans l’esprit l’idée qui est comme la matière dont cette pensée se forme. C’est ce que Platon a excellemment bien considéré, quand il a
mis en avant sa réminiscence qui a beaucoup de solidité, pourvu qu’on la prenne bien, qu’on la purge de l’erreur de la préexistence, et qu’on ne s’imagine point que l’âme doit déjà avoir su et pensé distinctement autrefois ce qu’elle apprend et pense maintenant. Aussi a-t-il confirmé son sentiment par une belle expérience, introduisant un petit garçon qu’il mène insensiblement à des vérités très difficiles de la géométrie touchant les incommensurables, sans lui rien apprendre, en faisant seulement des demandes par ordre et à propos. Ce qui fait voir que notre âme sait tout cela virtuellement, et n’a besoin que d’animadversion pour connaître les vérités, et, par conséquent, qu’elle a au moins ses idées dont ces vérités dépendent. On peut même dire qu’elle possède déjà ces vérités, quand on les prend pour les rapports des idées. 27. - Comment notre âme peut être comparée à des tablettes vides et comment nos notions viennent des sens. Aristote a mieux aimé de comparer notre âme à des tablettes encore vides où il y a place pour écrire, et il a soutenu que rien n’est dans notre entendement qui ne vienne des sens. Cela s’accorde davantage avec les notions populaires, comme c’est la manière d’Aristote, au lieu que Platon va plus au fond. Cependant, ces sortes de doxologies ou practicologies peuvent er dans l’usage ordinaire à peu près comme nous voyons que ceux qui suivent Copernic ne laissent pas de dire que le soleil se lève et se couche. Je trouve même souvent qu’on leur peut donner un bon sens, suivant lequel elles n’ont rien de faux, comme j’ai remarqué déjà de quelle façon on peut dire véritablement que les substances particulières agissent l’une sur l’autre, et dans ce même sens, on peut dire aussi que nous recevons de dehors des connaissances par le ministère des sens, parce que quelques choses extérieures contiennent ou expriment plus particulièrement les raisons qui déterminent notre âme à certaines pensées. Mais quand il s’agit de l’exactitude des vérités métaphysiques, il est important de reconnaître l’étendue et l’indépendance de notre âme qui va infiniment plus loin que le vulgaire ne pense, quoique dans l’usage ordinaire de la vie on ne lui attribue que ce dont on s’aperçoit plus manifestement, et ce qui nous appartient d’une manière particulière, car il n’y sert de rien d’aller plus avant. Il serait bon cependant de choisir des termes propres à l’un et à l’autre sens pour éviter l’équivocation. Ainsi ces expressions qui sont dans notre âme, soit qu’on les conçoive ou non, peuvent être appelées idées, mais celles qu’on conçoit ou forme, se peuvent dire notions, conceptus. Mais de quelque manière qu’on le prenne, il est toujours faux de dire que toutes nos notions viennent des sens qu’on appelle extérieurs, car celles que j’ai de moi et de mes pensées, et par conséquent de l’être, de la
substance, de l’action, de l’identité, et de bien d’autres, viennent d’une expérience internes. 28. - Dieu seul est l’objet immédiat de nos perceptions qui existe hors de nous, et lui seul est notre lumière. Or, dans la rigueur de la vérité métaphysique, il n’y a point de cause externe qui agisse sur nous, excepté Dieu seul, et lui seul se communique à nous immédiatement en vertu de notre dépendance continuelle. D’où il s’ensuit qu’il n’y a point d’autre objet externe qui touche notre âme et qui excite immédiatement notre perception. Aussi n’avons-nous dans notre âme les idées de toutes choses, qu’en vertu de l’action continuelle de Dieu sur nous, c’est-àdire parce que tout effet exprime sa cause, et qu’ainsi l’essence de notre âme est une certaine expression, imitation ou image de l’essence, pensée et volonté divine et de toutes les idées qui y sont comprises. On peut donc dire que Dieu seul est notre objet immédiat hors de nous, et que nous voyons toutes choses par lui ; par exemple, lorsque nous voyons le soleil et les astres, c’est Dieu qui nous en a donné et qui nous en conserve les idées, et qui nous détermine à y penser effectivement, par son concours ordinaire, dans le temps que nos sens sont disposés d’une certaine manière, suivant les lois qu’il a établies. Dieu est le soleil et la lumière des âmes, lumen illuminans omnem hominem venientem in hunc mundum ; et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on est dans ce sentiment. Après la sainte Ecriture et les Pères, qui ont toujours été plutôt pour Platon que pour Aristote, je me souviens d’avoir remarqué autrefois que du temps des scolastiques, plusieurs ont cru que Dieu est la lumière de l’âme, et, selon leur manière de parler, intellectus agens animae rationalis. Les averroïstes l’ont tourné dans un mauvais sens, mais d’autres, parmi lesquels je crois que Guillaume de Saint-Amour s’est trouvé, et plusieurs théologiens mystiques, l’ont pris d’une manière digne de Dieu et capable d’élever l’âme à la connaissance de son bien. 29. - Cependant nous pensons immédiatement par nos propres idées et non par celles de Dieu. Cependant je ne suis pas dans le sentiment de quelques habiles philosophes, qui semblent soutenir que nos idées mêmes sont en Dieu, et nullement en nous. Cela vient à mon avis de ce qu’ils n’ont pas assez considéré encore ce que nous venons d’expliquer ici touchant les substances, ni toute l’étendue et indépendance de notre âme, qui fait qu’elle enferme tout ce qui lui arrive, et
qu’elle exprime Dieu et avec lui tous les êtres possibles et actuels, comme un effet exprime sa cause. Aussi est-ce une chose inconcevable que je pense par les idées d’autrui. Il faut bien aussi que l’âme soit affectée effectivement d’une certaine manière, lorsqu’elle pense à quelque chose, et il faut qu’il y ait en elle par avance non seulement la puissance ive de pouvoir être affectée ainsi, laquelle est déjà toute déterminée, mais encore une puissance active, en vertu de laquelle il y a toujours eu dans sa nature des marques de la production future de cette pensée et des dispositions à la produire en son temps. Et tout ceci enveloppe déjà l’idée comprise dans cette pensée. 30. - Comme Dieu incline notre âme sans la nécessiter ; qu’on n’a point le droit de se plaindre, et qu’il ne faut point demander pourquoi Judas pèche, mais seulement pourquoi Judas le pécheur est is à l’existence préférablement à quelques autres personnes possibles. De l’imperfection originale avant le péché, et des degrés de la grâce. Pour ce qui est de l’action de Dieu sur la volonté humaine, il y a quantité de considérations assez difficiles, qu’il serait long de poursuivre ici. Néanmoins, voici ce qu’on peut dire en gros. Dieu en concourant à nos actions ordinairement ne fait que suivre les lois qu’il a établies, c’est-à-dire il conserve et produit continuellement notre être, en sorte que les pensées nous arrivent spontanément ou librement dans l’ordre que la notion de notre substance individuelle porte, dans laquelle on pouvait les prévoir de toute éternité. De plus, en vertu du décret qu’il a fait que la volonté tendrait toujours au bien apparent, en exprimant ou imitant la volonté de Dieu sous des certains aspects particuliers, à l’égard desquels ce bien apparent a toujours quelque chose de véritable, il détermine la nôtre au choix de ce qui paraît le meilleur, sans la nécessiter néanmoins. Car, absolument parlant, elle est dans l’indifférence en tant qu’on l’oppose à la nécessité, et elle a le pouvoir de faire autrement ou de suspendre encore tout à fait son action, l’un et l’autre parti étant et demeurant possible. Il dépend donc de l’âme de se précautionner contre les surprises des apparences par une ferme volonté de faire des réflexions, et de ne point agir ni juger en certaines rencontres qu’après avoir bien mûrement délibéré. Il est vrai cependant et même il est assuré de toute éternité que quelque âme ne se servira pas de ce pouvoir dans une telle rencontre. Mais qui en peut mais ? et se peut-elle plaindre que d’elle-même ? Car toutes ces plaintes après le fait sont injustes, quand elles auraient été injustes avant le fait. Or, cette âme, un peu avant que de pécher, aurait-elle bonne grâce de se plaindre de Dieu comme s’il la déterminait au péché ? Les déterminations de Dieu en ces matières étant des choses qu’on ne
saurait prévoir, d’où sait-elle qu’elle est déterminée à pécher, sinon lorsqu’elle pèche déjà effectivement ? Il ne s’agit que de ne pas vouloir et Dieu ne saurait proposer une condition plus aisée et plus juste ; aussi tous les juges, sans chercher les raisons qui ont disposé un homme à avoir une mauvaise volonté, ne s’arrêtent qu’à considérer combien cette volonté est mauvaise. Mais peut-être qu’il est assuré de toute éternité que je pécherai ? Répondez-vous vous-même : peut-être que non ; et sans songer à ce que vous ne sauriez connaître, et qui ne vous peut donner aucune lumière, agissez suivant votre devoir que vous connaissez. Mais dira quelque autre, d’où vient que cet homme fera assurément ce péché ? La réponse est aisée, c’est qu’autrement ce ne serait pas cet homme. Car Dieu voit de tout temps qu’il y aura un certain Judas dont la notion ou idée que Dieu en a contient cette action future libre. Il ne reste donc que cette question, pourquoi un tel Judas, le traître, qui n’est que possible dans l’idée de Dieu, existe actuellement. Mais à cette question il n’y a point de réponse à attendre ici-bas, si ce n’est qu’en général on doit dire que, puisque Dieu a trouvé bon qu’il existât, nonobstant le péché qu’il prévoyait, il faut que ce mal se récompense avec usure dans l’univers, que Dieu en tirera un plus grand bien, et qu’il se trouvera en somme que cette suite des choses dans laquelle l’existence de ce pécheur est comprise, est la plus parfaite parmi toutes les autres façons possibles. Mais d’expliquer toujours l’irable économie de ce choix, cela ne se peut pendant que nous sommes voyageurs dans ce monde ; c’est assez de le savoir sans le comprendre. Et c’est ici qu’il est temps de reconnaître altitudinem divitiarum, la profondeur et l’abîme de la divine sagesse, sans chercher un détail qui enveloppe des considérations infinies. On voit bien cependant que Dieu n’est pas la cause du mal. Car, non seulement après la perte de l’innocence des hommes le péché originel s’est emparé de l’âme, mais encore auparavant il y avait une limitation ou imperfection originale connaturelle à toutes les créatures, qui les rend peccables ou capables de manquer. Ainsi, il n’y a pas plus de difficulté à l’égard des supralapsaires qu’à l’égard des autres. Et c’est à quoi se doit réduire à mon avis le sentiment de saint Augustin et d’autres auteurs que la racine du mal est dans le néant, c’est-à-dire dans la privation ou limitation des créatures, à laquelle Dieu remédie gracieusement par le degré de perfection qu’il lui plaît de donner. Cette grâce de Dieu, soit ordinaire ou extraordinaire, a ses degrés et ses mesures, elle est toujours efficace en elle-même pour produire un certain effet proportionné, et de plus elle est toujours suffisante non seulement pour nous garantir du péché, mais même pour produire le salut, en supposant que l’homme s’y joigne par ce qui est de lui ; mais elle n’est pas toujours suffisante à surmonter les inclinations de l’homme, car autrement il ne tiendrait plus à rien, et cela est réservé à la seule grâce absolument efficace qui est toujours
victorieuse, soit qu’elle le soit par elle-même, ou par la congruité des circonstances. 31. - Des motifs de l’élection, de la foi prévue, de la science moyenne, du décret absolu, et que tout se réduit à la raison pourquoi Dieu a choisi pour l’existence une telle personne possible, dont la notion enferme une telle suite de grâces et d’actions libres ; ce qui fait cesser tout d’un coup les difficultés. Enfin les grâces de Dieu sont des grâces toutes pures, sur lesquelles les créatures n’ont rien à prétendre : pourtant, comme il ne suffit pas, pour rendre raison du choix de Dieu qu’il fait dans la dispensation de ces grâces, de recourir à la prévision absolue ou conditionnelle des actions futures des hommes, il ne faut pas aussi s’imaginer des décrets absolus, qui n’aient aucun motif raisonnable. Pour ce qui est de la foi ou des bonnes oeuvres prévues, il est très vrai que Dieu n’a élu que ceux dont il prévoyait la foi et la charité, quos se fide donaturum praescivit, mais la même question revient, pourquoi Dieu donnera aux uns plutôt qu’aux autres la grâce de la foi ou des bonnes oeuvres. Et quant à cette science de Dieu, qui est la prévision non pas de la foi et des bons actes, mais de leur matière et prédisposition ou de ce que l’homme y contribuerait de son côté (puisqu’il est vrai qu’il y a de la diversité du côté des hommes là où il y en a du côté de la grâce, et qu’en effet il faut bien que l’homme, quoiqu’il ait besoin d’être excité au bien et converti, y agisse aussi par après), il semble à plusieurs qu’on pourrait dire que Dieu voyant ce que l’homme ferait sans la grâce ou assistance extraordinaire, ou au moins ce qu’il y aura de son côté faisant abstraction de la grâce, pourrait se résoudre à donner la grâce à ceux dont les dispositions naturelles seraient les meilleures ou au moins les moins imparfaites ou moins mauvaises. Mais quand cela serait, on peut dire que ces dispositions naturelles, autant qu’elles sont bonnes, sont encore l’effet d’une grâce bien qu’ordinaire, Dieu ayant avantagé les uns plus que les autres : et puisqu’il sait bien que ces avantages naturels qu’il donne serviront de motif à la grâce ou assistance extraordinaire, suivant cette doctrine, n’est-il pas vrai qu’enfin le tout se réduit entièrement à sa miséricorde ? Je crois donc (puisque nous ne savons pas combien ou comment Dieu a égard aux dispositions naturelles dans la dispensation de la grâce) que le plus exact et le plus sûr est de dire, suivant nos principes et comme j’ai déjà remarqué, qu’il faut qu’il y ait parmi les êtres possibles la personne de Pierre ou de Jean, dont la notion ou idée contient toute cette suite de grâces ordinaires et extraordinaires et tout le reste de ces événements avec leurs circonstances, et qu’il a plu à Dieu de la choisir parmi une infinité d’autres personnes également possibles, pour exister actuellement :
après quoi il semble qu’il n’y a plus rien à demander et que toutes les difficultés s’évanouissent. Car, quant à cette seule et grande demande, pourquoi il a plu à Dieu de la choisir parmi tant d’autres personnes possibles, il faut être bien déraisonnable pour ne se pas contenter des raisons générales que nous avons données, dont le détail nous e. Ainsi, au lieu de recourir à un décret absolu qui étant sans raison est déraisonnable, ou à des raisons qui n’achèvent point de résoudre la difficulté et ont besoin d’autres raisons, le meilleur sera de dire conformément à saint Paul, qu’il y a à cela certaines grandes raisons de sagesse ou de congruité inconnues aux mortels et fondées sur l’ordre général, dont le but est la plus grande perfection de l’univers, que Dieu a observées. C’est à quoi reviennent les motifs de la gloire de Dieu et de la manifestation de sa justice aussi bien que de sa miséricorde et généralement de ses perfections, et enfin cette profondeur immense des richesses dont le même saint Paul avait l’âme ravie. 32. - Utilité de ces principes en matière de piété et de religion. Au reste, il semble que les pensées que nous venons d’expliquer et particulièrement le grand principe de la perfection des opérations de Dieu et celui de la notion de la substance qui enferme tous ses événements avec toutes leurs circonstances, bien loin de nuire, servent à confirmer la religion, à dissiper des difficultés très grandes, à enflammer les âmes d’un amour divin et à élever les esprits à la connaissance des substances incorporelles bien plus que les hypothèses qu’on a vues jusqu’ici. Car on voit fort clairement que toutes les autres substances dépendent de Dieu comme les pensées émanent de notre substance, que Dieu est tout en tous, et qu’il est uni intimement à toutes les créatures, à mesure néanmoins de leur perfection, que c’est lui qui seul les détermine au dehors par son influence, et si agir est déterminer immédiatement, on peut dire en ce sens dans le langage de métaphysique, que Dieu seul opère sur moi, et seul me peut faire du bien ou du mal, les autres substances ne contribuant qu’à la raison de ces déterminations, à cause que Dieu ayant égard à toutes, partage ses bontés et les oblige à s’accommoder entre elles. Aussi Dieu seul fait la liaison et la communication des substances, et c’est par lui que les phénomènes des uns se rencontrent et s’accordent avec ceux des autres, et par conséquent qu’il y a de la réalité dans nos perceptions. Mais dans la pratique on attribue l’action aux raisons particulières dans le sens que j’ai expliqué ci-dessus, parce qu’il n’est pas nécessaire de faire toujours mention de la cause universelle dans les cas particuliers. On voit aussi que toute substance a une parfaite spontanéité (qui devient liberté dans les substances intelligentes), que tout ce qui
lui arrive est une suite de son idée ou de son être et que rien ne la détermine excepté Dieu seul. Et c’est pour cela qu’une personne dont l’esprit était fort relevé et dont la sainteté est fort révérée, avait coutume de dire, que l’âme doit souvent penser comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde. Or, rien ne fait comprendre plus fortement l’immortalité que cette indépendance et cette étendue de l’âme qui la met absolument à couvert de toutes les choses extérieures, puisqu’elle seule fait tout son monde et se suffit avec Dieu : et il est aussi impossible qu’elle périsse sans annihilation, qu’il est impossible que le monde (dont elle est une expression vivante, perpétuelle) se détruise lui-même ; aussi n’est-il pas possible que les changements de cette masse étendue qui est appelée notre corps, fassent rien sur l’âme, ni que la dissipation de ce corps détruise ce qui est indivisible. 33. - Explication de l’union de l’âme et du corps qui a é pour inexplicable ou pour miraculeuse, et de l’origine des perceptions confuses. On voit aussi l’éclaircissement inopiné de ce grand mystère de l’union de l’âme et du corps, c’est-à-dire comment il arrive que les ions et les actions de l’un sont accompagnées des actions et ions ou bien des phénomènes convenables de l’autre. Car il n’y a pas moyen de concevoir que l’un ait de l’influence sur l’autre, et il n’est pas raisonnable de recourir simplement à l’opération extraordinaire de la cause universelle dans une chose ordinaire et particulière. Mais en voici la véritable raison : nous avons dit que tout ce qui arrive à l’âme et à chaque substance est une suite de sa notion, donc l’idée même ou essence de l’âme porte que toutes ses apparences ou perceptions lui doivent naître (sponte) de sa propre nature, et justement en sorte qu’elles répondent d’elles-mêmes à ce qui arrive dans tout l’univers, mais plus particulièrement et plus parfaitement à ce qui arrive dans le corps qui lui est affecté, parce que c’est en quelque façon et pour un temps, suivant le rapport des autres corps au sien, que l’âme exprime l’état de l’univers. Ce qui fait connaître encore comment notre corps nous appartient sans être néanmoins attaché à notre essence. Et je crois que les personnes qui savent méditer jugeront avantageusement de nos principes, pour cela même qu’ils pourront voir aisément en quoi consiste la connexion qu’il y a entre l’âme et le corps qui paraît inexplicable par toute autre voie. On voit aussi que les perceptions de nos sens, lors même qu’elles sont claires, doivent nécessairement contenir quelque sentiment confus, car, comme tous les corps de l’univers sympathisent, le nôtre reçoit l’impression de tous les autres, et quoique nos sens se rapportent à tout, il n’est pas possible que notre âme puisse attendre à tout en particulier ; c’est pourquoi nos sentiments confus sont le résultat d’une
variété de perceptions qui est tout à fait infinie. Et c’est à peu près comme le murmure confus qu’entendent ceux qui approchent du rivage de la mer vient de l’assemblage des répercussions des vagues innumérables. Or, si de plusieurs perceptions (qui ne s’accordent point à en faire une) il n’y a aucune qui excelle par-dessus les autres, et si elles font à peu près des impressions également fortes ou également capables de déterminer l’attention de l’âme, elle ne s’en peut apercevoir que confusément. 34. - De la différence des esprits et des autres substances, âmes ou formes substantielles, et que l’immortalité qu’on demande importe le souvenir. Supposant que les corps qui font unum per se, comme l’homme, sont des substances, et qu’ils ont des formes substantielles, et que les bêtes ont des âmes, on est obligé d’avouer que ces âmes et ces formes substantielles ne sauraient entièrement périr, non plus que les atomes ou les dernières parties de la matière dans le sentiment des autres philosophes ; car aucune substance ne périt, quoiqu’elle puisse devenir tout autre. Elles expriment aussi tout l’univers quoique plus imparfaitement que les esprits. Mais la principale différence est qu’elles ne connaissent pas ce qu’elles sont, ni ce qu’elles font, et par conséquent, ne pouvant faire des réflexions, elles ne sauraient découvrir des vérités nécessaires et universelles. C’est aussi faute de réflexion sur elles-mêmes qu’elles n’ont point de qualité morale, d’où vient que, ant par mille transformations à peu près comme nous voyons qu’une chenille se change en papillon, c’est autant pour la morale ou pratique comme si on disait qu’elles périssent, et on le peut même dire physiquement, comme nous disons que les corps périssent par leur corruption. Mais l’âme intelligente connaissant ce qu’elle est, et pouvant dire ce moi, qui dit beaucoup, ne demeure pas seulement et subsiste métaphysiquement, bien plus que les autres, mais elle demeure encore la même moralement et fait le même personnage. Car c’est le souvenir, ou la connaissance de ce moi, qui la rend capable de châtiment ou de récompense. Aussi l’immortalité qu’on demande dans la morale et dans la religion ne consiste pas dans cette subsistance perpétuelle toute seule qui convient à toutes les substances, car, sans le souvenir de ce qu’on a été, elle n’aurait rien de souhaitable. Supposons que quelque particulier doive devenir tout d’un coup roi de la Chine, mais à condition d’oublier ce qu’il a été, comme s’il venait de naître tout de nouveau ; n’est-ce pas autant dans la pratique, ou quant aux effets dont on se peut apercevoir, que s’il devait être anéanti, et qu’un roi de la Chine devait être créé dans le même instant à sa place ? Ce que ce particulier n’a aucune raison de souhaiter.
35. - Excellence des esprits, et que Dieu les considère préférablement aux autres créatures. Que les esprits expriment plutôt Dieu que le monde, mais que les autres substances simples expriment plutôt le monde que Dieu. Mais pour faire juger par des raisons naturelles, que Dieu conservera toujours non seulement notre substance, mais encore notre personne, c’est-à-dire le souvenir et la connaissance de ce que nous sommes (quoique la connaissance distincte en soit quelquefois suspendue dans le sommeil et dans les défaillances), il faut dre la morale à la métaphysique, c’est-à-dire qu’il ne faut pas seulement considérer Dieu comme le principe et la cause de toutes les substances et de tous les êtres, mais encore comme chef de toutes les personnes ou substances intelligentes, et comme le monarque absolu de la plus parfaite cité ou république, telle qu’est celle de l’univers composée de tous les esprits ensemble, Dieu lui-même étant aussi bien le plus accompli de tous les esprits qu’il est le plus grand de tous les êtres. Car assurément, les esprits sont les plus parfaits et qui expriment le mieux la divinité. Et toute la nature, fin, vertu et fonction des substances n’étant que d’exprimer Dieu et l’univers, comme il a été assez expliqué, il n’y a pas lieu de douter que les substances qui l’expriment avec connaissance de ce qu’elles font, et qui sont capables de connaître des grandes vérités à l’égard de Dieu et de l’univers, ne l’expriment mieux sans comparaison que ces natures qui sont ou brutes et incapables de connaître des vérités, ou tout à fait destituées de sentiment et de connaissance ; et la différence entre les substances intelligentes et celles qui ne le sont point est aussi grande que celle qu’il y a entre le miroir et celui qui voit. Et comme Dieu lui-même est le plus grand et le plus sage des esprits, il est aisé de juger que les êtres avec lesquels il peut, pour ainsi dire, entrer en conversation et même en société, en leur communiquant ses sentiments et ses volontés d’une manière particulière, et en telle sorte qu’ils puissent connaître et aimer leur bienfaiteur, le doivent toucher infiniment plus que le reste des choses, qui ne peuvent er que pour les instruments des esprits ; comme nous voyons que toutes les personnes sages font infiniment plus d’état d’un homme que de quelque autre chose, quelque précieuse qu’elle soit, et il semble que la plus grande satisfaction qu’une âme qui d’ailleurs est contente, peut avoir, est de se voir aimée des autres : quoique à l’égard de Dieu, il y ait cette différence que sa gloire et notre culte ne sauraient rien ajouter à sa satisfaction, la connaissance des créatures n’étant qu’une suite de sa souveraine et parfaite félicité, bien loin d’y contribuer ou d’en être en partie la cause. Cependant, ce qui est bon et raisonnable dans les esprits finis, se trouve éminemment en lui, et comme nous louerions un roi qui aimerait mieux de conserver la vie d’un homme que du plus précieux et du plus rare de ses
animaux, nous ne devons point douter que le plus éclairé et le plus juste de tous les monarques ne soit dans le même sentiment. 36. - Dieu est le monarque de la plus parfaite république composée de tous les esprits, et la félicité de cette cité de Dieu est son principal dessein. En effet, les esprits sont les substances les plus perfectionnables, et leurs perfections ont cela de particulier qu’elles s’entr’empêchent le moins, ou plutôt qu’elles s’entr’aident, car les plus vertueux pourront seuls être les plus parfaits amis : d’où il s’ensuit manifestement que Dieu qui va toujours à la plus grande perfection en général, aura le plus de soin des esprits, et leur donnera non seulement en général, mais même à chacun en particulier, le plus de perfection que l’harmonie universelle saurait permettre. On peut même dire que Dieu, en tant qu’il est un esprit, est l’origine des existences ; autrement, s’il manquait de volonté pour choisir le meilleur, il n’y aurait aucune raison pour qu’un possible existât préférablement aux autres. Ainsi, la qualité de Dieu, qu’il a d’être esprit lui-même, va devant toutes les autres considérations qu’il peut avoir à l’égard des créatures ; les seuls esprits sont faits à son image, et quasi de sa race ou comme enfants de la maison, puisqu’eux seuls le peuvent servir librement et agir avec connaissance à l’imitation de la nature divine : un seul esprit vaut tout un monde, puisqu’il ne l’exprime pas seulement, mais le connaît aussi, et s’y gouverne à la façon de Dieu. Tellement qu’il semble, quoique toute substance exprime tout l’univers, que néanmoins les autres substances expriment plutôt le monde que Dieu, mais que les esprits expriment plutôt Dieu que le monde. Et cette nature si noble des esprits, qui les approche de la divinité autant qu’il est possible aux simples créatures, fait que Dieu tire d’eux infiniment plus de gloire que du reste des êtres, ou plutôt les autres êtres ne donnent que la matière aux esprits pour le glorifier. C’est pourquoi cette qualité morale de Dieu, qui le rend le seigneur ou monarque des esprits, le concerne pour ainsi dire personnellement d’une manière toute singulière. C’est en cela qu’il s’humanise, qu’il veut bien souffrir des anthropologies, et qu’il entre en société avec nous, comme un prince avec ses sujets ; et cette considération lui est si chère que l’heureux et fleurissant état de son empire, qui consiste dans la plus grande félicité possible des habitants, devient la suprême de ses lois. Car la félicité est aux personnes ce que la perfection est aux êtres. Et si le premier principe de l’existence du monde physique est le décret de lui donner le plus de perfection qu’il se peut, le premier dessein du monde moral ou de la cité de Dieu, qui est la plus noble partie de l’univers, doit être d’y répandre le plus de félicité qu’il sera possible. Il ne faut donc point douter que Dieu n’ait ordonné tout en sorte que les esprits non
seulement puissent vivre toujours, ce qui est immanquable, mais encore qu’ils conservent toujours leur qualité morale, afin que sa cité ne perde aucune personne, comme le monde ne perd aucune substance. Et par conséquent ils sauront toujours ce qu’ils sont, autrement ils ne seraient susceptibles de récompense ni de châtiment, ce qui est pourtant de l’essence d’une république, mais surtout de la plus parfaite, où rien ne saurait être négligé. Enfin, Dieu étant en même temps le plus juste et le plus débonnaire des monarques, et ne demandant que la bonne volonté, pourvu qu’elle soit sincère et sérieuse, ses sujets ne sauraient souhaiter une meilleure condition, et pour les rendre parfaitement heureux, il veut seulement qu’on l’aime. 37. – Jésus-Christ a découvert aux hommes le mystère et les lois irables du royaume des cieux et la grandeur de la suprême félicité que Dieu prépare à ceux qui l’aiment. Les anciens philosophes ont fort peu connu ces importantes vérités ; Jésus-Christ seul les a divinement bien exprimées, et d’une manière si claire et si familière que les esprits les plus grossiers les ont conçues : aussi son Evangile a changé entièrement la face des choses humaines ; il nous a donné à connaître le royaume des cieux ou cette parfaite république des esprits qui mérite le titre de cité de Dieu, dont il nous a découvert les irables lois : lui seul a fait voir combien Dieu nous aime, et avec quelle exactitude il a pourvu à tout ce qui nous touche ; qu’ayant soin des ereaux il ne négligera pas les créatures raisonnables qui lui sont infiniment plus chères ; que tous les cheveux de notre tête sont comptés ; que le ciel et la terre périront plutôt que la parole de Dieu et ce qui appartient à l’économie de notre salut soit changé ; que Dieu a plus d’égard à la moindre des âmes intelligentes, qu’à toute la machine du monde ; que nous ne devons point craindre ceux qui peuvent détruire les corps, mais ne sauraient nuire aux âmes, puisque Dieu seul les peut rendre heureuses ou malheureuses ; et que celles des justes sont dans sa main à couvert de toutes les révolutions de l’univers, rien ne pouvant agir sur elles que Dieu seul ; qu’aucune de nos actions n’est oubliée ; que tout est mis en ligne de compte, jusqu’aux paroles oisives, et jusqu’à une cuillerée d’eau bien employée ; enfin que tout doit réussir pour le plus grand bien des bons ; que les justes seront comme des soleils, et que ni nos sens ni notre esprit n’a jamais rien goûté d’approchant de la félicité que Dieu prépare à ceux qui l’aiment.
Drôles de pensées
Gottfried Wilhelm Leibnitz Drôle de Pensée, touchant une nouvelle sorte de représentations (1675)
La Representation qui se fit à Paris septembre 1675 sur la riviere de Seine, d’une Machine qui sert à marcher sur l’eau, m’a fait naistre la pensée suivante, la quelle, quelque drole qu’elle paroisse, ne laisseroit pas d’estre [de] consequence, si elle estoit executée. Supposons que quelques personnes de consideration, entendues aux belles curiositez, et sur tout aux machines, soyent d’accord ensemble, pour en faire faire des representations publiques. Pour cet effect il faudroit qu’elles pûssent avoir un fonds, à fin de faire des depenses necessaires ; ce qui ne seroit pas difficile, si quelques uns au moins de ces personnes fussent en etat d’avancer. Comme par example le Marquis de Sourdiac, Mons. Baptiste, Mons. Le Brun, ou peutestre quelque grand seigneur, comme Mons. de la Feuillade, Mons. de Roannez ; ou même si vous voulez, Mons. de Meclembourg, Mons. de Mazarini, et quelques autres. Il vaudroit pour tant mieux, qu’on pût se er des grands seigneurs, et mêmes des gens puissans en Cour, et il seroit bon d’avoir des particuliers capables de soutenir les frais necessaires. Car un seigneur puissant se rendroit maistre tout seul de l’affaire, lors qu’il en verroit le succés. Les choses allant bien on pourroit tousjours avoir des protecteurs en Cour. Outre les personnes capables de faire des frais, il en faudroit aussi qui puissent donner tousjours des nouvelles inventions. Mais comme le grand nombre fait naistre des desordres ; je crois que le meilleur seroit qu’il n’y en eût que deux ou trois associez, maistres du privilege, et que les autres fussent à leurs gages, ou receus avec condition, ou à l’egard de certaines representations ou jusque à un certain temps, ou aussi long temps qu’il plairoit aux principaux, ou jusque à ce
qu’on leur auroit rendu certaine somme d’argent qu’ils pouvoient avoir fourni. Les personnes qu’on auroit à gage, seroient des peintres, des sculpteurs, des charpentiers, des horlogers, et autres gens semblables. On peut adjouter des mathematiciens, ingenieurs, architectes, bateleurs[,] charlatans, Musiciens, poëtes, libraires, typographes, graveurs, et autres, le tout peu à peu et avec le temps. Les representations seroient par exemple des Lanternes Magiques ; (:on pourroit commencer par là:) des vols, des meteores contrefaites, toutes sortes de merveilles optiques ; une representation du ciel et des astres. Cometes. Globe comme de Gottorp ou Jena ; feux d’artifices, jets d’eau, vaisseaux d’estrange forme ; Mandragores et autres plantes rares. Animaux extraordinaires et rares. Cercle Royal. Figures d’animaux. Machine Royale de course de chevaux artificiels. Prix pour tirer. Representations des actions de guerre. Fortifications faites, elevées, de bois, sur le theatre, tranchée ouverte, etc. Le tout à l’imitation du faiseur [de] luts que j’ai veu ; un maistre de fortification expliqueroit l’usage de tout. Guerre contrefaite. Exercice d’infanterie de Martinet. Exercice de cavalerie. Bataille navale en petit sur un canal. Concerts extraordinaires. Instrumens rares de Musique. Trompettes parlantes. Chasse. Lustres, et pierreries contrefaites. La Representation pourroit tousjours estre meslée de quelque histoire ou comedie. Theatre de la nature et de l’art. Luter. Nager. Danseur de cordes extraordinaires. Saut[s] perilleux. Faire voir, qu’un enfant leve un grand poids avec un fil. Theatre Anatomique. Jardin des simples. Laboratoire, suivront. Car, outre les representations publiques, il y aura des particulieres, comme des petites machines de nombres, et autres[,] tableaux, medailles, bibliotheque. Nouvelles experience, d’eaux, air, vuide, pour les representations grandes serviroit aussi la machine de Mons. Guericke de 24 chevaux, etc. pour les petites [son] globe. Quantité de choses de chez Mons. Dalencé ; item pour l’aimant. Mons. Denis, ou Mons. – l’expliqueroient. On y distribueroit même certaines raretez, comme eaux stixtiques etc. On y feroit l’operation de transfusion, et infusion. Item pour congé on donneroit aux spectateurs, le temps qu’il fera le lendemain, s’il pleuvra ou non ; par le moyen du petit homme. Cabinet du pere Kircher. On fera venir d’Angleterre l’homme qui mange du feu etc. s’il est encor en vie. On feroit voir au soir la lune par un telescope aussi bien que d’autres astres. On feroit chercher un beuveur d’eau. On feroit l’epreuve des machines, qui jetteroient juste, sur un point donné. Des representations des muscles, nerfs, os, item machine
representant le corps humain. Insectes de Mons. Schwammerdam, Goedartius, Jungius. Myrmecoleon. Boutique de Messieurs Galinée et des Billets. Arts de Mons. Thevenot. Disputes plaisantes et colloques. Faire voir des chambres obscures. Peintures qui ne se voyent que d’un costé de certaine maniere, et d’un autre de toute autre. [?]asie d’un certain Mons. à l’Isle N[otre] D[ame.] Termes comme à Versailles qui bordent un canal. Rejouissances publiques. Des grotesques peintes sur du papier huylé et des lampes dedans. On pourroit avoir de figures qui marcheroient, illuminées [de] dedans pour voir ce qui seroit sur le papier. Pour les lanternes magiques, on auroit non seulement des simples choses peintes sur du transparent, mais démembrables, pour representer des mouvements bien extraordinaires et grotesques, que les hommes ne sçauroient faire. Ballets de chevaux. Courses de bague ; et de la teste de Turc. Machine des arts, telle que j’ay veu en Allemagne. Force du miroir ardent. Feu Gregeois de Callinicus. Jeu d’Echec nouveau d’hommes sur un theatre. Comme dans Harsdorffer[.] Auffzüge à la mode d’Allemagne. On y pourroit apprendre et representer d’autres especes de jeux en grand. Jouer une comedie entiere des jeux plaisans de toutes sortes de pays. Le gens les imiteroit chez eux. On auroit dans la maison jeu de paume, & autres, et on inventeroit peut estre une nouvelle espece de jeu utile. On y pourroit à la fin établir des Academie d’Exercice et des Colleges pour la jeunesse, peutestre le pourroit on dre au College de 4. nations. Comedies des modes differentes de chaque pays. Une comedie indienne, une turquesque, une persane etc. Comedies des metiers ; une pour chaque metier, qui representeroit leur adresses, fourberies, plaisanteries, chef d’oeuvres, loix et modes particulieres ridicules. Au lieu des bouffons Italiens Scaramucha et autres on chercheroit des bouffons françois qui joueroient quelques fois des bouffonneries. Dragons volans de feu, etc. Pourroient estre de papier huylé, illuminé. Moulins a tout vent. Vaisseaux qui iroient contre le vent. Le Chariot à voiles de Hollande ou plustost de Chine. Instruments qui joueroient eux mêmes. Carillons etc. Machine de Hauz d’une cavalerie et infanterie contrefaite, qui se bat. L’experience de casser un verre en criant. Petter deuvroit venir. Inventions de Mons. Weigel. Faire voir l’egalité des battemens des pendules. Globe de Mons. Guericke. Tours de e e. Tours de Carte(s). On pourrait faire entrer ces choses dans le comedies, v. g. jouer un bateleur. A la fin l’opera pourra estre te à tous cela ; et bien d’autre choses. Postures dans les Comedies à la mode d’Italie et d’Allemagne, seroit nouveau. Tirer le rideau, ce ne seroit pas mauvais, car pendant l’intervalle on pourroit faire voir quelque chose dans l’obscurité. Et les lanternes magiques pourroient estre propre à cela. On pourroit faire representer, ces actions faintes de ces marionettes transparentes representées par quelque parole, ou chant. On pourroit faire une representation des antiquitez de
Rome et autres des hommes illustres. En fin de toutes sortes de choses. L’usage de cette entreprise seroit plus grand qu’on ne se pourroit imaginer, tant en public, qu’en particulier. En public il ouvriroit les yeux aux gens, animeroit aux inventions, donneroit des belles veües, instruiroit le monde d’une infinité de nouveautez utiles ou ingenieuses. Tous ceux qui auroient une nouvelle invention, ou dessein ingenieux pourroient y venir, ils y trouveroient de quoi gagner leur vie, faire connoistre leur inventions, en tirer du profit ; ce seroit un bureau general d’adresse pour tous les inventeurs. On y auroit bien tost un theatre de toutes les choses imaginables. Menagerie. Jardin des simples, laboratoire, theatre anatomique. Cabinet de raretez. Tous les curieux s’y adresseroient. Ce seroit le moyen de debiter ces choses. On y droit des Academies, colleges, jeux de paume, et autres ; concerts, galeries de tableaux. Conversations et conferences. Le profit en particulier seroit grand apparemment. Les curiositez optiques ne couteroient gueres et feroient une grande partie de ces inventions. Tous les honnestes gens voudroient avoir veu ces curiositez là pour en pouvoir parler. Le dames de qualité mêmes voudroient y estre menées, et cela plus d’une fois. On seroit tousjours encouragé à pousser les choses plus loin, et il seroit bon que ceux qui l’entreprissent s’asseurassent du secret, dans les autres grandes villes, ou cours principales. Comme Rome, Venise, Vienne, Amsterdam[,] Hambourg ; par des gens de leur depandance. Ayant privilege des Roys et republiques. Cela serviroit même à établir par tout une Assemblée d’Academie des Sciences, qui s’entretiendroit d’elle meme, et qui ne laisseroit pas de produire des belles choses. Peutestre que des princes curieux, et des personnes illustres y contribueroient du leur pour la satisfaction publique et pour l’accroissement des sciences. Enfin tout le monde en seroit allarmé et comme eveillé et l’entreprise pourroit avoir des suites aussi belles et aussi importantes que l’on se sçauroit imaginer, qui peut estre seront un jour irées de la posterité. Il en pourroit estre plusieurs maisons en differens endroits de la ville, et qui representeroient de diverses choses[,] ou plus tost differentes chambres comme boutiques du Palais dans une même maison, dont les particuliers ayant des chambres ent voir les raretez. Nouvelle rue la moignon. Le privilege pourroit obliger tous ceux qui voudroient representer de le faire dans l’Academie des Representations. On pourroit à la fin resusciter et mettre bien mieux en usage le privilege du Bureau d’Adresse General, chose de grande importance, si elle avoit esté poussée comme il faut.
Souvent on ne feroit point de frais en donnant seulement [à] d’autres la liberté de representer dans la maison de l’Academie, pour un certain argent. Et ainsi on en auroit du profit, ce seroit du tousjours à l’Academie: et on ne feroit point de depense. Peut estre en se chargeant de la fondation du College de 4 nations, on l’y pourrait dre etc. On y tireroit au blanc. On y fonderoit des loteries, et une espece d’ocar. On y vendroit quantité de petites curiositez. J’aurois presque oublié qu’on y pourroit establir une Academie des jeux ou plus generalement Academie des plaisirs. Mais le premier nom me plaist d’avantage, parce qu’il est au goust du monde. On y joueroit aux cartes, aux dez. Il y auroit une chambre de Lanesquenet, une chambre de trente et quarante. Une chambre du Berlan, une chambre de l’Hombre etc. Une chambre des echecs ou dames. On fera comme chez Fredoc, on distribueroit des marques à ceux qui voudroient jouer là dedans ; et ainsi ils ne joueroient point d’argent mais des marques, ce qui fait jouer les gens plus aisement. Ceux qui voudroient disner la dedans, ne donneroient qu’une marque (Louys d’or) par teste, et seroient fort bien traitez. Ce seroit en même temps un honneste cabaret ; comme chez Bergerac. On feroit voir la dedans des curiositez. On n’y pourroit entrer sans donner une marque. On payeroit les marques au bureaux. Il y auroit une adresse ou subtilité pour rendre les marques incontrefaisable ; il faudroit que leur nombre se rapporta[s]se a quelque autre nombre et petite marque qu’un autre ne sçauroit deviner. Il y auroit plusieurs maisons ou Academies de cette nature par la ville. Ces maisons ou chambres seront basties de maniere que le maistre de la maison pourra entendre et voir, tout ce qui se dit et fait, sans qu’on l’apperçoive par le moyen des miroirs, et tuyaux. Ce qui seroit une chose tres importante pour l’estat, et une espece de confessional politique. Baptiste ne vivra pas tousjours. Et on y droit l’opera ou l’Academie de musique. Il y auroit dances, balets pigmées, jets d’eau, lacs, combats navals, etc. [Palais] enchanté. Il faudroit empecher qu’à l’academie on ne jurât point ; ny blasphemât point Dieu. Car c’est le pretexte pourquoy on a supprimé les Academies. On trouveroit le pretexte, en faisant venir la mode d’estre beau joueur, c’est a dire joueur sans emportement. Et que ceux qui s’emporteroient donneroient quelque chose non pas aux cartes ou à la maison ; car cecy paroistroit interessé, mais au jeu. Car par la ce seroit l’interest de ceux qui jouent, de faire observer la loy. Mais si on
remarquoit une trouppe de joueurs tous emportez, ce qui est rare, qui se dispenseroit mutuellement de cette loy ; on leur refoit la porte à l’avenir, apres les avoir avertis simplement. Il faudroit se servir non pas du pretexte de pieté car le vulgaire le meprise ; mais de la mode, et de l’air de qualité. NB on ne refoit à nulle trouppe, qui voudroit jouer dans la chambre publique ; car ce seroit remarqué. Si une certaine trouppe de joueurs cherchoit une chambre particuliere cela leur seroit accordé ; mais s’ils y juroient et se dispensoient de la loy ; on leur refoit une chambre particuliere. Question s’il faudroit permettre les tricheries au jeu. On pourroit distinguer selon que les personnes voudroient. Car toute la tricherie estant bannie par leur accord, d’une commune voix, on mettroit une peine sur celuy qui tricheroit et seroit découvert, pour donner tant aux cartes. S’il n’y auroit point de peine marquée, elle seroit censée permise. Mais si des joueurs le voudroient bannir absolument ; ce seroit sous peine d’estre banni de la compagnie, ou d’une grande somme d’argent. Par ce moyen les tricheries seroient le plus souvent permises. Ce qui feroit etudier le monde à mille adresses. Neantmoins je crois que cette tricherie d’apporter une carte estrangere devroit estre defendue absolument, de même que de se servir de dez estrangers. Il faut mieux bannir les tricheries, a moins que les joueurs ne le veuillent permettre eux mêmes. Ou parmi seulement d’une somme d’argent. Le maistre du jeu pourroit avoir à luy des joueurs apostes, et estre du parti. Mais cela pourroit aussi ruiner sa reputation. Certaine espece de loterie, avec un gain raisonnable (qui se peut calculer), pour le maistre de la loterie etc. Cette maison deviendroit avec le temps, un palais, et elle contiendroit même ou dans son enclos, ou en bas des boutiques de toutes sortes de choses imaginables. Le jeu seroit le plus beau pretexte du monde de commencer une chose aussi utile au public que cellecy. Car il faudroit faire donner le monde dans le panneau, profiter de son foible, et le tromper pour le guerir. Y [a-t-il] rien de si juste que de faire servir l’extravagance à l’establissement de la sagesse. C’est veritablement miscere utile dulci, & faire d’un poison un alexitere. On pourroit avoir des chambres des masquez. Ces marques seroient fort profitables. Car l’argent est donné par avance …. On y droit à la fin un bureau d’adresse ; Registre des Affiches, et mille autres
choses utiles. Joignez les Marionettes du Marais ou les Pygmées. On pourroit encor y adjouter les ombres. Soit un theatre (en talud) au bout du costé des spectateurs, ou il y aura de la lumiere et de petites figures de bois, remuées, qui jetteront leur ombre contre un papier transparent, derriere lequel il y aura de la lumiere aussi ; cela fera paraistre les ombres sur le papier d’une maniere fort eclatante, et en grand. Mais a fin que les personnes des ombres ne paroissent pas toutes sur un même plan, la perspective pourra remedier, par la grandeur diminuante des ombres. Elles viendront du bord vers le milieu, et cela paroistra comme si elles venoient du fond, en avant. Elles augmenterons de grandeur, par le moyen de leur distance de la lumiere ; ce qui sera fort aisé et simple. Il y aura incontinent des metamorphoses merveilleuses, des sauts perilleux, des vols. Circe Magicienne qui transforme, des enfers qui paroissent. Apres cela tout d’un coup on obscurciroit tout ; la même muraille serviroit, on supprimeroit toute la lumiere, excepté cette seule, qui est proche des petites figures de bois remuables. Ce reste de lumiere avec l’aide d’une lanterne magique jetteroit contre la muraille des figures irablement belles, et remuables, qui garderoient les memes loix de la perspective. Cela seroit accompagné d’un chant derriere le theatre. Les petites figures seroient remuées par en bas ou par leur pieds, à fin que ce qui sert à les remuer, ne paroisse pas. Le chant et la musique accompagneraient tout.
Essai de théodicée - Préface et abrégé
Leibnitz Essai de théodicée - Préface et abrégé
On a vu de tout temps que le commun des hommes a mis la dévotion dans les formalités: la solide piété, c’est-à-dire la lumière et la vertu, n’a jamais été le partage du grand nombre. Il ne faut point s’en étonner, rien n’est si conforme à la faiblesse humaine; nous sommes frappés par l’extérieur, et l’interne demande une discussion, dont peu de gens se rendent capables. Comme la véritable piété consiste dans les sentiments et dans la pratique, les formalités de dévotion l’imitent, et sont de deux sortes; les unes reviennent aux cérémonies de la pratique, et les autres aux formulaires de la croyance. Les cérémonies ressemblent aux actions vertueuses, et les formulaires sont comme des ombres de la vérité, et approchent plus ou moins de la pure lumière. Toutes ces formalités seraient louables, si ceux qui les ont inventées les avaient rendues propres à maintenir et à exprimer ce qu’elles imitent; si les cérémonies religieuses, la discipline ecclésiastique, les règles des communautés, les lois humaines, étaient toujours comme une haie à la loi divine, pour nous éloigner des approches du vice, nous accoutumer au bien, et pour nous rendre la vertu familière. C’était le but de Moïse et d’autres bons législateurs, des sages fondateurs des ordres religieux, et surtout de Jésus-Christ, divin fondateur de la religion la plus pure et la plus éclairée. Il en est autant des formulaires de créance; ils seraient ables, s’il n’y avait rien qui ne fût conforme à la vérité salutaire, quand même toute la vérité dont il s’agit n’y serait pas. Mais il n’arrive que trop souvent que la dévotion est étouffée par des façons, et que la lumière divine est obscurcie par les opinions des hommes.
Les païens, qui remplissaient la terre avant l’établissement du christianisme, n’avaient qu’une seule espèce de formalités; ils avaient des cérémonies dans leur
culte, mais ils ne connaissaient point d’articles de foi, et n’avaient jamais songé à dresser des formulaires de leur théologie dogmatique. Ils ne savaient point si leurs dieux étaient de vrais personnages, ou des symboles des puissances naturelles, comme du soleil, des planètes, des éléments. Leurs mystères ne consistaient point dans des dogmes difficiles, mais dans certaines pratiques secrètes, où les profanes, c’est-à-dire ceux qui n’étaient point initiés, ne devaient jamais assister. Ces pratiques étaient bien souvent ridicules et absurdes, et il fallait les cacher pour les garantir du mépris. Les païens avaient leurs superstitions, ils se vantaient de miracles; tout était plein chez eux d’oracles, d’augures, de présages, de divinations; les prêtres inventaient des marques de la colère ou de la bonté des dieux, dont ils prétendaient être les interprètes. Cela tendait à gouverner les esprits par la crainte et par l’espérance des événements humains: mais le grand avenir d’une autre vie n’était guère envisagé, on ne se mettait point en peine de donner aux hommes de véritables sentiments de Dieu et de l’âme.
De tous les anciens peuples, on ne connaît que les Hébreux qui aient eu des dogmes publics de leur religion. Abraham et Moïse ont établi la croyance d’un seul Dieu, source de tout bien, auteur de toutes choses. Les Hébreux en parlent d’une manière très digne de la souveraine substance, et on est surpris de voir des habitants d’un petit canton de la terre plus éclairés que le reste du genre humain. Les sages d’autres nations en ont peut-être dit autant quelquefois, mais ils n’ont pas eu le bonheur de se faire suivre assez et de faire er le dogme en loi. Cependant Moïse n’avait point fait entrer dans ses lois la doctrine de l’immortalité des âmes: elle était conforme à ses sentiments, elle s’enseignait de main en main, mais elle n’était point autorisée d’une manière populaire; jusqu’à ce que Jésus-Christ leva le voile, et sans avoir la force en main, enseigna avec toute la force d’un législateur que les âmes immortelles ent dans une autre vie, où elles doivent recevoir le salaire de leurs actions. Moïse avait déjà donné les belles idées de la grandeur et de la bonté de Dieu, dont beaucoup de nations civilisées conviennent aujourd’hui: mais Jésus Christ en établissait toutes les conséquences, et il faisait voir que la bonté et la justice divines éclatent parfaite ment dans ce que Dieu prépare aux âmes. Je n’entre point ici dans les autres points de la doctrine chrétienne, et je fais seulement voir comment Jésus-Christ acheva de faire er la religion naturelle en loi, et de lui donner l’autorité d’un dogme public. Il fit lui seul ce que tant de philosophes avaient en vain tâché de faire; et les chrétiens ayant enfin eu le dessus dans l’empire romain, maître de la
meilleure partie de la terre connue, la religion des sages devint celle des peuples. Mahomet, depuis, ne s’écarta point de ces grands dogmes de la théologie naturelle: ses sectateurs les répandirent même parmi les nations les plus reculées de l’Asie et de l’Afrique où le christianisme n’avait point été porté; et ils abolirent en bien des pays les superstitions païennes, contraires à la véritable doctrine de l’unité de Dieu, et de l’immortalité des âmes.
L’on voit que Jésus-Christ, achevant ce que Moïse avait commencé, a voulu que la divinité fût l’objet, non seulement de notre crainte et de notre vénération, mais encore de notre amour et de notre tendresse. C’était rendre les hommes bienheureux par avance, et leur donner ici-bas un avant-goût de la félicité future. Car il n’y a rien de si agréable que d’aimer ce qui est digne d’amour. L’amour est cette affection qui nous fait trouver du plaisir dans les perfections de ce qu’on aime, et il n’y a rien de plus parfait que Dieu, ni rien de plus charmant. Pour l’aimer, il suffit d’en envisager les perfections; ce qui est aisé, parce que nous trouvons en nous leurs idées. Les perfections de Dieu sont celles de nos âmes, mais il les possède sans bornes; il est un océan, dont nous n’avons reçu que des gouttes: il y a en nous quelque puissance, quelque connaissance, quelque bonté; mais elles sont tout entières en Dieu. L’ordre, les proportions, l’harmonie nous enchantent, la peinture et la musique en sont des échantillons; Dieu est tout ordre, il garde toujours la justesse des proportions, il fait l’harmonie universelle: toute la beauté est un épanchement de ses rayons.
Il s’ensuit manifestement que la véritable piété, et même la véritable félicité, consiste dans l’amour de Dieu, mais dans un amour éclairé, dont l’ardeur soit accompagnée de lumière. Cette espèce d’amour fait naître ce plaisir dans les bonnes actions qui donne du relief à la vertu, et rapportant tout à Dieu, comme au centre, transporte l’humain au divin. Car en faisant son devoir, en obéissant à la raison, on remplit les ordres de la suprême raison, on dirige toutes ses intentions au bien commun qui n’est point différent de la gloire de Dieu; l’on trouve qu’il n’y a point de plus grand intérêt particulier que d’épo celui du général, et on se satisfait à soi-même en se plaisant à procurer les vrais avantages des hommes. Qu’on réussisse ou qu’on ne réussisse pas, on est content de ce qui arrive, quand on est résigné à la volonté de Dieu, et quand on sait que ce qu’il veut est le meilleur: mais avant qu’il déclare sa volonté par l’événement on tâche
de la rencontrer, en faisant ce qui paraît le plus conforme à ses ordres. Quand nous sommes dans cette situation d’esprit, nous ne sommes point rebutés par les mauvais succès, nous n’avons du regret que de nos fautes; et les ingratitudes des hommes ne nous font point relâcher de l’exercice de notre humeur bienfaisante. Notre charité est humble et pleine de modération, elle n’affecte point de régenter: également attentifs à nos défauts et aux talents d’autrui, nous sommes portés à critiquer nos actions, et à exc et redresser celles des autres: c’est pour nous perfectionner nous-mêmes, et pour ne faire tort à personne. Il n’y a point de piété où il n’y a point de charité, et sans être officieux et bienfaisant, on ne saurait faire voir une dévotion sincère.
Le bon naturel, l’éducation avantageuse, la fréquentation de personnes pieuses et vertueuses, peuvent contribuer beaucoup à mettre les âmes dans cette belle assiette; mais ce qui les y attache le plus, ce sont les bons principes. Je l’ai déjà dit, il faut dre la lumière à l’ardeur, il faut que les perfections de l’entendement donnent l’accomplissement à celles de la volonté. Les pratiques de la vertu, aussi bien que celles du vice, peuvent être l’effet d’une simple habitude; on y peut prendre goût; mais quand la vertu est raisonnable, quand elle se rapporte à Dieu qui est la suprême raison des choses, elle est fondée en connaissance. On ne saurait aimer Dieu sans en connaître les perfections, et cette connaissance renferme les principes de la véritable piété. Le but de la vraie religion doit être de les imprimer dans les âmes: mais je ne sais comment il est arrivé bien souvent que les hommes, que les docteurs de la religion se sont fort écartés de ce but. Contre l’intention de notre divin maître, la dévotion a été ramenée aux cérémonies, et la doctrine a été chargée de formules. Bien souvent ces cérémonies n’ont pas été bien propres à entretenir l’exercice de la vertu, et les formules quelquefois n’ont pas été bien lumineuses. Le croirait-on ? des chrétiens se sont imaginé de pouvoir être dévots sans aimer leur prochain, et pieux sans aimer Dieu; ou bien on a cru de pouvoir aimer son prochain sans le servir, et de pouvoir aimer Dieu sans le connaître. Plusieurs siècles se sont écoulés sans que le public se soit bien aperçu de ce défaut; et i] y a encore de grands restes du règne des ténèbres. On voit quelquefois des gens qui parlent fort de la piété, de la dévotion, de la religion, qui sont même occupés à les enseigner; et on ne les trouve guère bien instruits sur les perfections divines. Ils conçoivent mal la bonté et la justice du souverain de l’univers; ils se figurent un Dieu qui ne mérite point d’être imité ni d’être aimé. C’est ce qui m’a paru de dangereuse conséquence, puisqu’il importe extrêmement que la source même de la piété ne
soit point infectée. Les anciennes erreurs de ceux qui ont accusé la divinité ou qui en ont fait un principe mauvais, ont été renouvelées quelquefois de nos jours: on a eu recours à la puissance irrésistible de Dieu, quand il s’agissait plutôt de faire voir sa bonté suprême; et on a employé un pouvoir despotique, lorsqu’on devait concevoir une puissance réglée par la plus parfaite sagesse. J’ai remarqué que ces sentiments, capables de faire du tort, étaient appuyés particulièrement sur des notions embarrassées qu’on s’était formées touchant la liberté, la nécessité et le destin; et j’ai pris la plume plus d’une fois dans les occasions, pour donner des éclaircissements sur ces matières importantes. Mais enfin j’ai été obligé de ramasser mes pensées sur tous ces sujets liés ensemble, et d’en faire part au public. C’est ce que j’ai entrepris dans les Essais que je donne ici, sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme, et l’origine du mal.
Il y a deux labyrinthes fameux où notre raison s’égare bien souvent: l’un regarde la grande question du libre et du nécessaire, surtout dans la production et dans l’origine du mal; l’autre consiste dans la discussion de la continuité et des indivisibles qui en paraissent les éléments, et où doit entrer la considération de l’infini. Le premier embarrasse presque tout le genre humain, l’autre n’exerce que les philosophes. J’aurai peut-être une autre fois l’occasion de m’expliquer sur le second, et de faire remarquer que faute de bien concevoir la nature de la substance et de la matière, on a fait de fausses positions qui mènent à des difficultés insurmontables, dont le véritable usage devrait être le renversement de ces positions mêmes. Mais si la connaissance de la continuité est importante pour la spéculation, celle de la nécessité ne l’est pas moins pour la pratique; et ce sera l’objet de ce traité, avec les points qui y sont liés, savoir la liberté de l’homme et la justice de Dieu.
Les hommes presque de tout temps ont été troublés par un sophisme que les anciens appelaient la raison paresseuse, parce qu’il allait à ne rien faire, ou du moins à n’avoir soin de rien, et à ne suivre que le penchant des plaisirs présents. Car, disait-on, si l’avenir est nécessaire, ce qui doit arriver arrivera quoi que je puisse faire. Or l’avenir, disait-on, est nécessaire, soit parce que la divinité prévoit tout, et le préétablit même, en gouvernant toutes les choses de l’univers; soit parce que tout arrive nécessairement par l’enchaînement des causes; soit enfin par la nature même de la vérité qui est déterminée dans les énonciations
qu’on peut former sur les événements futurs, comme elle l’est dans toutes les autres énonciations, puisque l’énonciation doit toujours être vraie ou fausse en elle-même, quoique nous ne connaissions pas toujours ce qui en est. Et toutes ces raisons de détermination qui paraissent différentes, concourent enfin comme des lignes à un même centre: car il y a une vérité dans l’événement futur, qui est prédéterminé par les causes, et Dieu la préétablit en établissant les causes.
L’idée mal entendue de la nécessité, étant employée dans la pratique, a fait naître ce que j’appelle fatum mahumetanum a, le destin à la turque; parce qu’on impute aux Turcs de ne pas éviter les dangers, et de ne pas même quitter les lieux infectés de la peste, sur des raisonnements semblables à ceux qu’on vient de rapporter. Car ce qu’on appelle fatum stoicum n’était pas si noir qu’on le fait: il ne détournait pas les hommes du soin de leurs affaires; mais il tendait à leur donner la tranquillité à l’égard des événements, par la considération de la nécessité qui rend nos soucis et nos chagrins inutiles: en quoi ces philosophes ne s’éloignaient pas entièrement de la doctrine de notre Seigneur, qui dissuade ces soucis par rapport au lendemain, en les comparant avec les peines inutiles que se donnerait un homme qui travaillerait à agrandir sa taille.
Il est vrai que les enseignements des stoïciens (et peut-être aussi de quelques philosophes célèbres de notre temps) se bornant à cette nécessité prétendue, ne peuvent donner qu’une patience forcée; au lieu que notre Seigneur inspire des pensées plus sublimes, et nous apprend même le moyen d’avoir du contentement, lorsqu’il nous assure que Dieu, parfaitement bon et sage, ayant soin de tout, jusqu’à ne point négliger un cheveu de notre tête, notre confiance en lui doit être entière de sorte que nous verrions, si nous étions capables de le comprendre, qu’il n’y a pas même moyen de souhaiter rien de meilleur (tant absolument que pour nous) que ce qu’il fait. C’est comme si l’on disait aux hommes faites votre devoir, et soyez contents de ce qui en arrivera, non seulement parce que vous ne sauriez résister à la providence divine ou à la nature des choses, (ce qui peut suffire pour être tranquille et non pas pour être content) mais encore parce que vous avez affaire à un bon maître. Et c’est ce qu’on peut appeler fatum christianum.
Cependant il se trouve que la plupart des hommes, et même des chrétiens, font entrer dans leur pratique quelque mélange du destin à la turque, quoiqu’ils ne le reconnaissent pas assez. Il est vrai qu’ils ne sont pas dans l’inaction et dans la négligence, quand des périls évidents, ou des espérances manifestes et grandes se présentent; car ils ne manqueront pas de sortir d’une maison qui va tomber, et de se détourner d’un précipice qu’ils voient dans leur chemin; et ils fouilleront dans la terre pour déterrer un trésor découvert à demi, sans attendre que le destin achève de le faire sortir. Mais quand le bien ou le mal est éloigné, et douteux, et le remède pénible, ou peu à notre goût, la raison paresseuse nous paraît bonne: par exemple, quand il s’agit de conserver sa santé et même sa vie par un bon régime, les gens à qui on donne conseil là-dessus, répondent bien souvent que nos jours sont comptés, et qu’il ne sert de rien de vouloir lutter contre ce que Dieu nous destine. Mais ces mêmes personnes courent aux remèdes même les plus ridicules, quand le mal qu’ils avaient négligé approche. On raisonne à peu près de la même façon, quand la délibération est un peu épineuse, comme par exemple lorsqu’on se demande, quod vitae sectabor item? quelle profession on doit choisir; quand il s’agit d’un mariage qui se traite, d’une guerre qu’on doit entre prendre, d’une bataille qui se doit donner; car en ces cas plusieurs seront portés à éviter la peine de la discussion et à s’abandonner au sort, ou au penchant comme si la raison ne devait être employée que dans les cas faciles. On raisonnera alors à la turque bien souvent (quoiqu’on appelle cela mal à propos se remettre à la Providence, ce qui a lieu proprement, quand on a satisfait à son devoir) et on emploiera la raison paresseuse, tirée du destin irrésistible, pour s’exempter de raisonner comme il faut; sans considérer que si ce raisonnement contre l’usage de la raison était bon, il aurait toujours lieu, soit que la délibération fût facile ou non. C’est cette paresse qui est en partie la source des pratiques superstitieuses des devins, où les hommes donnent aussi facilement que dans la pierre philosophale, parce qu’ils voudraient des chemins abrégés, pour aller au bonheur sans peine.
Je ne parle pas ici de ceux qui s’abandonnent à la fortune, parce qu’ils ont été heureux auparavant, comme s’il y avait là-dedans quelque chose de fixe. Leur raisonnement du é à l’avenir est aussi peu fondé que les principes de l’astrologie et des autres divinations; et ils ne considèrent pas qu’il y a ordinairement un flux et reflux dans la fortune, una marea, comme les Italiens jouant à la bassette ont coutume de l’appeler, et ils y font des observations particulières, auxquelles je ne conseillerais pourtant à personne de se trop fier.
Cependant cette confiance qu’on a en sa fortune sert souvent à donner du courage aux hommes, et surtout aux soldats, et leur fait avoir effectivement cette bonne fortune qu’ils s’attribuent, comme les prédictions font souvent arriver ce qui a été prédit, et comme l’on dit que l’opinion que les mahométans ont du destin les rend déterminés. Ainsi les erreurs mêmes ont leur utilité quelquefois; mais c’est ordinairement pour remédier à d’autres erreurs, et la vérité vaut mieux absolument.
Mais on abuse surtout de cette prétendue nécessité du destin, lorsqu’on s’en sert pour exc nos vices et notre libertinage. J’ai souvent ouï dire à des jeunes gens éveillés, qui voulaient faire un peu les esprits forts, qu’il est inutile de prêcher la vertu, de blâmer le vice, de faire espérer des récompenses et de faire craindre des châtiments, puisqu’on peut dire du livre des destinées, que ce qui est écrit, est écrit, et que notre conduite n’y saurait rien changer; et qu’ainsi le meilleur est de suivre son penchant, et de ne s’arrêter qu’à ce qui peut nous contenter présentement. Ils ne faisaient point réflexion sur les conséquences étranges de cet argument, qui prouverait trop, puisqu’il prouverait (par exemple) qu’on doit prendre un breuvage agréable, quand on saurait qu’il est empoisonné. Car par la même raison (si elle était valable) je pourrais dire: s’il est écrit dans les archives des Parques que le poison me tuera à pré sent, ou me fera du mal, cela arrivera, quand je ne prendrais point ce breuvage; et si cela n’est point écrit, il n’arrivera point, quand même je prendrais ce même breuvage; et par conséquent je pourrai suivre impunément mon penchant à prendre ce qui est agréable, quelque pernicieux qu’il soit: ce qui renferme une absurdité manifeste. Cette objection les arrêtait un peu, mais ils revenaient toujours à leur raisonnement, tourné en différentes manières, jusqu’à ce qu’on leur fît comprendre en quoi consiste le défaut du sophisme. C’est qu’il est faux que l’événement arrive quoi qu’on fasse; il arrivera, parce qu’on fait ce qui y mène; et si l’événement est écrit, la cause qui le fera arriver est écrite aussi. Ainsi la liaison des effets et des causes, bien loin d’établir la doctrine d’une nécessité préjudiciable à la pratique, sert à la détruire.
Mais sans avoir des intentions mauvaises et portées au libertinage, on peut envisager autrement les étranges suites d’une nécessité fatale; en considérant qu’elle détruirait la liberté de l’arbitre, si essentielle à la moralité de l’action;
puisque la justice et l’injustice, la louange et le blâme, la peine et la récompense ne sauraient avoir lieu par rapport aux actions nécessaires, et que personne ne pourra être obligé à faire l’impossible ou à ne point faire ce qui est nécessaire absolument. On n’aura pas l’intention d’ab de cette réflexion pour favoriser le dérèglement, mais on ne laissera pas de se trouver embarrassé quelquefois quand il s’agira de juger des actions d’autrui, ou plutôt de répondre aux objections, parmi lesquelles il y en a qui regardent même les actions de Dieu, dont je parlerai tantôt. Et comme une nécessité insurmontable ouvrirait la porte à l’impiété, soit par l’impunité qu’on en pourrait inférer, soit par l’inutilité qu’il y aurait de vouloir résister à un torrent qui entraîne tout, il est important de marquer les différents degrés de la nécessité, et de faire voir qu’il y en a qui ne sauraient nuire, comme il y en a d’autres qui ne sauraient être is sans donner lieu à de mauvaises conséquences.
Quelques-uns vont encore plus loin: ne se contentant pas de se servir du prétexte de la nécessité pour prouver que la vertu et le vice ne font ni bien ni mal, ils ont la hardiesse de faire la divinité complice de leurs désordres, et ils imitent les anciens païens, qui attribuaient aux dieux la cause de leurs crimes, comme si une divinité les poussait à mal faire. La philosophie des chrétiens, qui reconnaît mieux que celle des anciens la dépendance des choses du premier auteur, et son concours avec toutes les actions des créatures, a paru augmenter cet embarras. Quelques habiles gens de notre temps en sont venus jusqu’à ôter toute action aux créatures; et M. Bayle, qui donnait un peu dans ce sentiment extraordinaire, s’en est servi pour relever le dogme tombé des deux principes, ou de deux dieux, l’un bon, l’autre mauvais, comme si ce dogme satisfaisait mieux aux difficultés sur l’origine du mal; quoique, d’ailleurs, il reconnaisse que c’est un sentiment insoutenable, et que l’unité du principe est fondée incontestablement en raisons a priori; mais il en veut inférer que notre raison se confond et ne saurait satisfaire aux objections, et qu’on ne doit pas laisser pour cela de se tenir ferme aux dogmes révélés, qui nous enseignent l’existence d’un seul Dieu, parfaitement bon, parfaitement puissant et parfaitement sage. Mais beaucoup de lecteurs qui seraient persuadés de l’insolubilité de ces objections, et qui les croiraient pour le moins aussi fortes que les preuves de la vérité de la religion, en tireraient des conséquences pernicieuses.
Quand il n’y aurait point de concours de Dieu aux mauvaises actions, on ne laisserait pas de trouver de la difficulté en ce qu’il les prévoit et qu’il les permet, les pouvant empêcher par sa toute-puissance. C’est ce qui fait que quelques philosophes, et même quelques théologiens, ont mieux aimé lui ref la connaissance du détail des choses, et surtout des événements futurs, que d’accorder ce qu’ils croyaient choquer sa bonté. Les sociniens et Conrad Vorstius penchent de ce côté-là; et Thomas Bonartes, jésuite anglais pseudonyme, mais fort savant, qui a écrit un livre De concordia scientiae cum fide, dont je parlerai plus bas, paraît l’insinuer aussi.
Ils ont grand tort sans doute; mais d’autres n’en ont pas moins, qui, persuadés que rien ne se fait sans la volonté et sans la puissance de Dieu, lui attribuent des intentions et des actions si indignes du plus grand et du meilleur de tous les êtres, qu’on dirait que ces auteurs ont renoncé en effet au dogme qui reconnaît la justice et la bonté de Dieu. Ils ont cru qu’étant souverain maître de l’univers, il pourrait, sans aucun préjudice de sa sainteté, faire commettre des péchés, seulement parce que cela lui plaît, ou pour avoir le plaisir de punir; et même qu’il pourrait prendre plaisir à affliger éternellement des innocents, sans faire aucune injustice, parce que per sonne n’a droit ou pouvoir de contrôler ses actions. Quelques-uns même sont allés jusqu’à dire que Dieu en use effectivement ainsi; et sous prétexte que nous sommes comme un rien par rapport à lui, ils nous comparent avec les vers de terre, que les hommes ne se soucient point d’écraser en marchant, ou en général avec les animaux qui ne sont pas de notre espèce, que nous ne nous faisons aucun scrupule de maltraiter.
Je crois que plusieurs personnes, d’ailleurs bien intentionnées, donnent dans ces pensées, parce qu’ils n’en connaissent pas assez les suites. Ils ne voient pas que c’est proprement détruire la justice de Dieu; car quelle notion assignerons-nous à une telle espèce de justice, qui n’a que la volonté pour règle: c’est-à-dire où la volonté n’est pas dirigée par les règles du bien, et se porte même directement au mal; à moins que ce ne soit la notion contenue dans cette définition tyrannique de Thrasymaque chez Platon, qui disait que juste n’est autre chose que ce qui plaît au plus puissant ? A quoi reviennent, sans y penser, ceux qui fondent toute l’obligation sur la contrainte, et prennent par conséquent la puissance pour la mesure du droit. Mais on abandonnera bientôt des maximes si étranges, et si peu
propres à rendre les hommes bons et charitables par l’imitation de Dieu, lorsqu’on aura bien considéré qu’un Dieu qui se plairait au mal d’autrui ne saurait être distingué du mauvais principe des manichéens, supposé que ce principe fût devenu seul maître de l’univers; et que, par conséquent, il faut attribuer au vrai Dieu des sentiments qui le rendent digne d’être appelé le bon principe.
Par bonheur ces dogmes outrés ne subsistent presque plus parmi les théologiens; cependant quelques per sonnes d’esprit, qui se plaisent à faire des difficultés, les font revivre: ils cherchent à augmenter notre embarras en joignant les controverses que la théologie chrétienne fait naître aux contestations de la philosophie. Les philosophes ont considéré les questions de la nécessité, de la liberté et de l’origine du mal; les théologiens y ont t celles du péché originel, de la grâce et de la prédestination. La corruption originelle du genre humain, venue du premier péché, nous paraît avoir imposé une nécessité naturelle de pécher, sans le secours de la grâce divine; mais la nécessité étant incompatible avec la punition, on en inférera qu’une grâce suffisante devrait avoir été donnée à tous les hommes; ce qui ne paraît pas trop conforme à l’expérience.
Mais la difficulté est grande, surtout par rapport à la destination de Dieu sur le salut des hommes. Il y en a peu de sauvés ou d’élus; Dieu n’a donc pas la volonté décrétoire d’en élire beaucoup. Et puisqu’on avoue que ceux qu’il a choisis ne le méritent pas plus que les autres, et ne sont pas même moins mauvais dans le fond, ce qu’ils ont de bon ne venant que du don de Dieu, la difficulté en est augmentée. Où est donc sa justice (dira-t-on) ou du moins, où est sa bonté ? La partialité ou l’acception des personnes va contre la justice; et celui qui borne sa bonté sans sujet n’en doit pas avoir assez. Il est vrai que ceux qui ne sont point élus sont perdus par leur propre faute, ils manquent de bonne volonté ou de la foi vive; mais il ne tenait qu’à Dieu de la leur donner. L’on sait que, outre la grâce interne, ce sont ordinairement les occasions externes qui distinguent les hommes, et que l’éducation, la conversation, l’exemple corrigent souvent ou corrompent le naturel. Or Dieu faisant naître des circonstances favorables aux uns, et abandonnant les autres à des rencontres qui contribuent à leur malheur, n’aura-t-on pas sujet d’en être étonné? Et il ne suffit pas (ce semble) de dire avec quelques-uns que la grâce interne est universelle et égale
pour tous, puisque ces mêmes auteurs sont obligés de recourir aux exclamations de saint Paul, et de dire, O profondeur! quand ils considèrent combien les hommes sont distingués par les grâces externes, pour ainsi dire, c’est-à-dire qui paraissent dans la diversité des circonstances que Dieu fait naître, dont les hommes ne sont point les maîtres, et qui ont pourtant une si grande influence sur ce qui se rapporte à leur salut.
On ne sera pas plus avancé pour dire avec saint Augustin, que les hommes étant tous compris sous la damnation par le péché d’Adam, Dieu les pouvait tous laisser dans leur misère, et qu’ainsi c’est par une pure bonté qu’il en retire quelques-uns. Car outre qu’il est étrange que le péché d’autrui doive damner quelqu’un, la question demeure toujours, pourquoi Dieu ne les retire pas tous, pourquoi il en retire la moindre partie, et pourquoi les uns préférablement aux autres. Il est leur maître, il est vrai, mais il est un maître bon et juste; son pouvoir est absolu, mais sa sagesse ne per met pas qu’il l’exerce d’une manière arbitraire et despotique, qui serait tyrannique en effet.
De plus, la chute du premier homme n’étant arrivée qu’avec permission de Dieu, et Dieu n’ayant résolu de la permettre qu’après en avoir envisagé les suites, qui sont la corruption de la masse du genre humain et le choix d’un petit nombre d’élus, avec l’abandon de tous les autres; il est inutile de dissimuler la difficulté, en se bornant à la masse déjà corrompue: puisqu’il faut remonter, malgré qu’on en ait, à la connaissance des suites du premier péché, antérieure au décret par lequel Dieu l’a permis, et par lequel il a permis en même temps que les réprouvés seraient enveloppés dans la masse de perdition, et n’en seraient point retirés; car Dieu et le sage ne résolvent rien, sans en considérer les conséquences.
On espère de lever toutes ces difficultés. On fera voir que la nécessité absolue, qu’on appelle aussi logique et métaphysique, et quelquefois géométrique, et qui serait seule à craindre, ne se trouve point dans les actions libres; et qu’ainsi la liberté est exempte, non seulement de la contrainte, mais encore de la vraie nécessité. On fera voir que Dieu même, quoiqu’il choisisse toujours le meilleur,
n’agit point par une nécessité absolue; et que les lois de la nature que Dieu lui a prescrites, fondées sur la convenance, tiennent le milieu entre les vérités géométriques, absolument nécessaires, et les décrets arbitraires: ce que M. Bayle et d’autres nouveaux philosophes n’ont pas assez compris. On fera voir aussi qu’il y a une indifférence dans la liberté, parce qu’il n’y a point de nécessité absolue pour l’un ou pour l’autre parti; mais qu’il n’y a pourtant jamais une indifférence de parfait équilibre. L’on montrera aussi qu’il y a dans les actions libres une parfaite spontanéité, au-delà de tout ce qu’on en a conçu jusqu’ici. Enfin l’on fera juger que la nécessité hypothétique et la nécessité morale qui restent dans les actions libres n’ont point d’inconvénient, et que la raison paresseuse est un vrai sophisme.
Et quant à l’origine du mal, par rapport à Dieu, on fait une apologie de ses perfections, qui ne relève pas moins sa sainteté, sa justice et sa bonté, que sa grandeur, sa puissance et son indépendance. L’on fait voir comment il est possible que tout dépende de lui, qu’il concoure à toutes les actions des créatures, qu’il crée même continuellement les créatures, si vous le voulez, et que néanmoins il ne soit point l’auteur du péché. Où l’on montre aussi comment on doit concevoir la nature privative du mal. On fait bien plus; on montre comment le mal a une autre source que la volonté de Dieu, et qu’on a raison pour cela de dire du mal de coulpe, que Dieu ne le veut point et qu’il le permet seulement. Mais ce qui est le plus important, l’on montre que Dieu a pu permettre le péché et la misère, et y concourir même et y contribuer, sans préjudice de sa sainteté et de sa bonté suprêmes: quoique absolument parlant, il aurait pu éviter tous ces maux.
Et quant à la matière de la grâce et de la prédestination, on justifie les expressions les plus revenantes, par exemple: que nous ne sommes convertis que par la grâce prévenante de Dieu, et que nous ne saurions faire le bien que par son assistance: que Dieu veut le salut de tous les hommes, et qu’il ne damne que ceux qui ont mauvaise volonté; qu’il donne à tous une grâce suffisante pourvu qu’ils en veuillent ; que Jésus Christ étant le principe et le centre de l’élection, Dieu a destiné les élus au salut, parce qu’il a prévu qu’ils s’attacheraient à la doctrine de Jésus-Christ par la foi vive; quoiqu’il soit vrai que cette raison de l’élection n’est pas la dernière raison, et que cette prévision
même est encore une suite de son décret antérieur; d’autant que la foi est un don de Dieu, et qu’il les a prédestinés à avoir la foi par des raisons d’un décret supérieur, qui dispense les grâces et les circonstances suivant la pro fondeur de sa suprême sagesse.
Or, comme un des plus habiles hommes de notre temps, dont l’éloquence était aussi grande que la pénétration, et qui a donné de grandes preuves d’une érudition très vaste, s’était attaché par je ne sais quel penchant à relever merveilleusement toutes les difficultés sur cette matière que nous venons de toucher en gros, on a trouvé un beau champ pour s’exercer en entrant avec lui dans le détail. On reconnaît que M. Bayle (car il est aisé de voir que c’est de lui qu’on parle) a de son côté tous les avantages, hormis celui du fond de la chose; mais on espère que la vérité (qu’il reconnaît lui même se trouver de notre côté) l’emportera toute nue sur tous les ornements de l’éloquence et de l’érudition, pourvu qu’on la développe comme il faut; et on espère d’y réussir d’autant plus que c’est la cause de Dieu qu’on plaide, et qu’une des maximes que nous soutenons ici porte que l’assistance de Dieu ne manque pas à ceux qui ne manquent point de bonne volonté. L’auteur de ce discours croit en avoir donné des preuves ici, par l’application qu’il a apportée à cette matière. Il l’a méditée dès sa jeunesse, il a conféré là-dessus avec quelques-uns des premiers hommes du temps et il s’est instruit encore par la lecture des bons auteurs. Et le succès que Dieu lui a donné (au sentiment de plusieurs juges compétents) dans quelques autres méditations pro fondes, et dont il y en a qui ont beaucoup d’influence sur cette matière, lui donne peut-être quelque droit de se flatter de l’attention des lecteurs qui aiment la vérité et qui sont propres à la chercher.
Il a encore eu des raisons particulieres assez considerables, qui l’ont invité à mettre la main à la plume sur ce sujet. Des entretiens qu’il a eus là-dessus avec quelques personnes de lettres et de cour, en Allemagne et en , et surtout avec une princesse des plus grandes et des plus accomplies, l’y ont déterminé plus d’une fois. Il avait eu l’honneur de dire ses sentiments à cette princesse sur plusieurs endroits du dictionnaire merveilleux de M. Bayle, où la religion et la raison paraissent en combattantes, et où M. Bayle veut faire taire la rai son après l’avoir fait trop parler; ce qu’il appelle le triomphe de la foi. L’auteur fit connaître dès lors qu’il était d’un autre sentiment, mais qu’il ne laissait pas
d’être bien aise qu’un si beau génie eût donné occasion d’approfondir ces matières aussi importantes que difficiles. Il avoua de les avoir examinées aussi depuis fort longtemps, et qu’il avait délibéré quelquefois de publier sur ce sujet des pensées dont le but principal devait être la connaissance de Dieu, telle qu’il la faut pour exciter la piété et pour nourrir la vertu. Cette princesse l’exhorta fort d’exécuter son ancien dessein, quelques amis s’y joignirent, et il était d’autant plus tenté de faire ce qu’ils demandaient, qu’il avait sujet d’espérer que dans la suite de l’examen les lumières de M. Bayle l’aideraient beaucoup à mettre la matière dans le jour qu’elle pourrait recevoir par leurs soins. Mais plusieurs empêchements vinrent à la traverse; et la mort de l’incomparable reine ne fut pas le moindre. Il arriva cependant que M. Bayle fut attaqué par d’excellents hommes qui se mirent à examiner le même sujet; il leur répondit amplement et toujours ingénieusement. On fut attentif à leur dispute et sur le point même d’y être mêlé. Voici comment:
J’avais publié un système nouveau qui paraissait propre à expliquer l’union de l’âme et du corps: il fut assez applaudi par ceux mêmes qui n’en demeurèrent pas d’accord, et il y eut d’habiles gens qui me témoignèrent d’avoir déjà été dans mon sentiment, sans être venus à une explication si distincte, avant que d’avoir vu ce que j’en avais écrit. M. Bayle l’examina dans son Dictionnaire historique et critique, article Rorarius. Il crut que les ouvertures que j’avais données méritaient d’être cultivées; il en fit valoir l’utilité à certains égards, et il représenta aussi ce qui pouvait encore faire de la peine. Je ne pouvais manquer de répondre comme il faut à des expressions aussi obligeantes et à des considérations aussi instructives que les siennes, et pour en profiter davantage, je fis paraître quelques éclaircissements dans l’Histoire des ouvrages des savants, juillet 1698. M. Bayle y répliqua dans la seconde édition de son dictionnaire. Je lui envoyai une duplique, qui n’a pas encore vu le jour; et je ne sais s’il a tripliqué.
Cependant il arriva que M. Le Clerc ayant mis dans sa Bibliothèque choisie un extrait du Système intellectuel de feu M. Cudworth, et y ayant expliqué certaines natures plastiques, que cet excellent auteur employait à la formation des animaux, M. Bayle crut (voyez la Continuation des Pensées diverses, chap. 21, art. II) que ces natures manquant de connaissance, on affaiblissait, en les
établissant, l’argument qui prouve, par la merveilleuse formation des choses, qu’il faut que l’univers ait une cause intelligente. M. Le Clerc répliqua (4e art. du 5e tome de sa Biblioth. choisie) que ces natures avaient besoin d’être dirigées par la sagesse divine. M. Bayle insista (7e art. de l’Hist. des ouvr. des savants, août 1704) qu’une simple direction ne suffisait pas à une cause dépourvue de connaissance, à moins qu’on ne la prît pour un pur instrument de Dieu, auquel cas elle serait inutile. Mon système y fut touché en ant; et cela me donna occasion d’envoyer un petit mémoire au célèbre auteur de l’Histoire des ouvrages des savants, qu’il mit dans le mois de mai 1705, art. 9, ou je tâchai de faire voir qu’à la vérité le mécanisme suffit pour produire les corps organiques des animaux, sans qu’on ait besoin d’autres natures plastiques, pourvu qu’on y ajoute la préformation déjà tout organique dans les semences des corps qui naissent, contenues dans celles des corps dont ils sont nés, jusqu’aux semences premières; ce qui ne pouvait venir que de l’auteur des choses, infiniment puissant et infiniment sage, lequel faisant tout d’abord avec ordre, y avait préétabli tout ordre et tout artifice futur. Il n’y a point de chaos dans l’intérieur des choses, et l’organisme est partout dans une matière dont la disposition vient de Dieu. Il s’y découvrirait même d’autant plus qu’on irait plus loin dans l’anatomie des corps; et on continuerait de le remarquer, quand même on pour rait aller à l’infini, comme la nature, et continuer la subdivision par notre connaissance, comme elle l’a continuée en effet.
Comme pour expliquer cette merveille de la formation des animaux je me servais d’une harmonie préétablie, c’est-à-dire du même moyen dont je m’étais servi pour expliquer une autre merveille qui est la correspondance de l’âme avec le corps, en quoi je faisais voir l’uniformité et la fécondité des principes que j’avais employés, il semble que cela fit ressouvenir M. Bayle de mon système, qui rend raison de cette correspondance, et qu’il avait examiné autrefois. Il déclara (au chap. 180 de sa Rép. aux questions d’un provincial, p. 1253, tome 3) qu’il ne lui paraissait pas que Dieu put donner à la matière ou à quelque autre cause la faculté d’organiser, sans lui communiquer l’idée et la connaissance de l’organisation; et qu’il n’était pas encore disposé à croire que Dieu, avec toute sa puissance sur la nature et avec toute la prescience qu’il a des accidents qui peuvent arriver, eût pu disposer les choses, en sorte que, par les seules lois de la mécanique, un vaisseau (par exemple) allât au port où il est destiné, sans être pendant sa route gouverné par quelque directeur intelligent. Je fus sur pris de voir qu’on mît des bornes à la puissance de Dieu, sans en alléguer aucune
preuve, et sans marquer qu’il y eût aucune contradiction à craindre du côté de l’objet, ni aucune imperfection du côté de Dieu, quoique j’eusse montré auparavant, dans ma duplique, que même les hommes font souvent par des automates quelque chose de semblable aux mouvements qui viennent de la raison; et qu’un esprit fini (mais fort au-dessus du nôtre) pour rait même exécuter ce que M. Bayle croit impossible à la Divinité: outre que Dieu, réglant par avance toutes les choses à la fois, la justesse du chemin de ce vaisseau ne serait pas plus étrange que celle d’une fusée qui irait le long d’une corde dans un feu d’artifice, tous les règlements de toutes choses ayant une parfaite harmonie entre eux, et se déterminant mutuellement.
Cette déclaration de M. Bayle m’engageait à une réponse, et j’avais dessein de lui représenter qu’à moins de dire que Dieu forme lui-même les corps organiques par un miracle continuel, ou qu’il a donné ce soin à des intelligences dont la puissance et la science soient presque divines, il faut juger que Dieu a préformé les choses, en sorte que les organisations nouvelles ne soient qu’une suite mécanique d’une constitution organique précédente; comme lorsque les papillons viennent des vers à soie, où M. Swammerdam a montré qu’il n’y a que du développement. Et j’aurais ajouté que rien n’est plus capable que la préformation des plantes et des animaux de confirmer mon système de l’harmonie préétablie entre l’âme et le corps, où le corps est porté par sa constitution originale à exécuter, à l’aide des choses externes, tout ce qu’il fait suivant la volonté de l’âme, comme les semences par leur constitution originale exécutent naturellement les intentions de Dieu par un artifice plus grand encore que celui qui fait que dans notre corps tout s’exécute conformément aux résolutions de notre volonté. Et puisque M. Bayle lui-même juge avec raison qu’il y a plus d’artifice dans l’organisation des animaux que dans le plus beau poème du monde, ou dans la plus belle invention dont l’esprit humain soit capable, il s’ensuit que mon système du commerce de l’âme et du corps est aussi facile que le sentiment commun de la formation des animaux, car ce sentiment (qui me paraît véritable) porte en effet que la sagesse de Dieu a fait la nature en sorte qu’elle est capable, en vertu de ses lois, de former les animaux; et je l’éclaircis et en fais mieux voir la possibilité par le moyen de la préformation. Après quoi on n’aura pas sujet de trouver étrange que Dieu ait fait le corps en sorte qu’en vertu de ses propres lois il puisse exécuter les desseins de l’âme raisonnable, puisque tout ce que l’âme raisonnable peut commander au corps est moins difficile que l’organisation que Dieu a commandée aux semences. M.
Bayle dit (Réponse aux questions d’un provincial, chap. 182, p. 1294) que ce n’est que depuis peu de temps qu’il y a eu des personnes qui ont compris que la formation des corps vivants ne saurait être un ouvrage naturel; ce qu’il pourrait dire aussi, suivant ses principes, de la correspondance de l’âme et du corps, puisque Dieu en fait tout le commerce dans le système des causes occasionnelles adopté par cet auteur. Mais je n’ets le surnaturel ici que dans le commencement des choses, à l’égard de la première formation des animaux, ou à l’égard de la constitution originaire de l’harmonie préétablie entre l’âme et le corps; après quoi je tiens que la formation des animaux et le rapport entre l’âme et le corps sont quelque chose d’aussi naturel à présent que les autres opérations les plus ordinaires de la nature. C’est à peu près comme on raisonne communément sur l’instinct et sur les opérations mer veilleuses des bêtes. On y reconnaît de la raison, non pas dans les bêtes, mais dans celui qui les a formées. Je suis donc du sentiment commun à cet égard; mais j’espère que mon explication lui aura donné plus de relief et de clarté, et même plus d’étendue.
Or, devant justifier mon système contre les nouvelles difficultés de M. Bayle, j’avais dessein en même temps de lui communiquer les pensées que j’avais eues depuis longtemps sur les difficultés qu’il avait fait valoir contre ceux qui tâchent d’accorder la raison avec la foi à l’égard de l’existence du mal. En effet, il y a peut-être peu de personnes qui y aient travaillé plus que moi. A peine avais-je appris à entendre ablement les livres latins, que j’eus la commodité de feuilleter dans une bibliothèque: j’y voltigeais de livre en livre; et comme les matières de méditation me plaisaient autant que les histoires et les fables, je fus charmé de l’ouvrage de Laurent Valla contre Boëcelq, et de celui de Luther contre Érasme, quoique je visse bien qu’ils avaient besoin d’adoucissement. Je ne m’abstenais pas des livres de controverse et, entre autres écrits de cette nature, les Actes du Colloque de Montbéliard, qui avaient ranimé la dispute, me parurent instructifs. Je ne négligeais point les enseignements de nos théologiens; et la lecture de leurs adversaires, bien loin de me troubler, servait à me confirmer dans les sentiments modérés des églises de la confession d’Augsbourg. J’eus occasion dans mes voyages de conférer avec quelques excellents hommes de différents partis, comme avec M. Pierre de Wallenbourg, suffragant de Mayence; avec M. Jean-Louis Fabrice, premier théologien de Heidelberg; et enfin avec le célèbre M. Arnauld, à qui je communiquai même un dialogue latin de ma façon sur cette matière, environ l’an 1673, où je mettais déjà en fait que Dieu ayant choisi le plus parfait de tous les mondes possibles, avait été porté par sa sagesse
à permettre le mal qui y était annexé, mais qui n’empêchait pas que, tout compté et rabattu, ce monde ne fût le meilleur qui pût être choisi. J’ai encore depuis lu toute sorte de bons auteurs sur ces matières, et j’ai tâché d’avancer dans les connaissances qui me paraissent propres à écarter tout ce qui pouvait obscurcir l’idée de la souveraine perfection qu’il faut reconnaître en Dieu. Je n’ai point négligé d’examiner les auteurs les plus rigides, et qui ont poussé le plus loin la nécessité des choses, tels que Hobbes et Spinoza, dont le premier a soutenu cette nécessité absolue, non seulement dans ses Éléments physiques et ailleurs, mais encore dans un livre exprès contre l’évêque Bramhall. Et Spinoza veut à peu près (comme un ancien péripatéticien nommé Straton) que tout soit venu de la première cause ou de la nature primitive, par une nécessité aveugle et toute géométrique, sans que ce premier principe des choses soit capable de choix, de bonté et d’entendement.
J’ai trouvé le moyen, ce me semble, de montrer le contraire d’une manière qui éclaire et qui fait qu’on entre en même temps dans l’intérieur des choses. Car ayant fait de nouvelles découvertes sur la nature de la force active et sur les lois du mouvement, j’ai fait voir qu’elles ne sont pas d’une nécessité absolument géométrique, comme Spinoza paraît l’avoir cru; et qu’elles ne sont pas purement arbitraires non plus, quoique ce soit l’opinion de M. Bayle et de quelques philosophes modernes; mais qu’elles dépendent de la convenance, comme je l’ai déjà marqué ci-dessus, ou de ce que j’appelle le principe du meilleur; et qu’on reconnaît en cela, comme en toute autre chose, les caractères de la première substance, dont les productions marquent une sagesse souveraine et font la plus parfaite des harmonies. J’ai fait voir aussi que c’est cette harmonie qui fait encore la liaison, tant de l’avenir avec le é que du présent avec ce qui est absent. La première espèce de liaison unit les temps et l’autre les lieux. Cette seconde liaison se montre dans l’union de l’âme avec le corps, et généralement dans le commerce des véritables substances entre elles et avec les phénomènes matériels. Mais la première a lieu dans la préformation des corps organiques ou plutôt de tous les corps, puisqu’il y a de l’organisme partout, quoique toutes les masses ne composent point des corps organiques: comme un étang peut fort bien être plein de poissons ou autres corps organiques, quoiqu’il ne soit point luimême un animal ou corps organique, mais seulement une masse qui les contient. Et puisque j’avais tâché de bâtir sur de tels fondements, établis d’une manière démonstrative, un corps entier des connaissances principales que la raison toute pure nous peut apprendre, un corps, dis-je, dont toutes les parties fussent bien
liées, et qui pût satisfaire aux difficultés les plus considérables des anciens et des modernes, je m’étais formé aussi par conséquent un certain système sur la liberté de l’homme et sur le concours de Dieu. Ce système me paraissait éloigné de tout ce qui peut choquer la raison et la foi, et j’avais envie de le faire er sous les yeux de M. Bayle aussi bien que de ceux qui sont en dispute avec lui. Il vient de nous quitter, et ce n’est pas une petite perte que celle d’un auteur dont la doctrine et la pénétration avaient peu d’égales; mais comme la matière est sur le tapis, que d’habiles gens y travaillent encore, et que le public y est attentif, j’ai cru qu’il fallait se servir de l’occasion pour faire paraître un échantillon de mes pensées.
Il sera peut-être bon de remarquer encore, avant que de finir cette préface, qu’en niant l’influence physique de l’âme sur le corps ou du corps sur l’âme, c’est-àdire une influence qui fasse que l’un trouble les lois de l’autre, je ne nie point l’union de l’un avec l’autre qui en fait un suppôt; mais cette union est quelque chose de métaphysique qui ne change rien dans les phénomènes. C’est ce que j’ai déjà dit en répondant à ce que le R. P. de Tournemine, dont l’esprit et le savoir ne sont point ordinaires, m’avait objecté dans les Mémoires de Trévoux. Et par cette raison on peut dire aussi, dans un sens métaphysique, que l’âme agit sur le corps et le corps sur l’âme. Aussi est-il vrai que l’âme est l’entéléchie ou le principe actif, au lieu que le corporel tout seul ou le simple matériel ne contient que le if, et que par conséquent le principe de l’action est dans les âmes, comme je l’ai expliqué plus d’une fois dans le Journal de Leipzig, mais plus particulièrement en répondant à feu M. Sturm, philosophe et mathématicien d’Altdorf, où j’ai même démontré que s’il n’y avait rien que de if dans les corps, leurs différents états seraient indiscernables. Je dirai aussi à cette occasion qu’ayant appris que l’habile auteur du livre de la Connaissance de soi-même avait fait quelques objections dans ce livre contre mon système de l’harmonie préétablie, j’avais envoyé une réponse à Paris, qui fait voir qu’il m’a attribué des sentiments dont je suis bien éloigné; comme a fait aussi depuis peu un docteur de Sorbonne anonyme, sur un autre sujet. Et ces mésentendus auraient paru d’abord aux yeux du lecteur, si l’on avait rapporté mes propres paroles, sur lesquelles on a cru se pouvoir fonder.
Cette disposition des hommes à se méprendre en représentant les sentiments
d’autrui, fait aussi que je trouve à propos de remarquer que lorsque j’ai dit quelque part que l’homme s’aide du secours de la grâce dans la conversion, j’entends seulement qu’il en profite par la cessation de la résistance surmontée, mais sans aucune coopération de sa part; tout comme il n’y a point de coopération dans la glace lorsqu’elle est rompue. Car la conversion est le pur ouvrage de la grâce de Dieu, où l’homme ne concourt qu’en résistant; mais sa résistance est plus ou moins grande, selon les personnes et les occasions. Les circonstances aussi contribuent plus ou moins à notre attention et aux mouvements qui naissent dans l’âme; et le concours de toutes ces choses tes à la mesure de l’impression et à l’état de la volonté, détermine l’effet de la grâce, mais sans le rendre nécessaire. Je me suis assez expliqué ailleurs, que, par rapport aux choses salutaires, l’homme non régénéré doit être considéré comme mort; et j’approuve fort la manière dont les théologiens de la confession d’Augsbourg s’expliquent sur ces sujets. Cependant cette corruption de l’homme non régénéré ne l’empêche point d’ailleurs d’avoir des vertus morales véritables et de faire quelque fois de bonnes actions dans la vie civile, qui viennent d’un bon principe, sans aucune mauvaise intention, et sans mélange de péché actuel. En quoi j’espère qu’on me le pardonnera, si j’ai osé m’éloigner du sentiment de S. Augustin, grand homme sans doute et d’un merveilleux esprit, mais qui semble porté quelquefois à outrer les choses, surtout dans la chaleur de ses engagements. J’estime fort quelques personnes qui font profession d’être disciples de S. Augustin, et entre autres le R. P. Quesnel, digne successeur du grand Arnauld, dans la poursuite des controverses qui les ont commis avec la plus célèbre des compagnies. Mais j’ai trouvé qu’ordinairement dans les combats entre des gens d’un mérite insigne (dont il y en a sans doute ici des deux côtés), la raison est de part et d’autre, mais en différents points, et qu’elle est plutôt pour les défenses que pour les attaques, quoique la malignité naturelle du coeur humain rende ordinairement les attaques plus agréables au lecteur que les défenses. J’espère que le R. P. Ptolemei, ornement de sa compagnie, occupé à remplir les vides du célèbre Bellarmin, nous donnera sur tout cela des éclaircissements dignes de sa pénétration et de son savoir, et, j’ose même ajouter, de sa modération. Et il faut croire que parmi les théologiens de la confession d’Augsbourg, il s’élèvera quelque nouveau Chemnice ou quelque nouveau Calixte; comme il y a lieu de juger que des Usserius ou des Daillé revivront parmi les réformés, et que tous travailleront de plus en plus à lever les mésentendus dont cette matière est chargée. Au reste, je serais bien aise que ceux qui voudront l’éplucher lisent les objections mises en forme, avec les réponses que j’y ai données, dans le petit écrit que j’ai mis à la fin de l’ouvrage, pour en faire comme le sommaire. J’y ai tâché de prévenir quelques nouvelles
objections: ayant expliqué, par exemple, pourquoi j’ai pris la volonté antécédente et conséquente pour préalable et finale, à l’exemple de Thomas, de Scot et d’autres; comment il est possible qu’il y ait incomparablement plus de bien dans la gloire de tous les sauvés qu’il n’y a de mal dans la misère de tous les damnés, quoiqu’il y en ait plus des derniers; comment, en disant que le mal a été permis comme une condition sine qua non du bien, je l’entends non pas suivant le principe du nécessaire, mais suivant les principes du convenable; comment la prédétermination que j’ets est toujours inclinante et jamais nécessitante; comment Dieu ne refa pas les lumières nécessaires nouvelles à ceux qui ont bien usé de celles qu’ils avaient; sans parler d’autres éclaircissements que j’ai tâché de donner sur quelques difficultés qui m’ont été faites depuis peu. Et j’ai suivi encore le conseil de quelques amis, qui ont cru à propos que j’ajoutasse deux appendices: l’un sur la controverse agitée entre M. Hobbes et l’évêque Bramhall, touchant le libre et le nécessaire; l’autre sur le savant ouvrage de l’Origine du mal, publié depuis peu en Angleterre.
Enfin j’ai tâché de tout rapporter à l’édification; et si j’ai donné quelque chose à la curiosité, c’est que j’ai cru qu’il fallait égayer une matière dont le sérieux peut rebuter. C’est dans cette vue que j’ai fait entrer dans ce discours la chimère plaisante d’une certaine théologie astronomique, n’ayant point sujet d’appréhender qu’elle séduise personne, et jugeant que la réciter et la réfuter est la même chose. Fiction pour fiction, au lieu de s’imaginer que les planètes ont été des soleils, on pourrait concevoir qu’elles ont été des masses fondues dans le soleil et jetées dehors, ce qui détruirait le fondement de cette théologie hypothétique. L’ancienne erreur des deux principes, que les Orientaux distinguaient par les noms d’Oromasdes et d’Arimanius, m’a fait éclaircir une conjecture sur l’histoire reculée des peuples, y ayant de l’apparence que c’étaient les noms de deux grands princes contemporains: l’un, monarque d’une partie de la Haute-Asie, où il y en a eu depuis d’autres de ce nom; l’autre, roi des CeltoScythes, faisant irruption dans les états du premier, et connu d’ailleurs parmi les divinités de la Germanie. Il semble en effet que Zoroastre a employé les noms de ces princes comme des symboles des puissances invisibles, auxquelles leurs exploits les faisaient ressembler dans l’opinion des Asiatiques. Quoique d’ailleurs il paraisse par les rapports des auteurs arabes, qui pourraient être mieux informés que les Grecs de quelques particularités de l’ancienne histoire orientale, que ce Zerdust ou Zoroastre, qu’ils font contemporain du grand Darius, n’a point considéré ces deux principes comme tout à fait primitifs et
indépendants, mais comme dépendants d’un principe unique suprême; et qu’il a cru, conformément à la cosmogonie de Moïse, que Dieu, qui est sans pair, a créé tout et a séparé la lumière des ténèbres; que la lumière a été conforme à son dessein original, mais que les ténèbres sont venues par conséquence comme l’ombre suit le corps, et que ce n’est autre chose que la privation. Ce qui exempterait cet ancien auteur des erreurs que les Grecs lui attribuent. Son grand savoir a fait que les Orientaux l’ont comparé avec le Mercure ou Hermès des Égyptiens et des Grecs; tout comme les Septentrionaux ont comparé leur Wodan ou Odin avec ce même Mercure. C’est pourquoi le mercredi, ou le jour de Mercure, a été appelé Wodansdag par les Septentrionaux, mais jour de Zerdust par les Asiatiques, puis qu’il est nommé Zarschamba ou Dsearschambe par les Turcs et par les Persans, Zerda par les Hongrois venus de l’Orient septentrional, et Sreda par les Esclavons, depuis le fond de la grande Russie jusqu’aux Wendes du pays de Lunebourg; les Esclavons l’ayant appris aussi des Orientaux. Ces remarques ne déplairont peut-être pas aux curieux; et je me flatte que le petit dialogue, qui finit les Essais opposés à M. Bayle, donnera quelque contentement à ceux qui sont bien aises de voir des vérités difficiles, mais importantes, exposées d’une manière aisée et familière. On a écrit dans une langue étrangère, au hasard d’y faire bien des fautes, parce que cette matière y a été traitée depuis peu par d’autres, et y est lue davantage par ceux à qui on voudrait être utile par ce petit travail. On espère que les fautes du langage qui viennent non seulement de l’impression et du copiste, mais aussi de la précipitation de l’auteur, qui a été assez distrait, seront pardonnées; et si quelque erreur s’est glissée dans les sentiments, l’auteur sera des premiers à les corriger, après avoir été mieux informé: ayant donné ailleurs de telles marques de son amour de la vérité, qu’il espère qu’on ne prendra pas cette déclaration pour un compliment.
ABRÉGÉ DE LA CONTROVERSE, RÉDUITE A DES ARGUMENTS EN FORME.
Quelques personnes intelligentes ont souhaité qu’on fît cette addition, et l’on a déféré d’autant plus facilement à leur avis, qu’on a eu occasion par là de satisfaire encore à quelques difficultés, et de faire quelques remarques qui n’avaient pas encore été assez touchées dans l’ouvrage.
I. Objection. Quiconque ne prend point le meilleur parti, manque de puissance, ou de connaissance, ou de bonté.
Dieu n’a point pris le meilleur parti en créant ce monde.
Donc Dieu a manqué de puissance, ou de connaissance, ou de bonté.
Réponse. On nie la mineure, c’est-à-dire la seconde prémisse de ce syllogisme; et l’adversaire la prouve par ce prosyllogisme. Quiconque fait des choses où il y a du mal, qui pouvaient être faites sans aucun mal, ou dont la production pouvait être omise, ne prend point le meilleur parti.
Dieu a fait un monde où il y a du mal; un monde, dis-je, qui pouvait être fait sans aucun mal, ou dont la production pouvait être omise tout à fait.
Donc Dieu n’a point pris le meilleur parti.
Réponse. On accorde la mineure de ce prosyllogisme; car il faut avouer qu’il y a du mal dans le monde que Dieu a fait, et qu’il était possible de faire un monde sans mal, ou même de ne point créer de monde, puisque sa création a dépendu de la volonté libre de Dieu: mais on nie la majeure, c’est-à-dire la première des deux prémisses du prosyllogisme, et on se pourrait contenter d’en demander la preuve; mais pour donner plus d’éclaircissement à la matière, on a voulu justifier cette négation, en faisant remarquer que le meilleur parti n’est pas toujours celui qui tend à éviter le mal, puisqu’il se peut que le mal soit accompagné d’un plus grand bien. Par exemple, un général d’armée aimera mieux une grande victoire
avec une légère blessure, qu’un état sans blessure et sans victoire. On a montré cela plus amplement dans cet ouvrage, en faisant même voir par des instances prises des mathématiques, et d’ailleurs, qu’une imperfection dans la partie peut être requise à une plus grande perfection dans le tout. On a suivi en cela le sentiment de saint Augustin, qui a dit cent fois que Dieu a permis le mal pour en tirer un bien, c’est-à-dire un plus grand bien; et celui de Thomas d’Aquin (in libr. 2 sent., dist. 32, qu. I, art. 1), que la permission du mal tend au bien de l’univers. On a fait voir que chez les anciens la chute d’Adam a été appelée Felix culpa, un péché heureux, parce qu’il avait été réparé avec un avantage immense par l’incarnation du Fils de Dieu, qui a donné à l’univers quelque chose de plus noble que tout ce qu’il y aurait eu sans cela parmi les créatures Et pour plus d’intelligence, on a ajouté, après plusieurs bons auteurs, qu’il était de l’ordre et du bien général que Dieu laissât à certaines créatures l’occasion d’exercer leur liberté, lors même qu’il a prévu qu’elles se tourneraient au mal, mais qu’il pouvait si bien redresser; parce qu’il ne convenait pas que pour empêcher le péché, Dieu agît toujours d’une manière extraordinaire. Il suffit donc pour anéantir l’objection, de faire voir qu’un monde avec le mal pouvait être meilleur qu’un monde sans mal: mais on est encore allé plus avant dans l’ouvrage, et l’on a même montré que cet univers doit être effectivement meilleur que tout autre univers possible.
II. Objection. S’il y a plus de mal que de bien dans les créatures intelligentes, il y a plus de mal que de bien dans tout l’ouvrage de Dieu.
Or il y a plus de mal que de bien dans les créatures intelligentes.
Donc il y a plus de mal que de bien dans tout l’ouvrage de Dieu.
Réponse. On nie la majeure et la mineure de ce syllogisme conditionnel. Quant à la majeure, on ne l’accorde point, parce que cette prétendue conséquence de la partie au tout, des créatures intelligentes à toutes les créatures, suppose, tacitement et sans preuve, que les créatures destituées de raison ne peuvent point
entrer en comparaison et en ligne de compte avec celles qui en ont. Mais pourquoi ne se pourrait-il pas que le surplus du bien dans les créatures non intelligentes, qui remplissent le monde, récompensât et surât même incomparablement le surplus du mal dans les créatures raisonnables ? Il est vrai que le prix des dernières est plus grand; mais, en récompense, les autres sont en plus grand nombre sans comparaison; et il se peut que la proportion du nombre et de la quantité sure celle du prix et de la qualité.
Quant à la mineure, on ne la doit point accorder non plus, c’est-à-dire on ne doit point accorder qu’il y a plus de mal que de bien dans les créatures intelligentes. On n’a pas même besoin de convenir qu’il y a plus de mal que de bien dans le genre humain, parce qu’il se peut, et il est même fort raisonnable, que la gloire et la perfection des bienheureux soit incomparablement plus grande que la misère et l’imperfection des damnés, et qu’ici l’excellence du bien total, dans le plus petit nombre, prévaille au mal total dans le nombre plus grand. Les bienheureux approchent de la divinité par le moyen du divin Médiateur, autant qu’il peut convenir à ces créatures, et font des progrès dans le bien qu’il est impossible que les damnés fassent dans le mal, quand ils approcheraient le plus près qu’il se peut de la nature des démons. Dieu est infini, et le démon est borné; le bien peut aller et va à l’infini, au lieu que le mal a ses bornes. Il se peut donc, et il est à croire qu’il arrive, dans la comparaison des bienheureux et des damnés, le contraire de ce que nous avons dit pouvoir arriver dans la comparaison des créatures intelligentes et non intelligentes, c’est-à-dire il se peut que, dans la comparaison des heureux et des malheureux, la proportion des degrés sure celle des nombres, et que, dans la comparaison des créatures intelligentes et non intelligentes, la proportion des nombres soit plus grande que celle des prix. On est en droit de supposer qu’une chose se peut, tant qu’on ne prouve point qu’elle est impossible; et même ce qu’on avance ici e la supposition.
Mais en second lieu, quand on accorderait qu’il y a plus de mal que de bien dans le genre humain, on a encore tout sujet de ne point accorder qu’il y a plus de mal que de bien dans toutes les créatures intelligentes; car il y a un nombre inconcevable de génies, et peut être encore d’autres créatures raisonnables; et un adversaire ne saurait prouver que, dans toute la cité de Dieu, composée tant de génies que d’animaux raisonnables sans nombre et d’une infinité d’espèces, le
mal sure le bien; et, quoiqu’on n’ait point besoin, pour répondre à une objection, de prouver qu’une chose est, quand sa seule possibilité suffit, on n’a pas laissé de montrer dans cet ouvrage que c’est une suite de la suprême perfection du souverain de l’univers que le royaume de Dieu soit le plus parfait de tous les états ou gouvernements possibles, et que, par conséquent, le peu de mal qu’il y a soit requis pour le comble du bien immense qui s’y trouve.
III. Objection. S’il est toujours impossible de ne point pécher, il est toujours injuste de punir.
Or il est toujours impossible de ne point pécher; ou bien, tout péché est nécessaire.
Donc il est toujours injuste de punir.
On en prouve la mineure.
I. Prosyllogisme. Tout prédéterminé est nécessaire.
Tout événement est prédéterminé.
Donc tout événement (et par conséquent le péché aussi) est nécessaire.
On prouve encore ainsi cette seconde mineure.
2. Prosyllogisme. Ce qui est futur, ce qui est prévu, ce qui est enveloppé dans les causes est prédéterminé.
Tout événement est tel.
Donc tout événement est prédéterminé.
Réponse. On accorde dans un certain sens la conclusion du second prosyllogisme, qui est la mineure du premier; mais on niera la majeure du premier prosyllogisme, c’est-à-dire que tout prédéterminé est nécessaire, entendant par la nécessité de pécher, par exemple, ou par l’impossibilité de ne point pécher, ou de ne point faire quelque action, la nécessité dont il s’agit ici, c’est-à-dire celle qui est essentielle et absolue, et qui détruit la moralité de l’action et la justice des châtiments; car, si quelqu’un entendait une autre nécessité ou impossibilité, c’est-à-dire une nécessité qui ne fût que morale ou qui ne fût qu’hypothétique (qu’on expliquera tantôt), il est manifeste qu’on lui nierait la majeure de l’objection même. On se pourrait contenter de cette réponse, et demander la preuve de la proposition niée; mais on a bien voulu encore rendre raison de son procédé dans cet ouvrage, pour mieux éclaircir la chose, et pour donner plus de jour à toute cette matière, en expliquant la nécessité qui doit être rejetée, et la détermination qui doit avoir lieu. C’est que la nécessité, contraire à la moralité, qui doit être évitée, et qui ferait que le châtiment serait injuste, est une nécessité insurmontable qui rendrait toute opposition inutile, quand même on voudrait de tout son coeur éviter l’action nécessaire, et quand on ferait tous les efforts possibles pour cela. Or il est manifeste que cela n’est point applicable aux actions volontaires; puisqu’on ne les ferait point si on ne le voulait bien. Aussi leur prévision et prédétermination n’est point absolue, mais elle suppose la volonté: s’il est sûr qu’on les fera, il n’est pas moins sûr qu’on les voudra faire. Ces actions volontaires, et leurs suites, n’arriveront point quoi qu’on fasse, ou soit qu’on les veuille ou non, mais parce qu’on fera et parce qu’on voudra faire ce qui y conduit. Et cela est contenu dans la prévision et dans la prédétermination, et en fait même la raison. Et la
nécessité de tels événements est appelée conditionnelle ou hypothétique, ou bien nécessité de conséquence, parce qu’elle suppose la volonté et les autres réquisits; au lieu que la nécessité qui détruit la moralité, et qui rend le châtiment injuste et la récompense inutile, est dans les choses qui seront quoi qu’on fasse et quoi qu’on veuille faire, et, en un mot, dans ce qui est essentiel; et c’est ce qu’on appelle une nécessité absolue. Aussi ne sert-il de rien, à l’égard de ce qui est nécessaire absolument, de faire des défenses ou des commandements, de proposer des peines ou des prix, de blâmer ou de louer; il n’en sera ni plus, ni moins. Au lieu que, dans les actions volontaires et dans ce qui en dépend, les préceptes, armés du pouvoir de punir et de récompenser, servent très souvent, et sont compris dans l’ordre des causes qui font exister l’action; et c’est par cette raison que non seulement les soins et les travaux, mais encore les prières sont utiles; Dieu ayant encore eu ces prières en vue avant qu’il ait réglé les choses, et y ayant eu l’égard qui était convenable. C’est pourquoi le précepte qui dit: Ora et labora (Priez et travaillez), subsiste tout entier; et non seulement ceux qui pré tendent, sous le vain prétexte de la nécessité des événements, qu’on peut négliger les soins que les affaires demandent, mais encore ceux qui raisonnent contre les prières tombent dans ce que les anciens appelaient déjà le sophisme paresseux. Ainsi la prédétermination des événements par les causes est justement ce qui contribue à la moralité au lieu de !a détruire, et les causes inclinent la volonté, sans la nécessiter. C’est pourquoi la détermination dont il s’agit n’est point une nécessitation: il est certain (à celui qui sait tout) que l’effet suivra cette inclination; mais cet effet n’en suit point par une conséquence nécessaire, c’està-dire dont le contraire implique contradiction; et c’est aussi par une telle inclination interne que la volonté se détermine, sans qu’il y ait de la nécessité. Supposez qu’on ait la plus grande ion du monde (par exemple, une grande soif), vous m’avouerez que l’âme peut trouver quelque raison pour y résister, quand ce ne serait que celle de montrer son pouvoir. Ainsi quoiqu’on ne soit jamais dans une parfaite indifférence d’équilibre, et qu’il y ait toujours une prévalence d’inclination pour le parti qu’on prend, elle ne rend pourtant jamais la résolution qu’on prend absolument nécessaire.
IV. Objection. Quiconque peut empêcher le péché d’autrui et ne le fait pas, mais y contribue plutôt, quoi qu’il en soit bien informé, en est complice.
Dieu peut empêcher le péché des créatures intelligentes; mais il ne le fait pas, et il y contribue plutôt par son concours et par les occasions qu’il fait naître, quoi qu’il en ait une parfaite connaissance.
Donc, etc.
Réponse. On nie la majeure de ce syllogisme; car il se peut qu’on puisse empêcher le péché, mais qu’on ne doive point le faire, parce qu’on ne le pourrait sans commettre soi-même un péché ou (quand il s’agit de Dieu) sans faire une action déraisonnable. On en a donné des instances, et on en a fait l’application à Dieu lui même. Il se peut aussi qu’on contribue au mal, et qu’on lui ouvre même le chemin quelquefois en faisant des choses qu’on est obligé de faire; et quand on fait son devoir, ou (en parlant de Dieu) quand, tout bien considéré, on fait ce que la raison demande, on n’est point responsable des événements, lors même qu’on les prévoit. On ne veut pas ces maux, mais on les veut permettre pour un plus grand bien, qu’on ne saurait se dispenser raisonnablement de préférer à d’autres considérations; et c’est une volonté conséquente qui résulte des volontés antécédentes, par lesquelles on veut le bien. Je sais que quelques-uns, en parlant de la volonté de Dieu antécédente et conséquente, ont entendu par l’antécédente, celle qui veut que tous les hommes soient sauvés; et par la conséquente, celle qui veut, en conséquence du péché persévérant, qu’il y en ait de damnés. Mais ce ne sont que des exemples d’une notion plus générale, et on peut dire, par la même raison, que Dieu veut par sa volonté antécédente que les hommes ne pèchent point, et que, par sa volonté conséquente ou finale et décrétoire (qui a toujours son effet), il veut permettre qu’ils pèchent; cette permission étant une suite des raisons supérieures; et on a sujet de dire généralement que la volonté antécédente de Dieu va à la production du bien et à l’empêchement du mal, chacun pris en soi et comme détaché (particulariter et secundum quid, Thom. I, qu. 19, art. 6), suivant la mesure du degré de chaque bien ou de chaque mal; mais que la volonté divine conséquente, ou finale et totale, va à la production d’autant de biens qu’on en peut mettre ensemble, dont la combinaison devient par là déterminée, et comprend aussi la permission de quelques maux et l’exclusion de quelques biens, comme le meilleur plan possible de l’univers le demande. Arminius, dans son Antiperkinsus, a fort bien expliqué que la volonté de Dieu peut être appelée conséquente, non seulement par rapport à l’action de la
créature considérée auparavant dans l’entendement divin, mais encore par rapport à d’autres volontés divines antérieures. Mais il suffit de considérer le age cité de Thomas d’Aquin, et celui de Scot (I. dist. 46, qu. XI), pour voir qu’ils prennent cette distinction comme on l’a prise ici. Cependant si quelqu’un ne veut point souffrir cet usage des termes, qu’il mette volonté préalable, au lieu d’antécédente, et volonté finale ou décrétoire, au lieu de conséquente; car on ne veut point disputer des mots.
V. Objection. Quiconque produit tout ce qu’il y a de réel dans une chose, en est la cause.
Dieu produit tout ce qu’il y a de réel dans le péché
Donc Dieu est la cause du péché.
Réponse. On pourrait se contenter de nier la majeure ou la mineure, parce que le terme de réel reçoit des interprétations qui peuvent rendre ces propositions fausses. Mais pour se mieux expliquer on distinguera. Réel signifie ou ce qui est positif seulement, ou bien il comprend encore les êtres privatifs; au premier cas, on nie la majeure, et on accorde la mineure; au second cas, on fait le contraire. On aurait pu se borner à cela; mais on a bien voulu aller encore plus loin, pour rendre raison de cette distinction. On a donc été bien aise de faire considérer que toute réalité purement positive, ou absolue, est une perfection; et que l’imperfection vient de la limitation, c’est-à-dire du privatif: car limiter, est ref le progrès, ou le plus outre. Or Dieu est la cause de toutes les perfections, et par conséquent de toutes les réalités, lorsqu’on les considère comme purement positives. Mais les limitations ou les privations résultent de l’imperfection originale des créatures, qui borne leur réceptivité. Et il en est comme d’un bateau chargé, que la rivière fait aller plus ou moins lentement, à mesure du poids qu’il porte; ainsi sa vitesse vient de la rivière; mais le retardement qui borne cette vitesse vient de la charge. Aussi a-t-on fait voir dans cet ouvrage comment la créature, en causant le péché, est une cause déficiente; comment les erreurs et les
mauvaises inclinations naissent de la privation; et comment la privation est efficace par accident; et on a justifié le sentiment de saint Augustin (lib. I, ad Simpl. q. 2) qui explique, par exemple, comment Dieu endurcit, non pas en donnant quelque chose de mauvais à l’âme, mais parce que l’effet de sa bonne impression est borné par la résistance de l’âme, et par les circonstances qui contribuent à cette résistance; en sorte qu’il ne lui donne pas tout le bien qui surmonterait son mal. Nec, inquit, ab illo erogatur aliquid quo homo fit deterior, sed tantum quo fit melior none rogatur. Mais si Dieu y avait voulu faire davantage, il aurait fallu faire ou d’autres natures des créatures ou d’autres miracles pour changer leurs natures, que le meilleur plan n’a pu ettre. C’est comme il faudrait que le courant de la rivière fût plus rapide que sa pente ne permet ou que les bateaux fussent moins chargés, s’il devait faire aller ces bateaux avec plus de vitesse. Et la limitation ou l’imperfection originale des créatures fait que même le meilleur plan de l’univers ne saurait être exempté de certains maux, mais qui y doivent tourner à un plus grand bien. Ce sont quelques désordres dans les parties, qui relèvent merveilleusement la beauté du tout; comme certaines dissonances, employées comme il faut, rendent l’harmonie plus belle. Mais cela dépend de ce qu’on a déjà répondu à la première objection.
VI. Objection. Quiconque punit ceux qui ont fait aussi bien qu’il était en leur pouvoir de faire, est injuste.
Dieu le fait.
Donc, etc.
Réponse. On nie la mineure de cet argument. Et l’on croit que Dieu donne toujours les aides et les grâces qui suffiraient à ceux qui auraient une bonne volonté, c’est-à-dire qui ne rejetteraient pas ces grâces par un nouveau péché. Ainsi, on n’accorde point la damnation des enfants morts sans baptême ou hors de l’Eglise, ni la damnation des adultes qui ont agi suivant les lumières que Dieu leur a données. Et l’on croit que si quelqu’un a suivi les lumières qu’il avait, il
en recevra indubitablement de plus grandes dont il a besoin, comme feu M. Hulseman, théologien célèbre et profond à Leipzig, a remarqué quelque part; et si un tel homme en avait manqué pendant sa vie, il les recevrait au moins à l’article de la mort.
VII. Objection. Quiconque donne à quelques-uns seulement, et non pas à tous, les moyens qui leur font avoir effectivement la bonne volonté et la foi finale salutaire, n’a pas assez de bonté.
Dieu le fait.
Donc, etc.
Réponse. On en nie la majeure. Il est vrai que Dieu pourrait surmonter la plus grande résistance du coeur humain; et il le fait aussi quelquefois, soit par une grâce interne, soit par les circonstances externes qui peuvent beaucoup sur les âmes; mais il ne le fait point toujours. D’où vient cette distinction, dira-t-on, et pourquoi sa bonté paraît-elle bornée ? C’est qu’il n’aurait point été dans l’ordre d’agir toujours extraordinairement, et de renverser la liaison des choses, comme on a déjà remarqué en répondant à la première objection. Les raisons de cette liaison, par laquelle l’un est placé dans des circonstances plus favorables que l’autre, sont cachées dans la profondeur de la sagesse de Dieu: elles dépendent de l’harmonie universelle. Le meilleur plan de l’univers, que Dieu ne pouvait point manquer de choisir, le portait ainsi. On le juge par l’événement même; puisque Dieu l’a fait, il n’était point possible de mieux faire. Bien loin que cette conduite soit contraire à la bonté, c’est la suprême bonté qui l’y a porté. Cette objection avec sa solution pouvait être tirée de ce qui a été dit à l’égard de la première objection; mais il a paru utile de la toucher à part.
VIII. Objection. Quiconque ne peut manquer de choisir le meilleur, n’est point
libre.
Dieu ne peut manquer de choisir le meilleur.
Donc Dieu n’est point libre.
Réponse. On nie la majeure de cet argument: c’est plutôt la vraie liberté, et la plus parfaite, de pouvoir le mieux de son franc arbitre, et d’exercer toujours ce pouvoir, sans en être détourné, ni par la force externe, ni par les ions internes, dont l’une fait l’esclavage des corps, et les autres celui des âmes. Il n’y a rien de moins servile que d’être toujours mené au bien, et toujours par sa propre inclination, sans aucune contrainte, et sans aucun déplaisir. Et d’objecter que Dieu avait donc besoin des choses externes, ce n’est qu’un sophisme. Il les crée librement: mais s’étant proposé une fin, qui est d’exercer sa bonté, la sagesse l’a déterminé à choisir les moyens les plus propres à obtenir cette fin. Appeler cela besoin, c’est prendre le terme dans un sens non ordinaire qui le purge de toute imperfection, à peu près comme l’on fait quand on parle de la colère de Dieu.
Sénèque dit quelque part que Dieu n’a commandé qu’une fois, mais qu’il obéit toujours, parce qu’il obéit aux lois qu’il a voulu se prescrire: semel jussit, semper paret. Mais il aurait mieux dit que Dieu commande toujours, et qu’il est toujours obéi; car en voulant, il suit toujours le penchant de sa propre nature, et tout le reste des choses suit toujours sa volonté. Et comme cette volonté est toujours la même, on ne peut point dire qu’il n’obéit qu’à celle qu’il avait autrefois. Cependant, quoique sa volonté soit toujours immanquable, et aille toujours au meilleur, le mal, ou le moindre bien qu’il rebute, ne laisse pas d’être possible en soi; autrement la nécessité du bien serait géométrique, pour dire ainsi, ou métaphysique, et tout à fait absolue; la contingence des choses serait détruite, et il n’y aurait point de choix. Mais cette manière de nécessité, qui ne détruit point la possibilité du contraire, n’a ce nom que par analogie; elle devient effective, non pas par la seule essence des choses, mais par ce qui est hors d’elles
et au-dessus d’elles, savoir par la volonté de Dieu. Cette nécessité est appelée morale, parce que chez le sage, nécessaire et du sont des choses équivalentes; et quand elle a toujours son effet, comme elle l’a véritablement dans le sage parfait, c’est-à- dire en Dieu, on peut dire que c’est une nécessité heureuse. Plus les créatures en approchent, plus elles approchent de la félicité parfaite. Aussi, cette manière de nécessité n’est elle pas celle qu’on tâche d’éviter, et qui détruit la moralité, les récompenses, les louanges. Car ce qu’elle porte n’arrive pas quoi qu’on fasse, et quoi qu’on veuille, mais parce qu’on le veut bien. Et une volonté à laquelle il est naturel de bien choisir, mérite le plus d’être louée: aussi porte-telle sa récompense avec elle, qui est le souverain bonheur. Et comme cette constitution de la nature divine donne une satisfaction entière à celui qui la possède, elle est aussi la meilleure et la plus souhaitable pour les créatures, qui dépendent toutes de Dieu. Si la volonté de Dieu n’avait point pour règle le principe du meilleur, elle irait au mal, ce qui serait le pis; ou bien elle serait indifférente en quelque façon au bien et au mal, et guidée par le hasard; mais une volonté qui se laisserait toujours aller au hasard ne vaudrait guère mieux pour le gouvernement de l’univers que le concours fortuit des corpus cules, sans qu’il y eût aucune divinité. Et quand même Dieu ne s’abandonnerait au hasard qu’en quelques cas et en quelque manière (comme il ferait s’il n’allait pas toujours entièrement au meilleur et s’il était capable de préférer un moindre bien à un bien plus grand, c’est-à-dire un mal à un bien, puisque ce qui empêche un plus grand bien est un mal) il serait imparfait, aussi bien que l’objet de son choix; il ne mériterait point une confiance entière; il agirait sans raison dans un tel cas, et le gouvernement de l’univers serait comme certains jeux mi partis entre la raison et la fortune. Et tout cela fait voir que cette objection, qu’on fait contre le choix du meilleur, pervertit les notions du libre et du nécessaire, et nous représente le meilleur même comme mauvais; ce qui est malin, ou ridicule.
La monadologie
Leibnitz La monadologie
1. La Monade, dont nous parlerons ici, n’est autre chose qu’une substance simple, qui entre dans les composés; simple, c’est-à-dire sans parties.
2. Et il faut qu’il y ait des substances simples, puisqu’il y a des composés; car le composé n’est autre chose qu’un amas ou aggregatum des simples.
3. Or, là où il n’y a point de parties, il n’y a ni étendue, ni figure, ni divisibilité possible. Et ces monades sont les véritables atomes de la nature et en un mot les éléments des choses.
4. Il n’y a aussi point de dissolution à craindre, et il n’y a aucune manière concevable par laquelle une substance simple puisse périr naturellement.
5. Par la même raison, il n’y a en aucune par laquelle une substance simple puisse commencer naturellement, puisqu’elle ne saurait être formée par composition.
6. Ainsi on peut dire que les monades ne sauraient commencer ni finir que tout
d’un coup, c’est-à-dire elles ne sauraient commencer que par création et finir que par annihilation au lieu que ce qui est composé commence ou finit par parties.
7. Il n’y a pas moyen aussi d’expliquer comment une monade puisse être altérée ou changée dans son intérieur par quelque autre créature, puisqu’on n’y saurait rien transposer ni concevoir en elle aucun mouvement interne qui puisse être excité, dirigé, augmenté ou diminué là dedans; comme cela se peut dans les composés, où il y a des changements entre les parties. Les monades n’ont point de fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir. Les accidents ne sauraient se détacher, ni se promener hors des substances, comme faisaient autrefois les espèces sensibles des scolastiques. Ainsi ni substance, ni accident peut entrer de dehors dans une monade.
8. Cependant il faut que les monades aient quelques qualités, autre ment ce ne seraient pas même des êtres. Et si les substances simples ne différaient point par leurs qualités, il n’y aurait pas moyen de s’apercevoir d’aucun changement dans les choses; puisque ce qui est dans le composé ne peut venir que des ingrédients simples; et les monades étant sans qualités seraient indistinguables l’une de l’autre, puisque aussi bien elles ne diffèrent point en quantité: et par conséquent le plein étant supposé, chaque lieu ne recevrait toujours dans le mouvement que l’équivalent de ce qu’il avait eu, et un état des choses serait indiscernable de l’autre.
9. Il faut même que chaque monade soit différente de chaque autre. Car il n’y a jamais dans la nature deux êtres qui soient parfaitement l’un comme l’autre et où il ne soit possible de trouver une différence interne, ou fondée sur une dénomination intrinsèque.
10. Je prends aussi pour accordé que tout être créé est sujet au changement et par conséquent la monade créée aussi, et même que ce changement est continuel dans chacune.
11. Il s’ensuit de ce que nous venons de dire que les changements naturels des monades viennent d’un principe interne, puisqu’une cause externe ne saurait influer dans son intérieur.
12. Mais il faut aussi qu’outre le principe du changement il y ait un détail de ce qui change, qui fasse pour ainsi dire la spécification et la variété des substances simples.
13. Ce détail doit envelopper une multitude dans l’unité ou dans le simple. Car tout changement naturel se faisant par degrés, quelque chose change et quelque chose reste; et par conséquent il faut que dans la substance simple il y ait une pluralité d’affections et de rapports, quoiqu’il n’y en ait point de parties.
14. L’état ager qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité ou dans la substance simple n’est autre chose que ce qu’on appelle la Perception, qu’on doit distinguer de l’aperception ou de la conscience, comme il paraîtra dans la suite. Et c’est en quoi les Cartésiens ont fort manqué, ayant compté pour rien les perceptions, dont on ne s’aperçoit pas. C’est aussi ce qui les a fait croire que les seuls esprits étaient des monades et qu’il n’y avait point d’âmes des bêtes ni d’autres entéléchies et qu’ils ont confondu avec le vulgaire un long étourdissement avec une mort à la rigueur, ce qui les a fait encore donner dans le préjugé scolastique des âmes entièrement séparées et a même confirmé les esprits mal tournés dans l’opinion de la mortalité des âmes.
15. L’action du principe interne qui fait le changement ou le age d’une perception à une autre peut être appelé Appétition : il est vrai que l’appétit ne saurait toujours parvenir entièrement à toute la perception où il tend, mais il en obtient toujours quelque chose, et parvient à des perceptions nouvelles.
16. Nous expérimentons nous-mêmes une multitude dans la substance simple, lorsque nous trouvons que la moindre pensée dont nous nous apercevons enveloppe une variété dans l’objet. Ainsi tous ceux qui reconnaissent que l’âme est une substance simple doivent reconnaître cette multitude dans la monade; et Monsieur Bayle ne devait point y trouver de la difficulté comme il a fait dans son Dictionnaire, article Rorarius.
17. On est obligé d’ailleurs de confesser que la perception et ce qui en dépend est inexplicable par des raisons mécaniques, c’est-à-dire par les figures et par les mouvements. Et, feignant qu’il y ait une machine, dont la structure fasse penser, sentir, avoir perception: on pourra la concevoir agrandie en conservant les mêmes proportions, en sorte qu’on y puisse entrer, comme dans un moulin Et cela posé, on ne trouvera en la visitant au-dedans que des pièces qui se poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception. Ainsi c’est dans la substance simple, et non dans le composé ou dans la machine qu’il la faut chercher. Aussi n’y a-t-il que cela qu’on puisse trouver dans la substance simple, c’est-à-dire les perceptions et leurs changements. C’est en cela seul aussi que peuvent consister toutes les Actions internes des substances simples.
18. On pourrait donner le nom d’Entéléchies à toutes les substances simples, ou monades, créées, car elles ont en elles une certaine perfection (échousi to entelés), il y a une suffisance (autarkeia) qui les rend sources de leurs actions internes et pour ainsi dire des automates incorporels.
19. Si nous voulons appeler âme tout ce qui a perceptions et appétits dans le sens général que je viens d’expliquer, toutes les substances simples ou monades créées pourraient être appelées âmes; mais, comme le sentiment est quelque chose de plus qu’une simple perception, je consens que le nom général de monades et d’entéléchies suffise aux substances simples qui n’auront que cela; et qu’on appelle âmes seulement celles dont la perception est plus distincte et accompagnée de mémoire.
20. Car nous expérimentons en nous-mêmes un état où nous ne nous souvenons de rien et n’avons aucune perception distinguée; comme lorsque nous tombons en défaillance, ou quand nous sommes accablés d’un profond sommeil sans aucun songe. Dans cet état l’âme ne diffère point sensiblement d’une simple monade; mais comme cet état n’est point durable, et qu’elle s’en tire, elle est quelque chose de plus.
21. Et il ne s’ensuit point qu’alors la substance simple soit sans aucune perception. Cela ne se peut pas même par les raisons susdites; car elle ne saurait périr, elle ne saurait aussi subsister sans quelque affection qui n’est autre chose que sa perception: mais quand il y a une grande multitude de petites perceptions, où il n’y a rien de distingue, on est étourdi; comme quand on tourne continuellement d’un même sens plusieurs fois de suite, où il vient un vertige qui peut nous faire évanouir et qui ne nous laisse rien distinguer. Et la mort peut donner cet état pour un temps aux animaux.
22. Et comme tout présent état d’une substance simple est naturellement une suite de son état précédent, tellement que le présent y est gros de l’avenir.
23. Donc, puisque réveillé de l’étourdissement on s’aperçoit de ses perceptions, il faut bien qu’on en ait eu immédiatement auparavant, quoiqu’on ne s’en soit point aperçu; car une perception ne saurait venir naturellement que d’une autre perception, comme un mouvement ne peut venir naturellement que d’un mouvement.
24. L’on voit par là que, si nous n’avions rien de distingué et pour ainsi dire de relevé, et d’un plus haut goût dans nos perceptions, nous serions toujours dans l’étourdissement. Et c’est l’état des monades toutes nues.
25. Aussi voyons-nous que la nature a donné des perceptions relevées aux
animaux, par les soins qu’elle a pris de leur fournir des organes qui ramassent plusieurs rayons de lumière ou plusieurs ondulations de l’air, pour les faire avoir plus d’efficace par leur union. Il y a quelque chose d’approchant dans l’odeur, dans le goût et dans l’attouchement, et peut-être dans quantité d’autres sens, qui nous sont inconnus. Et j’expliquerai tantôt comment ce qui se e dans l’âme représente ce qui se fait dans les organes.
26. La mémoire fournit une espèce de consécution aux âmes, qui irrite la raison, mais qui en doit être distinguée. C’est que nous voyons que les animaux, ayant la perception de quelque chose qui les frappe et dont ils ont eu perception semblable auparavant, s’attendent par la représentation de leur mémoire à ce qui y a été t dans cette perception précédente et sont portés à des sentiments semblables à ceux qu’ils avaient pris alors. Par exemple: quand on montre le bâton aux chiens, ils se souviennent de la douleur qu’il leur a causée et crient et fuient.
27. Et l’imagination forte qui les frappe et émeut, vient ou de la grandeur ou de la multitude des perceptions précédentes. Car souvent une impression forte fait tout d’un coup l’effet d’une longue habitude ou de beaucoup de perceptions médiocres réitérées.
28. Les hommes agissent comme les bêtes en tant que les consécutions de leurs perceptions ne se font que par le principe de la mémoire; ressemblant aux médecins empiriques, qui ont une simple pratique sans théorie; et nous ne sommes qu’empiriques dans les trois quarts de nos actions. Par exemple, quand on s’attend qu’il y aura jour demain, on agit en empirique, parce que cela s’est toujours fait ainsi jusqu’ici. Il n’y a que l’astronome qui le juge par raison.
29. Mais la connaissance des vérités nécessaires et éternelles est ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la Raison et les sciences; en nous élevant à la connaissance de nous-mêmes et de Dieu. Et c’est ce qu’on appelle en nous âme raisonnable, ou esprit.
30. C’est aussi par la connaissance des vérités nécessaires et par leurs abstractions que nous sommes élevés aux actes réflexifs, qui nous font penser à ce qui s’appelle moi et à considérer que ceci ou cela est en nous: et c’est ainsi qu’en pensant à nous, nous pensons à l’Etre, à la Substance, au simple et au composé, à l’immatériel et à Dieu même, en concevant que ce qui est borné en nous est en lui sans bornes. Et ces actes réflexifs fournissent les objets principaux de nos raisonnements.
31. Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes, celui de la contradiction en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire au faux.
32. Et celui de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement. Quoique ces raisons le plus souvent ne puissent point nous être connues.
33. Il y a aussi deux sortes de vérités, celles de Raisonnement et celle de Fait. Les vérités de Raisonnement sont nécessaires et leur opposé est impossible, et celles de Fait sont contingentes et leur opposé est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut trouver la raison par l’analyse, la résolvant en idées et en vérités plus simples jusqu’à ce qu’on vienne aux primitives.
34. C’est ainsi que chez les mathématiciens, les théorèmes de spéculation et les canons de pratique sont réduits par l’analyse aux définitions, axiomes et demandes.
35. Et il y a enfin des idées simples dont on ne saurait donner la définition, il y a
aussi des axiomes et demandes ou en un mot, des principes primitifs, qui ne sauraient être prouvés et n’en ont point besoin aussi; et ce sont les énonciations identiques, dont l’opposé contient une contradiction expresse.
36. Mais la raison suffisante se doit trouver aussi dans les vérités contingentes ou de fait, c’est-à-dire dans la suite des choses répandues par l’univers des créatures; où la résolution en raisons particulières pourrait aller à un détail sans bornes à cause de la variété immense des choses de la nature et de la division des corps à l’infini. Il y a une infinité de figures et de mouvements présents et és qui entrent dans la cause efficiente de mon écriture présente, et il y a une infinité de petites inclinations et dispositions de mon âme, présentes et ées, qui entrent dans la cause finale.
37. Et comme tout ce détail n’enveloppe que d’autres contingents antérieurs ou plus détaillés dont chacun a encore besoin d’une analyse semblable pour en rendre raison, on n’en est pas plus avancé, et il faut que la raison suffisante ou dernière soit hors de la suite ou séries de ce détail des contingences, quelque infini qu’il pourrait être.
38. Et c’est ainsi que la dernière raison des choses doit être dans une substance nécessaire dans laquelle le détail des changements ne soit qu’éminemment, comme dans la source: et c’est ce que nous appelons Dieu.
39. Or cette substance étant une raison suffisante de tout ce détail, lequel aussi est lié partout; il n’y a qu’un Dieu, et ce Dieu suffit.
40. On peut juger aussi que cette substance suprême qui est unique, universelle et nécessaire, n’ayant rien hors d’elle qui en soit indépendant, et étant une suite simple de l’être possible, doit être incapable de limites et contenir tout autant de réalité qu’il est possible.
41. D’où il s’ensuit que Dieu est absolument parfait; la perfection n’étant autre chose que la grandeur de la réalité positive prise précisément, en mettant à part les limites ou bornes dans les choses qui en ont. Et là où il n’y a point de bornes, c’est-à-dire en Dieu, la perfection est absolument infinie.
42. Il s’ensuit aussi que les créatures ont leurs perfections de l’influence de Dieu, mais qu’elles ont leurs imperfections de leur nature propre, incapable d’être sans bornes. Car c’est en cela qu’elles sont distinguées de Dieu.
43. Il est vrai aussi qu’en Dieu est non seulement la source des existences, mais encore celles des essences en tant que réelles, ou de ce qu’il y a de réel dans la possibilité. C’est parce que l’entendement de Dieu est la région des vérités éternelles ou des idées dont elles dépendent, et que sans lui il n’y aurait rien de réel dans les possibilités, et non seulement rien d’existant, mais encore rien de possible.
44. Car il faut bien que, s’il y a une réalité dans les essences ou possibilités, ou bien dans les vérités éternelles, cette réalité soit fondée en quelque chose d’existant et d’actuel; et par conséquent dans l’existence de l’Etre nécessaire, dans lequel l’essence renferme l’existence, ou dans lequel il suffit d’être possible pour être actuel.
45. Ainsi Dieu seul (ou l’Etre nécessaire) a ce privilège qu’il faut qu’il existe s’il est possible. Et comme rien ne peut empêcher la possibilité de ce qui n’enferme aucunes bornes, aucune négation, et par conséquent aucune contradiction, cela seul suffit pour connaître l’existence de Dieu a priori. Nous l’avons prouvée aussi par la réalité des vérités éternelles. Mais nous venons de la prouver aussi a posteriori puisque des êtres contingents existent, lesquels ne sauraient avoir leur raison dernière ou suffisante que dans l’être nécessaire, qui a la raison de son existence en lui-même.
46. Cependant il ne faut point s’imaginer avec quelques-uns que les vérités éternelles, étant dépendantes de Dieu, sont arbitraires et dépendent de sa volonté, comme Descartes paraît l’avoir pris et puis M. Poiret. Cela n’est véritable que des vérités contingentes, dont le principe est la convenance ou le choix du meilleur; au lieu que les vérités nécessaires dépendent uniquement de son entendement, et en sont l’objet interne.
47. Ainsi Dieu seul est l’unité primitive ou la substance simple originaire, dont toutes les monades créées ou dérivatives sont des productions et naissent, pour ainsi dire, par des Fulgurations continuelles de la Divinité de moment en moment, bornées par la réceptivité de la créature, à laquelle il est essentiel d’être limitée.
48. Il y a en Dieu la Puissance, qui est la source de tout, puis la Connaissance qui contient le détail des idées, et enfin la Volonté, qui fait les changements ou productions selon le principe du meilleur. Et c’est ce qui répond à ce qui, dans les monades créées, fait le sujet ou la base, la faculté perceptive et la faculté appétitive. Mais en Dieu ces attributs sont absolument infinis ou parfaits; et dans les monades créées ou dans les entéléchies (ou perfectihabiis, comme Hermolaüs Barbarus traduisait ce mot), ce n’en sont que des imitations, à mesure qu’il y a de la perfection.
49. La créature est dite agir au-dehors en tant qu’elle a de la perfection, et pâtir d’une autre, en tant qu’elle est imparfaite. Ainsi l’on attribue ion à la monade en tant qu’elle a des perceptions distinctes, et la ion en tant qu’elle en a de confuses.
50. Et une créature est plus parfaite qu’une autre, en ce qu’on trouve en elle ce qui sert à rendre raison a priori de ce qui se e dans l’autre, et c’est par là qu’on dit qu’elle agit sur l’autre.
51. Mais dans les substances simples ce n’est qu’une influence idéale d’une monade sur l’autre qui ne peut avoir son effet que par l’intervention de Dieu, en tant que dans les idées de Dieu une monade demande avec raison que Dieu, en réglant les autres dès le commencement des choses, ait égard à elle. Car, puisqu’une monade créée ne saurait avoir une influence physique sur l’intérieur de l’autre, ce n’est que par ce moyen que l’une peut avoir de la dépendance de l’autre.
52. Et c’est par là qu’entre les créatures les actions et ions sont mutuelles. Car Dieu, comparant deux substances simples, trouve en chacune des raisons qui l’obligent à y accommoder l’autre; et par conséquent ce qui est actif à certains égards, est if suivant un autre point de considération: actif en tant que ce qu’on connaît distinctement en lui sert à rendre raison de ce qui se e dans un autre; et if en tant que la raison de ce qui se e en lui se trouve dans ce qui se connaît distinctement dans un autre.
53. Or, comme il y a une infinité d’univers possibles dans les idées de Dieu et qu’il n’en peut exister qu’un seul, il faut qu’il y ait une raison suffisante du choix de Dieu qui le détermine à l’un plutôt qu’à l’autre.
54. Et cette raison ne peut se trouver que dans la convenance, ou dans les degrés de perfection que ces mondes contiennent, chaque possible ayant droit de prétendre à l’existence à mesure de la perfection qu’il enveloppe.
55. Et c’est ce qui est la cause de l’existence du meilleur, que la sagesse fait connaître à Dieu, que sa bonté le fait choisir, et que sa puissance le fait produire.
56. Or cette liaison ou cet accommodement de toutes les choses créées à chacune
et de chacune à toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et qu’elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l’univers.
57. Et, comme une même ville regardée de différents côtés paraît tout autre, et est comme multipliée perspectivement, il arrive de même que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents points de vue de chaque monade.
58. Et c’est le moyen d’obtenir autant de variété qu’il est possible, mais avec le plus grand ordre qui se puisse, c’est-à-dire c’est le moyen d’obtenir autant de perfection qu’il se peut.
59. Aussi n’est-ce que cette hypothèse, que j’ose dire démontrée, qui relève comme il faut la grandeur de Dieu; c’est ce que Monsieur Bayle reconnut, lorsque dans son Dictionnaire, article Rorarius, il y fit des objections, où même il fut tenté de croire que je donnais trop à Dieu, et plus qu’il n’est possible. Mais il ne put alléguer aucune raison pour quoi cette harmonie universelle, qui fait que toute substance exprime exactement toutes les autres par les rapports qu’elle y a, fût impossible.
60. On voit d’ailleurs dans ce que je viens de rapporter, les raisons a priori pourquoi les choses ne sauraient aller autrement. Parce que Dieu en réglant le tout a eu égard à chaque partie, et particulièrement à chaque monade, dont la nature étant représentative, rien ne la saurait borner à ne représenter qu’une partie des choses, quoiqu’il soit vrai que cette représentation n’est que confuse dans le détail de tout l’univers, et ne peut être distincte que dans une petite partie des choses, c’est-à-dire dans celles qui sont ou les plus prochaines, ou les plus grandes par rapport à chacune des monades autrement chaque monade serait une Divinité. Ce n’est pas dans l’objet, mais dans la modification de la connaissance de l’objet, que les monades sont bornées. Elles vont toutes confusément à
l’infini, au tout; mais elles sont limitées et distinguées par les degrés des perceptions distinctes.
61. Et les composés symbolisent en cela avec les simples. Car, comme tout est plein, ce qui rend toute la matière liée, et comme dans le plein tout mouvement fait quelque effet sur les corps distants, à mesure de la distance, de sorte que chaque corps est affecté non seulement par ceux qui le touchent, et se ressent en quelque façon de tout ce qui leur arrive, mais aussi par leur moyen se ressent encore de ceux qui touchent les premiers, dont il est touché immédiatement: il s’ensuit que cette communication va à quelque distance que ce soit. Et par conséquent tout corps se ressent de tout ce qui se fait dans l’uni vers; tellement que celui qui voit tout pourrait lire dans chacun ce qui se fait partout et même ce qui s’est fait ou se fera en remarquant dans le présent ce qui est éloigné, tant selon les temps que selon les lieux: sumpnoia panta disait Hippocrate. Mais une âme ne peut lire en elle-même que ce qui y est représenté distinctement, elle ne saurait développer tout d’un coup tous ses replis, car ils vont à l’infini.
62. Ainsi quoique chaque monade créée représente tout l’univers, elle représente plus distinctement le corps qui lui est affecté particulièrement et dont elle fait l’entéléchie: et comme ce corps exprime tout l’univers par la connexion de toute la matière dans le plein, l’âme représente aussi tout l’univers en représentant ce corps, qui lui appartient d’une manière particulière.
63. Le corps appartenant à une monade, qui en est l’entéléchie ou l’âme, constitue avec l’entéléchie ce qu’on peut appeler un vivant, et avec l’âme ce qu’on appelle un animal. Or ce corps d’un vivant ou d’un animal est toujours organique; car toute monade étant un miroir de l’univers à sa mode, et l’univers étant réglé dans un ordre parfait, il faut qu’il y ait aussi un ordre dans le représentant, c’est-à-dire dans les perceptions de l’âme, et par conséquent dans le corps suivant lequel l’univers y est représenté.
64. Ainsi chaque corps organique d’un vivant est une espèce de machine divine,
ou d’un automate naturel, qui sure infiniment tous les automates artificiels. Parce qu’une machine faite par l’art de l’homme n’est pas machine dans chacune de ses parties. Par exemple: la dent d’une roue de laiton a des parties ou fragments qui ne nous sont plus quelque chose d’artificiel et n’ont plus rien qui marque de la machine par rapport à l’usage où la roue était destinée. Mais les machines de la nature, c’est-à-dire les corps vivants, sont encore machines dans leurs moindres parties, jusqu’à l’infini. C’est ce qui fait la différence entre la Nature et l’Art, c’est-à-dire entre l’art Divin et le nôtre.
65. Et l’auteur de la nature a pu pratiquer cet artifice divin et infiniment merveilleux, parce que chaque portion de la matière n’est pas seulement divisible à l’infini, comme les anciens ont reconnu, mais encore sous-divisée actuellement sans fin, chaque partie en parties, dont chacune a quelque mouvement propre, autrement il serait impossible que chaque portion de la matière pût exprimer tout l’univers.
66. Par où l’on voit qu’il y a un monde de créatures, de vivants, d’animaux, d’entéléchies, d’âmes dans la moindre partie de la matière.
67. Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin ou un tel étang.
68. Et quoique la terre et l’air interceptés entre les plantes du jardin, ou l’eau interceptée entre les poissons de l’étang, ne soit point plante, ni poisson, ils en contiennent pourtant encore, mais le plus souvent d’une subtilité à nous imperceptible.
69. Ainsi il n’y a rien d’inculte, de stérile, de mort dans l’univers, point de chaos,
point de confusion qu’en apparence; à peu près comme il en paraîtrait dans un étang à une distance dans laquelle on verrait un mouvement confus et grouillement, pour ainsi dire, de poissons de l’étang, sans discerner les poissons mêmes.
70. On voit par là que chaque corps vivant a une entéléchie dominante qui est l’âme dans l’animal; mais les membres de ce corps vivant sont pleins d’autres vivants, plantes, animaux, dont chacun a encore son entéléchie, ou son âme dominante.
71. Mais il ne faut point s’imaginer avec quelques-uns, qui avaient mal pris ma pensée, que chaque âme a une masse ou portion de la matière propre ou affectée à elle pour toujours, et qu’elle possède par conséquent d’autres vivants inférieurs destinés toujours à son service. Car tous les corps sont dans un flux perpétuel comme des rivières; et des parties y entrent et en sortent continuellement.
72. Ainsi l’âme ne change de corps que peu à peu et par degrés, de sorte qu’elle n’est jamais dépouillée tout d’un coup de tous ses organes; et il y a souvent métamorphose dans les animaux, mais jamais métempsychose ni transmigration des âmes il n’y a pas non plus des âmes tout à fait séparées, ni de génies sans corps. Dieu seul en est détaché entièrement.
73. C’est ce qui fait aussi qu’il n’y a jamais ni génération entière, ni mort parfaite prise à la rigueur, consistant dans la séparation de l’âme. Et ce que nous appelons générations sont des développements et des accroissements; comme ce que nous appelons morts sont des enveloppements et des diminutions.
74. Les philosophes ont été fort embarrassés sur l’origine des formes, entéléchies, ou âmes, mais aujourd’hui, lorsqu’on s’est aperçu, par des recherches exactes faites sur les plantes, les insectes et les animaux, que les
corps organiques de la nature ne sont jamais produits d’un chaos ou d’une putréfaction; mais toujours par les semences, dans lesquelles il y avait sans doute quelque préformation; on a jugé que non seulement le corps organique y était déjà avant la conception, mais encore une âme dans ce corps, et en un mot l’animal même; et que par le moyen de la conception cet animal a été seulement disposé à une grande transformation pour devenir un animal d’une autre espèce. On voit même quelque chose d’approchant hors de la génération, comme lorsque les vers deviennent mouches, et que les chenilles deviennent papillons.
75. Les animaux, dont quelques-uns sont élevés au degré des plus grands animaux par le moyen de la conception, peuvent être appelés spermatiques; mais ceux d’entre eux qui demeurent dans leur espèce, c’est-à-dire la plupart, naissent, se multiplient et sont détruits comme les grands animaux, et il n’y a qu’un petit nombre d’élus, qui e à un plus grand théâtre.
76. Mais ce n’était que la moitié de la vérité: j’ai donc jugé que si l’animal ne commence jamais naturellement, il ne finit pas naturellement non plus; et que non seulement il n’y aura point de génération, mais encore point de destruction entière, ni mort prise ~ la rigueur. Et ces raisonnements faits a posteriori et tirés des expériences s’accordent parfaitement avec mes principes déduits a priori comme ci-dessus.
77. Ainsi on peut dire que non seulement l’âme, miroir d’un univers indestructible, est indestructible, mais encore l’animal même, quoique sa machine périsse souvent en partie, et quitte ou prenne des dépouilles organiques.
78. Ces principes m’ont donné moyen d’expliquer naturellement l’union ou bien la conformité de l’âme et du corps organique. L’âme suit ses propres lois et le corps aussi les siennes; et ils se rencontrent en vertu de l’harmonie préétablie entre toutes les substances, puis qu’elles sont toutes les représentations d’un même univers.
79. Les âmes agissent selon les lois des causes finales par appétitions, fins et moyens. Les corps agissent selon les lois des causes efficientes ou des mouvements. Et les deux règnes, celui des causes efficientes et celui des causes finales, sont harmoniques entre eux.
80. Descartes a reconnu que les âmes ne peuvent point donner de la force aux corps, parce qu’il y a toujours la même quantité de force dans la matière. Cependant il a cru que l’âme pouvait changer la direction des corps. Mais c’est parce qu’on n’a point su de son temps la loi de la nature qui porte encore la conservation de la même direction totale dans la matière. S’il l’avait remarquée, il serait tombé dans mon système de l’harmonie préétablie.
81. Ce système fait que les corps agissent comme si, par impossible, il n’y avait point d’âmes; et que les âmes agissent comme s’il n’y avait point de corps, et que tous deux agissent comme si l’un influait sur l’autre.
82. Quant aux Esprits ou âmes raisonnables, quoique je trouve qu’il y a dans le fond la même chose dans tous les vivants et animaux, comme nous venons de dire, savoir, que l’animal et l’âme ne commencent qu’avec le monde, et ne finissent pas non plus que le monde, - il y a pourtant cela de particulier dans les animaux raisonnables, que leurs petits animaux spermatiques, tant qu’ils ne sont que cela, ont seule ment des âmes ordinaires ou sensitives; mais dès que ceux qui sont élus, pour ainsi dire, parviennent par une actuelle conception à la nature humaine, leurs âmes sensitives sont élevées au degré de la raison et à la prérogative des esprits.
83. Entre autres différences qu’il y a entre les âmes ordinaires et les esprits, dont j’en ai déjà marqué une partie, il y a encore celle-ci: que les âmes en général sont des miroirs vivants ou images de l’univers des créatures; mais que les esprits sont encore des images de la Divinité même, ou de l’Auteur même de la nature:
capables de connaître le système de l’univers et d’en imiter quelque chose par des échantillons architectoniques, chaque esprit étant comme une petite divinité dans son département.
84. C’est ce qui fait que les esprits sont capables d’entrer dans une manière de société avec Dieu, et qu’il est à leur égard, non seulement ce qu’un inventeur est à sa machine (comme Dieu l’est par rapport aux autres créatures), mais encore ce qu’un prince est à ses sujets, et même un père à ses enfants.
85. D’où il est aisé de conclure que l’assemblage de tous les Esprits doit composer la Cité de Dieu, c’est-à-dire le plus parfait Etat qui soit possible sous le plus parfait des Monarques.
86. Cette Cité de Dieu, cette Monarchie véritablement universelle est un Monde Moral, dans le Monde Naturel, et ce qu’il y a de plus élevé et de plus divin dans les ouvrages de Dieu; et c’est en lui que consiste véritablement la gloire de Dieu, puisqu’il n’y en aurait point si sa grandeur et sa bonté n’étaient pas connues et irées par les esprits; c’est aussi par rapport à cette cité divine qu’il a proprement de la bonté, au lieu que sa sagesse et sa puissance se montrent partout.
87. Comme nous avons établi ci-dessus une harmonie parfaite entre deux règnes naturels, l’un des causes efficientes, l’autre des finales, nous devons remarquer ici encore une autre harmonie entre le règne physique de la nature et le règne moral de la grâce, c’est-à-dire entre Dieu considéré comme architecte de la machine de l’univers, et Dieu considéré comme monarque de la cité divine des esprits.
88. Cette harmonie fait que les choses conduisent à la grâce par les voies mêmes de la nature et que ce globe par exemple doit être détruit et réparé par les voies
naturelles dans les moments que le demande le gouvernement des esprits; pour le châtiment des uns et la récompense des autres.
89. On peut dire encore que Dieu comme architecte contente en tout Dieu comme législateur; et qu’ainsi les péchés doivent porter leur peine avec eux par l’ordre de la nature, et en vertu même de la structure mécanique des choses; et que de même les belles actions s’attireront leurs récompenses par des voies machinales par rapport aux corps; quoique cela ne puisse et ne doive pas arriver toujours sur-le-champ.
90. Enfin sous ce gouvernement parfait il n’y aurait point de bonne action sans récompense, point de mauvaise sans châtiment, et tout doit réussir au bien des bons, c’est-à-dire de ceux qui ne sont point des mécontents dans ce grand Etat, qui se fient à la Providence, après avoir fait leur devoir, et qui aiment et imitent, comme il faut, l’Auteur de tout bien, se plaisant dans la considération de ses perfections suivant la nature du pur amour véritable, qui fait prendre plaisir à la félicité de ce qu’on aime. C’est ce qui fait travailler les personnes sages et vertueuses à tout ce qui paraît conforme à la volonté divine présomptive ou antécédente, et se contenter cependant de ce que Dieu fait arriver effectivement par sa volonté secrète, conséquente et décisive, en reconnaissant que, si nous pouvions entendre assez l’ordre de l’univers, nous trouverions qu’il sure tous les souhaits des plus sages, et qu’il est impossible de le rendre meilleur qu’il est, non seulement pour le tout en général, mais encore pour nous-mêmes en particulier, Si nous sommes attachés comme il faut à l’Auteur du tout, non seulement comme à l’Architecte et à la cause efficiente de notre être, mais encore comme à notre Maître et à la cause finale qui doit faire tout le but de notre volonté, et peut seul faire notre bonheur.
Principes de la nature et de la grâce fondés en raison
Leibniz Principes de la nature et de la grâce fondés en raison - 1714
1. La substance est un être capable d’action. Elle est simple ou composée. La substance simple est celle qui n’a point de parties. La composée est l’assemblage des substances simples, ou des monades. Monas est un mot grec qui signifie l’unité, ou ce qui est un. Les composés, ou les corps, sont des multitudes ; et les substances simples, les vies, les âmes, les esprits sont des unités. Et il faut bien qu’il y ait des substances simples partout, parce que sans les simples il n’y aurait point de composés ; et par conséquent toute la nature est pleine de vie. 2. Les monades, n’ayant point de parties, ne sauraient être formées ni défaites. Elles ne peuvent commencer ni finir naturellement, et durent par conséquent autant que l’univers, qui sera changé, mais qui ne sera point détruit. Elles ne sauraient avoir des figures ; autrement elles auraient des parties. Et par conséquent une monade en elle-même, et dans le moment, ne saurait être discernée d’une autre que par les qualités et actions internes, lesquelles ne peuvent être autre chose que ses perceptions (c’est-à-dire les représentations du composé, ou de ce qui est dehors dans le simple), et ses appétitions (c’est-à-dire ses tendances d’une perception à l’autre) qui sont les principes du changement. Car la simplicité de la substance n’empêche point la multiplicité des modifications qui se doivent trouver ensemble dans cette même substance simple, et elles doivent consister dans la variété des rapports aux choses qui sont au-dehors. C’est comme dans un centre ou point, tout simple qu’il est, se trouvent une infinité d’angles formés par les lignes qui y concourent. 3. Tout est plein dans la nature. Il y a des substances simples partout, séparées effectivement les unes des autres par des actions propres, qui changent continuellement leurs rapports ; et chaque substance simple ou monade distinguée, qui fait le centre d’une substance composée (comme par exemple
d’un animal), et le principe de son unicité, est environnée d’une masse composée par une infinité d’autres monades, qui constituent le corps propre de cette monade centrale suivant les affections duquel elle représente, comme dans une manière de centre, les choses qui sont hors d’elle. Et ce corps est organique, quand il forme une manière d’automate ou de machine de la nature, qui est machine non seulement dans le tout, mais encore dans les plus petites parties qui se peuvent faire remarquer. Et comme à cause de la plénitude du monde tout est lié, et chaque corps agit sur chaque autre corps, plus ou moins selon la distance, et en est affecté par réaction, il s’ensuit que chaque monade est un miroir vivant, ou doué d’action interne, représentatif de l’univers, suivant son point de vue, et aussi réglé que l’univers lui-même. Et les perceptions dans la monade naissent les unes des autres par les lois des appétits ou des causes finales du bien ou du mal qui consistent dans les perfections remarquables, réglées ou déréglées, comme les changements des corps et les phénomènes au-dehors naissent les uns des autres par les lois des causes efficientes, c’est-à-dire des mouvements. Ainsi il y a une harmonie parfaite entre les perceptions de la monade et les mouvements des corps, préétablie d’abord entre le système des causes efficientes et celui des causes finales. Et c’est en cela que consiste l’accord et l’union physique de l’âme et du corps, sans que l’un puisse changer les lois de l’autre. 4. Chaque monade, avec un corps particulier, fait une substance vivante. Ainsi il n’y a pas seulement de la vie partout, te aux membres ou organes ; mais même il y en a une infinité de degrés dans les monades, les unes dominant plus ou moins sur les autres. Mais quand la monade a des organes si ajustés que par leur moyen il y a du relief et du distingué dans les impressions qu’ils reçoivent, et par conséquent dans les perceptions qui les représentent (comme par exemple, lorsque par le moyen de la figure des humeurs des yeux, les rayons de la lumière sont concentrés et agissent avec plus de force), cela peut aller jusqu’au sentiment, c’est-à-dire jusqu’à une perception accompagnée de mémoire, à savoir, dont un certain écho demeure longtemps pour se faire entendre dans l’occasion ; et un tel vivant est appelé animal, comme sa monade est appelée une âme. Et quand cette âme est élevée jusqu’à la raison, elle est quelque chose de plus sublime, et on la compte parmi les esprits, comme il sera expliqué tantôt. Il est vrai que les animaux sont quelquefois dans l’état de simples vivants, et leurs âmes dans l’état de simples monades, savoir, quand leurs perceptions ne sont pas assez distinguées pour qu’on s’en puisse souvenir, comme il arrive dans un profond sommeil sans songes, ou dans un évanouissement ; mais les perceptions devenues entièrement confuses se doivent redévelopper dans les animaux par les raisons que je dirai tantôt § 12. Ainsi il est bon de faire distinction entre la
perception qui est l’état intérieur de la monade représentant les choses externes, et l’aperception qui est la conscience, ou la connaissance réflexive de cet état intérieur, laquelle n’est point donnée à toutes les âmes, ni toujours à la même âme. Et c’est faute de cette distinction que les cartésiens ont manqué, en comptant pour rien les perceptions dont on ne s’aperçoit pas, comme le peuple compte pour rien les corps insensibles. C’est aussi ce qui a fait croire aux mêmes cartésiens que les seuls esprits sont des monades, qu’il n’y a point d’âme des bêtes, et encore moins d’autres principes de vie. Et comme ils ont trop choqué l’opinion commune des hommes en refusant le sentiment aux bêtes, ils se sont trop accommodés au contraire aux préjugés du vulgaire en confondant un long étourdissement qui vient d’une grande confusion des perceptions avec une mort à la rigueur où toute la perception cesserait ; ce qui a confirmé l’opinion mal fondée de la destruction de quelques âmes et le mauvais sentiment de quelques esprits forts prétendus, qui ont combattu l’immortalité de la nôtre. 5. Il y a une liaison dans les perceptions des animaux qui a quelque ressemblance avec la raison ; mais elle n’est fondée que dans la mémoire des faits ou effets, et nullement dans la connaissance des causes. C’est ainsi qu’un chien fuit le bâton dont il a été frappé parce que la mémoire lui représente la douleur que ce bâton lui a causée. Et les hommes en tant qu’ils sont empiriques, c’est-à-dire dans les trois quarts de leurs actions, n’agissent que comme des bêtes ; par exemple, on s’attend qu’il fera jour demain parce qu’on l’a toujours expérimenté ainsi. Il n’y a qu’un astronome qui le prévoie par raison ; et même cette prédiction manquera enfin, quand la cause du jour, qui n’est point éternelle, cessera. Mais le raisonnement véritable dépend des vérités nécessaires ou éternelles, comme sont celles de la logique, des nombres, de la géométrie, qui font la connexion indubitable des idées et les conséquences immanquables. Les animaux, où ces conséquences ne se remarquent point, sont appelés bêtes ; mais ceux qui connaissent ces vérités nécessaires sont proprement ceux qu’on appelle animaux raisonnables, et leurs âmes sont appelées esprits. Ces âmes sont capables de faire des actes réflexifs, et de considérer ce qu’on appelle moi, substance, monade, âme, esprit ; en un mot, les choses et les vérités immatérielles. Et c’est ce qui nous rend susceptibles des sciences ou des connaissances démonstratives. 6. Les recherches des modernes nous ont appris, et la raison l’approuve, que les vivants dont les organes nous sont connus, c’est-à-dire les plantes et les animaux, ne viennent point d’une putréfaction ou d’un chaos comme les anciens ont cru, mais de semences préformées, et par conséquent de la transformation
des vivants préexistants. Il y a de petits animaux dans les semences des grands, qui, par le moyen de la conception, prennent un revêtement nouveau qu’ils s’approprient, et qui leur donne moyen de se nourrir et de s’agrandir pour er sur un plus grand théâtre et faire la propagation du grand animal. Il est vrai que les âmes des animaux spermatiques humains ne sont point raisonnables, et ne le deviennent que lorsque la conception détermine ces animaux à la nature humaine. Et comme les animaux généralement ne naissent point entièrement dans la conception ou génération, ils ne périssent pas non plus entièrement dans ce que nous appelons mort ; car il est raisonnable que ce qui ne commence pas naturellement ne finisse pas non plus dans l’ordre de la nature. Ainsi, quittant leur masque ou leur guenille, ils retournent seulement à un théâtre plus subtil, où ils peuvent pourtant être aussi sensibles et bien réglés que dans le plus grand. Et ce qu’on vient de dire des grands animaux a encore lieu dans la génération et la mort des animaux spermatiques mêmes ; c’est-à-dire, ils sont les accroissements d’autres spermatiques plus petits, à proportion desquels ils peuvent er pour grands, car tout va à l’infini dans la nature. Ainsi non seulement les âmes, mais encore les animaux sont ingénérables et impérissables : ils ne sont que développés, enveloppés, revêtus, dépouillés, transformés ; les âmes ne quittent jamais tout leur corps et ne ent point d’un corps dans un autre corps qui leur soit entièrement nouveau. Il n’y a donc point de métempsycose, mais il y a métamorphose. Les animaux changent, prennent et quittent seulement des parties ce qui arrive peu à peu et par petites parcelles insensibles, mais continuellement, dans la nutrition ; et tout d’un coup, notablement, mais rarement, dans la conception ou dans la mort, qui les font acquérir ou perdre tout à la fois. 7. Jusqu’ici nous n’avons parlé qu’en simples physiciens : maintenant il faut s’élever à la métaphysique, en nous servant du grand principe, peu employé communément, qui porte que rien ne se fait sans raison suffisante, c’est-à-dire que rien n’arrive sans qu’il soit possible à celui qui connaîtrait assez les choses de rendre une raison qui suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi, et non pas autrement. Ce principe posé, la première question qu’on a droit de faire sera : pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ? Car le rien est plus simple et plus facile que quelque chose. De plus, supposé que des choses doivent exister, il faut qu’on puisse rendre raison pourquoi elles doivent exister ainsi, et non autrement. 8. Or, cette raison suffisante de l’existence de l’univers ne se saurait trouver dans la suite des choses contingentes, c’est-à-dire des corps et de leurs représentations dans les âmes ; parce que la matière étant indifférente en elle-même au
mouvement et au repos, et à un mouvement tel ou tel autre, on n’y saurait trouver la raison du mouvement, et encore moins d’un tel mouvement. Et quoique le présent mouvement qui est dans la matière vienne du précédent, et celui-ci encore d’un précédent, on n’en est pas plus avancé, quand on irait aussi loin que l’on voudrait ; car il reste toujours la même question. Ainsi, il faut que la raison suffisante, qui n’ait plus besoin d’une autre raison, soit hors de cette suite des choses contingentes, et se trouve dans une substance qui en soit la cause, et qui soit un être nécessaire, portant la raison de son existence avec soi ; autrement on n’aurait pas encore une raison suffisante où l’on puisse finir. Et cette dernière raison des choses est appelée Dieu. 9. Cette substance simple primitive doit renfermer éminemment les perfections contenues dans les substances dérivatives qui en sont les effets ; ainsi elle aura la puissance, la connaissance et la volonté parfaites, c’est-à-dire elle aura une toute-puissance, une omniscience et une bonté souveraine. Et comme la justice, prise fort généralement, n’est autre chose que la bonté conforme à la sagesse, il faut bien qu’il y ait aussi une justice souveraine en Dieu. La raison qui a fait exister les choses par lui, les fait encore dépendre de lui en existant et en opérant : et elles reçoivent continuellement de lui ce qui les fait avoir quelque perfection ; mais ce qui leur reste d’imperfection vient de la limitation essentielle et originale de la créature. 10. Il suit de la perfection suprême de Dieu qu’en produisant l’univers il a choisi le meilleur plan possible où il y ait la plus grande variété, avec le plus grand ordre, le terrain, le lieu, le temps les mieux ménagés : le plus d’effet produit par les voies les plus simples ; le plus de puissance, le plus de connaissance, le plus de bonheur et de bonté dans les créatures que l’univers en pouvait ettre. Car tous les possibles prétendant à l’existence dans l’entendement de Dieu à proportion de leurs perfections, le résultat de toute ces prétentions doit être le monde actuel le plus parfait qui soit possible. Et sans cela il ne serait pas possible de rendre raison pourquoi les choses sont allées plutôt ainsi qu’autrement. 11. La sagesse suprême de Dieu lui a fait choisir surtout les lois du mouvement les mieux ajustées et les plus convenables aux raisons abstraites ou métaphysiques. Il s’y conserve la même quantité de la force totale et absolue ou de l’action, la même quantité de la force respective ou de la réaction ; la même quantité enfin de la force directive. De plus, l’action est toujours égale à la réaction, et l’effet entier est toujours équivalent à sa cause pleine. Et il est
surprenant que, par la seule considération des causes efficientes ou de la matière, on ne saurait rendre raison de ces lois du mouvement découvertes de notre temps et dont une partie a été découverte par moi-même. Car j’ai trouvé qu’il y faut recourir aux causes finales, et que ces lois ne dépendent point du principe de la nécessité comme les vérités logiques, arithmétiques et géométriques ; mais du principe de la convenance, c’est-à-dire du choix de la sagesse. Et c’est une des plus efficaces et des plus sensibles preuves de l’existence de Dieu pour ceux qui peuvent approfondir ces choses. 12. Il suit encore de la perfection de l’auteur suprême que non seulement l’ordre de l’univers entier est le plus parfait qui se puisse, mais aussi que chaque miroir vivant représentant l’univers suivant son point de vue, c’est-à-dire que chaque monade, chaque centre substantiel, doit avoir ses perceptions et ses appétits les mieux réglés qu’il est compatible avec tout le reste. D’où il s’ensuit encore que les âmes, c’est-à-dire les monades les plus dominantes, ou plutôt les animaux mêmes, ne peuvent manquer de se réveiller de l’état d’assoupissement où la mort ou quelque autre accident les peut mettre. 13. Car tout est réglé dans les choses une fois pour toutes avec autant d’ordre et de correspondance qu’il est possible ; la suprême sagesse et bonté ne pouvant agir qu’avec une parfaite harmonie. Le présent est gros de l’avenir : le futur se pourrait lire dans le é ; l’éloigné est exprimé dans le prochain. On pourrait connaître la beauté de l’univers dans chaque âme si l’on pouvait déplier tous ses replis, qui ne se développent sensiblement qu’avec le temps. Mais, comme chaque perception distincte de l’âme comprend une infinité de perceptions confuses qui enveloppent tout l’univers, l’âme même ne connaît les choses dont elle a perception qu’autant qu’elle en a des perceptions distinctes et relevées ; et elle a de la perfection à mesure de ses perceptions distinctes. Chaque âme connaît l’infini, connaît tout, mais confusément. Comme en me promenant sur le rivage de la mer, et entendant le grand bruit qu’elle fait, j’entends les bruits particuliers de chaque vague dont le bruit total est composé, mais sans les discerner ; nos perceptions confuses sont le résultat des impressions que tout l’univers fait sur nous. Il en est de même de chaque monade. Dieu seul a une connaissance distincte de tout ; car il en est la source. On a fort bien dit qu’il est comme centre partout ; mais que sa circonférence n’est nulle part, tout lui étant présent immédiatement, sans aucun éloignement de ce centre. 14. Pour ce qui est de l’âme raisonnable ou de l’esprit, il y a quelque chose de plus que dans les monades, ou même dans les simples âmes. Il n’est pas
seulement un miroir de l’univers des créatures, mais encore une image de la divinité. L’esprit n’a pas seulement une perception des ouvrages de Dieu ; mais il est même capable de produire quelque chose qui leur ressemble, quoique en petit. Car, pour ne rien dire des merveilles des songes, où nous inventons sans peine, mais aussi sans en avoir la volonté, des choses auxquelles il faudrait penser longtemps pour les trouver quand on veille ; notre âme est architectonique encore dans les actions volontaires, et, découvrant les sciences suivant lesquelles Dieu a réglé les choses (pondere, mensura, numero, etc.), elle imite dans son département et dans son petit monde, où il lui est permis de s’exercer, ce que Dieu fait dans le grand. 15. C’est pourquoi tous les esprits, soit des hommes, soit des génies, entrant en vertu de la raison et des vérités éternelles dans une espèce de société avec Dieu, sont des membres de la cité de Dieu, c’est-à-dire du plus parfait état, formé et gouverné par le plus grand et le meilleur des monarques : où il n’y a point de crime sans châtiment, point de bonnes actions sans récompense proportionnée ; et enfin autant de vertu et de bonheur qu’il est possible ; et cela, non pas par un dérangement de la nature comme si ce que Dieu prépare aux âmes troublait les lois des corps, mais par l’ordre même des choses naturelles, en vertu de l’harmonie préétablie de tout temps entre les règnes de la nature et de la grâce, entre Dieu comme architecte et Dieu comme monarque ; en sorte que la nature mène à la grâce et que la grâce perfectionne la nature en s’en servant. 16. Ainsi, quoique la raison ne nous puisse point apprendre le détail du grand avenir réservé à la révélation, nous pouvons être assurés par cette même raison que les choses sont faites d’une manière qui e nos souhaits. Dieu étant aussi la plus parfaite et la plus heureuse et par conséquent la plus aimable des substances, et l’amour pur véritable consistant dans l’état qui fait goûter du plaisir dans les perfections et dans la félicité de ce qu’on aime, cet amour doit nous donner le plus grand plaisir dont on puisse être capable, quand Dieu en est l’objet. 17. Et il est aisé de l’aimer comme il faut, si nous le connaissons comme je viens de dire. Car, quoique Dieu ne soit point sensible à nos sens externes, il ne laisse pas d’être très aimable, et de donner un très grand plaisir. Nous voyons combien les honneurs font plaisir aux hommes, quoiqu’ils ne consistent point dans les qualités des sens extérieurs. Les martyrs et les fanatiques, quoique l’affection de ces derniers soit mal réglée, montrent ce que peut le plaisir de l’esprit ; et, qui plus est, les plaisirs mêmes des sens se réduisent à des plaisirs intellectuels
confusément connus. La musique nous charme, quoique sa beauté ne consiste que dans les convenances des nombres et dans le compte dont nous ne nous apercevons pas, et que l’âme ne laisse pas de faire, des battements ou vibrations des corps sonnants qui se rencontrent par certains intervalles. Les plaisirs que la vue trouve dans les proportions sont de la même nature ; et ceux que causent les autres sens reviendront à quelque chose de semblable, quoique nous ne puissions pas l’expliquer si distinctement. 18. On peut même dire que dès à présent l’amour de Dieu nous fait jouir d’un avant-goût de la félicité future. Et quoiqu’il soit désintéressé, il fait par lui-même notre plus grand bien et intérêt, quand même on ne l’y chercherait pas et quand on ne considérerait que le plaisir qu’il donne, sans avoir égard à l’utilité qu’il produit ; car il nous donne une parfaite confiance dans la bonté de notre auteur et maître, laquelle produit une véritable tranquillité de l’esprit ; non pas comme les stoïciens résolus à une patience par force, mais par un contentement présent, qui nous assure même un bonheur futur. Et outre le plaisir présent, rien ne saurait être plus utile pour l’avenir, car l’amour de Dieu remplit encore nos espérances et nous mène dans le chemin du suprême bonheur, parce qu’en vertu du parfait ordre établi dans l’univers, tout est fait le mieux qu’il est possible, tant pour le bien général qu’encore pour le plus grand bien particulier de ceux qui en sont persuadés et qui sont contents du divin gouvernement ; ce qui ne saurait manquer dans ceux qui savent aimer la source de tout bien. Il est vrai que la suprême félicité (de quelque vision béatifique, ou connaissance de Dieu, qu’elle soit accompagnée) ne saurait jamais être pleine, parce que Dieu étant infini, ne saurait être connu entièrement. Ainsi notre bonheur ne consistera jamais et ne doit point consister dans une pleine jouissance, où il n’y aurait plus rien à désirer et qui rendrait notre esprit stupide ; mais dans un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections.
Réfutation de Spinoza
Leibnitz Réfutation inédite de Spinoza
Edité, Traduit et introduit par Louis-Alexandre Foucher de Careil Paris, 1854
Animadversiones ad Joh. Georg. Watcheri librum de recondita Hebroeorum philosophia L’auteur dit dans la préface que les premiers Chrétiens ont reçu la philosophie des Hébreux, mais c’est plutôt des Platoniciens, dont la tiennent les Juifs euxmêmes, comme Philon. De l’avis de notre auteur, c’est l’antique philosophie des Hébreux qu’a suivie Benedict de Spinosa, juif de race portugaise, et, si nous l’en croyons, Spinosa a reconnu la divinité de la religion du Christ tout entière; mais je m’étonne que l’auteur puisse dire cela après avoir confessé que Spinosa a nié la résurrection du Christ. Un certain Augustin (J.-P. Speeth, voy. Lett. de Spener) vivait depuis longtemps à Sulzbach auprès de Knorr, mais il se dégoûta de son sort, se fit Juif et prit le nom de Moses Germanus. L’auteur, qui avait rencontré notre homme à Amsterdam, écrivit contre lui un livre appelé: le monde déifié: il y attaque Spinosa et ce Mosès, et aussi la Kabbale des Hébreux, parce qu’elle confond Dieu avec le monde. Dans la suite, il se crut mieux renseigné. Maintenant donc il défend la Kabbale des Hébreux et Spinosa, et cherche à prouver que Dieu et le monde ne sont pas confondus par eux: mais en cela, il ne satisfait guère. Pour eux, en effet, Dieu est comme la substance, et la créature comme l’accident
de Dieu. Buddeus (dans l’Observ. spécial de Halle) avait écrit une défense de la Kabbale des Hébreux contre quelques auteurs modernes. Il a traité le même sujet dans l’introduction à l’histoire de la philosophie des Hébreux, où il attaquait avec plus de science le livre de l’auteur. L’auteur se corrige maintenant lui-même et répond à H. Buddeus. Il défend l’accord de la Kabbale avec Spinosa, qu’on avait attaqué, mais il justifie maintenant Spinosa, qu’il attaquait alors. La Kabbale est de deux sortes, réelle et littérale: celle-ci se nomme Gematria, elle transpose les lettres et les syllabes, et fait d’un mot un autre mot ou le chiffre d’un autre mot! On appelle Notariacon celle qui avec chaque lettre, surtout avec les initiales, forme de nouvelles locutions. La Themure est une espèce dé sténographie et un changement de tout l’alphabet. Bien des gens jugent sans connaître. L’auteur prétend que Knorr n’a pas dévoilé la vraie Kabbale ou philosophie secrète des Hébreux, mais seulement des formules vides. Knorr a tout donné comme il le trouvait, le bien et le mal. Ancienne tradition : Le péché d’Adam fut le retranchement de Malcuth des autres plantes. Malcuth ou le règne, la dernière des Séphires, signifie que Dieu gouverne tout irrésistiblement, mais doucement et sans violence, en sorte que l’homme croit suivre sa volonté, pendant qu’il exécute celle de Dieu. Ils disent qu’Adam s’était attribué une liberté indépendante, mais que sa chute lui avait appris qu’il ne pouvait point subsister par lui-même, mais qu’il avait besoin d’être relevé de la main de Dieu par le Messie. Ainsi, Adam a retranché la cime de l’arbre des Sephires. Kabbale vient de Kebel, c’est-à-dire un dépôt, la Tradition. Suivant Claude Beauregard, dans le Circulus Pisanus, XX, p. 130-131, Origène et quelques autres Pères Gnostiques, Jérôme lui-même, ont l’air de dire que la tromperie n’est pas moins permise aux législateurs qu’aux médecins. Pythagore a pu se convaincre par lui-même combien était sévère, chez les Egyptiens, la discipline du secret, puisque, malgré l’autorité du roi Amasis, à qui l’avait recommandé Polycrates, il eut de la peine à être is par les prêtres de Thèbes. Lui-même ne fut pas un maître du silence, moins rigoureux. Platon a dit que c’était profaner l’auteur dé l’univers que de le prêcher en public. Et dans un autre endroit: qu’il fallait parler de Dieu par énigmes, afin que les caractères qui se pourraient perdre fussent lus par d’autres, mais sans en être compris. (V. Gassendi, contre les aristotéliciens. Au sujet des Académies, Saint Augustin dit (liv. 3, contre les Académiciens): qu’ils ne découvraient leurs pensées qu’à ceux de leurs disciples qui étaient restés auprès d’eux jusqu’à la vieillesse. Suivant
Clément d’Alex, Stromate, les Epicuriens eux-mêmes disaient qu’il y avait chez eux certaines choses que tous ne pouvaient pas lire. Et Descartes (Lettre 89, à Régis, part. 1): “Tu fais tort à notre philosophie, si tu la fais connaître à ceux qui ne s’en soucient pas, ou même si tu la communiques à d’autres que ceux qui la demandent avec instance.” Burnet, dans son Archéologie, au sujet des Kabbalistes, ramène leur philosophie à ceci: que le premier être, ou Ensoph, contient toutes choses en lui-même, qu’il y a toujours dans l’univers la même quantité d’être, que le monde est une émanation de Dieu. C’est pour cela qu’il y est question des choses vides, comme vases, petits vaisseaux et conduits à travers lesquels circulent les rayons; aussitôt qu’ils se retirent, les choses meurent et sont de nouveau absorbées en Dieu. Quelques-uns pensent que la fausse Kabbale est une invention d’hier que l’on doit à Loria ou à Irira. Tatien croit que le maître du monde est la substance universelle, que Dieu est l’hypostase du tout. Thèses Kabbalistiques d’Henri Morus: ” On ne tire rien de rien: point de matière dans l’ensemble des choses, dogme propre aux Kabbalistes “. La thèse, que toute substance est esprit, n’a pas, chez les Kabbalistes, le sens que lui donne H. Morus; mais notre auteur établit que le monde ou les mondes sont un effet nécessaire et immanent de la nature divine; qu’il y a tout à la fois immanence et émanation, et que le monde ne fait qu’un avec Dieu d’une unité singulière, comme la chose et le mode de la chose, a parte rei, que tout le monde sait n’être pas distincts. ” Je blâme tout ceci. “ Suivant la Kabbale, on peut dire que l’univers est Dieu, en tant qu’il se manifeste. Dans les opinions philosophiques de la Kabbale, sur le monde divin d’où notre monde visible s’est écoulé par émanation, la reconnaissance de la Trinité, dit-il, est tellement expresse que je souscris volontiers aux paroles d’un homme docte (Obs. de Halle, t. II ob. 5-16, no 3), suivant lequel c’est des Hébreux que les chrétiens ont reçu la Trinité. Mais de l’avis de l’auteur, Pic de la Mirandole s’est trompé quand il a placé la Triade dans les trois Sephires supérieures de l’arbre kabbalistique; et parmi ceux qui l’ont suivi, nul ne l’a fait avec plus de hardiesse que celui dont j’ai parlé. Car (tom. I, obs. choisie, 1, n° 11), il soutient que d’après les explications mêmes des Kabbalistes, par ces noms de Kether, Binah, Chockmah, c’est-à-dire la couronne, la sagesse et la prudence,
on entend les trois personnes de la Trinité. Or, il faut savoir que les Numérations ou les Sephires sont bien inférieures à l’Ensoph, qui renferme la Triade. Audessous de l’Ensoph est Adam Con, c’est-à-dire tout le cercle entier des Sephires, des Lumières, des Numérations et des Æons. Il n’est pas l’unique, mais le premier engendré. Tatien, dans son Discours aux Grecs, fait profession de suivre la philosophie des Barbares, c’est-à-dire des Hébreux. ” Dans le maître de l’univers, dit-il, par la puissance du Verbe, tant lui que le Verbe qui était en lui (le Verbe inférieur) a existé. Quand il l’a voulu, un Verbe s’est élancé de sa simplicité; ce n’a pas été un Verbe vainement proféré, mais le premier engendré des ouvrages de son esprit (un Verbe extérieur). Ce Verbe, nous savons qu’il est le principe de ce monde (Adam Con, le premier engendré). Il est né par division, et non par avulsion. Ce qui est arraché est séparé de sa tige; mais ce qui est divisé est doué d’une fonction propre, et ne saurait jamais être une diminution de ce dont il a pris sa force. ” Voilà les paroles de Tatien; il n’y manque que les mots hébreux Ensoph et Adam Con. Mais Tatien n’est pas pour cela le précurseur d’Arrius. Arrius est devenu hérétique en niant. le premier engendré, ou en le confondant avec l’unique engendré. Bullus, dans la défense du Concile de Nicée, fait voir (sect. III chap. v) que des écrivains catholiques, antérieurs au Concile de Nicée, donnent au Fils de Dieu une sorte de nativité qui a eu un commencement et a précédé la création du monde. Il cite Athenagore, Tatien, Théophile d’Antioche, Hippolyte et Novatien, dont il traite par ordre. Puis Enfin (chap. ix), il établit que quelques écrivains postérieurs au Concile ont reconnu la procession du Verbe sorti du Père pour former le monde, et il cite à l’appui les sermons attribués à Zenon (de Vérone), mais écrits après le Concile de Nicée, la lettre d’Alexandre (d’Alexandrie) à Alexandre, évêque de Constantinople; celle de Constantin aux Nicomédiens; le panégyrique de Constantin, par Eusèbe Pamphili; et enfin, Athanase lui-même. II ajoute (p. 394 et suiv;): “Je n’oserais aller au fond de ce mystère, bien que je voie plusieurs choses à dire, qui peutêtre ne manqueraient pas de force. Je reviens donc à Athanase, qui attribue clairement une triple nativité au Fils. La première est celle par laquelle, de toute éternité, le Verbe est né du Père, et y demeure. C’est à cause de cette nativité que, suivant Athanase, il est appelé dans les Écritures le Monogène (Voir Athan., Discours III contre les Arriens). La seconde nativité consiste dans cette procession par laquelle le Verbe est sorti de Dieu pour créer le monde. C’est par rapport à celle-ci que, au sentiment d’Athanase, il est appelé par les Écritures le premier Engendré de toute créature. La troisième et dernière nativité eut lieu lorsque la même Personne Divine sortit du sein et de la gloire de son Père, et
vint habiter les entrailles de la très Sainte Vierge. Et le Verbe a été fait chair. Gardons-nous bien de mépriser cette explication du grand Athanase; elle nous donne la véritable clef des sentiments et des pensées de quelques anciens dont les Arriens ont détourné les paroles pour les faire servir à la défense de l’hérésie, et que quelques théologiens de fraîche date ont implicitement accusés d’Arrianisme.” Voilà ce que dit Bullus. L’auteur reprend (chap. iii) “Il faut remarquer que le Messie est bien le Verbe éternel; non pas le Verbe de Dieu intérieur, mais celui qu’il profère; et nous l’appelons ici, en style kabbalistique, Messie, parce qu’il est né de l’Esprit Saint. Les Kabbalistes l’appellent encore Esprit du monde, parce que c’est son Esprit qui a animé le monde. Les Kabbalistes sont encore forcés d’accorder que le corps du Christ est toutpuissant, parce que le corps du Christ, suivant eux, est le premier d’où les autres ont reçu, par l’entremise des diverses Séphires créatrices, leur beauté et leur parure.” L’auteur e (ch. 4) à Spinosa, qu’il compare avec la Kabbale. Spinosa dit (Eth., p. 2, schol. prop. 10): “Tout le monde doit accorder que rien n’existe et ne peut être conçu sans Dieu, car il est reconnu de tout le monde que Dieu est la cause unique de toutes choses, tant de leur essence que de leur existence; en d’autres termes, Dieu est la cause des choses, non-seulement selon le devenir, mais selon l’être.” Tel est le texte de Spinosa, à qui l’on voit que l’auteur donne son approbation. En effet, il est très vrai que, quand on parle des choses créées, il ne faut point oublier qu’elles n’existent que par la permission de Dieu et se régler là-dessus pour en parler. Mais je ne crois pas que Spinosa y ait réussi. A mon avis, on peut jusqu’à un certain point concevoir les essences sans Dieu; mais les existences enveloppent Dieu, et la réalité même des essences qui les fait influer sur les existences est de Dieu. Les essences des choses sont coéternelles à Dieu, et l’essence même de Dieu embrasse toutes les autres essences, à ce point que l’on ne saurait avoir une conception parfaite de Dieu sans elles. Mais quant à l’existence, on ne saurait la concevoir sans Dieu, qui est la dernière raison des choses. Cet axiome, que l’essence d’une chose, ce qui lui appartient, c’est ce sans quoi elle ne peut exister ni être conçue, a son emploi dans les choses nécessaires ou dans les espèces, mais non dans les individus ou choses contingentes; car on ne saurait avoir des individus une conception distincte. Voilà pourquoi ils n’ont
point une connexion nécessaire avec Dieu, mais ils sont librement produits. Dieu a été incliné vers eux: par une raison déterminée, il n’y a point été nécessité. Spinosa met au nombre des fictions la proposition “Quelque chose peut sortir de rien.” Mais cependant les modes qui se produisent se produisent de rien. II n’y a point de matière des modes. Ce n’est donc assurément ni le mode, ni partie du mode qui a préexisté, mais bien un autre mode qui s’est évanoui et auquel celuici a succédé. Les Kabbalistes semblent dire qu’il n’y a ni création ni existence possible de la matière tant son essence est vile; donc, qu’il n’y a absolument pas de matière ou que l’esprit et la matière sont une seule et même chose, comme le soutient H. Morus clans ses Thèses kabbalistiques. Spinosa prétend de même qu’il est impossible que Dieu ait créé quelque masse corporelle et matérielle pour être le sujet de ce monde, “parce que, dit-il, ceux qui sont d’un avis opposé ignorent de quelle puissance divine elle pourrait être créée.” Il y a là quelque chose de vrai; mais on ne s’en est pas, je crois, assez rendu compte. La matière existe, en effet, mais elle n’est point substance puisqu’elle est un agrégat ou un composé de substances. J’entends parler de la matière seconde ou de la masse étendue qui n’est point du tout un corps homogène. Mais ce que nous concevons homogène et ce que nous appelons matière première est quelque chose d’incomplet, puisque ce n’est qu’une pure puissance. La substance, au contraire, est quelque chose de plein et d’actif. Spinosa a cru que la matière du vulgaire n’existait pas. Aussi il nous avertit souvent que Descartes la définit mal par 1’étendue (Lett. 73), et qu’il donne une mauvaise explication de l’étendue, quand il la prend pour une chose très vile qui doit être divisible dans le lieu (de la Réf. de l’Etent., p. 385); “puisqu’au contraire la matière ne s’explique que par un attribut exprimant une essence éternelle et infinie”. Je réponds que l’étendue, ou si l’on veut la matière première, n’est autre chose qu’une certaine répétition indéfinie des choses, en tant qu’elles sont semblables entre elles ou indiscernables. Ainsi du fait même que le nombre suppose des choses nombrées, de même l’étendue suppose des choses qui se répètent et qui, outre les caractères communs, en ont de particuliers. Ces accidents, qui sont propres à chacune, rendent actuelles, de simplement possibles qu’elles étaient d’abord, les limites de grandeur et de figure. La matière purement ive est quelque chose de très vile, qui manque de toute vertu, mais une telle chose ne consiste que dans l’incomplet, ou dans une abstraction.
Spinosa (Eth., p. 1, coroll., prop. 13, et schol., prop., 15) . “Aucune substance, pas même la substance corporelle, n’est divisible.” Cela n’a rien qui étonne dans son système, parce qu’il n’et qu’une seule substance. Mais cela est également vrai dans le mien, bien que j’ette une infinité de substances; car, dans mon système, toutes sont indivisibles ou monades. Spinosa dit (Eth., p. 3, schol. Prop. 2) que 1’esprit et le corps sont la même chose, mais seulement exprimée de deux manières, et (Eth., p. 2 schol. 5, prop. 7) que la substance pensante et la substance étendue sont une seule et même substance, que l’ou conçoit tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue. II ajoute: “C’est ce qui parait avoir été aperçu comme à travers un nuage par quelques Hébreux qui soutiennent que Dieu, l’intelligence de Dieu et les choses qu’elle conçoit ne font qu’un.” Je blâme tout ceci. L’esprit et le corps n’est pas même chose, pas plus que le principe de l’action et celui de la ion. La substance corporelle a une âme et un corps organique, c’est-à-dire une masse composée d’autres substances. II est vrai que c’est la même substance qui pense et qui a une masse étendue qui lui est te, mais point du tout que celle-ci la constitue; car on peut très bien lui ôter fout cela sans que la substance en soit altérée. Puis, en outre, toute substance perçoit, mais toute substance ne pense pas. La pensée, au contraire, appartient aux monades, et, de plus forte Raison, toute perception: mais l’étendue appartient aux composés. On ne peut donc pas dire que Dieu et les choses conçues par Dieu sont une seule et même chose, pas plus qu’on ne peut dire que l’esprit et les choses qu’il perçoit ne fout qu’un. L’auteur croit que Spinosa a entendu parler d’une nature commune qui aurait pour attributs la pensée et l’étendue, et que cette nature est esprit. Mais il n’y a pas d’étendue des esprits, à moins qu’on ne les prenne, dans un sens plus large, pour je ne sais quel animal subtil assez semblable à ce que les anciens entendaient par leurs anges. L’auteur ajoute que l’esprit et le corps sont les modes de ces attributs. Mais comment, je vous prie, l’esprit peut-il être le mode de la pensée, lui qui est le principe de la pensée? Ce serait donc plutôt l’esprit qui serait l’attribut, et la pensée la modification de cet attribut. — On peut s’étonner aussi que Spinosa, comme on l’a vu plus haut (de la Réf. de l’Entend., p. 385), ait l’air de nier que l’étendue soit divisible en ses parties et composée de parties, ce qui n’a pas de sens, à moins que ce ne soit peut-être comme l’espace, qui n’est point une chose divisible. Mais l’espace et le temps sont les ordres des choses, et non les choses. L’auteur a raison de dire que Dieu a trouvé de son fond les origines de toutes choses. Cela me fait souvenir de ce mot de Jul. Scaliger, que j’ai lu autrefois:
“Que les choses sont produites, non pas de la puissance ive de la matière, mais de la puissance active de Dieu” et, je l’affirme, des formes ou activités, ou Entéléchies. Quant à ce que dit Spinosa (Eth., p. 1, prop. 34) que Dieu est de la même nécessité cause de soi et cause de toutes choses, et (Traité politique, p. 270, c. 2, n° 2.) que la puissance des choses est la puissance de Dieu, je ne l’ets pas. Dieu existe nécessairement, mais il produit librement les choses. Dieu a produit la puissance des choses, mais elle est distincte de la puissance divine. Les choses opèrent elles-mêmes, bien qu’elles aient reçu les forces d’agir. Spinosa dit (Lett. 24): ““Tout est en Dieu et se meut en Dieu.” Je le déclare avec Paul, et sans doute aussi avec tous les autres philosophes, bien que ce soit d’une autre manière; j’ose même dire que ç’a été le sentiment de tous les anciens Hébreux, ainsi qu’on le peut conjecturer de certaines traditions, si défigurées qu’elles soient en mille manières.” Quant à moi, je penserais que tout est en Dieu, non pas comme la partie dans le tout, ni comme un accident dans le sujet, mais comme le lieu dans ce qu’il remplit, lieu spirituel ou subsistant et non mesuré ou partagé, car Dieu est immense; il est partout, le monde lui est présent, et c’est ainsi que toutes choses sont en lui, car il est où elles sont et ne sont pas; il demeure quand elles s’en vont, et il a déjà été là où elles arrivent. L’auteur dit que les Kabbalistes sont d’accord sur ce point, que Dieu a produit de certaines choses médiatement et d’autres immédiatement, et cela l’amène à parler de la production d’une première source ouverte par Dieu, qui la fait immédiatement couler de lui-même. Par ce médiateur, tout le reste a été produit par séries et par ordre. Les Kabbalistes saluent ce principe de noms divers: Adam Con, le Messie, le Christ, le Verbe, le premier engendré, le premier homme, l’homme céleste, le guide, le pasteur, le médiateur, etc. Ailleurs, je prouverai cette assertion; c’est un fait qu’a reconnu Spinosa. Sauf le nom, tout s’y trouve. Il suit de là, Eth., p. 1, schol. prop 28 (c’est le second point); il suit que Dieu ne peut être appelé proprement la cause éloignée des choses particulières, si ce n’est afin de distinguer cet ordre de choses de celles que Dieu produit immédiatement ou plutôt qui suivent de sa nature absolue. Voici maintenant, d’après l’explication de Spinosa (proposition 21), quelles sont les choses qui sont dites suivre de la nature absolue de Dieu. “Tout ce qui découle de la nature absolue d’un attribut quelconque de Dieu doit être éternel et infini; en d’autres termes, doit posséder, par son rapport à cet attribut, l’Éternité et l’Infinité.” Ces propositions de Spinosa, que rappelle l’auteur, manquent de tout fondement. Dieu ne produit pas de créatures infinies, et on ne saurait, par aucun
argument, prouver ou assigner une différence quelconque de cette créature à Dieu. L’imagination de Spinosa, à savoir que de chaque attribut on peut faire sortir un infini particulier, de l’étendue un certain infini en étendue, de la pensée un certain entendement infini, vient de la manière bizarre dont il s’imagine certains attributs de Dieu, qui seraient hétérogènes comme la pensée et l’étendue, et peut-être aussi une foule d’autres. A vrai dire, l’étendue n’est pas un attribut par soi, car elle n’est que la répétition de nos perceptions. Un étendu infini n’est qu’imaginaire: un être pensant infini, c’est Dieu même. Les choses nécessaires et qui découlent de la nature infinie de Dieu sont les vérités éternelles; une créature particulière est produite par une autre, et celle-ci par une autre également. Ainsi donc, on aurait beau concevoir, on n’arriverait pas à Dieu, si l’on ettait la fiction d’un progrès à l’infini, et cependant il est certain que la dernière de ces créatures n’est pas moins dépendante de Dieu que celle qui la précède. Tatien dit, dans le Discours aux Grecs, qu’il y a un esprit répandu dans les étoiles, les anges, les plantes, les eaux et les hommes; et que cet esprit, qui est unique et le même pour tous, et cependant des différences en lui-même. C’est là une doctrine que je suis loin d’approuver; c’est l’erreur de l’âme du monde universellement répandue, et qui, comme l’air dans les poumons, rend en divers organes des sons divers. L’organe venant à se briser, l’âme cessera d’y habiter, et retournera à l’âme du monde. Mais il faut savoir qu’il y a autant de substances incorporelles, d’âmes si l’on veut, que de machines organiques naturelles. Quant à ce que dit Spinosa (Eth. p. 2, schol. prop. 13): Toutes choses, bien qu’à des degrés divers, sont animées, voilà l’étrange raison sur laquelle s’appuie son sentiment. “De toutes choses, il y a nécessairement en Dieu une idée dont Dieu est cause de la même façon qu’il l’est aussi l’idée du corps humain”. Mais il n’y a pas d’apparence de raison à dire que l’âme est une idée: les idées sont quelque chose de purement abstrait, comme les nombres et les figures, et ne peuvent agir. Les idées sont abstraites et universelles. L’idée d’un animal quelconque est une possibilité, et il est illusoire de dire que les âmes sont immortelles, parce que les idées sont éternelles, comme si l’on disait que l’âme d’un globe est éternelle, parce que l’idée du corps sphérique l’est en effet. L’âme n’est point une idée, mais la source d’innombrables idées; elle a, outre l’idée présente, quelque chose d’actif, ou la production de nouvelles idées. Mais, suivant Spinosa, l’âme change chaque moment, parce qu’aux changements du corps correspond un changement dans son idée. Je ne m’étonne plus ensuite s’il fait, des créatures, des modifications agères. L’âme est donc quelque chose de vital, qui contient une force active.
Spinosa dit (Eth. p. 1, prop. 16) : “De la nécessite de la nature divine doivent découler des infinis de modes infinis, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous une intelligence infinie.” C’est là une opinion très fausse; et, sous une autre forme, l’erreur que Descartes a insinuée: à savoir, que la matière prend successivement toutes les formes. Spinosa commence où finit Descartes: Dans le Naturalisme. Il a tort aussi de dire (Lettre 58): que le monde est l’effet de la nature divine, bien qu’il laisse entendre qu’il ne l’est pas du hasard. Il y a un milieu entre ce qui est nécessaire et ce qui est fortuit: c’est ce qui est libre. Le monde est un effet volontaire de Dieu, mais à cause de raisons inclinantes ou prévalentes. Quand bien même on supposerait la perpétuité du monde, il ne serait pas nécessaire. Dieu pouvait ou ne pas créer, ou créer autrement; mais il ne devait point le faire. Il pense (Lett. 49): que Dieu produit le monde de la même nécessité qu’il a l’intelligence de soi-même. Mais il faut répondre que les choses sont possibles en beaucoup de manières, tandis qu’il était tout à fait impossible que Dieu n’eût pas l’intelligence de soi. Spinosa dit donc (Eth. p. 1, prop. 17): “Je sais que plusieurs philosophes croient pouvoir démontrer que la souveraine intelligence et la libre volonté appartiennent à la nature de Dieu; car, disent-ils, nous ne connaissons rien de plus parfait à attribuer à Dieu que cela même qui est en nous la plus haute perfection… et c’est pourquoi ils ont mieux aimé faire Dieu indifférent à toutes choses et ne créant rien d’autre que ce qu’il a résolu de créer par je ne sais quelle volonté absolue. Pour moi, je crois avoir assez clairement montré que de la souveraine puissance de Dieu toutes choses découlent d’une égale nécessité, de la même façon que de la nature du triangle il résulte que ses trois angles égalent deux droits.” — Dès les premiers mots on voit clairement que Spinosa refuse à Dieu l’intelligence et la volonté. Il a raison de ne pas vouloir d’un Dieu indifférent et décrétant toutes choses par une volonté absolue; il décrète par une volonté qui s’appuie sur des raisons. Spinosa ne donne point de preuves de ce qu’il avance que les choses découlent de Dieu comme de la nature du triangle en découlent les propriétés. II n’y a point d’analogie d’ailleurs entre les essences et les choses existantes. Dans le scholie de la proposition 17 il veut que l’intelligence et la volonté de Dieu n’aient avec la nôtre qu’un rapport nominal, parce que la nôtre est postérieure et celle de Dieu antérieure aux choses, mais il ne suit pas de là qu’il n’y ait entre elles qu’un rapport purement nominal. Il dit pourtant ailleurs que la pensée est un attribut de Dieu, et qu’on doit y rapporter les modes particuliers de la pensée ( Eth. p. 2., prop. 1). Mais l’auteur croit qu’alors il parle du Verbe de Dieu extérieur, parce qu’il dit (Eth. p. 5): que notre âme est une partie de l’intelligence infinie.
“L’âme humaine, dit Spinosa (Eth. p.5, Démonst. prop. 23), ne peut être entièrement détruite avec le corps. Il reste d’elle quelque chose, qui est éternel. Mais cela n’a point de relation avec le temps. Car nous n’attribuons à l’âme de durée que pendant la durée du corps.” Dans le scholie suivant, il ajoute: “Cette idée, qui exprime l’essence du corps sous le caractère de l’éternité, est un mode déterminé de la pensée qui se rapporte à l’essence de l’âme et qui est nécessairement éternel, etc.” Tout cela est illusoire. Cette idée est comme la figure de la sphère dont l’éternité ne préjuge pas l’existence, puisqu’elle n’est que la possibilité d’une sphère idéale. Ce n’est donc rien dire que de dire: Notre âme est éternelle en tant qu’elle enveloppe le corps sous le caractère de l’éternité. Elle sera tout aussi bien éternelle parce qu’elle comprend les vérités éternelles sur le triangle. “Notre âme n’a pas de durée. Le temps n’a plus aucune relation à ce qui dée l’existence actuelle du corps.” Ainsi s’exprime Spinosa, qui pense que l’âme périt avec le corps, parce qu’il a cru qu’il ne subsiste jamais qu’un seul corps, bien qu’il puisse se transformer. L’auteur ajoute : “Je ne vois nulle part que Spinosa ait dit positivement que les âmes ent d’un corps dans un autre et habitent différentes demeures et divers séjours d’éternité. On pourrait cependant l’inférer de sa pensée”. C’est une erreur de l’auteur. La même âme pour Spinosa, ne peut pas être l’idée d’un autre corps, de même que la figure d’une sphère n’est pas la figure d’un cylindre. L’âme, pour Spinosa, est tellement fugitive qu’elle n’existe même pas dans le moment présent; car le corps lui aussi, ne demeure qu’en idée. Spinosa (Eth. p. 5, prop. 21) dit que la mémoire et l’imagination s’évanouissent avec le corps. Mais je pense, pour ma part, que toujours quelque imagination et quelque mémoire demeurent, et que sans elles, l’âme serait un pur néant. II ne faut pas croire que la raison existe sans le sentiment ou sans une âme. Une raison sans imagination ni mémoire est une conséquence sans prémisses. Aristote aussi a pensé que la raison où l’intellect agent subsistent et non l’âme. Mais souvent l’âme agit et la raison est ive. Spinosa dit (Tr. de la ref. l’Ent., p. 384): “Les anciens n’ont jamais, que je sache, conçu, comme nous faisons ici, une âme agissant suivant des lois déterminées et comme un automa (il a voulu dire automate) spirituel.” L’auteur entend ce age comme s’il s’agissait de l’âme seule et non de la raison, et dit que l’âme agit suivant les lois du mouvement et les causes extérieures. Tous deux se sont trompés. Je dis que l’âme agit et cependant qu’elle agit comme un automate spirituel, et je
soutiens que cela n’est pas moins vrai de la raison. L’âme n’est pas moins exempte que la raison des impulsions du dehors, et l’âme n’est pas déterminée plus spécialement que la raison à agir. De même que dans les corps, tout se fait par les mouvements suivant les lois de la puissance, de même, dans l’âme, tout se fait par l’effort ou le désir, suivant les lois du bien. I1 y a accord des deux règnes. Il est vrai cependant qu’il y a dans l’âme certaines choses qui ne peuvent s’expliquer d’une manière adéquate que par les choses externes. Sous ce rapport, l’âme est sujette au dehors; mais ce n’est pas un influx physique, mais moral pour ainsi dire, en tant que Dieu, dans la création de la raison, a eu plus d’égard aux autres choses qu’à elle-même; car, dans la création et la conservation de chacun, il a égard à toutes les autres choses. C’est à tort que l’auteur appelle la volonté l’effort de chaque chose pour persister dans son être; car la volonté a des fins plus particulières et tend à un mode plus parfait d’existence. I1 a tort aussi de dire que l’effort est identique à l’essence, tandis que l’essence est toujours la même et que les efforts varient. Je ne saurais ettre que l’affirmation soit l’effort de la raison pour persévérer dans son être, c’est-à-dire pour conserver ses idées. Nous avons cet effort même sans rien affirmer. Puis, en outre, chez Spinosa, la raison est une idée, elle n’a pas des idées. C’est encore une de ses erreurs de penser que l’affirmation ou la négation est une volition. La volition enveloppe, en outre, la raison du bien. Spinosa (Lett. 2 à Oldenb.) soutient que la volonté diffère de telle ou telle volition de la même manière que la blancheur de telle ou telle couleur blanche, et que, par conséquent, la volonté n’est pas plus la cause de telle ou telle volition que l’humanité n’est la cause de Pierre ou de Paul. Les volitions particulières ont donc besoin pour exister d’une autre cause. La volonté n’est qu’un être de raison. Ainsi parle Spinosa. Mais nous, nous prenons la volonté pour la puissance de vouloir dont l’exercice est la volition. C’est donc bien par la volonté que nous voulons; mais il est vrai qu’il est nécessaire que d’autres causes spéciales la déterminent pour qu’elle produise une certaine volition. Elle doit être modifiée d’une certaine manière. La volonté n’est donc pas aux volitions comme l’espèce ou l’abstraction de l’espèce aux individus. Les erreurs ne sont point libres et ne sont pas des actes de la volonté, bien que souvent nous concourrions à nos erreurs par des actions libres. Les hommes, dit-il, se conçoivent dans la nature comme un empire dans un empire (Malcuth in Malcuth, ajoute l’auteur). Ils s’imaginent que l’esprit de l’homme n’est pas le produit des causes naturelles, mais qu’il est immédiatement
créé de Dieu, dans une telle indépendance du reste des choses, qu’il a une puissance absolue de se déterminer et de faire un bon usage de sa raison. Mais l’expérience nous prouve surabondamment qu’il n’est pas plus en notre pouvoir d’avoir la santé de l’esprit que d’avoir la santé du corps. Ainsi parle Spinosa. — A mon avis, chaque substance est un empire dans un empire, mais dans un juste concert avec tout le reste: elle ne reçoit aucun courant d’aucun être, si ce n’est de Dieu même; mais, cependant, elle est mise par Dieu, son auteur, dans la dépendance de toutes les autres. Elle sort immédiatement de Dieu, et pourtant elle est produite conforme aux autres choses. Sans doute, tout n’est pas également en notre pouvoir, car nous sommes inclinés davantage ici ou là. Malcuth ou le règne de Dieu, ne supprime ni la liberté divine, ni la liberté humaine, mais seulement l’indifférence d’équilibre, invention de ceux qui nient les motifs de leurs actions faute de les comprendre. Spinosa s’imagine que du jour où l’homme sait que les événements sont le produit de la nécessité, son esprit en est merveilleusement affermi.. Croit-il donc par cette contrainte rendre plus content le cœur du patient ? L’homme en sent-il moins son mal ? Il sera véritablement heureux au contraire, s’il comprend que le bien résulte du mal et que ce qui arrive est pour nous le meilleur si nous sommes sages. On voit clairement, par ce qui précède, que tout le chapitre de Spinosa sur l’amour intellectuel de Dieu (Eth. p. 5) n’est qu’un habit de parade pour le peuple, puisqu’il ne saurait rien y avoir d’aimable dans un Dieu, qui produit sans choix et de toute nécessité le bien et le mal. Le véritable amour de Dieu se fonde non pas sur la nécessité, mais sur la bonté. Spinosa (de la ref. de l’Ent., p. 388) dit qu’il n’y a point de science, mais qu’on a seulement l’expérience des choses particulières, c’est-à-dire telles que leur existence n’a aucune liaison avec leur essence et qui, par conséquent, ne sont point des vérités éternelles. — Cela contredit ce qu’il avait dit ailleurs, à savoir que tout est nécessaire, que tout découle nécessairement de l’essence divines. — Autre contradiction: Spinosa (p. 2, Eth. schol. prop. 10) combat ceux qui prétendent que la nature de Dieu appartient à l’essence des choses créées, et cependant il avait établi précédemment que les choses n’existent et ne peuvent être conçues sans Dieu et qu’elles naissent nécessairement de lui. — (Part. 1, Eth. prop. 21) II soutient par ce motif que les choses finies et temporelles ne sauraient être produites immédiatement par une cause infinie, mais qu’elles le sont (prop 28) par d’autres causes singulières et finies. Mais comment sortiront-
elles enfin de Dieu? car elles ne peuvent en sortir non plus médiatement dans ce cas, puisqu’on n’arrivera jamais ainsi qu’à la production du fini par le fini. On ne peut donc pas dire que Dieu agit par l’intermédiaire des causes secondes, s’il ne produit ces causes mêmes. II vaut donc mieux dire que Dieu produit les substances et non les actions de ces substances auxquelles il ne fait que concourir. L’auteur ne trouve pas d’autre excuse aux inconvénients de la Kabbale (§5) que de dire qu’ils sont communs à toute philosophie, même celle d’Aristote et de Descartes. Les Kabbalistes peuvent donc enseigner. Il allègue ensuite, à l’appui de son assertion, qu’Aristote nie la Création et la Providence, et ne met qu’une seule intelligence dans toute l’espèce humaine. Quant à Descartes, il supprime les causes finales. L’auteur croit qu’Aristote fut enseigné par ordre dans les académies. L’auteur pense que l’intention des anciens en faisant enseigner dans les écoles une philosophie qui pût être corrigée et attaquée par les théologiens, a été d’empêcher que quelque âme trompée par le diable sans doute (l’auteur raille, il ne faut pas lui en vouloir), que cette âme donc en voyant la théologie et la philosophie conspirer de tout point ne tombe en cette pensée que la religion chrétienne est l’œuvre de la raison. Ainsi parle notre auteur. Il se moque sans doute. Plus la raison et la religion conspirent, mieux vont les choses. Il restera toujours à la révélation ses mystères qui sont de fait et qui surajoutent quelque chose à l’histoire et à la raison. Laisser entrer l’ennemi dans la place sous le prétexte qu’il ne faut pas avoir l’air de donner trop raison à un ami, c’est absurde. La théologie n’a rien à demander ni rien à craindre de la philosophie à en croire l’auteur (p. 77). Il a tort. La philosophie et la théologie sont deux vérités qui s’accordent entre elles. Le vrai ne peut être ennemi du vrai, et si la théologie contredisait la vraie philosophie, elle serait fausse. Il prétend que la philosophie repose sur une base sceptique: à savoir, sur la raison respective qui part d’une hypothèse pour concevoir les choses; comme si la vraie philosophie était basée sur des hypothèses. Il dit que plus grand sera le désaccord de la philosophie et de la théologie, d’autant moindre sera le danger que la théologie soit suspecte. C’est tout le contraire. En vertu de l’accord du vrai avec le vrai, sera suspecte toute théologie qui contredit la raison. Voyez les philosophes Averroistes du quinzième siècle, qui prétendaient que la vérité est double. Ils sont tombés il y a longtemps. Ils ont soulevé contre eux les philosophes chrétiens toujours là pour
montrer l’accord de la philosophie et de la théologie. Descartes s’est trompé quand il a cru la liberté de l’homme inconciliable avec la nature de Dieu. L’auteur remarque que la doctrine de la reviviscence des âmes dans les corps a été tolérée par le Christ dans les disciples et par les chrétiens à l’origine. — Il faut savoir qu’à vrai dire il n’y a d’autre age de l’âme d’un corps dans un autre que celui-là même qui s’opère dans un même corps par le changement insensible de ses parties. La métempsycose serait contre la règle que rien ne se fait par sauts. Un brusque age de l’âme d’un corps dans un autre ne serait pas moins étrange que le déplacement d’un corps qui d’un bond irait d’un lieu dans un autre, sans cependant traverser l’intervalle. Il y a dans tout ceci une grande pauvreté de raison.
Système nouveau de la nature et de la communication des substances
Leibnitz Système nouveau de la nature et de la communication des substances, aussi bien que de l’union qu’il y a entre l’âme et le corps - 1695
1. Il y a plusieurs années que j’ai conçu ce système, et que j’en ai communiqué avec des savants hommes, et surtout avec un des plus grands Théologiens et Philosophes de notre temps, qui ayant appris quelques-uns de mes sentiments par une personne de la plus haute qualité, les avait trouvés fort paradoxes. Mais ayant reçu mes éclaircissements, il se rétracta de la manière la plus généreuse et la plus édifiante du monde, et ayant approuvé une partie de mes propositions, il fit cesser sa censure à l’égard des autres dont il ne demeurait pas encore d’accord. Depuis ce temps-là j’ai continué mes méditations selon les occasions, pour ne donner au public que des opinions bien examinées : et j’ai tâché aussi de satisfaire aux objections faites contre mes essais de Dynamique qui ont de la liaison avec ceci. Enfin des personnes considérables ayant désiré de voir mes sentiments plus éclaircis, j’ai hasardé ces méditations, quoiqu’elles ne soient nullement populaires, ni propres à être goûtées de toute sorte d’esprits. Je m’y suis porté principalement pour profiter des jugements de ceux qui sont éclairés en ces matières, puisqu’il serait trop embarrassant de chercher et de sommer en particulier ceux qui seraient disposés à me donner des instructions, que je serai toujours bien aise de recevoir, pourvu que l’amour de la vérité y paraisse plutôt que la ion pour les opinions dont on est prévenu. 2. Quoique je sois un de ceux qui ont fort travaillé sur les Mathématiques, je n’ai pas laissé de méditer sur la philosophie dès ma jeunesse, car il me paraissait toujours qu’il y avait moyen d’y établir quelque chose de solide par des démonstrations claires. J’avais pénétré bien avant dans le pays des scolastiques, lorsque les Mathématiques et les Auteurs modernes m’en firent sortir encore
bien jeune. Leurs belles manières d’expliquer la nature mécaniquement me charmèrent, et je méprisais avec raison la méthode de ceux qui n’emploient que des formes ou des facultés dont on n’apprend rien. Mais depuis, ayant tâché d’approfondir les principes mêmes de la Mécanique, pour rendre raison des lois de la nature que l’expérience faisait connaître, je m’aperçus que la seule considération d’une masse étendue ne suffisait pas, et qu’il fallait employer encore la notion de la force, qui est très intelligible, quoiqu’elle soit du ressort de la Métaphysique. Il me paraissait aussi, que l’opinion de ceux qui transforment ou dégradent les bêtes en pures machines, quoiqu’elle semble possible, est hors d’apparence, et même contre l’ordre des choses. 3. Au commencement, lorsque je m’étais affranchi du joug d’Aristote, j’avais donné dans le vide et dans les Atomes, car c’est ce qui remplit le mieux l’imagination. Mais en étant revenu, après bien des méditations, je m’aperçus qu’il est impossible de trouver les principes d’une véritable Unité dans la matière seule ou dans ce qui n’est que if, puisque tout n’y est que collection ou amas de parties jusqu’à l’infini. Or la multitude ne pouvant avoir sa réalité que des unités véritables qui viennent d’ailleurs et sont tout autre chose que les points dont il est constant que le continu ne saurait être composé ; donc pour trouver ces unités réelles, je fus contraint de recourir à un atome formel, puisqu’un être matériel ne saurait être en même temps matériel et parfaitement indivisible, ou doué d’une véritable unité. Il fallut donc rappeler et comme réhabiliter les formes substantielles, si décriées aujourd’hui, mais d’une manière qui les rendît intelligibles et qui séparât l’usage qu’on en doit faire de l’abus qu’on en a fait. Je trouvai donc que leur nature consiste dans la force et que de cela s’ensuit quelque chose d’analogique au sentiment et à l’appétit ; et qu’ainsi il fallait les concevoir à l’imitation de la notion que nous avons des âmes. Mais comme l’âme ne doit pas être employée pour rendre raison du détail de l’économie du corps de l’animal, je jugeai de même qu’il ne fallait pas employer ces formes pour expliquer les problèmes particuliers de la nature, quoiqu’elles soient nécessaires pour établir des vrais principes généraux. Aristote les appelle entéléchies premières, je les appelle peut-être plus intelligiblement forces primitives, qui ne contiennent pas seulement l’acte ou le complément de la possibilité, mais encore une activité originale. 4. Je voyais que ces formes et ces âmes devaient être indivisibles, aussi bien que notre Esprit, comme en effet je me souvenais que c’était le sentiment de saint Thomas à l’égard des âmes des bêtes. Mais cette vérité renouvelait les grandes difficultés de l’origine et de la durée des âmes et des formes. Car toute substance
simple qui a une véritable unité, ne pouvant avoir son commencement ni sa fin que par miracle, il s’ensuit qu’elles ne sauraient commencer que par création ni finir que par annihilation. Ainsi (excepté les Âmes que Dieu veut encore créer exprès) j’étais obligé de reconnaître qu’il faut que les formes constitutives des substances aient été créées avec le monde, et qu’elles subsistent toujours. Aussi quelques Scolastiques, comme Albert le Grand et Jean Bachon, avaient entrevu une partie de la vérité sur leur origine. Et la chose ne doit point paraître extraordinaire, puisqu’on ne donne aux formes que la durée, que les Gassendistes accordent à leurs Atomes. 5. Je jugeais pourtant qu’il n’y fallait point mêler indifféremment ou confondre avec les autres formes ou âmes les Esprits ni l’âme raisonnable, qui sont d’un ordre supérieur, et ont incomparablement plus de perfection que ces formes enfoncées dans la matière qui se trouvent partout à mon avis, étant comme des petits Dieux au prix d’elles, faits à l’image de Dieu, et ayant en eux quelque rayon des lumières de la Divinité. C’est pourquoi Dieu gouverne les Esprits, comme un Prince gouverne ses sujets, et même comme un père a soin de ses enfants ; au lieu qu’il dispose des autres substances, comme un Ingénieur manie ses machines. Ainsi les esprits ont des lois particulières, qui les mettent au dessus des révolutions de la matière par l’ordre même que Dieu y a mis, et on peut dire que tout le reste n’est fait que pour eux, ces révolutions mêmes étant accommodées à la félicité des bons, et au châtiment des méchants. 6. Cependant, pour revenir aux formes ordinaires, ou aux Âmes brutes, cette durée qu’il leur faut attribuer, à la place de celle qu’on avait attribuée aux atomes, pourrait faire douter si elles ne vont pas de corps en corps, ce qui serait la Métempsycose, à peu près comme quelques Philosophes ont cru la transmission du mouvement et celle des espèces. Mais cette imagination est bien éloignée de la nature des choses. Il n’y a point de tel age, et c’est ici où les transformations de Messieurs Swammerdam, Malpighi et Leewenhoeck, qui sont des plus excellents observateurs de notre temps, sont venues à mon secours, et m’ont fait ettre plus aisément, que l’animal et toute autre substance organisée ne commence point, lorsque nous le croyons, et que sa génération apparente n’est qu’un développement, et une espèce d’augmentation. Aussi ai-je remarqué que l’Auteur de La Recherche de la Vérité, M. Regis, M. Hartsoeker et d’autres habiles hommes n’ont pas été fort éloignés de ce sentiment. 7. Mais il restait encore la plus grande question de ce que ces âmes ou ces formes deviennent par la mort de l’animal, ou par la destruction de l’individu de
la substance organisée. Et c’est ce qui embarrasse le plus, d’autant qu’il paraît peu raisonnable que les âmes restent inutilement dans un chaos de matière confuse. Cela m’a fait juger enfin qu’il n’y avait qu’un seul parti raisonnable à prendre ; et c’est celui de la conservation non seulement de l’âme, mais encore de l’animal même et de sa machine organique ; quoique la destruction des parties grossières l’ait réduit à une petitesse qui n’échappe pas moins à nos sens que celle où il était avant que de naître. Aussi n’y a-t-il personne qui puisse bien marquer le véritable temps de la mort, laquelle peut er longtemps pour une simple suspension des actions notables, et dans le fond n’est jamais autre chose dans les simples animaux : témoin les ressuscitations des mouches noyées et puis ensevelies sous de la craie pulvérisée, et plusieurs exemples semblables qui font assez connaître qu’il y aurait bien d’autres ressuscitations, et de bien plus loin, si les hommes étaient en état de remettre la machine. Et il y a de l’apparence que c’est de quelque chose d’approchant que le grand Démocrite a parlé, tout Atomiste qu’il était, quoique Pline s’en moque. Il est donc naturel que l’animal ayant toujours été vivant et organisé (comme des personnes de grande pénétration commencent à le reconnaître) il le demeure aussi toujours. Et puisque ainsi il n’y a point de première naissance ni de génération entièrement nouvelle de l’animal, il s’ensuit qu’il n’y en aura point d’extinction finale, ni de mort entière prise à la rigueur métaphysique ; et que par conséquent au lieu de la transmigration des âmes, il n’y qu’une transformation d’un même animal, selon que les organes sont pliés différemment, et plus ou moins développés. 8. Cependant les Âmes raisonnables suivent des lois bien plus relevées, et sont exemptes de tout ce qui leur pourrait faire perdre la qualité de citoyens de la société des esprits, Dieu y ayant si bien pourvu, que tous les changements de la matière ne leur sauraient faire perdre les qualités morales de leur personnalité. Et on peut dire que tout tend à la perfection non seulement de l’Univers en général, mais encore de ces créatures en particulier, qui sont destinées à un tel degré de bon heur, que l’Univers s’y trouve intéressé en vertu de la bonté divine qui se communique à un chacun autant que la souveraine Sagesse le peut permettre. 9. Pour ce qui est du corps ordinaire des animaux et d’autres substances corporelles, dont on a cru jusqu’ici l’extinction entière et dont les changements dépendent plutôt des règles mécaniques que des lois morales, je remarquai avec plaisir que l’ancien auteur du livre de la Diète qu’on attribue à Hippocrate, avait entrevu quel que chose de la vérité, lorsqu’il a dit en termes exprès, que les animaux ne naissent et ne meurent point, et que les choses qu’on croit commencer et périr, ne font que paraître et disparaître. C’était aussi le sentiment
de Parménide et de Mélisse chez Aristote. Car ces anciens étaient plus solides qu’on ne croit. 10. Je suis le mieux disposé du monde à rendre justice aux modernes ; cependant je trouve qu’ils ont porté la réforme trop loin, entre autres en confondant les choses naturelles avec les artificielles, pour n’avoir pas eu assez grandes Idées de la majesté de la nature. Ils conçoivent que la différence qu’il y a entre ses machines et les nôtres, n’est que du grand au petit. Ce qui a fait dire depuis peu à un très habile homme, qu’en regardant la nature de près, on la trouve moins irable qu’on n’avait cru, n’étant que comme la boutique d’un ouvrier. Je crois que ce n’est pas en donner une idée assez juste ni assez digne d’elle, et il n’y a que notre système qui fasse connaître enfin la véritable et immense distance qu’il y a entre les moindres productions et mécanismes de la sagesse divine, et entre les plus grands chefs-d’oeuvre de l’art d’un esprit borné ; cette différence ne consistant pas seulement dans le degré, mais dans le genre même. Il faut donc savoir que les Machines de la nature ont un nombre d’organes véritablement infini, et sont si bien munies et à l’épreuve de tous les accidents, qu’il n’est pas possible de les détruire. Une machine naturelle demeure encore machine dans ses moindres parties, et qui plus est, elle demeure toujours cette même machine qu’elle a été, n’étant que transformée par des différents plis qu’elle reçoit, et tantôt étendue, tantôt resserrée et comme concentrée lorsqu’on croit qu’elle est perdue. 11. De plus, par le moyen de l’âme ou forme, il y a une véritable unité qui répond à ce qu’on appelle moi en nous ; ce qui ne saurait avoir lieu ni dans les machines de l’art, ni dans la simple masse de la matière, quelque organisée qu’elle puisse être ; qu’on ne peut considérer que comme une armée ou un troupeau, ou comme un étang plein de poissons, ou comme une montre composée de ressorts et de roues. Cependant s’il n’y avait point de véritables unités substantielles, il n’y aurait rien de substantiel ni de réel dans la collection. C’était ce qui avait forcé M. Cordemoy à abandonner Descartes, en embrassant la doctrine des Atomes de Démocrite, pour trouver une véritable unité. Mais les Atomes de matière sont contraires à la raison : outre qu’ils sont encore composés de parties, puisque l’attachement invincible d’une partie à l’autre (quand on le pourrait concevoir ou supposer avec raison) ne détruirait point leur diversité. Il n’y a que les Atomes de substance, c’est-à-dire les unités réelles et absolument destituées de parties, qui soient les sources des actions, et les premiers principes absolus de la composition des choses, et comme les derniers éléments de l’analyse des choses substantielles. On les pourrait appeler points métaphysiques
: ils ont quelque chose de vital et une espèce de perception, et les points mathématiques sont leurs points de vue, pour exprimer l’univers. Mais quand les substances corporelles sont resserrées, tous leurs organes ensemble ne font qu’un point physique à notre égard. Ainsi les points physiques ne sont indivisibles qu’en apparence : les points mathématiques sont exacts, mais ce ne sont que des modalités : il n’y a que les points métaphysiques ou de substance (constitués par les formes ou âmes) qui soient exacts et réels, et sans eux il n’y aurait rien de réel, puisque sans les véritables unités il n’y aurait point de multitude. 12. Après avoir établi ces choses, je croyais entrer dans le port ; mais lorsque je me mis à méditer sur l’union de l’âme avec le corps, je fus comme rejeté en pleine mer. Car je ne trouvais aucun moyen d’expliquer comment le corps fait er quelque chose dans l’âme ou vice versa, ni comment une substance peut communiquer avec une autre substance créée. M. Descartes avait quitté la partie là-dessus, autant qu’on le peut connaître par ses écrits : mais ses disciples voyant que l’opinion commune est inconcevable, jugèrent que nous sentons les qualités des corps, parce que Dieu fait naître des pensées dans l’âme à l’occasion des mouvements de la matière ; et lorsque notre âme veut remuer le corps à son tour, ils jugèrent que c’est Dieu qui le remue pour elle. Et comme la communication des mouvements leur paraissait encore inconcevable, ils ont cru que Dieu donne du mouvement à un corps à l’occasion du mouvement d’un autre corps. C’est ce qu’ils appellent le Système des Causes occasionnelles, qui a été fort mis en vogue par les belles réflexions de l’Auteur de La Recherche de la Vérité. 13. Il faut avouer qu’on a bien pénétré dans la difficulté, en disant ce qui ne se peut point ; mais il ne paraît pas qu’on l’ait levée en expliquant ce qui se fait effective ment. Il est bien vrai qu’il n’y a point d’influence réelle d’une substance créée sur l’autre, en parlant selon la rigueur métaphysique, et que toutes les choses, avec toutes leurs réalités, sont continuellement produites par la vertu de Dieu : mais pour résoudre des problèmes, il n’est pas assez d’employer la cause générale, et de faire venir ce qu’on appelle Deum ex machina. Car lorsque cela se fait sans qu’il y ait autre explication qui se puisse tirer de l’ordre des causes secondes, c’est proprement recourir au miracle. En Philosophie il faut tâcher de rendre raison, en faisant connaître de quelle façon les choses s’exécutent par la sagesse divine, conformément à la notion du sujet dont il s’agit. 14. Étant donc obligé d’accorder qu’il n’est pas possible que l’âme ou quelque autre véritable substance puisse recevoir quelque chose par dehors, si ce n’est
pas la toute-puissance divine, je fus conduit insensiblement à un sentiment qui me surprit, mais qui paraît inévitable, et qui en effet a des avantages très grands et des beautés bien considérables. C’est qu’il faut donc dire que Dieu a créé d’abord l’âme, ou toute autre unité réelle de telle sorte, que tout lui doit naître de son propre fonds, par une parfaite spontanéité à l’égard d’elle-même, et pour tant avec une parfaite conformité aux choses de dehors. Et qu’ainsi nos sentiments intérieurs (c’est-à-dire, qui sont dans l’âme même, et non pas dans le cerveau, ni dans les parties subtiles du corps) n’étant que des phénomènes suivis sur les êtres externes, ou bien des apparences véritables, et comme des songes bien réglés, il faut que ces perceptions internes dans l’âme même lui arrivent par sa propre constitution originale, c’est-à-dire par la nature représentative (capable d’exprimer les êtres hors d’elle par rapport à ses organes) qui lui a été donnée dès sa création, et qui fait son caractère individuel. Et c’est ce qui fait que chacune de ces substances, représentant exactement tout l’univers à sa manière et suivant un certain point de vue, et les perceptions ou expressions des choses externes arrivant à l’âme à point nommé, en vertu de ses propres lois, comme dans un monde à part, et comme s’il n’existait rien que Dieu et elle (pour me servir de la manière de parler d’une certaine personne d’une grande élévation d’esprit, dont la sainteté est célébrée), il y aura un parfait accord entre toutes ces substances, qui fait le même effet qu’on remarquerait si elles communiquaient ensemble par une transmission des espèces, ou des qualités que le vulgaire des Philosophes s’imagine. De plus, la masse organisée, dans laquelle est le point de vue de l’âme, étant exprimée plus prochainement par elle, et se trouvant réciproque ment prête à agir d’elle-même, suivant les lois de la machine corporelle, dans le moment que l’âme le veut, sans que l’un trouble les lois de l’autre, les esprits et le sang ayant justement alors les mouvements qu’il leur faut pour répondre aux ions et aux perceptions de l’âme, c’est ce rapport mutuel réglé par avance dans chaque substance de l’univers, qui produit ce que nous appelons leur communication, et qui fait uniquement l’union de l’âme et du corps. Et l’on peut entendre par là comment l’âme a son siège dans le corps par une présence immédiate, qui ne saurait être plus grande, puisqu’elle y est comme l’unité est dans le résultat des unités qui est la multitude. 15. Cette hypothèse est très possible. Car pourquoi Dieu ne pourrait-il pas donner d’abord à la substance une nature ou force interne qui lui puisse produire par ordre (comme dans un Automate spirituel ou formel, mais libre en celle qui a la raison en partage) tout ce qui lui arrivera, c’est-à-dire, toutes les apparences ou expressions qu’elle aura, et cela sans le secours d’aucune créature? D’autant plus que la nature de la substance demande nécessairement et enveloppe
essentiellement un progrès ou un changement, sans lequel elle n’aurait point de force d’agir. Et cette nature de l’âme étant représentative de l’univers d’une manière très exacte (quoique plus ou moins distincte), la suite des représentations que l’âme se produit, répondra naturellement à la suite des changements de l’univers même : comme en échange le corps a aussi été accommodé à l’âme, pour les rencontres où elle est conçue comme agissante audehors : ce qui est d’autant plus raisonnable, que les corps ne sont faits que pour les esprits seuls capables d’entrer en société avec Dieu, et de célébrer sa gloire. Ainsi dès qu’on voit la possibilité de cette Hypothèse des accords, on voit aussi qu’elle est la plus raisonnable, et qu’elle donne une merveilleuse idée de l’harmonie de l’univers et de la perfection des ouvrages de Dieu. 16. Il s’y trouve aussi ce grand avantage, qu’au lieu de dire, que nous ne sommes libres qu’en apparence et d’une manière suffisante à la pratique, comme plu sieurs personnes d’esprit ont cru, il faut dire plutôt que nous ne sommes entraînés qu’en apparence, et que dans la rigueur des expressions métaphysiques, nous sommes dans une parfaite indépendance à l’égard de l’influence de toutes les autres créatures. Ce qui met encore dans un jour merveilleux l’immortalité de notre âme, et la conservation toujours uniforme de notre individu, parfaitement bien réglée par sa propre nature, à l’abri de tous les accidents de dehors, quelque apparence qu’il y ait du contraire. Jamais système n’a mis notre élévation dans une plus grande évidence. Tout Esprit étant comme un Monde à part, suffisant à lui-même, indépendant de toute autre créature, enveloppant l’infini, exprimant l’univers, il est aussi durable, aussi subsistant, et aussi absolu que l’univers luimême des créatures. Ainsi on doit juger qu’il y doit toujours faire figure de la manière la plus propre à contribuer à la perfection de la société de tous les esprits, qui fait leur union morale dans la Cité de Dieu. On y trouve aussi une nouvelle preuve de l’existence de Dieu, qui est d’une clarté surprenante. Car ce parfait accord de tant de substances qui n’ont point de communication ensemble, ne saurait venir que de la cause commune. 17. Outre tous ces avantages qui rendent cette Hypothèse recommandable, on peut dire que c’est quelque chose de plus qu’une Hypothèse, puisqu’il ne paraît guère possible d’expliquer les choses d’une autre manière intelligible, et que plusieurs grandes difficultés qui ont jusqu’ici exercé les esprits, semblent disparaître d’elles-mêmes quand on l’a bien comprise. Les manières de parler ordinaires se sauvent encore très bien. Car on peut dire que la substance dont la disposition rend raison du changement, d’une manière intelligible, en sorte qu’on peut juger que c’est à elle que les autres ont été accommodées en ce point dès le
commencement, selon l’ordre des décrets de Dieu, est celle qu’on doit concevoir en cela, comme agissante ensuite sur les autres. Aussi l’action d’une substance sur l’autre n’est pas une émission ni une transplantation d’une entité, comme le vulgaire le conçoit, et ne saurait être prise raisonnablement que de la manière que je viens de dire. Il est vrai qu’on conçoit fort bien dans la matière et des émissions et des réceptions des parties, par les quelles on a raison d’expliquer mécaniquement tous les phénomènes de Physique ; mais comme la masse matérielle n’est pas une substance, il est visible que l’action à l’égard de la substance même ne saurait être que ce que je viens de dire. 18. Ces considérations, quelque métaphysiques qu’elles paraissent, ont encore un merveilleux usage dans la Physique pour établir les lois du mouvement, comme nos Dynamiques le pourront faire connaître. Car on peut dire que dans le choc des corps chacun ne souffre que par son propre ressort, cause du mouvement qui est déjà en lui. Et quant au mouvement absolu, rien ne peut le déterminer mathématiquement, puisque tout se termine en rapports : ce qui fait qu’il y a toujours une parfaite équivalence des Hypothèses, comme dans l’Astronomie, en sorte que quelque nombre de corps qu’on prenne, il est arbitraire d’assigner le repos ou bien un tel degré de vitesse à celui qu’on en voudra choisir, sans que les phénomènes du mouvement droit, circulaire, ou composé, le puissent réfuter. Cependant il est raisonnable d’attribuer aux corps des véritables mouvements, suivant la supposition qui rend raison des phénomènes, de la manière la plus intelligible, cette dénomination étant conforme à la notion de l’Action, que nous venons d’établir.
Lettres et textes divers
SUR LE LIVRE D’UN ANTITRINITAIRE ANGLAIS
Qui contient des considérations sur plusieurs explications de la Trinité; Publié l’an 1693-4.
Premièrement je demeure d’accord que le commandement du culte suprême d’un seul Dieu est le plus important de temps, et doit être considéré comme le plus inviolable. C’est pourquoi je ne crois pas qu’on doive ettre trois substances absolues, dont chacune soit infinie, toute-puissante, éternelle, souverainement parfaite. Il parait aussi que c’est une chose très dangereuse pour le moins de concevoir le Verbe et le Saint-Esprit comme deux substances intellectuelles inférieures au grand Dieu, et néanmoins dignes d’un culte qui approche du culte que les païens rendaient à leurs dieux, ou qui le sure plutôt. Ainsi je crois qu’on ne doit rendre des honneurs divins qu’à une seule substance individuelle, absolue, souveraine et infinie.
Cependant l’opinion Sabellienne, qui ne considère le Père, le Fils et le SaintEsprit, que comme trois noms, comme trois regards d’un même être, ne saurait s’accorder avec les ages de la sainte Écriture, sans les violenter d’une étrange manière. Aussi faut-il avouer que de même les explications que les Sociniens donnent aux ages, sont très violentes. Quant à nous, lorsqu’on dit: Le Père est Dieu, le Fils est Dieu, et le Saint-Esprit est Dieu, et l’un de ces trois n’est pas l’autre, et avec tout cela, il n’y a pas trois dieux, mais un seul; cela pourrait paraître une contradiction manifeste; car c’est juste ment en cela que consiste la notion de la pluralité. Si A est C, et B est C, et si A n’est pas B, ni B n’est pas A, il faut dire qu’il y a deux C, c’est-à-dire: si Jean est homme et si Pierre est homme, et Jean n’est pas Pierre, et Pierre n’est pas Jean, il y Jura deux hommes, ou bien il faut avouer que nous ne savons pas ce que c’est que deux. Ainsi, si dans le Symbole attribué à S. Athanase, ou il est dit que le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, et que le Saint-Esprit est Dieu, et que cependant il n’y
a qu’un Dieu, le mot ou terme de Dieu était toujours pris au même sens, tant en en nommant trois dont chacun est Dieu, qu’en disant qu’il n’y a qu’un Dieu; ce serait une contradiction insoutenable. Il faut donc dire que dans le premier cas il est pris pour une personne de la Divinité, dont il y en a trois, et dans le second pour une substance absolue, qui est unique. Je sais qu’il y a des auteurs scolastiques qui croient que ce principe de logique ou de métaphysique: Qua a sunt eadem uni tertio, sunt eadem inter se, n’a point de lieu dans la Trinité. Mais je crois que ce serait donner cause gagnée aux Sociniens en renversant un des premiers principes du raisonnement humain, sans lequel on ne saurait plus raisonner sur rien, ni assurer aucune chose. C’est pourquoi j’ai été fort surpris de voir que des habiles gens parmi les théologiens scolastiques ont avoué que ce qu’on dit de la Trinité serait une contradiction formelle dans les créatures. Car je crois que ce qui est contradiction dans les termes, l’est partout. (on pourrait sans doute se contenter d’en demeurer là, et de dire seulement qu’on ne reconnaît et n’adore qu’un seul et unique Dieu tout-puissant, et que dans l’essence unique de Dieu il y a trois per sonnes, le Père, le Fils ou Verbe, et le Saint Esprit; que ces trois personnes ont cette relation entre elles, que le Père est le principe des deux autres; que la production éternelle du Fils est appelée naissance dans l’Écriture, et celle du Saint-Esprit est appelée procession; mais que leurs actions extérieures sont communes, excepté la fonction de l’incarnation avec ce qui en dépend, qui est propre au Fils, et celle de la sanctification, qui est propre au Saint-Esprit d’une manière toute particulière.
Cependant les objections des adversaires ont fait qu’on est allé plus avant, et qu’on a voulu expliquer ce que c’est que personne. En quoi il a cté d’autant plus difficile de réussir, que les explications dépendent des définitions. Or ceux qui nous donnent des sciences ont coutume aussi de nous donner aussi des définitions; mais il n’en est pas ainsi des législateurs, et encore moins de la Religion. Ainsi la sainte Écriture aussi bien que la tradition nous fournissant certains termes, et ne nous en donnant pas en même temps les définitions précises, cela fait qu’en voulant expliquer les choses, nous sommes réduits à faire des hypothèses possibles, à peu près comme on en fait dans l’astronomie. Et souvent les jurisconsultes sont obligés d’en faire autant, cherchant à donner au mot un sens qui puisse satisfaire en même temps a tous les ages et à la raison. La différence est que l’explication des mystères de la Religion n’est point nécessaire, au lieu que celle des lois est nécessaire pour juger les différents. Ainsi en matière de mystère, le meilleur serait de s’en tenir précisément aux;
termes révélés, autant qu’on peut. Je ne sais pas assez comment s’expliquent MM. Cudworth et Sherlock; mais leur érudition, qui est si connue, fait que je ne doute point qu’ils n’aient donné un bon sens à ce qu’ils ont avancé. Cependant j’oserais bien dire que trois esprits infinis, étant posés, comme des substances absolues, ce seraient trois dieux, nonobstant la parfaite intelligence, qui ferait que l’on entendrait tout ce qui se e dans l’autre. Il faut quelque chose de plus pour une unité numérique; autrement Dieu, qui entend parfaitement nos pensées, serait aussi uni essentiellement avec nous, jusqu’à faire un même individu. De plus ce serait une union de plusieurs natures, si chaque personne a la sienne, savoir, si elle a sa propre infinité, sa science, sa toute-puissance: et ce ne serait nullement l’union de trois personnes qui ont une même nature individuelle, ce qui devrait pourtant être.
Je n’ai point vu non plus ce que M. Wallis et le docteur S-ht, qui ont été cités ici, ont écrit sur ce sujet, et je ne doute point qu’ils ne se soient expliqués d’une manière con forme à l’orthodoxie; car je connais la pénétration de M. Wallis, qui est un des plus grands géomètres du siècle, et qui ne se démentira jamais, de quelque côté que son esprit se puisse tourner, outre que l’auteur de ce livre avoue que l’explication de M. Wallis a eu l’approbation publique. Cependant j’ose dire qu’une personnalité semblable à celle dont Cicéron a parlé, quand il a dit: Tres personas unus sustineo, ne suffit pas. Ainsi suis-je comme assuré que M. Wallis aura encore ajouté autre chose. Il ne suffit pas non plus de dire que le Père, le Fils et le Saint-Esprit diffèrent par des relations semblables aux modes, tels que sont les postures, les présences ou les absences. Ces sortes de rapports attribués à une même substance ne feront jamais trois personnes diverses existantes en même temps. Ainsi je m’imagine que ce M. S-ht, quel qu’il puisse être, ne se sera point contenté de cela. Il faut donc dire qu’il y a des relations dans la substance divine, qui distinguent les per sonnes, puisque ces personnes ne sauraient être des substances absolues. Mais il faut dire aussi que ces relations doivent être substantielles, qui ne s’expliquent pas assez par de simples modalités. De plus il faut dire que les personnes divines ne sont pas le même concret sous différentes dénominations ou relations, comme serait un même homme, qui est poète et orateur, mais trois différents concrets respectifs dans un seul concret absolu. Il faut dire aussi que les trois personnes ne sont pas des substances aussi absolues que le tout.
Il faut avouer qu’il n’y a aucun exemple dans la nature, qui réponde assez à cette notion des personnes divines. Mais il n’est point nécessaire qu’on en puisse trouver, et il suffit que ce qu’on en vient de dire n’implique aucune contradiction ni absurdité. La substance divine a sans doute des privilèges qui ent toutes les autres substances. Cependant, comme nous ne connaissons pas assez toute la nature, nous ne pouvons pas assurer non plus qu’il n’y a, et qu’il n’y peut avoir aucune substance absolue, qui en contienne plusieurs respectives.
Cependant, pour rendre ces notions plus aisées par quelque chose d’approchant, je ne trouve rien dans les créatures de plus propre à illustrer ce sujet, que la réflexion des esprits, lorsqu’un même esprit est son propre objet immédiat et agit sur soi-même, en pensant à soi-même et à ce qu’il fait. Car le redoublement donne une image ou ombre de deux substances respectives dans une même substance absolue, savoir de celle qui entend, et de celle qui est entendue; L’un et l’autre de ces êtres est substantiel, L’un et l’autre est un concret individu, et ils diffèrent par des relations mutuelles, mais ils ne font qu’une seule et même substance individuelle absolue. Je n’ose pour tant pas porter la comparaison assez loin, et je n’entreprends point d’avancer que la différence qui est entre les trois personnes divines, n’est plus grande que celle qui est entre ce qui entend et ce qui est entendu, lorsqu’un esprit fini pense à soi, d’autant plus que ce qui est modal, accidentel, imparfait, et mutable en nous, est réel, essentiel, achevé et immutable en Dieu. C’est assez que ce redoublement est comme une trace des personnalités divines. Ce pendant la S. Écriture, appelant le Fils, Verbe ou Logos, c’est-à-dire verbe mental, paraît nous donner à entendre que rien n’est plus propre à nous éclaircir ces choses, que l’analogie des opérations mentales. C’est aussi pour cela que les Pères ont rapporlé sa volonté au Saint Esprit, comme ils ont rapporté l’entendenment au Fils, et la puissance au Père, en distinguant le pouvoir, le savoir et le vouloir, ou bien le Père, le Verbe et l’Amour.
SYSTÈME NOUVEAU DE LA NATURE ET DE LA COMMUNICATION DES SUBSTANCES AUSSI BIEN QUE DE L’UNION QU’IL Y A ENTRE L’ÂME ET LE CORPS.
1. Il y a plusieurs années que j’ai conçu ce système, et que j’en ai communiqué avec des savants hommes, et surtout avec un des plus grands Théologiens et Philosophes de notre temps, qui ayant appris quelques-uns de mes sentiments par une personne de la plus haute qualité, les avait trouvés fort paradoxes. Mais ayant reçu mes éclaircissements, il se rétracta de la manière la plus généreuse et la plus édifiante du monde, et ayant approuvé une partie de mes propositions, il fit cesser sa censure à l’égard des autres dont il ne demeurait pas encore d’accord. Depuis ce temps-là j’ai continué mes méditations selon les occasions, pour ne donner au public que des opinions bien examinées: et j’ai tâché aussi de satisfaire aux objections faites contre mes essais de Dynamique qui ont de la liaison avec ceci. Enfin des personnes considérables ayant désiré de voir mes sentiments plus éclaircis, j’ai hasardé ces méditations, quoiqu’elles ne soient nullement populaires, ni propres à être goûtées de toute sorte d’esprits. Je m’y suis porté principalement pour profiter des jugements de ceux qui sont éclairés en ces matières, puisqu’il serait trop embarrassant de chercher et de sommer en particulier ceux qui seraient disposés à me donner des instructions, que je serai toujours bien aise de recevoir, pourvu que l’amour de la vérité y paraisse plutôt que la ion pour les opinions dont on est prévenu.
2. Quoique je sois un de ceux qui ont fort travaillé sur les Mathématiques, je n’ai pas laissé de méditer sur la philosophie dès ma jeunesse, car il me paraissait toujours qu’il y avait moyen d’y établir quelque chose de solide par des démonstrations claires. J’avais pénétré bien avant dans le pays des scolastiques, lorsque les Mathématiques et les Auteurs modernes m’en firent sortir encore bien jeune. Leurs belles manières d’expliquer la nature mécaniquement me charmèrent, et je méprisais avec raison la méthode de ceux qui n’emploient que
des formes ou des facultés dont on n’apprend rien. Mais depuis, ayant tâché d’approfondir les principes mêmes de la Mécanique, pour rendre raison des lois de la nature que l’expérience faisait connaître, je m’aperçus que la seule considération d’une masse étendue ne suffisait pas, et qu’il fallait employer encore la notion de la force, qui est très intelligible, quoiqu’elle soit du ressort de la Métaphysique. Il me paraissait aussi, que l’opinion de ceux qui transforment ou dégradent les bêtes en pures machines, quoiqu’elle semble possible, est hors d’apparence, et même contre l’ordre des choses.
3. Au commencement, lorsque je m’étais affranchi du joug d’Aristote, j’avais donné dans le vide et dans les Atomes, car c’est ce qui remplit le mieux l’imagination. Mais en étant revenu, après bien des méditations, je m’aperçus qu’il est impossible de trouver les principes d’une véritable Unité dans la matière seule ou dans ce qui n’est que if, puisque tout n’y est que collection ou amas de parties jusqu’à l’infini. Or la multitude ne pouvant avoir sa réalité que des unités véritables qui viennent d’ailleurs et sont tout autre chose que les points dont il est constant que le continu ne saurait être composé; donc pour trouver ces unités réelles, je fus contraint de recourir à un atome formel, puisqu’un être matériel ne saurait être en même temps matériel et parfaitement indivisible, ou doué d’une véritable unité. Il fallut donc rappeler et comme réhabiliter les formes substantielles, si décriées aujourd’hui, mais d’une manière qui les rendît intelligibles et qui séparât l’usage qu’on en doit faire de l’abus qu’on en a fait. Je trouvai donc que leur nature consiste dans la force et que de cela s’ensuit quelque chose d’analogique au sentiment et à l’appétit; et qu’ainsi il fallait les concevoir à l’imitation de la notion que nous avons des âmes. Mais comme l’âme ne doit pas être employée pour rendre raison du détail de l’économie du corps de l’animal, je jugeai de même qu’il ne fallait pas employer ces formes pour expliquer les problèmes particuliers de la nature, quoiqu’elles soient nécessaires pour établir des vrais principes généraux. Aristote les appelle entéléchies premières, je les appelle peut-être plus intelligiblement forces primitives, qui ne contiennent pas seulement l’acte ou le complément de la possibilité, mais encore une activité originale.
4. Je voyais que ces formes et ces âmes devaient être indivisibles, aussi bien que notre Esprit, comme en effet je me souvenais que c’était le sentiment de saint
Thomas à l’égard des âmes des bêtes. Mais cette vérité renouvelait les grandes difficultés de l’origine et de la durée des âmes et des formes. Car toute substance simple qui a une véritable unité, ne pouvant avoir son commencement ni sa fin que par miracle, il s’ensuit qu’elles ne sauraient commencer que par création ni finir que par annihilation. Ainsi (excepté les Âmes que Dieu veut encore créer exprès) j’étais obligé de reconnaître qu’il faut que les formes constitutives des substances aient été créées avec le monde, et qu’elles subsistent toujours. Aussi quelques Scolastiques, comme Albert le Grand et Jean Bachon, avaient entrevu une partie de la vérité sur leur origine. Et la chose ne doit point paraître extraordinaire, puisqu’on ne donne aux formes que la durée, que les Gassendistes accordent à leurs Atomes.
5. Je jugeais pourtant qu’il n’y fallait point mêler indifféremment ou confondre avec les autres formes ou âmes les Esprits ni l’âme raisonnable, qui sont d’un ordre supérieur, et ont incomparablement plus de perfection que ces formes enfoncées dans la matière qui se trouvent partout à mon avis, étant comme des petits Dieux au prix d’elles, faits à l’image de Dieu, et ayant en eux quelque rayon des lumières de la Divinité. C’est pourquoi Dieu gouverne les Esprits, comme un Prince gouverne ses sujets, et même comme un père a soin de ses enfants; au lieu qu’il dispose des autres substances, comme un Ingénieur manie ses machines. Ainsi les esprits ont des lois particulières, qui les mettent au dessus des révolutions de la matière par l’ordre même que Dieu y a mis, et on peut dire que tout le reste n’est fait que pour eux, ces révolutions mêmes étant accommodées à la félicité des bons, et au châtiment des méchants.
6. Cependant, pour revenir aux formes ordinaires, ou aux Âmes brutes, cette durée qu’il leur faut attribuer, à la place de celle qu’on avait attribuée aux atomes, pourrait faire douter si elles ne vont pas de corps en corps, ce qui serait la Métempsycose, à peu près comme quelques Philosophes ont cru la transmission du mouvement et celle des espèces. Mais cette imagination est bien éloignée de la nature des choses. Il n’y a point de tel age, et c’est ici où les transformations de Messieurs Swammerdam, Malpighi et Leewenhoeck, qui sont des plus excellents observateurs de notre temps, sont venues à mon secours, et m’ont fait ettre plus aisément, que l’animal et toute autre substance organisée ne commence point, lorsque nous le croyons, et que sa génération
apparente n’est qu’un développement, et une espèce d’augmentation. Aussi ai-je remarqué que l’Auteur de La Recherche de la Vérité, M. Regis, M. Hartsoeker et d’autres habiles hommes n’ont pas été fort éloignés de ce sentiment.
7. Mais il restait encore la plus grande question de ce que ces âmes ou ces formes deviennent par la mort de l’animal, ou par la destruction de l’individu de la substance organisée. Et c’est ce qui embarrasse le plus, d’autant qu’il paraît peu raisonnable que les âmes restent inutilement dans un chaos de matière confuse. Cela m’a fait juger enfin qu’il n’y avait qu’un seul parti raisonnable à prendre; et c’est celui de la conservation non seulement de l’âme, mais encore de l’animal même et de sa machine organique; quoique la destruction des parties grossières l’ait réduit à une petitesse qui n’échappe pas moins à nos sens que celle où il était avant que de naître. Aussi n’y a-t-il personne qui puisse bien marquer le véritable temps de la mort, laquelle peut er longtemps pour une simple suspension des actions notables, et dans le fond n’est jamais autre chose dans les simples animaux: témoin les ressuscitations des mouches noyées et puis ensevelies sous de la craie pulvérisée, et plusieurs exemples semblables qui font assez connaître qu’il y aurait bien d’autres ressuscitations, et de bien plus loin, si les hommes étaient en état de remettre la machine. Et il y a de l’apparence que c’est de quelque chose d’approchant que le grand Démocrite a parlé, tout Atomiste qu’il était, quoique Pline s’en moque. Il est donc naturel que l’animal ayant toujours été vivant et organisé (comme des per sonnes de grande pénétration commencent à le reconnaître) il le demeure aussi toujours. Et puisque ainsi il n’y a point de première naissance ni de génération entièrement nouvelle de l’animal, il s’ensuit qu’il n’y en aura point d’extinction finale, ni de mort entière prise à la rigueur métaphysique; et que par conséquent au lieu de la transmigration des âmes, il n’y qu’une transformation d’un même animal, selon que les organes sont pliés différemment, et plus ou moins développés.
8. Cependant les Âmes raisonnables suivent des lois bien plus relevées, et sont exemptes de tout ce qui leur pourrait faire perdre la qualité de citoyens de la société des esprits, Dieu y ayant si bien pourvu, que tous les changements de la matière ne leur sauraient faire perdre les qualités morales de leur personnalité. Et on peut dire que tout tend à la perfection non seulement de l’Univers en général, mais encore de ces créatures en particulier, qui sont destinées à un tel degré de
bon heur, que l’Univers s’y trouve intéressé en vertu de la bonté divine qui se communique à un chacun autant que la souveraine Sagesse le peut permettre.
9. Pour ce qui est du corps ordinaire des animaux et d’autres substances corporelles, dont on a cru jusqu’ici l’extinction entière et dont les changements dépendent plutôt des règles mécaniques que des lois morales, je remarquai avec plaisir que l’ancien auteur du livre de la Diète qu’on attribue à Hippocrate, avait entrevu quel que chose de la vérité, lorsqu’il a dit en termes exprès, que les animaux ne naissent et ne meurent point, et que les choses qu’on croit commencer et périr, ne font que paraître et disparaître. C’était aussi le sentiment de Parménide et de Mélisse chez Aristote. Car ces anciens étaient plus solides qu’on ne croit.
10. Je suis le mieux disposé du monde à rendre justice aux modernes; cependant je trouve qu’ils ont porté la réforme trop loin, entre autres en confondant les choses naturelles avec les artificielles, pour n’avoir pas eu assez grandes Idées de la majesté de la nature. Ils conçoivent que la différence qu’il y a entre ses machines et les nôtres, n’est que du grand au petit. Ce qui a fait dire depuis peu à un très habile homme, qu’en regardant la nature de près, on la trouve moins irable qu’on n’avait cru, n’étant que comme la boutique d’un ouvrier. Je crois que ce n’est pas en donner une idée assez juste ni assez digne d’elle, et il n’y a que notre système qui fasse connaître enfin la véritable et immense distance qu’il y a entre les moindres productions et mécanismes de la sagesse divine, et entre les plus grands chefs-d’oeuvre de l’art d’un esprit borné; cette différence ne consistant pas seulement dans le degré, mais dans le genre même. Il faut donc savoir que les Machines de la nature ont un nombre d’organes véritablement infini, et sont si bien munies et à l’épreuve de tous les accidents, qu’il n’est pas possible de les détruire. Une machine naturelle demeure encore machine dans ses moindres parties, et qui plus est, elle demeure toujours cette même machine qu’elle a été, n’étant que transformée par des différents plis qu’elle reçoit, et tantôt étendue, tantôt resserrée et comme concentrée lorsqu’on croit qu’elle est perdue.
11. De plus, par le moyen de l’âme ou forme, il y a une véritable unité qui répond à ce qu’on appelle moi en nous; ce qui ne saurait avoir lieu ni dans les machines de l’art, ni dans la simple masse de la matière, quelque organisée qu’elle puisse être; qu’on ne peut considérer que comme une armée ou un troupeau, ou comme un étang plein de poissons, ou comme une montre composée de ressorts et de roues. Cependant s’il n’y avait point de véritables unités substantielles, il n’y aurait rien de substantiel ni de réel dans la collection. C’était ce qui avait forcé M. Cordemoy à abandonner Descartes, en embrassant la doctrine des Atomes de Démocrite, pour trouver une véritable unité. Mais les Atomes de matière sont contraires à la raison: outre qu’ils sont encore composés de parties, puisque l’attachement invincible d’une partie à l’autre (quand on le pourrait concevoir ou supposer avec raison) ne détruirait point leur diversité. Il n’y a que les Atomes de substance, c’est-à-dire les unités réelles et absolument destituées de parties, qui soient les sources des actions, et les premiers principes absolus de la composition des choses, et comme les derniers éléments de l’analyse des choses substantielles. On les pourrait appeler points métaphysiques: ils ont quelque chose de vital et une espèce de perception, et les points mathématiques sont leurs points de vue, pour exprimer l’univers. Mais quand les substances corporelles sont resserrées, tous leurs organes ensemble ne font qu’un point physique à notre égard. Ainsi les points physiques ne sont indivisibles qu’en apparence: les points mathématiques sont exacts, mais ce ne sont que des modalités: il n’y a que les points métaphysiques ou de substance (constitués par les formes ou âmes) qui soient exacts et réels, et sans eux il n’y aurait rien de réel, puisque sans les véritables unités il n’y aurait point de multitude.
12. Après avoir établi ces choses, je croyais entrer dans le port; mais lorsque je me mis à méditer sur l’union de l’âme avec le corps, je fus comme rejeté en pleine mer. Car je ne trouvais aucun moyen d’expliquer comment le corps fait er quelque chose dans l’âme ou vice versa, ni comment une substance peut communiquer avec une autre substance créée. M. Descartes avait quitté la partie là-dessus, autant qu’on le peut connaître par ses écrits: mais ses disciples voyant que l’opinion commune est inconcevable, jugèrent que nous sentons les qualités des corps, parce que Dieu fait naître des pensées dans l’âme à l’occasion des mouvements de la matière; et lorsque notre âme veut remuer le corps à son tour, ils jugèrent que c’est Dieu qui le remue pour elle. Et comme la communication des mouvements leur paraissait encore inconcevable, ils ont cru que Dieu donne
du mouvement à un corps à l’occasion du mouvement d’un autre corps. C’est ce qu’ils appellent le Système des Causes occasionnelles, qui a été fort mis en vogue par les belles réflexions de l’Auteur de La Recherche de la Vérité.
13. Il faut avouer qu’on a bien pénétré dans la difficulté, en disant ce qui ne se peut point; mais il ne paraît pas qu’on l’ait levée en expliquant ce qui se fait effective ment. Il est bien vrai qu’il n’y a point d’influence réelle d’une substance créée sur l’autre, en parlant selon la rigueur métaphysique, et que toutes les choses, avec toutes leurs réalités, sont continuellement produites par la vertu de Dieu: mais pour résoudre des problèmes, il n’est pas assez d’employer la cause générale, et de faire venir ce qu’on appelle Deum ex machina. Car lorsque cela se fait sans qu’il y ait autre explication qui se puisse tirer de l’ordre des causes secondes, c’est proprement recourir au miracle. En Philosophie il faut tâcher de rendre raison, en faisant connaître de quelle façon les choses s’exécutent par la sagesse divine, conformément à la notion du sujet dont il s’agit.
14. Étant donc obligé d’accorder qu’il n’est pas possible que l’âme ou quelque autre véritable substance puisse recevoir quelque chose par dehors, si ce n’est pas la toute-puissance divine, je fus conduit insensiblement à un sentiment qui me surprit, mais qui paraît inévitable, et qui en effet a des avantages très grands et des beautés bien considérables. C’est qu’il faut donc dire que Dieu a créé d’abord l’âme, ou toute autre unité réelle de telle sorte, que tout lui doit naître de son propre fonds, par une parfaite spontanéité à l’égard d’elle-même, et pour tant avec une parfaite conformité aux choses de dehors. Et qu’ainsi nos sentiments intérieurs (c’est-à-dire, qui sont dans l’âme même, et non pas dans le cerveau, ni dans les parties subtiles du corps) n’étant que des phénomènes suivis sur les êtres externes, ou bien des apparences véritables, et comme des songes bien réglés, il faut que ces perceptions internes dans l’âme même lui arrivent par sa propre constitution originale, c’est-à-dire par la nature représentative (capable d’exprimer les êtres hors d’elle par rapport à ses organes) qui lui a été donnée dès sa création, et qui fait son caractère individuel. Et c’est ce qui fait que chacune de ces substances, représentant exactement tout l’univers à sa manière et suivant un certain point de vue, et les perceptions ou expressions des choses externes arrivant à l’âme à point nommé, en vertu de ses propres lois, comme
dans un monde à part, et comme s’il n’existait rien que Dieu et elle (pour me servir de la manière de parler d’une certaine personne d’une grande élévation d’esprit, dont la sainteté est célébrée), il y aura un parfait accord entre toutes ces substances, qui fait le même effet qu’on remarquerait si elles communiquaient ensemble par une transmission des espèces, ou des qualités que le vulgaire des Philosophes s’imagine. De plus, la masse organisée, dans laquelle est le point de vue de l’âme, étant exprimée plus prochainement par elle, et se trouvant réciproque ment prête à agir d’elle-même, suivant les lois de la machine corporelle, dans le moment que l’âme le veut, sans que l’un trouble les lois de l’autre, les esprits et le sang ayant justement alors les mouvements qu’il leur faut pour répondre aux ions et aux perceptions de l’âme, c’est ce rapport mutuel réglé par avance dans chaque substance de l’univers, qui produit ce que nous appelons leur communication, et qui fait uniquement l’union de l’âme et du corps. Et l’on peut entendre par là comment l’âme a son siège dans le corps par une présence immédiate, qui ne saurait être plus grande, puisqu’elle y est comme l’unité est dans le résultat des unités qui est la multitude.
15. Cette hypothèse est très possible. Car pourquoi Dieu ne pourrait-il pas donner d’abord à la substance une nature ou force interne qui lui puisse produire par ordre (comme dans un Automate spirituel ou formel, mais libre en celle qui a la raison en partage) tout ce qui lui arrivera, c’est-à-dire, toutes les apparences ou expressions qu’elle aura, et cela sans le secours d’aucune créature? D’autant plus que la nature de la substance demande nécessairement et enveloppe essentiellement un progrès ou un changement, sans lequel elle n’aurait point de force d’agir. Et cette nature de l’âme étant représentative de l’univers d’une manière très exacte (quoique plus ou moins distincte), la suite des représentations que l’âme se produit, répondra naturellement à la suite des changements de l’univers même: comme en échange le corps a aussi été accommodé à l’âme, pour les rencontres où elle est conçue comme agissante audehors: ce qui est d’autant plus raisonnable, que les corps ne sont faits que pour les esprits seuls capables d’entrer en société avec Dieu, et de célébrer sa gloire. Ainsi dès qu’on voit la possibilité de cette Hypothèse des accords, on voit aussi qu’elle est la plus raisonnable, et qu’elle donne une merveilleuse idée de l’harmonie de l’univers et de la perfection des ouvrages de Dieu.
16. Il s’y trouve aussi ce grand avantage, qu’au lieu de dire, que nous ne sommes libres qu’en apparence et d’une manière suffisante à la pratique, comme plu sieurs personnes d’esprit ont cru, il faut dire plutôt que nous ne sommes entraînés qu’en apparence, et que dans la rigueur des expressions métaphysiques, nous sommes dans une parfaite indépendance à l’égard de l’influence de toutes les autres créatures. Ce qui met encore dans un jour merveilleux l’immortalité de notre âme, et la conservation toujours uniforme de notre individu, parfaitement bien réglée par sa propre nature, à l’abri de tous les accidents de dehors, quelque apparence qu’il y ait du contraire. Jamais système n’a mis notre élévation dans une plus grande évidence. Tout Esprit étant comme un Monde à part, suffisant à lui-même, indépendant de toute autre créature, enveloppant l’infini, exprimant l’univers, il est aussi durable, aussi subsistant, et aussi absolu que l’univers luimême des créatures. Ainsi on doit juger qu’il y doit toujours faire figure de la manière la plus propre à contribuer à la perfection de la société de tous les esprits, qui fait leur union morale dans la Cité de Dieu. On y trouve aussi une nouvelle preuve de l’existence de Dieu, qui est d’une clarté surprenante. Car ce parfait accord de tant de substances qui n’ont point de communication ensemble, ne saurait venir que de la cause commune.
17. Outre tous ces avantages qui rendent cette Hypothèse recommandable, on peut dire que c’est quelque chose de plus qu’une Hypothèse, puisqu’il ne paraît guère possible d’expliquer les choses d’une autre manière intelligible, et que plusieurs grandes difficultés qui ont jusqu’ici exercé les esprits, semblent disparaître d’elles-mêmes quand on l’a bien comprise. Les manières de parler ordinaires se sauvent encore très bien. Car on peut dire que la substance dont la disposition rend raison du changement, d’une manière intelligible, en sorte qu’on peut juger que c’est à elle que les autres ont été accommodées en ce point dès le commencement, selon l’ordre des décrets de Dieu, est celle qu’on doit concevoir en cela, comme agissante ensuite sur les autres. Aussi l’action d’une substance sur l’autre n’est pas une émission ni une transplantation d’une entité, comme le vulgaire le conçoit, et ne saurait être prise raisonnablement que de la manière que je viens de dire. Il est vrai qu’on conçoit fort bien dans la matière et des émissions et des réceptions des parties, par les quelles on a raison d’expliquer mécaniquement tous les phénomènes de Physique; mais comme la masse matérielle n’est pas une substance, il est visible que l’action à l’égard de la substance même ne saurait être que ce que je viens de dire.
18. Ces considérations, quelque métaphysiques qu’elles paraissent, ont encore un merveilleux usage dans la Physique pour établir les lois du mouvement, comme nos Dynamiques le pourront faire connaître. Car on peut dire que dans le choc des corps chacun ne souffre que par son propre ressort, cause du mouvement qui est déjà en lui. Et quant au mouvement absolu, rien ne peut le déterminer mathématiquement, puisque tout se termine en rapports: ce qui fait qu’il y a toujours une parfaite équivalence des Hypothèses, comme dans l’Astronomie, en sorte que quelque nombre de corps qu’on prenne, il est arbitraire d’assigner le repos ou bien un tel degré de vitesse à celui qu’on en voudra choisir, sans que les phénomènes du mouvement droit, circulaire, ou composé, le puissent réfuter. Cependant il est raisonnable d’attribuer aux corps des véritables mouvements, suivant la supposition qui rend raison des phénomènes, de la manière la plus intelligible, cette dénomination étant conforme à la notion de l’Action, que nous venons d’établir.
LETTRE À M. ARNAULD, DOCTEUR EN SORBONNE, OÙ IL LUI EXPOSE SES SENTIMENTS PARTICULIERS SUR LA MÉTAPHYSIQUE ET LA PHYSIQUE
Monsieur,
Je suis maintenant sur le point de retourner chez moi après un grand voyage entrepris par ordre de mon prince, servant pour des recherches historiques où j’ai trouvé des diplômes, titres et preuves indubitables, propres à justifier la commune origine des sérénissimes maisons de Brunswick et d’Este que MM. Justel, du Cange et autres avaient grande raison de révoquer en doute, parce qu’il y avait des contradictions et faussetés dans les historiens d’Este à cet égard avec une entière confusion des temps et des personnes. A présent, je pense à me remettre et à reprendre le premier train; et vous ayant écrit il y a deux ans, un peu avant mon départ, je prends cette même liberté pour m’informer de votre
santé et pour vous faire connaître combien les idées de votre mérite éminent me sont toujours présentes dans l’esprit. Quand j’étais à Rome, je vis la dénonciation d’une nouvelle lettre qu’on attribuait à vous ou à vos amis. Et depuis, je vis la lettre du R. P. Mabillon à un de mes amis, où il y avait que l’Apologie du R. P. Le Tellier pour les missionnaires contre La Morale Pratique des Jésuites avait donné à plusieurs des impressions favorables à ces Pères, mais qu’il avait entendu que vous y aviez répliqué, et qu’on disait que vous y aviez annihilé géométriquement les raisons de ce Père. Tout cela m’a fait juger que vous êtes encore en état de rendre service au public, et je prie Dieu que ce soit pour longtemps. Il est vrai qu’il y va de mon intérêt; mais c’est un intérêt louable, qui me peut donner moyen d’apprendre, soit en commun avec tous les autres qui liront vos ouvrages, soit en particulier, lorsque vos jugements m’instruiront, si le peu de loisir que vous avez me permet d’espérer encore quelquefois cet avantage.
Comme ce voyage a servi en partie à me délasser l’esprit des occupations ordinaires, j’ai eu la satisfaction de converser avec plusieurs habiles gens, en matière de sciences et d’érudition et j’ai communiqué, à quelques-uns mes pensées particulières, que vous savez, pour profiter de leurs doutes et difficultés; et il y en a eu qui, n’étant pas satisfaits des doctrines communes, ont trouvé une satisfaction extraordinaire dans quelques-uns de mes sentiments; ce qui m’a porté à les coucher par écrit, afin qu’on les puisse communiquer plus aisément; et peut-être en ferai-je imprimer un jour quelques exemplaires sans mon nom, pour en faire part à des amis seulement, afin d’en avoir leur jugement. Je voudrais que vous les puissiez examiner premièrement, et c’est pour cela que j’en ai fait l’abrégé que voici.
Le corps est un agrégé de substances, et ce n’est pas une substance à proprement parler. Il faut, par conséquent, que partout dans le corps il se trouve des substances indivisibles, ingénérables et incorruptibles, ayant quelque chose de répondant aux âmes. Que toutes ces substances ont toujours été et seront toujours unies à des corps organiques diversement transformables. Que chacune de ces substances contient dans sa nature legem continuationis seriei suarum operationum et tout ce qui lui est arrivé et arrivera. Que toutes ses actions viennent de son propre fond, excepté la dépendance de Dieu. Que chaque
substance exprime l’univers tout entier, mais l’une plus distincte ment que l’autre, surtout chacune à l’égard de certaines choses et selon son point de vue. Que l’union de l’âme avec le corps, et même l’opération d’une substance sur l’autre, ne consiste que dans ce parfait accord mutuel établi exprès par l’ordre de la première création, en vertu duquel chaque substance, suivant ses propres lois, se rencontre dans ce que demandent les autres; et les opérations de l’une suivent ou accompagnent ainsi l’opération ou le changement de l’autre. Que les intelligences ou âmes capables de réflexion et de la connaissance des vérités éternelles et de Dieu ont bien des privilèges qui les exemptent des révolutions des corps. Que pour elles il faut dre les lois morales aux physiques. Que toutes les choses sont faites pour elles principalement. Qu’elles forment ensemble la république de l’univers, dont Dieu est le monarque. Qu’il y a une parfaite justice et police observée dans cette cité de Dieu, et qu’il n’y a point de mauvaise action sans châtiment, ni de bonne sans une récompense proportionnée. Que plus on connaîtra les choses, plus on les trouvera belles et conformes aux souhaits qu’un sage pourrait former. Qu’il faut toujours être content de l’ordre du é, parce qu’il est conforme à la volonté de Dieu absolue, qu’on connaît par l’événement; mais qu’il faut tâcher de rendre l’avenir, autant qu’il dépend de nous, conforme à la volonté de Dieu présomptive ou à ses commandements, orner notre Sparte et travailler à faire du bien, sans se chagriner pourtant lorsque le succès y manque, dans la ferme créance que Dieu saura trouver le temps le plus propre aux changements en mieux. Que ceux qui ne sont pas contents de l’ordre des choses ne sauraient se vanter d’aimer Dieu comme il faut. Que la justice n’est autre chose que la charité du sage. Que la charité est une bienveillance universelle, dont le sage dispense l’exécution conformément aux mesures de la raison, afin d’obtenir le plus grand bien. Et que la sagesse est la science de la félicité ou des moyens de parvenir au contentement durable, qui consiste dans un acheminement continuel à une plus grande perfection, ou au moins dans la variation d’un même degré de perfection.
A l’égard de la physique, il faut entendre la nature de la force toute différente du mouvement, qui est quelque chose de plus relatif. Qu’il faut mesurer cette force par la quantité de l’effet. Qu’il y a une force absolue, une force directive et une force respective. Que chacune de ces forces se conserve dans le même degré dans l’univers ou dans chaque machine non communicante avec les autres et que les deux dernières forces, prises ensemble, composent la première ou l’absolue. Mais qu’il ne se conserve pas la même quantité de mouvement, puisque je
montre qu’autrement le mouvement perpétuel serait tout trouvé, et que l’effet serait plus puissant que sa cause.
Il y a déjà quelque temps que j’ai publié dans les Actes de Leipsig un Essai physique, pour trouver les causes physiques des mouvements des astres. Je pose pour fondement que tout mouvement d’un solide dans le fluide, qui se fait en ligne courbe, ou dont la vélocité est continuellement difforme, vient du mouvement du fluide même. D’où je tire cette conséquence que les astres ont des orbes déférents, mais fluides. J’ai démontré une proposition importante générale que tout corps qui se meut d’une circulation harmonique (c’est-à-dire en sorte que les distances du centre étant en progression arithmétique, les vélocités soient en progression harmonique, ou réciproques aux distances), et qui a de plus un mouvement paracentrique, c’est-à-dire de gravité ou de lévité à l’égard du même centre (quelque loi que garde cette attraction ou répulsion), a les aires nécessairement comme les temps, de la manière que Képler l’a observée dans les planètes. Puis considérant, ex observationibus, que ce mouvement est elliptique, je trouve que la loi du mouvement paracentrique, lequel, t à la circulation harmonique, décrit des ellipses, doit être telle que les gravitations soient réciproquement comme les carrés des distances, c’est-à- dire comme les illuminations ex sole.
Je ne vous dirai rien de mon calcul des incréments ou différences, par lequel je donne les touchantes sans lever les irrationalités et fractions, lors même que l’inconnue y est enveloppée, et j’assujettis les quadratures et problèmes transcendants à l’analyse. Et je ne parlerai pas non plus d’une analyse toute nouvelle, propre à la géométrie, et différente entièrement de l’algèbre; et moins encore de quelques autres choses, dont je n’ai pas encore eu le temps de donner des essais, que je souhaiterais de pouvoir toutes expliquer en peu de mots, pour en avoir votre sentiment, qui me servirait infiniment, si vous aviez autant de loisir que j’ai de déférence pour votre jugement. Mais votre temps est trop précieux, et ma lettre est déjà assez prolixe.
C’est pourquoi je finis ici, et je suis avec ion,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Leibniz.
À Venise, ce 23 mars 1690
EXTRAIT D’UNE LETTRE POUR SOUTENIR CE QU’IL Y A DE LUI DANS LE JOURNAL DES SAVANTS DU 18 JUIN 1691.
Pour prouver que la nature du corps ne consiste pas dans l’étendue, je m’étais servi d’un argument expliqué dans le Journal des Savants du 18 juin 1691, dont le fonde ment est, qu’on ne saurait rendre raison par la seule étendue de l’inertie naturelle des corps, c’est-à-dire de ce qui fait que la matière résiste au mouvement, ou bien de ce qui fait qu’un corps qui se meut déjà, ne saurait emporter avec soi un autre qui repose, sans en être retardé. Car l’étendue en ellemême étant indifférente au mouvement et au repos, rien ne devrait empêcher les deux corps d’aller de compagnie, avec toute la vitesse du premier, qu’il tâche d’imprimer au second. A cela on répond dans le Journal du 16 juillet de la même année (comme je n’ai appris que depuis peu) qu’effectivement le corps doit être indifférent au mouvement et au repos, supposé que son essence consiste à être seulement étendu mais que néanmoins un corps qui va pousser un autre corps, en doit être retardé (non pas à cause de l’étendue, mais à cause de la force), parce que la même force qui était appliquée à un des corps, est maintenant appliquée à tous les deux. Or la force qui meut un des corps avec une certaine vitesse, doit mouvoir les deux ensembles avec moins de vitesse. C’est comme si on disait en d’autres termes, que le corps, s’il consiste dans l’étendue, doit être indifférent au mouvement, mais qu’effectivement n’y étant pas indifférent (puisqu’il résiste à ce qui lui en doit donner), il faut outre la notion de l’étendue, employer celle de la force. Ainsi cette réponse m’accorde justement ce que je veux. Et en effet ceux qui sont pour le système des causes occasionnelles, se sont déjà fort bien aperçus que la force et les lois du mouvement qui en dépendent, ne peuvent être tirées de la seule étendue, et comme ils ont pris pour accordé qu’il n’y a que de l’étendue dans la matière, ils ont été obligés de lui ref la force et l’action, et d’avoir recours à la seule cause générale, qui est la pure volonté et action de Dieu. En quoi on peut dire qu’ils ont très bien raisonné ex hypothesi. Mais l’hypothèse n’a pas encore été démontrée, et comme la conclusion paraît peu convenable en Physique, il y a plus d’apparence de dire qu’il y a du défaut dans l’Hypothèse (qui d’ailleurs souffre bien d’autres difficultés) et qu’on doit reconnaître dans la matière quelque chose de plus que ce qui consiste dans le seul rapport à l’étendue, laquelle (tout comme l’espace) est incapable d’action et
de résistance, qui n’appartient qu’aux substances. Ceux qui veulent que l’étendue même est une substance, renversent l’ordre des paroles aussi bien que des pensées. Outre l’étendue il faut avoir un sujet, qui soit étendu, c’est-à-dire une substance à laquelle il appartienne d’être répétée ou continuée. Car l’étendue ne signifie qu’une répétition ou multiplicité continuée de ce qui est répandu, une pluralité, continuité et coexistence des parties; et par conséquent elle ne suffit point pour expliquer la nature même de la substance répandue ou répétée, dont la notion est antérieure à celle de sa répétition.
LETTRE SUR LA QUESTION SI L’ESSENCE DU CORPS CONSISTE DANS L’ÉTENDUE
Vous me demandez, Monsieur, les raisons que j’ai de croire que l’Idée du Corps ou de la matière est autre que celle de l’étendue. Il est vrai, comme vous dites que bien d’habiles gens sont prévenus aujourd’hui de ce sentiment, que l’essence du corps consiste dans la longueur, largeur et profondeur. Cependant il y en a encore, qu’on ne peut pas acc de trop d’attachement à la scolastique, qui n’en sont pas contents.
M. Nicole dans un endroit de ses essais témoigne d’être de ce nombre, et il lui semble qu’il y a plus de prévention que de lumière dans ceux qui ne paraissent pas effrayés des difficultés, qui s’y trouvent.
Il faudrait un discours fort ample pour expliquer bien distinctement ce que je pense là-dessus; cependant voici quelques considérations que je soumets à votre jugement dont je vous supplie de me faire part.
Si l’essence du corps consistait dans l’étendue, cette étendue seule devait suffire pour rendre raison de toutes les affections du corps: mais cela n’est point. Nous remarquons dans la matière une qualité, que quelques-uns ont appelée l’inertie Naturelle, par laquelle le corps résiste en quelque façon au mouvement, en sorte qu’il faut employer quelque force pour l’y mettre (faisant même abstraction de la pesanteur) et qu’un grand corps est plus difficilement ébranlé qu’un petit corps. Par exemple fig. 1:
[La figure mise ici représente un cercle, indexé de la lettre A et un carré indéxé
de la lettre B]
Si le corps A en mouvement rencontre le corps B en repos, il est clair que si le corps B était indifférent au mouvement ou au repos, il se laisserait pousser par le corps A, sans lui résister et sans diminuer la vitesse ou changer la direction du corps A; et après le concours, A continuerait son chemin et B irait avec lui de compagnie, en le devançant. Mais il n’en est pas ainsi dans la nature; plus le corps B est grand, plus diminuera-t-il la vitesse, avec laquelle vient le corps A, jusqu’à l’obliger même de réfléchir si B est plus grand que A. Or s’il n’y avait dans les corps que l’étendue, ou la situation, c’est-à-dire que ce que les Géomètres y connaissent; t à la seule notion du changement, cette étendue serait entièrement indifférente à l’égard de ce changement, et les résultats du concours des corps s’expliqueraient par la seule composition Géométrique des mouvements, c’est-à-dire le corps après le concours irait toujours d’un mouvement composé de l’impression qu’il avait avant le choc et de celle qu’il recevrait du corps concourant, pour ne le pas empêcher, c’est-à-dire, en ce cas de rencontre, il irait avec la différence des deux vitesses et du côté de la direction.
[Il y a ici dans l’édition d’A. Jacques, une coupure]
Lorsque le plus prompt atteindrait un plus lent, qui le devance, le plus lent recevrait la vitesse de l’autre, et généralement; ils iraient toujours de compagnie après le concours, et particulière ment (comme j’ai dit au commencement) celui qui est en mouvement emporterait avec lui celui qui est en repos, sans recevoir aucune diminution de sa vitesse, et sans qu’en tout ceci la grandeur, égalité ou inégalité des deux corps puisse rien changer; ce qui est entièrement irréconciliable avec les expériences. Et quand on supposerait que la grandeur doit faire un changement au mouvement, on n’aurait point de principe pour déterminer le moyen de l’estimer en détail, et pour savoir la direction et la vitesse résultante. En tout cas on penche rait à l’opinion de la conservation du mouvement, au lieu que je crois avoir démontré, que la même force se conserve, et que sa quantité est différente de la quantité du mouvement.
Tout cela fait connaître, qu’il y a dans la nature quelque autre chose que ce qui est purement Géométrique, c’est-à-dire que l’étendue et son changement tout nu. Et à le bien considérer, on s’aperçoit qu’il y faut dre quelque notion supérieure ou métaphysique, savoir celle de la substance, action et force; et ces notions portent que tout ce qui pâtit, doit agir réciproquement, et que tout ce qui agit, doit pâtir quelque réaction, et par conséquent qu’un corps en repos ne doit être emporté par un autre en mouvement sans changer quelque chose de la direction et de la vitesse de l’agent.
Je demeure d’accord que naturelle ment tout corps est étendu, et qu’il n’y a point d’étendue sans corps; il ne faut pas néanmoins confondre les notions du lieu, de l’espace ou de l’étendue toute pure avec la notion de la substance, qui outre l’étendue renferme aussi la résistance, c’est-à-dire l’action et ion.
Cette considération me paraît importante non seulement pour connaître la nature de la substance étendue, mais aussi pour ne pas mépriser dans la Physique les Principes supérieurs et immatériels, au préjudice de la piété. Car quoique je sois persuadé que tout se fait mécaniquement dans la nature corporelle, je ne laisse pas de croire aussi, que les Principes mêmes de la Mécanique, c’est-à-dire les premières lois du mouvement, ont une origine plus sublime que celle que les pures Mathématiques peuvent fournir. Et je m’imagine que si cela était plus connu, ou mieux considéré, bien des personnes de piété n’auraient pas si mauvaise opinion de la Philosophie corpusculaire, et les Philosophes modernes draient mieux la connaissance de la nature avec celle de son Auteur.
Je ne m’étends pas sur d’autres raisons touchant la nature du corps, car cela me mènerait trop loin.