À Yolaine et Aymar
Sommaire
Précédemment…
Chapitre 1 : Éléonore
Chapitre 2 : Éléonore
Chapitre 3 : Aileen
Chapitre 4 : Rodolphe
Chapitre 5 : Aileen
Chapitre 6 : Rodolphe
Chapitre 7 : Cyndie
Chapitre 8 : Aileen
Chapitre 9 : Rodolphe
Chapitre 10 : Éléonore
Chapitre 11 : Cyndie
Chapitre 12 : Éléonore
Chapitre 13 : Liam
Chapitre 14 : Sibylle
Chapitre 15 : Aileen
Chapitre 16 : Éléonore
Chapitre 17 : Rodolphe
Chapitre 18 : Cyndie
Chapitre 19 : Rodolphe
Chapitre 20 : Cyndie
Chapitre 21 : Aileen
Chapitre 22 : Aileen
Chapitre 23 : Edward
Chapitre 24 : Rodolphe
Chapitre 25 : Rodolphe
Chapitre 26 : Éléonore
Chapitre 27 : Liam
Chapitre 28 : Rodolphe
Chapitre 29 : Cyndie
Chapitre 30 : Aileen
Chapitre 31 : Sybille
Chapitre 32 : Rodolphe
Chapitre 33 : Cyndie
Précédemment…
Rodolphe, l’empereur d’Astra, est désormais traqué par les polices de la galaxie entière. Résister, se cacher, fomenter la rébellion... le jeune homme s’occupe de tout cela pour tâcher d’oublier ce qui le mine de l’intérieur : sa séparation de la femme qu’il aime et déteste à la fois le plus au monde. Cette dernière, à la tête de l’AM.Erica et avec le soutien indéfectible d’Edward et de Liam, parvient petit à petit à reprendre le contrôle de la galaxie, facilitant ainsi la recherche des rebelles. Mais Aileen a-t-elle vraiment envie de retrouver Rodolphe ? Car cela signifierait la mort de celui-ci. Quant à la révolte tant attendue... viendra-t-elle des enfants d’Astra ou tout compte fait des habitants de Mars qui vivent sous le joug du tyran Liam ?
« Marianne Many, voulez-vous m’épo ? J’attendais juste que vous me le demandiez… » C’était la plaisanterie de mon enfance. Un jeu avec mon nom. Avec une amie, astrayenne aussi, Marguerite, nous nous posions cette question qui résonne encore aujourd’hui dans mon esprit. D’une certaine façon, elle représente tous ces moments de joie insouciante alors que nous étudiions en AM.Erica. Je rêvais de rentrer chez nous, mais j’avoue avoir aussi parfois douté, et espéré qu’une vie simple soit possible. J’ai eu envie d’oublier la guerre et de devenir une Eriquienne sans racines étrangères.
Cent témoignages de vies astrayennes
Chapitre 1
- Éléonore -
La capitale Tertirus de Mars avait beaucoup changé ces dernières années, et Liam habitait désormais le point central de la ville : une fine tour de verre qui culminait jusqu’à toucher, en s’évasant, le dôme lui-même de verre, surplombant ainsi toutes les autres. Éléonore et son fils Ivan bénéficiaient de la suite la plus somptueuse de cet étrange palais, accolée à celle qu’oc-cupait Liam et où il recevait régulièrement les notables de la ville. Les autres salles immenses de la tour étaient, pour la plupart, des centres informatiques traitant les milliards de données collectées sur toute la planète ainsi que des salles de réception où l’on s’enivrait de plaisirs. Éléonore adorait cette nouvelle vie, s’inquiétant seulement parfois des disputes régulières « d’Aileen-la-chérie-gâtée » avec son compagnon, au sujet de ce qu’était
devenue la planète. Mais visiblement, la reine de l’AM.Erica ne pouvait se résoudre à entrer en guerre ouverte avec son frère, d’autant qu’il se révélait être un allié de poids dans toute la galaxie. — Maman ? Éléonore fondit devant son adorable petit garçon de presque six ans qui venait la redre près de la chaise longue où elle était étendue. Elle ouvrit largement ses bras en se redressant et Ivan vint s’y réfugier avec un sourire. — Alors, tu es content du nouveau jouet que je t’ai offert ce matin ? demanda-telle avec un joli rire. Il hocha la tête, mais son regard resta légèrement craintif. — Il faudra que je remercie Papa aussi, ou pas ? Le sourire de la jeune femme se fana légèrement et elle hésita un instant, partagée entre le fait qu’elle savait pertinemment que Liam détesterait avoir l’enfant dans ses pattes et son secret espoir d’arriver à lui faire aimer son fils. — Oui, ce sera plus gentil, se décida-t-elle. Dis-lui bonjour quand il arrivera tout à l’heure, et raconte-lui comme tu as été content de cette série de films virtuels. Ivan laissa échapper un tremblement, mais hocha courageusement la tête avant de tourner les talons et de s’éloigner en direction de sa chambre. Le cœur de sa mère se serra en regardant la porte coulisser derrière son enfant et elle poussa un soupir. Elle reposa quelques coussins de soie et se leva, sa robe rouge bordeaux traînant légèrement sur le sol tandis qu’elle s’approchait des vitres-écrans. Elles laissaient voir une vue enregistrée de la ville autour d’eux, mais si Éléonore l’avait voulu, elle aurait pu changer cela pour afficher la montagne : un des rares souvenirs de sa petite enfance. Elle repensa alors au regard terrifié de son petit garçon et tout lui sembla sombre, même la ville autour d’eux, pourtant si riche et seule capable de lui apporter tout le luxe dont elle avait toujours rêvé.
Un luxe, certes, mais artificiel, comme tout le reste. Tout, jusqu’à la lumière qui inondait la cité. Les panneaux solaires trop opaques avaient rapidement recouvert le ciel, au-dessus des gratte-ciels, suivant le rythme de l’expansion effrénée de la ville. Il ne restait plus aucun jardin et tous ne circulaient plus que sous le couvert de quelques bâtiments éclairés d’une lumière bleutée ou bien grâce aux tunnels souterrains, capables de vous emmener d’un bout à l’autre de la planète. Malgré tout, Éléonore était à sa place ici. Elle n’avait nul autre endroit au monde où aller et tentait de se convaincre de la suffisance que lui offrait la vie sur cette planète. Chose d’autant plus difficile qu’elle avait, petit à petit, perdu goût à cette richesse pourtant tant souhaitée. Seules deux choses comptaient encore à ses yeux : Liam, qui ne faisait montre que très rarement d’une véritable tendresse pour elle alors qu’elle en aurait désiré davantage, et son fils, Ivan, le point central de sa vie. Elle aurait tellement aimé pouvoir le rendre heureux et le faire rire plus souvent ! Mais son père le terrorisait, ne manquant jamais de lui hurler dessus et de l’envoyer promener lorsqu’il venait la voir. Elle en était là de ses réflexions lorsqu’elle entendit la porte de son salon s’ouvrir. En voyant Liam entrer, la jeune femme fut prise d’un immense soulagement : son visage était éclairé d’un grand sourire, bien trop rare. — Liam ! Ton frère arrive bientôt ? Il n’y avait que cela qui pouvait le faire sourire autant. Le prince la rejoignit rapidement avant de l’attirer contre lui et de la prendre dans ses bras. — Exactement, ça se voit tant que ça ? Edward devrait débarquer en ce moment même à la plateforme d’atterrissage à l’ouest, à l’écart du dôme, et il devrait arriver par le train avec son escorte dans l’après-midi. Ça me fait vraiment plaisir... Éléonore s’apprêtait à répondre sur le même ton joyeux lorsqu’une petite voix se fit entendre derrière eux. — Bonjour, Papa... Merci pour votre cadeau d’aujourd’hui. — C’est un plaisir, se contenta-t-il de lâcher sans un regard pour lui. Maintenant, du balai, le mioche...
C’était un sensible progrès par rapport aux insultes habituelles. Éléonore, folle de reconnaissance, s’apprêtait à reprendre la parole lorsqu’Ivan accomplit quelque chose qu’il n’avait encore jamais fait : désobéir à son père. — Je n’ai pas envie de repartir. Papa, je peux rester un peu avec vous ? J’ai envie de vous parler. Liam devint froid et Éléonore se pencha aussitôt vers lui. — Chéri, murmura-t-elle précipitamment, laisse-moi résoudre ça. Il est content aussi parce que je lui ai parlé de la visite d’Edward... Elle espérait l’amadouer avec le nom de son frère, mais cela n’eut que peu d’effet. Ivan fit alors une dernière bêtise, ne voyant pas le regard fou que posait sur lui sa mère. Il se rua en avant, vers les deux adultes, avec un petit sourire heureux et l’impression que son père, aujourd’hui, paraissait moins terrible que d’habitude. — Oui, c’est mon parrain, n’est-ce pas ? Et... Il n’eut pas le temps de poursuivre. Liam se dégagea brutalement de l’étreinte d’Éléonore et se retourna vers Ivan qui poussa un cri. Le prince s’empara du gamin, leva un bras et le frappa violemment au visage. — Quand je dis qu’on dégage, lâcha-t-il froidement, on le fait, imbécile ! — Non ! Liam, arrête ! Le jeune homme laissa tomber à terre leur fils, qui demeura inerte sur le sol, et intercepta Éléonore alors qu’elle se précipitait vers lui. Il la prit par la taille, l’embrassa sans lui laisser le temps de se dégager. — Que je ne le retrouve pas dans mon chemin, chérie. S’il me désobéit encore, je pourrais être bien pire. Tremblante, elle hocha la tête avant d’attendre quelques secondes qu’il cesse de la fixer ainsi et alors seulement elle tomba à côté de l’enfant. Ses yeux se couvrirent de larmes lorsqu’elle vit qu’il ne bougeait pas. — Nooon ! hurla-t-elle à travers ses sanglots. Si jamais tu me l’as tué, Liam, je
te ferai la même chose ! Éléonore ne vit pas le regard que lui lança ce dernier. Sans un mot, il s’éloigna et sortit de la pièce. Quelques minutes plus tard, elle put entendre un bruit de pas s’affairer et voir les deux médecins les plus brillants de la ville se précipiter aux côtés de son fils. Ivan était vivant, mais sous le choc. La violence du coup avait provoqué un évanouissement, traumatisme dont les médecins lui assurèrent qu’il ne laisserait aucune trace. Mais tandis qu’elle regardait son fils dormir en cette fin de journée, elle nota que quelque chose s’était brisé en elle. Jamais encore Liam n’avait porté la main sur leur enfant et ça, elle ne pouvait le lui pardonner. C’était comme si dans son esprit une ligne rouge dont elle ne soupçonnait même pas l’existence venait d’être franchie. Mais que faire ? Où aller ? La jeune femme se releva, se décidant à quitter la chambre de son fils seulement agité de quelques cauchemars qu’elle essayait, tant bien que mal, de chasser d’une caresse sur la joue. Éléonore gagna sa propre chambre à l’autre bout de la suite, pour se retrouver seule, hantée par la peur que Liam ne lève à nouveau la main sur Ivan, mais aussi par l’appréhension de leur prochaine rencontre. Sa chambre était grande et composée d’une salle de bain et d’un cabinet de toilette regroupant sa coiffeuse, ses glaces murales, ses parfums et différentes senteurs. Dans la pièce même où elle dormait, les murs étaient décorés d’un papier ancien et précieux vert, tandis que les dalles de marbre étaient couvertes, çà et là, de tapis ou de peaux d’animaux rares. Mais, contrairement à son habitude, Éléonore ne puisait, dans tout ce décor, aucun réconfort. Alors qu’elle allait se résigner à rester seule dans sa chambre, ressassant ces images qui la hantaient, un rire lointain la fit se redresser, le cœur battant la chamade. Liam ! Et il n’était pas venu la voir directement ! Craignant le pire, elle prit à peine le temps d’enfiler ses chaussures avant de se précipiter dans les autres pièces de la suite. Devant elle, la porte de la chambre d’Ivan était entrouverte. Le cœur au bord des lèvres, elle s’approcha et ce qu’elle vit la laissa sans voix.
Liam... Liam était là, assis à côté de son fils, sur la couchette réglable, et lui racontait une histoire drôle. L’enfant, toujours légèrement sur la défensive, ne pouvait, malgré tout, s’empêcher de rire. Retenant jusqu’à son souffle pour ne pas mettre un terme à cet instant magique, elle tendit l’oreille pour les entendre rire à nouveau. — ... et alors, le robot s’exclama : « oh ! J’ai très peur et... » Ivan battit des mains et interrompit son père avec enthousiasme : — ... et je veux que tu m’aides ! Dites, le robot il s’en sort ? Dans l’embrasure de la porte, Éléonore remarqua qu’elle n’avait jamais vu Liam habillé ainsi. Il portait un tee-shirt simple à manches courtes assorti à un pantalon clair, et des bottines de cuir. Une tenue qui adoucissait son style, habituellement froid et militaire. Le jeune homme répondit par ailleurs à son fils : — Comment puis-je te raconter une histoire si tu me demandes toujours la fin avant que j’aie pu dire trois mots ? Une joie sans nom étreignit le cœur d’Éléonore et elle aurait tant voulu les écouter des heures durant, mais Ivan redressa alors la tête et la sortie de son attentive observation. — Coucou Maman ! Il me racontait de jolies choses, vous savez ? Éléonore s’avança dans la pièce et inclina la tête avec reconnaissance en direction de Liam. — Oui j’ai vu cela, c’était magique... Le prince se releva, tout sourire, et elle se précipita vers lui sans plus retenir sa joie. — Merci, murmura-t-elle. Merci beaucoup... Puis, comme ils le faisaient souvent entre eux, elle l’embrassa sans lui laisser le temps de réagir, le prenant visiblement au dépourvu. À tel point qu’il ne lui
rendit pas tout de suite son baiser. Puis, une impression étrange, très différente de d’habitude et empreinte d’une douceur et d’une mesure qu’elle ne lui connaissait pas, émana de leur étreinte et la remplit d’une joie incomparable. Pourtant, trop vite, trop brusquement, il se détacha d’elle. La jeune femme releva la tête et fut étonnée de le voir visiblement sous le choc, comme surpris de ce qu’ils venaient de faire. Puis, elle entendit une voix derrière elle, si semblable à celle qu’elle venait d’écouter, et se retourna stupéfaite vers la porte pour découvrir une copie conforme de celui qu’elle venait d’embrasser à ceci près qu’il portait un uniforme militaire. Il eut un sourire indescriptible et prit la parole avec une hilarité visible. — Eh bien, heureusement que je n’ai pas trente-six frères, Éléonore, et que je ne les invite pas souvent. Je vois que vous avez pu faire connaissance Edward et toi...
Kaldion avait vingt-deux ans lorsqu’il remplit un formulaire pour demander un statut d’immigrant dans la capitale martienne. Il fut reçu aux examens, mais comme beaucoup d’autres, ses rêves se heurtèrent aux inégalités en place : à son arrivée, il reçut le poste d’agent d’entretien à la Tour principale, côtoyant la noblesse et les nouveaux riches des temps troublés de Mars comme un paria.
La révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 2
- Éléonore -
— Ton... Ton frère ? Liam, je... c’est une méprise, j’ignorais totalement... Éléonore n’avait jamais autant perdu ses moyens qu’à cet instant. Mais le père de son fils lui adressa un sourire rassurant. — Éléonore, il n’y a pas de problème. J’avoue que ça m’amuse plus qu’autre chose... On se ressemble donc toujours tant que cela ? La jeune femme retrouva un peu de son assurance sans pour autant oser se retourner vers l’homme qu’elle venait d’embrasser. — Comme de vrais jumeaux, finit-elle par répondre. Elle hésita, puis se décida à se retourner vers Edward qui la regardait maintenant lui aussi avec un petit sourire, revenu visiblement de sa surprise. — Excusez-moi de mon... mon impolitesse, souffla-telle avec retenue.
— Oh pas la peine de er d’un extrême à l’autre ! D’abord, tu m’embrasses, puis tu me vouvoies. Reprenons depuis le début... Je suis le parrain de ton fils et je m’appelle Edward. Enchanté de te revoir, Éléonore. Et, sans qu’elle s’y attende, il la prit dans ses bras avant de reculer. Elle se retourna aussitôt vers Liam, déjà de nouveau inquiète, mais il lui adressa un sourire. — Ne t’inquiète pas, lâcha-t-il. Je ne vais pas me fâcher pour cet incident... Je comprends la méprise et de toute façon je pardonnerais n’importe quoi à mon cher frère. Il donna une tape amicale dans le dos d’Edward qui lui répondit de la même façon. — On peut envahir ton salon ? demanda-t-il à la jeune femme sans cesser de sourire. — Je... Oui, oui j’arrive, allez-y. Le temps de commander des rafraîchissements. Les deux garçons acquiescèrent et quittèrent la pièce tandis qu’Éléonore se déplaçait pour trouver appui contre le mur. Liam était... différent. Avec son frère, il s’adoucissait, devenant incroyablement gentil et prévenant. Jamais elle n’aurait pu imaginer de changement plus radical. Elle se prit à espérer qu’Edward reste longtemps sur Mars, sans vouloir se l’avouer, et regarda alors son fils, Ivan, qui la fixait avec une petite moue interrogative. — Tu n’as pas vu que ce n’était pas Papa ? La jeune femme se reprit, retrouva son courage habituel, et vint le prendre dans ses bras. — Oh, Ivan, non, mais j’aurais dû m’en apercevoir. Désolée, chéri, de ne pas être à la hauteur... Elle plaisantait sur la dernière phrase et elle remit doucement l’une des mèches de l’enfant derrière son oreille d’un geste tendre. Ivan murmura comme s’il avait peur que derrière les murs son père l’entende.
— Il est arrivé et il m’a dit « bonjour, filleul » puis m’a expliqué qu’il était très content d’être mon parrain et que ça lui faisait plaisir de me parler. Je sais, Maman, que dans vos histoires les héros ne doivent jamais avoir peur. Mais j’avais peur, je croyais que c’était... que c’était Papa déguisé, je me suis trompé comme vous. Il... Il m’a rassuré en racontant des choses, encore mieux que vous Maman. Il... Il était gentil. Alors j’ai compris que c’était bien le jumeau de Papa. Éléonore le prit de nouveau dans ses bras, extrêmement troublée sans parvenir à en trouver la raison. Ce ne fut que quelques minutes après qu’elle se releva, fixa des yeux son petit garçon et murmura simplement quelques paroles à son intention en posant un doigt sur ses lèvres. — Reste sagement ici, d’accord ? En silence, je ne voudrais pas que ton père s’énerve même s’il semble calme pour l’instant. Ivan retrouva son air craintif et hocha la tête. Éléonore s’éloigna, pianota sur quelques touches de son écran pour demander aux étages inférieurs de leur monter des rafraîchissements, puis s’obligea à totalement se calmer avant de quitter la chambre et de les redre au salon. Qu’est-ce qui la dérangeait ainsi ? Le baiser ? Le souvenir de l’étreinte fugitive d’Edward ? Il avait été si doux, si incroyablement rassurant comparé à son frère. S’était-il rendu compte de l’impression qu’il lui avait faite ? Elle repensa à leur troublante ressemblance, à cette similarité jusque dans leur coupe de cheveux et comprit mieux les réticences de Liam à changer. Il y tenait. Tout comme il tenait plus à lui qu’à son propre enfant, ou bien encore qu’à la mère de celui-ci. Cette pensée la rendit amère, mais elle se contint. — Éléonore ! Qu’est-ce que tu fabriques ? Plus le temps de réfléchir, visiblement ils la réclamaient. Elle sourit, mit un peu d’ordre dans sa tenue et gagna la pièce suivante. Un instant après, elle s’assit dans un fauteuil à suspenseurs près des deux frères et Liam lui adressa la parole calmement. — Encore à t’occuper de ton gosse, pas vrai ? Il n’attendait aucune réponse et Éléonore le savait. Edward, en revanche, se redressa en fronçant les sourcils et en dévisageant son frère.
— Dis donc, Liam, il me semble que ce gamin c’est le tien aussi. Tu t’en occupes de temps en temps ? Il a eu l’air terrorisé en me voyant et je te préviens, je trouve ça lamentable que ton fils ait peur de toi. Il était resté très calme en disant cela, mais Éléonore ne put s’empêcher de frémir. Il existait très peu de personnes à oser affronter ainsi le prince de Mars. Mais, la surprenant de nouveau, Liam se contenta de sourire avant de répondre. — J’étais certain que ma conduite ne te plairait pas et que tu me ferais un sermon, Edward. — Que, comme d’habitude, tu n’écouteras pas. Ils échangèrent un regard complice, laissant Éléonore toujours sous le choc. À cet instant, les deux princes semblaient avoir oublié et leur pouvoir et leurs écrasantes responsabilités, découvrant deux jeunes hommes, dont le véritable Liam peut-être, qu’elle n’était pas certaine de connaître. — Altesse, s’éleva alors une voix au pas de la porte. On m’a dit de vous transmettre une nouvelle urgente : une attaque sur le dôme cinquante-deux. Apparemment, vos soldats ont repris le contrôle de la situation. Liam abandonna son sourire en se relevant d’un bond pour redre le jeune homme qui venait d’arriver. — Quoi ? s’exclama-t-il. Une attaque ! Bougres d’imbéciles, ils vont le payer d’une sacrée répression... Mais qui es-tu ? s’énerva-t-il alors. Tu es entré ici sans permission ? — Laisse-le tranquille, lança Edward sans bouger de son siège ni relever la tête. C’est mon compagnon de voyage. Je l’ai gradé lieutenant, mais je n’ai toujours pas réussi à lui apprendre à toquer à une porte. Il s’appelle Carlys Hespre. Liam se calma légèrement, avant de tourner la tête vers son frère tout en s’avançant vers la porte du salon. — Je vais voir ce qui s’est é exactement. Edward, je t’ai montré où se trouvent tes appartements, à côté tu as ceux pour les six… personnes que tu as amenées.
Visiblement, il n’appréciait pas du tout l’échantillon présent dans la personne de Carlys, mais n’ajouta aucun mot avant de quitter la suite d’Éléonore. Celle-ci, après s’être relevée, se retourna avec hésitation vers ses deux visiteurs. — Vous resteriez prendre un verre ? Le dénommé Carlys secoua la tête avant de se diriger vers la porte par laquelle il venait d’arriver. — Non, j’étais simplement curieux de voir à quoi ressemblait la compagne du tyran de Mars, la plus belle femme de la galaxie dit-on. Maintenant que je me suis fait mon avis, je peux m’en aller... Son insolence exaspéra Éléonore qui retrouva sa fougue première. — Vraiment ? Et quel est le résultat ? — Que c’est faux, répondit-il sans même la regarder. La plus belle, je la connais. Elle est toujours là pour foncer et chercher tous les ennuis du monde. Elle a des cheveux coupés courts qui lui donnent un côté beaucoup moins poupée que toi. Au plaisir de te revoir, Éléonore, souffla-t-il en quittant le salon avec un hochement de tête ironique. Éléonore aimait le luxe, mais aussi la dévotion et la peur qu’elle savait ellemême inspirer, et qu’un homme, qu’elle ne connaissait pas, la traite ainsi, sans s’extasier devant ses beaux yeux, en la tutoyant, représentait un affront. Elle aurait voulu prendre, dans le tiroir du placard mural, son pistolet à fusées et courir après Carlys pour faire disparaître son petit sourire narquois, mais elle songea que ce n’était probablement pas le meilleur moyen d’accueillir favorablement le frère adoré de Liam. Elle s’obligea donc, de nouveau, à ravaler ses véritables sentiments avant de se retourner vers Edward, qui prenait un rafraîchissement. — Oui, je sais, murmura-t-il avec un sourire, il a l’art de tourner les compliments. — Pour quelle raison le tolères-tu auprès de toi, alors ?
Éléonore avait laissé la question lui échapper en se rasseyant dans son siège. Elle ne pouvait pas comprendre qu’un prince, pire, un dirigeant, accepte un semblable manque de respect. Pour un peu, cela aurait fait descendre Edward du piédestal où elle l’avait inconsciemment hissé. — Par amitié, je suppose. Sentiment que tu connais peu, je me trompe ? — J’ai... Je ne comprends pas ce que tu veux dire. J’ai Liam, ton frère. Mon fils, aussi... Edward reposa son verre sans la regarder avant de se relever de son siège. Elle l’imita et il reprit alors la parole. — Mais tu n’as personne d’autre. Tu aimes trop jouer de ton pouvoir de séduction pour véritablement t’attacher et tu adores plus encore être crainte, ce que tu prends, à tort, pour du respect. — Oh, je crois que tu es un peu dur avec moi, Edward. Elle se rapprocha d’un pas, sans vraiment réfléchir. Peut-être qu’il n’avait pas complètement tort au fond ? Elle aurait aimé lire dans son regard qu’il aurait voulu l’embrasser une nouvelle fois, mais sa réaction la détrompa très vite. Il recula de deux pas et son regard se fronça sous la colère. — Arrête de faire ça, Éléonore. — Faire quoi ? — Jouer à me séduire. Je déteste les femmes dans ton genre et tu le sais... Elle ne répondit pas. Elle restait, visiblement, comme au cours de leurs jeunes années, un sujet de désaccord entre les deux frères. Mais Edward s’adoucit et se rapprocha d’elle pour lui prendre la main amicalement. — Navré, souffla-t-il. Je souhaite vraiment que nous soyons amis... Mais j’aimerais que tu évites de me regarder comme tous les autres que tu rencontres : ceux à qui tu veux plaire.
Elle dégagea sa main avant de répondre. — Bien sûr. Moi aussi je souhaite que l’on s’entende sans malentendus. — Merveilleux. Alors à demain, d’accord ? Là, je n’en peux plus, je vais me reposer, mais j’ai hâte de visiter la ville, même si je déteste ce que Liam en a fait. Je souhaite par ailleurs plus discuter avec mon neveu, tu l’amèneras avec nous ? Devant son regard hésitant, il la tranquillisa. — Mon frère ne se fâchera pas, ne t’inquiète pas de ça. Elle acquiesça alors et Edward la salua gentiment d’un hochement de tête avant de quitter la pièce. La jeune femme resta seule un long moment, sans bouger et le cœur brisé. Edward représentait ce dont elle avait toujours rêvé : un père, aimant et protecteur et un mari royal. Seulement voilà, ce prince-là ne l’aimerait jamais, et puis, de toute façon, il n’était pas Liam. Il n’était pas celui dont elle était amoureuse, bien que leurs images se confondent déjà si bien dans son esprit...
Loreleï était l’une des rares chanteuses humaines les plus en vue de la galaxie. Malgré le talent des voix robotiques, elle avait su s’imposer sur la scène dès ses seize ans avec son charme et la capacité de ses producteurs à mettre en avant sa vie personnelle pour la rendre différente. Seul un Astrayen pourrait s’identifier à un robot ! Ou un Sagannais. Loreleï permettait à bien des jeunes de sa génération de rêver derrière elle.
La révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 3
- Aileen -
La reine s’ennuyait ferme à cette réunion dont le seul but était de tenter de décrypter ce que le diplomate de Nepsys avait bien voulu dire, la veille, dans son interview aux journalistes eriquiens. — Lorsqu’il parle d’Astra, disait justement Sandrine en se penchant sur la table, il emploie le présent, comme si la planète et le peuple qui la composait existaient toujours. C’est assez révélateur de la politique de Nepsys, je trouve. James enchaîna en croisant les bras. — En effet. Je me demande vraiment ce qu’ils mijotent exactement pour les années à venir. Les trois autres conseillers surenchérirent et Aileen perdit tout à fait le fil de la discussion lorsque ses yeux se posèrent sur son fils, perché sur un haut fauteuil, à sa gauche. Théobald adorait la suivre à toutes les réunions et, après tout, c’était
une manière simple d’éduquer le petit prince. Orys n’avait-il pas fait cela pour Sandrine et James, avant de s’intéresser davantage à Aileen ? Cette dernière savait que ses aînés y pensaient régulièrement en voyant l’enfant la suivre partout, mais elle était décidée à faire comme si de rien n’était. Elle revint à la discussion lorsque son commandant, Andrei, prit la parole. Elle était généralement complètement d’accord avec lui et cette fois-ci ne dérogera pas à la règle. — Cette discussion est inutile. Nous nous posons des questions autour de détails de la conversation de l’ambassadeur qui peut s’am à dire n’importe quoi... et, de toute façon, même s’ils pensent qu’Astra existe encore, que pouvons-nous faire si ce n’est leur montrer, avec le age des années, qu’ils ont tort ? Je propose de clôturer cette réunion à laquelle personne n’a rien à ajouter. Aileen s’apprêtait à acquiescer lorsqu’elle sentit quelque chose d’imperceptible changer dans l’attitude de son commandant. Il avait les yeux rivés sur un point à sa gauche... son fils. Très pâle, tendu, il semblait contenir quelque chose, comme s’il se retenait de crier. Saisie d’un mauvais pressentiment et par la peur de l’arrivée d’un événement qu’elle craignait depuis longtemps, la jeune femme se leva précipitamment pour se mettre entre lui et les conseillers. — Je suis d’accord avec Andrei, lâcha-t-elle d’une voix pressante. La réunion est terminée pour aujourd’hui. Sandrine se leva à son tour et voulut ajouter un mot, mais Aileen la rabroua violemment. — Terminée, j’ai dit ! J’en ai assez de perdre mon temps en palabres inutiles de salon ! On aurait dit qu’elle venait de gifler sa sœur. Sandrine prit néanmoins sur elle avant de lui répondre. — Très bien. Si c’est comme cela que tu le prends...
Les trois autres conseillers avaient déjà quitté la pièce, peu soucieux d’être témoins d’une dispute gênante entre les princes, mais Aileen sentit une vraie panique l’envahir tandis qu’elle s’efforçait d’inspirer pour se calmer. — Sandrine, ce n’est pas ce que je voulais dire. Je suis un peu à cran en ce moment et je n’ai pas réfléchi, ce n’était pas ce que je pensais. Excuse-moi, vraiment... Sa sœur ne prit même pas la peine de répondre et se détourna, le front barré d’une ride butée, James sur ses talons. Au moment de franchir la porte, il se retourna et fronça les sourcils. — Cette fois-ci, je ne comprends pas ton attitude. Sandrine l’appela du couloir et il quitta la pièce sur un dernier regard à Aileen et quelques mots murmurés qu’elle devina plus qu’elle n’entendit : « Tu exagères. Vraiment. » La porte claqua, laissant la jeune femme désemparée et en proie à un trouble plus grand. Maintenant, son fils n’était plus seulement pâle et au bord de l’évanouissement, il était pris de convulsions. — Majesté... Il faut l’amener dans vos appartements privés. Jamais Aileen n’avait vu cela. Théobald, paniqué, se tordait dans tous les sens, respirant difficilement et tentant visiblement d’appeler au secours. La reine se précipita vers lui et cria presque en jetant un coup d’œil au commandant. — Mais il a plus de cinq ans ! Nous étions d’accord pour dire que cela n’arriverait pas... n’arriverait plus ! Ce qu’elle avait tant redouté pendant les premières années de la vie de son fils était en train de se produire. Il avait hérité du côté mutant de son père. Alors, sans plus réfléchir, elle prit l’enfant dans ses bras tandis qu’il continuait d’être agité de soubresauts et de laisser échapper quelques bribes de mots inarticulés. — Ma... An... Sec... ours... — Vite, Votre Majesté, n’importe qui peut demander à entrer dans votre salle de réunion d’un instant à l’autre !
Aileen hocha la tête et serra contre elle son fils avant de marcher rapidement vers la porte qui menait directement à son salon privé. Elle en débloqua l’accès puis se précipita à l’intérieur sans même s’y arrêter. La pièce la plus éloignée et la plus protégée était la chambre de Théobald. Elle arriva de justesse dans cette dernière, suivie de près par le commandant qui refermait toutes les portes derrière eux, lorsqu’un cri et son fils lui échappèrent. — Théobald ! Sous le choc, elle resta immobile, gagnée par une peur violente. Devant elle, courait en hurlant le louveteau qui avait mis en lambeaux ses vêtements. Les yeux dorés de la bête, comme ceux de Rodolphe, étincelaient de peur et d’incompréhension tandis qu’il se heurtait aux meubles et se relevait. — Majesté, essayez de le calmer. Il fait trop de bruit et il risque de se blesser s’il continue ainsi... Essayez de lui expliquer. Facile à dire, mais comment rassurer Théobald alors qu’elle-même, en connaissant toute l’histoire, était paniquée ? Un loup... Il était bien un mutant ! Et, jusqu’au bout des griffes, le fils de l’empereur Rodolphe Astra. Andrei, inflexible, les yeux rivés droit devant lui pour ne pas voir ce qu’il jugeait comme une monstrueuse créature, insista. — Majesté, reprenez-vous et occupez-vous de... votre fils. Elle sentit qu’il avait besoin de dire ces derniers mots comme pour se convaincre de la nécessité de protéger ce mutant, et Aileen détesta cela. Alors, sans attendre, elle se dirigea vers le centre de la pièce et s’assit par terre avant de prendre la parole en se tournant toujours vers l’endroit où le petit loup courait. — Théobald... Théobald, regarde-moi ! Tu n’es pas un monstre, tu es simplement toi-même. Tu t’es transformé en loup, mais j’aurais dû te prévenir, car je savais que cela pourrait t’arriver. Théobald, calme-toi, viens me voir... Calme-toi. Le loup au regard doré finit par obéir et par s’immobiliser. Il regarda sa mère, une lueur de peur toujours présente au fond des yeux, puis se décida lentement à faire un pas vers elle, puis un autre, jusqu’à être juste à côté d’elle et à pencher la
tête, comme s’il n’osait pas la regarder. Aileen, autant pour lui que pour le commandant, souleva le museau de l’animal et répéta doucement ce qu’elle venait de dire. — Tu n’es pas un monstre, Théobald, d’accord ? Alors, de façon très humaine et comme heureux d’être rassuré, il hocha vigoureusement la tête. — Bien. Dites-lui qu’a priori il peut se rechanger en être humain. Vu l’état de ses précédents habits, vous feriez peut-être bien de lui en sortir d’autres. La jeune femme avança doucement la main vers le fauve et son fils ne bougea pas. Alors, doucement, elle la a sur sa fourrure, lui caressant les oreilles et le museau. L’idée que Rodolphe, lui aussi, devait être un loup magnifique, lui effleura l’esprit. Son cœur se serra dans sa poitrine et elle eut un mal fou à cacher son émotion. — Tu as entendu le commandant, Théobald ? murmura-t-elle d’une voix rauque. Il laissa échapper un léger grognement qui pouvait er pour un assentiment. D’un geste fluide, elle se releva et se dirigea vers l’un des placards muraux. Un instant après elle revenait avec une combinaison claire comme celles que portait souvent son fils. Théobald fronça alors le museau, secoua les oreilles et raya le plancher de ses griffes sous le regard anxieux de sa mère et d’Andrei. Visiblement, se transformer de nouveau en humain n’était pas si facile. Elle s’accroupit face à lui et reposa une main sur sa fourrure pour l’apaiser. — Je suis certaine que tu peux le faire. Tu es le meilleur prince de la galaxie, ce n’est pas ce que je te dis toujours ? Elle s’efforçait de prendre un ton léger et de sourire comme si tout cela n’avait pas d’importance, comme si elle savait ce qu’il endurait et ce qu’il fallait faire. Mais son sourire et son assurance n’étaient que de façade. C’est à cet instant qu’elle regretta le plus son mari. Lui aurait su quoi dire à Théobald. Un relent d’amertume s’empara d’elle tandis que le louveteau
poussait un gémissement plaintif. Rodolphe l’avait épousée en ne lui disant rien de ses secrets, mais elle ne parvenait pas à le regretter. Savoir la vérité, cela aurait été renoncer à lui dès le départ... Et ne pas avoir cet enfant qui était sa raison de vivre désormais. — Théobald... Essaie encore, je suis certaine que tu peux y arriver. Alors, sous ses yeux étonnés, elle vit les griffes de l’animal se raccourcir, les poils disparaître et, un instant plus tard, sans prévenir, son fils tomber à genoux devant elle. Soulagée, elle lui tendit doucement les vêtements et il s’habilla sans la regarder. Lorsqu’il eut terminé de remonter sa fermeture éclair, il osa enfin lever la tête vers sa mère. — Maman... Je... j’ai peur. J’ai cru que je n’allais pas réussir à faire ce que vous me disiez, redevenir votre petit garçon... et... Maman... je... je le sens encore au fond de moi. Aileen se releva et posa tendrement ses mains sur les épaules de son fils. — Quoi ? Qu’est-ce que tu sens ? — Quelque chose. Quelque chose qui fait que je pourrais redevenir un... un quoi ? Cette... cette chose que j’étais là. Il s’observait avec un dégoût et une peur visibles. Étrangement, ce fut cette attitude qui changea totalement celle du commandant, resté jusque-là silencieux. — Un loup, je crois, une espèce disparue depuis longtemps. Bien que je n’aie jamais entendu dire qu’il en ait existé à la fourrure argentée comme la vôtre. Écoutez, Altesse, il est très important que vous appreniez à contrôler la transformation, d’accord ? Cela ne doit jamais se produire devant quelqu’un d’autre que votre mère et moi... L’enfant se serra contre Aileen, tremblant. — Pourquoi ? Pourquoi je ne dois montrer... cela... à personne ? Aileen plongea ses yeux dans les siens.
— Les gens ne sont pas prêts à voir un mutant. Ils... ils pourraient ne pas comprendre, avoir une attitude anormale. — Maman... Il y a beaucoup de gens comme moi ? Elle leva la tête et échangea un regard avec son commandant. — Eh bien... Très peu de personnes en fait. Tu l’as peut-être entendu à la télévision... Il y a l’empereur d’Astra qui est comme toi. Il y en a sûrement d’autres après, mais je ne sais pas qui ils sont... Les mutants se cachent, tu comprends ? Aileen préférait laisser sous-entendre qu’il y en avait plusieurs, autrement son secret ne tarderait pas à être dévoilé. — Maman, murmura l’enfant sans sembler attendre de réponse, vous n’êtes pas comme moi, n’est-ce pas ? Elle hocha la tête, cherchant à esquiver la discussion, mais son fils poursuivit d’une voix grave qu’elle ne lui connaissait pas. — Maman, qui est mon père ? Depuis sa plus tendre enfance, Théobald savait qu’Andrei n’était pas son vrai père, mais l’identité de ce dernier n’avait encore jamais été évoquée entre eux. Le commandant les regarda un instant, puis salua Aileen, décidant visiblement que le reste de la conversation ne le concernait pas. Il quitta la pièce avant de sortir des appartements et la reine attendit que les portes se referment pour plonger son regard dans celui de son fils. — Théobald, écoute-moi bien. Je te dirai la vérité, tu as ma parole, mais quand tu seras assez grand pour la comprendre. L’enfant la regarda gravement sans pour autant chercher à tergiverser. — Quand me le direz-vous ? Sachant qu’il allait prendre sa réponse très au sérieux, Aileen ébouriffa ses cheveux sombres d’un geste amusé avant de répondre.
— Disons à ta majorité. Tu sauras qui est ton père à tes dix-huit ans. En attendant, continue de faire semblant que c’est Andrei pour tout le monde, d’accord ? Le petit garçon hocha la tête après une légère hésitation. — Maman, comment faire pour ne pas me... me transformer ? — On va y arriver, chéri. Il va falloir que tu t’entraînes... Et, en attendant, tu ne viendras plus avec moi aux réunions. Je ne veux prendre aucun risque. Elle serra doucement son fils contre elle, sans savoir si c’était à lui ou à elle qu’elle voulait insuffler du courage.
Si elle était une star interspatiale, certains journalistes découvrirent des amitiés étranges chez Loreleï. Par exemple, son proche attachement à Taery, un esclave révolté de Derbos, amnistié sur Mars pour avoir aidé la cité de Getysburg contre celle de Framein.
La révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 4
- Rodolphe -
Officiellement, l’appartement où il se trouvait, en compagnie de sa sœur et de quelques membres influents des enfants d’Astra, appartenait à l’un des leurs, loué par de riches parents eriquiens qui ne soupçonnaient pas la réelle nature des occupants. En trois ans, ils n’avaient pas cherché à déménager de la ville de Karassante, jugeant que cette conduite surprendrait le gouvernement. En effet, si en quelques mois les recherches avaient considérablement faibli dans les zones urbaines proches de la capitale d’Aileen, elles s’étaient accentuées dans tout le reste de la planète et même dans le reste de la galaxie. Rodolphe était, pour l’heure, assis dans un siège dans le coin cuisine, surveillant derrière le bar les quatre Astrayens occupés à discuter du point le plus important de leur plan avec sa sœur, Sibylle. — En fait, tout notre dispositif ne tient pas tant que nous ne réussissons pas à trouver un moyen de gagner l’accès à la flotte aérospatiale. Nous pouvons faire toutes les révolutions du monde, s’ils tiennent leurs vaisseaux nous sommes
fichus. Comment retourner à Astra, dans ce cas ? Un gamin de seize ans, l’informaticien de génie, Ralph, haussa les épaules d’un air découragé. Rodolphe se désintéressa alors de leur conversation, songeant tout à coup qu’il aurait préféré boire jusqu’à plus soif. Boire jusqu’à oublier l’apparition de son fils à la télévision, hier soir, lors d’une interview. Allait-il être condamné à le voir grandir à travers un écran comme tout le monde ? Cette idée lui était intolérable. Et Aileen ! Il avait eu beau jeu, six ans auparavant, de lui annoncer qu’il la détesterait. Au fil des années, des sentiments mitigés s’étaient enracinés dans son cœur. La haine, chaque fois qu’il regardait le cou de sa sœur dans lequel brillait l’appareil de métal qui la torturait sans qu’elle en dise rien. Mais l’amour aussi. Une ion qui ne cessait de grandir au fur et à mesure des mois qu’il ait loin d’elle. Tout cela contribuait à faire de lui un homme brisé qui ne trouvait d’avenir que dans le plan 439. Plan qui ne menait à rien puisque personne n’avait trouvé, jusqu’ici, de solution concernant la flotte aérospatiale. Aucun enfant d’Astra n’y travaillait comme l’avait prévu le plan, car Orys, et Aileen après lui, les en avaient empêchés. Il songea ensuite au message qu’il avait réussi à faire parvenir à son père adoptif dans la matinée. Celui-ci lui avait fait répondre qu’il allait bien et qu’il priait pour qu’il parvienne à échapper aux gardes. De son côté, il n’avait pas été inquiété lorsqu’il avait nié connaître la véritable identité de son protégé. D’autant que Lint Kent avait volontairement incendié toute une partie de l’appartement, détruisant la chambre de Rodolphe et les trop nombreuses griffures qui ornaient les murs. Le jeune homme ne l’aurait jamais avoué, mais il s’était réellement attaché au vieil homme et il lui manquait. — Incroyable ! Oh, c’est une idée qui peut nous faire gagner la guerre ! Comment avons-nous fait pour ne pas y penser plus tôt ? Merci Ralph ! Rodolphe ? Le jeune homme se leva de son siège en faisant mine d’être enthousiaste et vint les redre dans la partie salon, avant de se laisser tomber dans le canapé à côté d’elle. — Je n’ai pas tout écouté, qu’a proposé Ralph ? Ce dernier se redressa, les yeux brillants, et se pencha vers lui pour lui expliquer.
— À vrai dire, c’est toi qui m’en as donné l’idée. Tu expliques toujours que tu cherches la faiblesse d’Aileen... Le jeune homme oublia aussitôt ses idées noires pour se concentrer entièrement sur la conversation, soudain terriblement inquiet. — Oui, et alors ? Je ne vois pas où tu veux en venir... Ce fut sa sœur qui lui répondit. — Aileen dirige toute l’AM.Erica et... — Elle ne le fait pas seule, objecta-t-il en fronçant les sourcils. Son parlement a énormément d’importance et peut l’obliger à prendre des décisions qu’elle n’aurait pas prises elle-même. — Peut-être, poursuivit Sibylle en vrillant son regard dans le sien, mais si nous exploitons la faiblesse d’Aileen, alors nous pouvons être sûrs qu’elle fera tout pour convaincre le parlement... Et elle est douée en politique, donc elle devrait réussir à rassembler, autour d’elle, une majorité. Rodolphe sentit quelques gouttes de sueur couler le long de son cou en même temps que le besoin de se transformer le saisissait. — Oh, formidable ! s’exclama-t-il d’un ton faussement amusé. Il ne reste plus qu’à trouver le point faible de la reine dans ce cas. Il n’aimait pas l’appeler par son prénom en public, ayant l’impression de trahir toutes ses ions rien qu’en le murmurant. — Justement, reprit sa sœur. Nous le connaissons : son fils. Enlevons Théobald, et nous tiendrons notre accès à la flotte aérospatiale. — Non ! se leva-t-il, porté par une colère noire. C’est n’importe quoi et je ne comprends même pas que vous osiez proposer cela ! Depuis quand sommesnous des kidnappeurs ? Depuis quand Astra s’attaque-t-elle à des enfants de cinq ans ? Je me bats avec vous pour la justice, pas pour prendre le risque de maltraiter des gamins ! Comment pouvez-vous ne pas comprendre ? Astra, c’est la justice, c’est notre monde, et vous voulez le détruire pour espérer peut-être faire du chantage à la reine avec la vie d’un enfant ? Je refuse de vous aider à
cela, je refuse même de le tolérer ! Si vous acceptez mes ordres d’empereur, eh bien, je vous donne celui de renoncer à cette idée. Je ne gouverne pas un pays qui accepte d’enlever des gamins. Pas question... Le jeune homme regarda son bras et ses mains qui se couvraient déjà de fourrure sous les yeux de tous, mais parvint d’extrême justesse à inverser le processus et à se contenir. Devant les regards défaits, il inspira bruyamment, expira, et cela pendant deux minutes dans un silence complet. Ce ne fut que lorsqu’il réussit à afficher une attitude plus calme que Sibylle reprit la parole. — OK, rassieds-toi, déjà. Ralph, tu nous commandes à tous une tasse de thé au distributeur ? Je crois qu’on a besoin de se calmer... Rodolphe lui obéit, retombant sur le canapé, mais cela ne l’empêcha pas de tous les fusiller du regard y compris sa sœur. Sibylle n’avait cependant pas dit son dernier mot. — Maintenant, tu vas m’écouter, Rodolphe. Tu nous dis qu’enlever Théobald ce serait salir l’image d’Astra... Je veux bien, mais c’est un moindre mal comparé au fait que nous ne retrouverons jamais notre planète sans cela. Qu’est-ce que tu en penses ? De plus, si tu avais écouté notre conversation depuis le début, tu saurais que nous avons envisagé de tenter d’assassiner Aileen et son fils. Si nous faisions cela, la planète sombrerait dans l’anarchie. Rodolphe, qui n’était pas certain de pouvoir continuer à er ce qu’il entendait, inclina la tête et jeta simplement quelques mots d’une voix aux accents rudes. — En somme, se contenter d’enlever le gamin, c’est de la bonté, c’est ça que tu es en train d’essayer de me dire ? Sibylle le défia du regard avant d’incliner la tête en répondant au nom de toute la tablée tandis que le jeune homme avalait une gorgée du thé brûlant que Ralph venait de déposer devant lui. — Exactement. Au lieu de chercher à déstabiliser au maximum l’AM.Erica, on se contente de faire un juste chantage... Et libre à toi de surveiller toi-même l’enfant et de veiller à sa sécurité. Dans les conditions de l’échange, aucun Astrayen n’aura intérêt à lui faire de mal, donc nous ne ruinerons aucunement l’image de justice d’Astra.
Tout le monde le regardait, mais il n’arrivait pas à répondre. Théobald. Le prénom de son arrière-grand-père paternel. Très commun dans leur lignée. Une coïncidence ou une volonté d’Aileen ? — Je... Il se tourna alors vers une fille aux cheveux lâchés sur ses épaules, à sa gauche. — Lucie, qu’est-ce que tu en penses ? Parmi eux, c’était elle la plus raisonnable. La jeune femme le dévisagea un instant avant de répondre. — J’en pense que c’est la meilleure idée que nous ayons jamais eue et peut-être notre seule chance. Je ne comprends pas ton hésitation, Rodolphe... Non, bien sûr. Qui aurait pu comprendre ? Sibylle elle-même le regardait bizarrement, inconsciente du combat qui se livrait en lui. — Très bien, souffla-t-il alors avec résignation. Mettons que nous arrivions à enlever Théobald, ce qui tiendrait déjà du miracle. Si ensuite nous parvenons à obtenir de l’AM.Erica l’accès à la flotte aérospatiale, rendrons-nous le prince ? Il aurait presque aimé entendre un « non » définitif pour pouvoir garder son fils, mais il savait qu’il ne le pouvait pas. Il était pour le moment bien plus en sécurité aux côtés d’Aileen qu’aux siens. S’il gardait Théobald à ses côtés, jamais il ne réussirait à cacher qu’il était son père et heureux de l’être. En attendant, personne n’avait répondu à sa question et tous détournèrent le regard lorsque ses yeux se posèrent sur eux. Plus inquiet, il se tourna carrément vers sa sœur et répéta sa question. — Nous le rendrons ? Ou voudrez-vous trahir votre parole et vous venger de la reine ? Je ne participerai jamais à un crime contre Théobald et... et j’accepte votre idée d’enlèvement à une seule condition : votre parole à tous, ici présents, qu’il sera sous mon unique responsabilité et rendu à sa mère, à ses parents, lorsque je le jugerai bon. Êtes-vous d’accord ? Il y eut un moment de silence, puis Sibylle hocha la tête.
— D’accord, Rodolphe. Les autres suivirent et il sentit son cœur se serrer. Il venait d’accepter deux idées : celle de voir enfin son fils, face à face, et celle de l’enlever, peut-être brutalement. Sa sœur le tira de ses pensées tandis que les autres se levaient de leurs sièges : — Tu sais, je trouve que tu as beaucoup changé ces derniers temps. J’ai parfois du mal à te comprendre... Elle le dévisagea longuement, puis eut un sourire rêveur en poursuivant. — Mais tu es resté meilleur que moi. J’oubliais déjà mes idéaux pour ne penser qu’à la joie que j’aurais eue à me venger d’Aileen. Je suis contente de la décision concernant l’enfant... Même si je le déteste d’avance. Astra restera fidèle à ellemême. Lorsqu’elle sortit à son tour, la peine qui envahit Rodolphe fut insondable. Il aurait simplement aimé lui dire : « ne dis pas cela, Sybille. C’est mon fils... ».
On ne sait dans quelles circonstances Loreleï rencontra Kaldion. Mais ils se plurent, ou en tout cas se découvrirent des intérêts convergents. Il est aujourd’hui évident que la jeune femme haïssait l’élite martienne et ce qu’ils avaient fait d’elle. Elle disparut brusquement des médias, de la scène, et les recherches de la police ne permirent pas tout de suite de la retrouver.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 5
- Aileen -
Il était onze heures du soir et elle était seule dans son salon, habillée de pied en cap, ne pouvant se résoudre à aller dormir. Une idée l’obsédait : trouver quelqu’un pour l’aider, elle et son enfant. Rodolphe aurait eu la solution, bien sûr, mais cela ne servait à rien d’y penser. La chose était impossible, pourtant seuls lui et sa famille auraient pu… Un nom traversa alors son esprit comme un éclair de lumière en même temps qu’un sourire crispé envahissait ses traits. Saedor ! Le régent d’Astra ! Et il était prisonnier dans le palais. Aileen ne prit pas le temps de réfléchir et attrapa sa veste quelques pas plus loin avant de sortir de son appartement. Ses gardes ne dirent pas un mot, le visage rendu impénétrable par le service. La reine marcha rapidement, déa plusieurs grandes salles, changea d’étages, descendit des centaines de marches et ne tarda pas à arriver aux souterrains qui abritaient la prison du palais. Les contrôles avaient beaucoup augmenté depuis que Rodolphe avait fui avec sa
sœur et, lorsque la jeune femme s’arrêta devant la porte blindée du couloir des prisonniers politiques les plus surveillés, elle dut se plier aux nouvelles mesures. — Désolé de la rigueur du règlement, Votre Majesté, sourit le garde mal à l’aise. Pourriez-vous étendre le bras afin que je procède à une analyse ADN ? Elle hocha la tête avant de s’exécuter. — Bien sûr, je comprends. Je trouverai à l’intérieur quelqu’un pour me conduire à la cellule du régent ? Le soldat voulut répondre, mais fut interrompu par sa machine. « Identité vérifiée. Son Altesse Aileen d’Erica. » Le soldat coupa le son avant de répondre. — L’appareil fonctionne très bien, mais il est un peu vieux. Il n’a pas enregistré le « majesté » depuis votre couronnement... La jeune femme esquissa un sourire amusé, tandis que l’homme tapait le code d’ouverture de la porte blindée sur un pavé tactile. — C’est cruel de sa part. C’était un message subliminal pour avoir plus de crédits pour renouveler le matériel ? Ce fut au tour du garde de rire. — Pas exactement, Votre Majesté, mais franchement, pourquoi pas. Elle le salua gentiment de la tête et franchit la lourde porte ouverte. De là, Aileen n’eut que quelques pas à faire avant qu’un soldat, une femme d’une quarantaine d’années, ne vienne à sa rencontre, s’inclinant. — Où puis-je vous guider, Majesté ? dit-elle en la scannant à son tour. — À la cellule de Saedor, répondit la reine d’une voix neutre. Le régent d’Astra. — Oh, je crois que la précision était inutile. Ici, nous connaissons nos classiques, Votre Majesté.
Elle fit demi-tour et s’avança dans le couloir faiblement éclairé. Sa remarque arracha un pincement de lèvres désapprobateur de la reine qui garda néanmoins le silence. Quelques minutes plus tard, la garde s’arrêta devant une large cellule aux vitres sans tain. De l’intérieur, on ne voyait rien, mais de l’extérieur Aileen pouvait deviner, dans l’ombre, la silhouette d’un homme endormi sur une mince couchette. — Il pourrait être dangereux pour vous, Majesté. Voulez-vous deux soldats avec vous ? — Non. Je ne veux personne, et je ne souhaite pas que nous soyons observés non plus. Opacifiez les vitres. La femme leva son poignet et cliqua rapidement sur quelques touches de son écran. Sans bruit, les vitres virèrent au noir, rendant toute observation aussi impossible de l’intérieur que de l’extérieur. La garde grimaça avant de er son poignet sous le détecteur de la porte de la cellule pour en débloquer l’accès. — Je suppose que vous ne voulez pas non plus que nous écoutions la conversation ? — Non. Mais réglez le son de façon à m’entendre si je hurle. — J’aurais été inquiète si vous aviez aussi refusé cette sécurité-là, commenta-telle. Aileen ne répondit rien et fit un pas en avant, entrant dans la cellule. La porte coulissa pour se refermer derrière elle. L’oncle de Rodolphe ne s’était pas réveillé et elle se surprit à rester un instant hésitante devant le battant refermé. Elle se décida pourtant et se racla la gorge avant de prendre la parole froidement, tentant de cacher ses émotions contradictoires. — Altesse ? Je suis la reine, Aileen d’Erica, et je voudrais vous parler. Elle crut d’abord que Saedor ne s’était pas réveillé, mais ne tarda pas à le voir lentement se tourner vers elle. Il y avait une faible lumière dans la pièce et lorsque, toujours couché, il ouvrit les yeux, ils semblèrent briller dans l’ombre.
Ses lèvres s’écartèrent en un fin sourire en même temps que le regard de la jeune femme s’attachait au Ravageur qui semblait battre comme un être vivant, sur sa gorge, au rythme de ses respirations. — Aileen ! La petite fille d’Orys devenue reine. Je me demandais si tu viendrais un jour me rendre visite. Quel est le problème de Sa Majesté pour qu’elle vienne s’enquérir de mon sort ? Il l’avait dit d’une voix qui n’avait rien d’exaspéré ou d’ironique, simplement lasse et fatiguée. Aileen se sentit envahie d’une once de regret, presque de remords, et elle fut incapable de tout de suite répondre. — J’avais besoin de vous poser quelques questions. Saedor se releva alors difficilement de sa couchette et s’assit bien droit, son uniforme de prisonnier lui allant étrangement bien. L’image de Sibylle se superposa à celle de son oncle et Aileen ne put s’empêcher de se demander si elle se tenait, elle aussi, de cette manière. Assise bien droite pour éviter de toucher le mur et trop souffrir ? Comment réussissaient-ils à dormir ? Un éclat dur traversa soudainement le regard de Sae-dor. — Dis-moi la raison de ta visite, Aileen. Mais surtout, ravale ta pitié. Elle déglutit, surprise qu’il ait si bien deviné ses sentiments, et hocha simplement la tête. Elle alla s’asseoir contre le mur, bien en face de lui pour lui montrer qu’elle ne le craignait pas, la tête haute. — Savez-vous ce qu’est devenue Sibylle ? La jeune femme crut deviner une lueur triste dans les prunelles de l’homme, mais s’il angoissait pour sa nièce, cela ne s’entendit nullement dans sa voix. — Que veux-tu que j’en sache ? Je l’ai vue il y a quelques années lorsqu’elle a partagé ma cellule... Depuis je n’ai pas eu le moindre avec un être humain si ce n’est tes soldats muets. Ce fut à cet instant seulement qu’Aileen songea combien Saedor devait être un homme exceptionnel, hors du commun, qu’elle aurait aimé apprécier dans d’autres circonstances, car, peut-être que pire encore que la douleur physique, il
ait cette terrible solitude et ce silence. — Alors... Mais la jeune femme s’arrêta. En croisant son regard calme, en dévisageant ses traits altiers, la noblesse qui se dégageait de son attitude, elle songea qu’en sept longues années il n’avait rien révélé. Ni les princes d’Astra ni leur plan et encore moins leur mutation. Il n’en parlerait certainement jamais. Aileen rassembla ses moyens, détournant légèrement les yeux, et continua. — Sibylle Astra s’est enfuie il y a un peu plus de cinq ans avec l’aide de l’un de mes gardes. Elle ne put continuer. Une tristesse à laquelle elle ne s’attendait pas la saisit alors que l’image de Rodolphe se dessinait devant elle. Saedor, quant à lui, laissa simplement échapper un murmure. Quelque chose traversa son regard, et il sembla soudain rajeunir. — Je ne comprends pas... Ton garde était Astrayen ? — Oui. Oui, il l’était. Le régent la regarda longuement, sans chercher à cacher ses doutes. Aileen ne sut pas exactement ce qui la poussa alors à poursuivre. — Ce garde... s’appelait Rodolphe et avait toute ma confiance. Je n’ai pas compris que c’était votre neveu, l’empereur. Saedor ne douta plus alors et une flamme chaude illumina son regard en même temps qu’un nouveau sourire étirait ses lèvres. — Alors, Rodolphe et Sibylle sont vivants et libres... — En effet. Je les fais rechercher, mais je n’ai pas encore remis la main sur eux. Le prisonnier se tendit aussitôt légèrement. — Non, ne vous inquiétez pas. Je ne suis pas là pour chercher à vous extorquer des informations... Ce sont des questions directes que je veux vous poser.
— Lesquelles ? — Je m’intéresse aux mutations de vos neveux. À quel âge ont-elles commencé ? Saedor la dévisagea longuement avant de lui répondre. — Vers cinq ans. Quatre pour Sibylle. En quoi cela intéresse-t-il la reine de l’AM.Erica ? — Arrêtez de m’appeler comme ça. — C’est votre titre. — Mais cela sonne comme une insulte dans votre bouche. Il se redressa légèrement. — Cela n’a jamais été mon but. J’ai de l’estime pour toi, même si je te déteste pour le Ravageur que tu as mis à ma nièce. Puis-je me rendormir maintenant, Aileen ? Il l’avait demandé comme un père se pencherait vers sa fille un peu capricieuse, mais adorable, en lui souriant. — Non. Non, j’ai d’autres questions... Comment contrôler les transformations ? Comment Rodolphe a-t-il réussi à l’apprendre, par exemple ? Saedor eut un geste de recul et se heurta très légèrement au mur. Une grimace de douleur envahit ses traits, mais il reprit le contrôle en quelques secondes, au point même que la jeune femme douta de ce qu’elle avait vu. Il fut cependant intransigeant dans sa réponse. — Je n’aime pas tes questions et je n’y répondrai plus. Alors Aileen oublia ses doutes et toute la prudence que lui soufflait son titre. — Oh, s’il vous plaît, j’ai absolument besoin d’aide... — Je ne comprends pas.
— Garderiez-vous un secret ? Elle savait que ses ordres avaient été suivis à la lettre et que personne ne pourrait entendre ce qui se dirait en dehors de la cellule. Andrei avait choisi les gardes les plus loyaux pour surveiller la prison. — Non. Je ne garderai pas un secret qui, révélé, pourrait te nuire et donc aider Astra. — Et un secret que votre neveu, Rodolphe, a accepté de garder ? lâcha-t-elle simplement, en désespoir de cause. Le prisonnier maîtrisa parfaitement ses émotions, mais elle sut qu’elle avait réussi à le toucher. — Si tu peux me prouver, d’une façon ou d’une autre, que c’est le cas, oui. Je ne remettrai pas en question les décisions de Rodolphe, que je les juge bonnes ou mauvaises. — Je... Je ne sais pas par où commencer, une fois de plus. — Le début, peut-être ? — C’est que c’est une histoire que j’ai cachée pendant si longtemps... Aileen songea qu’il lui serait peut-être plus facile de parler sans que ses yeux aient à er le regard scrutateur du régent d’Astra et elle détourna de nouveau la tête avant de commencer. — Je... J’étais dans le même lycée que votre neveu. Au début, pour diverses raisons, nous nous détestions. Mais j’ai trouvé intéressant de gagner son amitié et je suppose qu’il a dû suivre le même raisonnement... Saedor ne dit pas un mot et elle faillit lui demander si cela ne faisait pas partie de leur fichu plan 439... Mais elle eut peur de perdre toute chance d’obtenir une réponse et continua, les yeux toujours obstinément posés sur le sol. — Entre nous est ensuite née une véritable amitié. Et puis... je suis devenue reine de manière assez imprévue. Rodolphe a été très présent pour moi, toujours d’excellent conseil. Je ne sais pas exactement quand tout a changé entre nous...
quand nous avons commencé à nous aimer l’un l’autre... Si elle avait relevé la tête, elle aurait peut-être eu peur du regard fixe de Saedor dans lequel perçait une totale incrédulité mêlée d’horreur qu’il ne cherchait pas à cacher. — Tout ce que je sais c’est qu’un jour, je me suis aperçue du fait que je ne vivais plus quand il n’était pas là, poursuivit-elle. Que j’avais toujours besoin de l’avoir à mes côtés, que j’avais une peur bleue qu’il disparaisse sans prévenir... Nous ne parlions pas d’amour pourtant. Et lorsque nous nous sommes embrassés pour la première fois... Rodolphe a eu l’air désemparé, perdu... J’ai cru que c’était parce qu’il était Astrayen et moi reine de l’AM.Erica... Elle laissa échapper un léger rire qui n’avait rien de joyeux. — Mais j’avais tort. Lui savait que rien n’était possible entre nous puisqu’il était l’empereur que je cherchais à assassiner. Je crois qu’un soir, pourtant, il a failli me le dire. Comme j’ai hésité à lui révéler que je tenais la sœur de son dirigeant dans mes prisons. Si l’un ou l’autre de nous avait parlé, alors, se serait-il jamais é quelque chose ? Je l’aurais arrêté ou il m’aurait fui avec horreur... Mais nous n’avons rien dit ce soir-là. La jeune femme fit une légère pause avant d’inspirer profondément et de reprendre. — Nous vivions un rêve. Un rêve magnifique et éveillé qui me faisait oublier tout le reste... J’ai parlé de mariage. De mariage secret... J’ai supplié, mais je n’ai pas eu beaucoup à insister. Lui aussi était gagné par cette fièvre qui nous donnait envie d’oublier ce qui nous séparait sans que je sache pourtant qu’il était l’empereur... Aileen s’arrêta, incapable de tout de suite trouver la force de poursuivre, mais Saedor l’encouragea d’une voix rauque. — Et... qu’avez-vous choisi ? — Nous l’avons fait. Quelques jours plus tard, il s’enfuyait avec sa sœur... Il venait d’apprendre qu’elle était dans les prisons du palais et que je l’avais fait torturer. Oh, Saedor ! Il m’a juré, dans un message d’adieu, de me haïr, de me détester ! Cette idée... Si vous saviez seulement comme cette idée me détruit... Je
ne devrais pas vous dire cela, mais Rodolphe n’a jamais parlé de ce mariage, puisque tout le monde l’ignore encore. Elle hésita un instant, puis termina de dire ce qu’elle avait sur le cœur. — Il n’a également jamais révélé le mensonge que j’ai fait au public. Il n’a jamais dit que mon fils... était aussi le sien. Alors, seulement, elle releva la tête. Elle n’aurait pas cru un instant plus tôt qu’un homme pareil pouvait pleurer comme il le faisait maintenant, doucement, sans un bruit, ses larmes tombant une à une sur le sol après avoir roulé sur ses joues. Il fit signe à Aileen de se rapprocher et la jeune femme se leva pour le redre. Alors, il lui prit doucement les mains et murmura avec un sourire à travers ses larmes : — Cet amour d’enfant, avec toute son innocence et ses sacrifices, c’est contre nature, c’est contre le monde entier, contre la galaxie entière, contre la guerre de tous ces derniers siècles... La jeune femme eut peur d’une condamnation et voulut retirer ses mains, mais il termina doucement avant qu’elle ne le fasse. — Mais c’est le plus beau des amours. Je n’en ai jamais vu qui vaille le vôtre, fille d’Orys. Je garderai ton secret, puisque c’est bien aussi celui de Rodolphe, et aucun de tes gardes n’entendra le moindre mot à ce sujet. Si tu m’as révélé tout cela, c’était pour avoir mon aide au sujet des mutations ? La reine lui répondit avec une franchise qui ne la surprit plus face à cet homme désarmant. — Oui... au départ. Et puis je crois que j’ai eu besoin de confier tout cela à quelqu’un. Mon... mon fils s’est transformé en loup... Comment peut-il facilement apprendre à se contrôler ? Saedor esquissa un léger sourire, éleva une main jusqu’au visage de la reine et remit l’une de ses mèches de cheveux auburn derrière son oreille d’un geste presque paternel. — Amène-moi, demain, ton fils... s’il te plaît, souffla-t-il. Je vous expliquerai à tous les deux tout ce que je sais à ce sujet.
— Merci, murmura-t-elle simplement. La reine se détourna ensuite précipitamment, souhaitant quitter la cellule pour cacher toutes les émotions qui menaçaient de la submerger. Mais, alors qu’elle s’apprêtait à appuyer sur le bouton de demande d’ouverture de la porte, elle entendit Saedor murmurer dans son dos quelque chose de terrible qui lui glaça le sang : — Théobald Astra.
C’est à partir de la huitième semaine de la seconde période estivale martienne que l’on commença à enregistrer des troubles sérieux sur la planète. Les noms des leaders se répandirent rapidement. Kaldion, issu d’une famille de médecins et d’une cité hors dôme, Loreleï, incarnation de la séduction avec ses cheveux blonds, son air langoureux et ses vêtements luxueux, et Taery, le compagnon d’enfance de la jeune femme.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 6
- Rodolphe -
Le jeune homme avait besoin de sortir de l’appartement où il ait le plus clair de son temps. Refusant toute compagnie, mais obligé d’accepter que les enfants d’Astra du quartier soient prévenus de sa sortie et veillent à sa sécurité, il courait dans les rues d’un pas régulier, trouvant dans sa course une sensation apaisante. Il portait un sweat noir et en avait rabattu la capuche sur ses cheveux, cachant ainsi ses traits à la petite foule qui se pressait dans les rues. Dans ses oreilles, ses micro-écouteurs aient une musique mélancolique dont il murmurait parfois les paroles, sans s’arrêter de courir entre les immenses immeubles de pierre. — Rodolphe ? Rodolphe, tu peux rentrer au quartier général ? Le jeune homme maudit ses écouteurs qui venaient de retransmettre la voix de sa sœur. Il ralentit sa course cependant, jusqu’à marcher, et baissa la tête pour répondre
d’un ton exaspéré. — Écoute, sœurette... Je suis sorti il y a une demi-heure à peine... — Peut-être, mais on a un grave souci à régler. — Oh ? Un nouvel enlèvement d’enfant à prévoir ? — Tu es inable et j’en ai assez de discuter avec toi. Je te e Ralph, il sera plus patient, je suppose. Elle raccrocha et Rodolphe a une main sous sa capuche d’un mouvement navré. Quelques secondes à peine après, la voix du jeune informaticien résonna à son oreillette. — Dis donc tu as bien énervé ta sœur là... — Transmets-lui mes excuses. Qu’est-ce qui se e sérieusement ? souffla-t-il en reprenant sa course. La voix qui lui répondit était chargée d’anxiété. — On a un problème avec les enfants d’Astra de Graël. Ils veulent se révolter maintenant et ne plus attendre... Rodolphe poussa un juron avant de faire demi-tour dans la rue pour rentrer. — Bon sang, mais ils sont fous ! J’ai l’impression que nous ons notre vie à calmer la moitié des impatients d’Astra... C’est vraiment grave ? — Très. Ils menacent de prendre les armes sur l’heure, mais acceptent de parler à un émissaire... Inconsciemment, Rodolphe accéléra sa course, tendu par le sentiment d’urgence qui s’emparait de lui. — Eh bien, j’espère que l’émissaire est déjà en route. Vous leur avez envoyé qui ? Lucie ? Elle est douée en négociation et elle a bien réussi à calmer les agitateurs de Xynn, l’année dernière. — Nous n’avons pas pu, car nous nous heurtons à un léger problème...
— Hum, je n’aime pas ta façon de dire « léger » problème. Quel est-il exactement ? Rodolphe regretta de ne pas pouvoir encore accélérer sa course à la vue de tous les ants. À ce rythme, il lui faudrait un bon quart d’heure pour regagner le quartier général. — C’est qu’ils te réclament toi comme émissaire. Seulement toi. — Attends, tu es en train de m’expliquer que je vais devoir les recevoir ici ? Avec tout le danger que cela implique ? — Oh non, c’est bien pire et beaucoup plus problématique. Ils refusent de se déplacer et nous font dire que si nous voulons arrêter leur révolte légitime, c’est à nous de faire le premier pas... Autrement dit... Rodolphe termina d’une voix blanche sans cesser de courir, bousculant un homme chargé de paquets au age et sautant d’un bond par-dessus ce qui était tombé de ses mains pour accélérer encore légèrement. — Ils veulent que je vienne à Graël. C’est presque un suicide. Mon portrait est partout et s’ils me recherchent moins là-bas, c’est la ville concentrant la plus forte garnison. — Nous savons tout cela et c’est pour ça qu’on t’appelle. On est complètement coincés. — Quand menacent-ils de commencer leur insurrection ? — Dans deux jours, à midi. Ils en appellent à tous ceux fidèles à Astra... Le jeune homme ne répondit rien cette fois-ci, se contentant de fixer la rue droit devant lui au bout de laquelle il savait qu’il devrait tourner pour retrouver leur quartier général. — Deux jours... Si au moins on pouvait avoir un peu plus de temps pour tenter de er outre les dirigeants du mouvement. Qui est derrière cette idée ? — C’est là que cela devient véritablement problématique, mais c’est aussi ce qui nous donne la preuve que ce n’est pas une trahison pour te tendre un piège. Mais
je vais laisser ta sœur t’informer de ce « détail ». — Non, Ralph ! Ce dernier raccrocha et Rodolphe sentit son inquiétude décupler. Même s’il parvenait à atteindre Graël sans se faire prendre, réussirait-il pour autant à arrêter la révolte qui grondait ? Les enfants d’Astra avaient de plus en plus de mal à attendre le bon moment. Mais sans l’accès de la flotte spatiale, prendre les armes ne conduirait qu’à un massacre. Les Eriquiens étaient beaucoup plus nombreux qu’eux. Un léger bruit à son oreillette lui indiqua qu’on le reait. — Je suis vraiment désolé pour tout à l’heure, murmura-t-il à son interlocutrice. — Non, c’est moi. J’étais à cran et toi aussi... Bref, dépêche-toi de rentrer, on est mal. — Une minute, Sibylle ! Quel est le nom que Ralph n’a pas voulu me dire ? Il lui sembla que le silence de sa sœur était gêné et elle laissa échapper un long soupir avant de répondre en terminant leur conversation. — Cyndie Astra. Notre petite cousine... Elle a quatorze ans maintenant et, visiblement, elle a pris une forte importance dans le mouvement de la capitale. C’est elle la responsable de ce chantage.
***
Il n’arrivait toujours pas à y croire tandis qu’il s’agrippait à la rambarde de la petite embarcation de plaisance qu’ils avaient prise pour gagner Graël dans la soirée. Le bateau était parti il y a une heure de Karassante et remontait maintenant le canal jusqu’à redre le sud de Graël où se trouvaient les entrepôts.
— Rodolphe ! Je maintiens que c’est une folie. Le jeune homme se retourna vers le seul compagnon de voyage qu’il avait accepté près de lui, Ralph. En plus d’eux, Lucie les accompagnait en tant que capitaine de navire. Elle avait pour mission de les déposer sur place puis de les reprendre le lendemain à treize heures, soit une soixantaine de minutes après la rencontre de Rodolphe avec Cyn-die et ses manifestants. — Tu voyais une autre solution ? L’adolescent secoua la tête sans trouver de réponse, mais Rodolphe savait qu’il n’avait pas tort au demeurant. Venir ici était une pure folie, mais une folie à laquelle ils ne pouvaient se soustraire. Une vague d’eau du canal s’éleva assez haut et retomba en quelques fines gouttelettes sur les deux jeunes gens. Lucie, assise à la barre, éclata d’un rire nerveux en leur criant devant leur brusque recul : — Espèces de marins d’eau douce ! Rodolphe s’efforça de se détendre, sans grand succès. Les enfants d’Astra de Karassante auraient aimé lui addre une centaine de gardes armés, mais le jeune homme savait parfaitement que sa seule chance de sortir vivant de ce guêpier était de se faire le plus discret possible. D’où son initiative de n’accepter qu’un compagnon de voyage... et de ref catégoriquement la présence de sa sœur. Tandis que leur embarcation poursuivait sa route sur le canal entre de grands immeubles de pierre qui semblaient leur tourner le dos, Rodolphe fronça les sourcils en se rappelant sa conversation avec Sibylle. Elle avait été furieuse de le voir risquer sa vie sans qu’elle puisse l’accompagner, mais, pour une fois, il avait eu le soutien de tous les enfants d’Astra présents. « Prince ou princesse n’existent que pour servir ceux qu’ils dirigent », telle était la vérité. Alors, les larmes aux yeux, Sibylle s’était jetée dans ses bras, sans tenir compte du poison qui lui rongeait les veines, et lui avait chuchoté quelques mots à l’oreille : « tâche d’être prudent, au moins pour moi, et de revenir en vie... Je n’ai aucune envie d’hériter du titre ». Derrière sa plaisanterie, il savait que son inquiétude de le voir disparaître était réelle. Il lui avait promis d’être prudent et il allait devoir tenir parole. Il y songeait encore lorsque Lucie reprit, criant pour
couvrir le bruit du vent qui soufflait sur le pont. — Vous voyez le quai, là-bas ? C’est là que je vous dépose ! Normalement, deux des nôtres vous attendent déjà... Rodolphe acquiesça, affichant un calme qu’il était loin d’éprouver, et se redressa pour regarder la zone. On distinguait effectivement deux jeunes gens sur le quai. — On a vérifié leur loyauté ? demanda-t-il. Ce fut Ralph qui lui répondit après un coup d’œil à son écran personnel, dont il avait réussi à bloquer la géolocalisation. — D’après ta sœur, oui. La fille s’appelle Armande et le garçon Karim. L’empereur acquiesça et, deux minutes plus tard, leur bateau venait s’arrêter contre les quais. — Merci pour tout, Lucie, lança-t-il avec un sourire. À demain, quatorze heures. Elle hocha la tête, visiblement terriblement anxieuse, et Rodolphe sauta pardessus le bastingage pour redre les deux jeunes Astrayens. La fille, aux cheveux auburn, tendit une main accompagnée d’un sourire avenant. — Merci d’être venu pour écouter nos revendications, Votre Majesté. Je m’appelle Armande. Rodolphe serra la main tendue. — Enchanté. Tu peux me tutoyer... Pour les revendications, j’espère que l’on trouvera un moyen de s’entendre. Puis il se tourna pour donner un coup de main à Ralph et, une fois que celui-ci l’eut ret, il le présenta d’un ton neutre. — Mon ami et coéquipier dans cette aventure, Ralph. La fille ouvrit de grands yeux.
— Mais c’est un gamin ! Ralph s’énerva et maugréa quelques mots inintelligibles sur le fait que, décidément, personne ne le jugeait à sa juste valeur, puis il prit sur lui et tendit la main avec un sourire ironique. — Navré de te décevoir, mais j’ai seize ans depuis un mois. Armande retrouva un sourire amusé et répliqua en le saluant à son tour. — Et moi, vingt-quatre depuis six mois. Bref, je ne vous ai pas présenté mon frère, Karim. Elle se retourna pour faire un signe au garçon resté jusque-là silencieusement derrière elle. Il était grand, autant que Rodolphe, mais baissait légèrement la tête sans regarder directement ses interlocuteurs dans les yeux. L’empereur éprouva un curieux frisson en le découvrant, mais parvint à cacher l’impression désagréable qui l’avait envahi pour répondre avec un sourire. — Bonjour à toi. Vous êtes chargés de nous emmener où ? Ce fut la fille qui répondit de nouveau, effaçant par son sourire le silence et l’expression négative de son frère. — Dans un appartement, en sécurité... Le nôtre. Normalement, le quartier est calme et il n’y a pas trop de patrouilles de police ni de contrôles. Demain, un peu avant midi, on vous conduira à la chef de notre revendication. Rodolphe esquissa un sourire ironique qu’il partagea avec Ralph avant de remonter sa capuche et de les suivre. — En somme, vous avez presque créé un mouvement dissident sous les ordres de ma cousine. Et vous trouvez que Ralph est un gamin ? Cyndie n’a que quatorze ans. Armande éclata d’un joli rire communicatif avant de jeter un coup d’œil à son frère. — Quatorze ans, peut-être, mais elle ne les fait pas, vous verrez. Elle a toutes les qualités requises pour diriger.
Rodolphe trouva cette dernière réponse extrêmement déplaisante et il commença à craindre que Cyndie ne soit plus tout à fait l’enfant si attachante dont il se souvenait. Au fond de lui, il sentait que quelque chose clochait. Dans cette volonté de le faire venir à Graël malgré les risques, dans cette terrible menace de révolte qui ne ferait que des milliers de morts… Oui, il en était certain désormais. Sa cousine avait autre chose en tête.
Ce n’est que bien tard que les origines de Loreleï furent rendues publiques. Dans un court extrait d’une interview exceptionnellement accordée à un journaliste fidèle à la Cause, elle confia : « me révolter sur Mars était dans ma nature… Je l’avais déjà fait une fois auparavant, pour sortir de ma condition. Je me rappelle ma mère qui m’emmène dans un immeuble inconnu en me gavant de sucreries pour que j’aie l’air gentille. De mon père lui disant « ma chérie, nous allons en avoir un autre, ce n’est pas grave ». Elle m’a vendue sur Derbos. Contre je ne sais combien de piécettes d’argent… Je n’avais pas sept ans quand j’ai compris qu’elle me laissait là entre les mains de cet homme sale qui n’avait regardé que la qualité de mes dents.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 7
- Cyndie -
La jeune fille était assise tout en haut d’un bâtiment et balançait ses jambes, dans le vide, en cadence, heurtant le mur de pierre. Il était minuit et la ville entière semblait s’être endormie. L’adolescente ne parvint pas à sourire en songeant que James et Sandrine devaient encore la chercher partout, fous d’inquiétude. Au rez-de-chaussée, demain, à treize heures très exactement, allait avoir lieu une réunion importante des enfants d’Astra de Graël. Son cousin allait venir se jeter dans le piège qu’elle lui avait tendu, et il ne viendrait pas seul. Sibylle craignait-elle, sans en avoir la certitude. Au loin, dans la rue sombre, éclairée de la vague lueur des étoiles, quelques enseignes de magasins à peine réinstallés brillaient.
La frêle adolescente ferma les yeux, inspira l’air frais de la nuit, avant de frissonner et de ramener contre elle les pans de sa veste de cuir noir. Elle portait un pantalon de la même couleur et de grosses chaussures cloutées qui faisaient ressortir sa minceur à la limite de la maigreur. Ces derniers temps, elle ne mangeait plus grand-chose. Plus depuis qu’elle avait proposé son plan pour capturer l’empereur d’Astra devant un conseil secret et restreint d’Aileen. Prendre la tête d’un mouvement dissident avait été si facile. Cyndie avait du charisme et la beauté d’une jeune fille blonde aux presque trop grands yeux bleus qui semblaient lui manger le visage. Rapidement, et grâce à son rang dans la lignée d’Astra, elle avait réussi à réunir autour d’elle une petite équipe, en toute discrétion. Un sourire amer éclaira un instant ses traits tandis qu’elle y repensait. À ceux qui se considéraient comme ses meilleurs amis, elle leur avait « confié » son horreur d’être dirigée par des mutants... des monstres... Et elle n’était pas la seule à le dire. C’était cette minorité qui l’avait rete en premier lieu. Ensuite, elle avait réussi, de fil en aiguille, à gagner la confiance d’à peu près tous les membres de sa réunion, en se gardant bien de leur confier ses véritables intentions. La plupart la suivaient parce qu’ils étaient heureux de l’importance que leur mouvement prenait : ils étaient dirigés directement par la princesse de Sagan, espionne de surcroît des Eriquiens grâce à son statut d’adoptée de la famille royale ! Si Cyndie ne s’était pas sentie aussi triste et perdue que ce soir, elle aurait ri à cette idée. Mais elle n’arrivait pas à se réjouir... Pourtant, demain, le but de sa vie serait accompli : Rodolphe serait capturé et probablement tué par les gardes d’Aileen. Et elle aurait droit, comme le conseil l’avait promis, à un aller simple pour la minuscule colonie de Sagan. Elle avait beau savoir que sa planète ne serait plus jamais viable et que la colonie en question ne vivait que grâce aux denrées régulièrement importées, la jeune adolescente ne pouvait s’imaginer d’autre but dans la vie. Cependant, elle en revenait toujours à ce qui l’attendait le lendemain. Des Eriquiens seraient postés partout, attendant l’arrivée de l’empereur par cette même rue qui lui faisait face, en contrebas, et qui semblait s’enfoncer jusqu’au cœur de la ville. Enfin, les enfants d’Astra, soi-disant postés pour assurer sa protection, qu’elle avait mis dans la confidence, seraient absents.
Une trahison. Une trahison que l’histoire n’oubliera jamais. Et Cyndie savait que, malgré tout, Aileen ne lui témoignerait aucune reconnaissance pour cela. Elle la mépriserait encore plus qu’elle ne le faisait déjà. Bien que Cyndie bénéficiait désormais de l’affection inconditionnelle de Sandrine et James, elle aurait voulu l’impressionner et se détestait pour cela. Un but impossible de plus. Sa vie aurait été plus simple si elle avait abandonné Sagan. Si elle n’avait pas désiré un regard d’iration ou d’amitié d’Aileen. Si elle n’avait pas aimé Sibylle et, malgré tout, aussi, Rodolphe. Que dirait sa cousine après-demain ? Comment réagirait-elle en comprenant la vérité ? Une rafale de vent fit légèrement perdre l’équilibre à Cyndie qui parut un instant proche de basculer dans le vide avant de réussir à se reprendre. L’adolescente aurait adoré être quelqu’un d’autre, quelqu’un de moins compliqué. Et surtout ne plus sentir cette petite fille en pleurs et triste qui l’empêchait de sourire et de vivre. Une petite fille qui criait encore la nuit, la réveillant en sueur. Cyndie se rappelait des deux jours és en prison avant qu’Orys ne l’en fasse sortir. À cette époque, il lui semblait qu’elle aurait pu er sa vie derrière des barreaux. Aujourd’hui, pourtant, la seule idée d’un espace clos la rendait malade. Elle ramena ses genoux contre elle, et les serra dans ses bras, se balançant très légèrement d’avant en arrière à l’extrême bord du toit. C’était un jeu sordide, une tentation inavouable, un désir d’enfin vivre la chute qu’elle accomplissait toujours, non pas dans ses cauchemars, mais dans ses rêves libérateurs. Mais il fallait vivre, il l’avait toujours fallu, sans raison particulière. Cyndie continua pourtant de se balancer un peu plus vite. Elle pouvait encore prévenir son cousin. Elle le pouvait toujours... Elle ferma les yeux, fredonnant une mélodie triste dont les paroles lui revenaient lentement en mémoire. Celle que sa mère lui chantait, il y a si longtemps de cela, avant qu’elle aille se coucher.
Endors-toi, petite fille, aie confiance, le soleil se lèvera... Alors pourquoi faisait-il encore nuit ? Cyndie souleva brusquement ses paupières et ses yeux bleus brillèrent. Elle ne reviendrait pas en arrière. Son choix était fait.
***
Il était midi et Cyndie s’était postée à l’entrée de la salle de réunion avec la jeune fille qui pointait chacun des arrivants. Cette dernière, Kistina, semblait aussi tendue qu’elle. — Tu crois qu’il va venir ? L’adolescente hocha la tête sans sourire avant de jeter un coup d’œil dans la salle derrière elles. La seule chose qu’elle n’avait pas pu choisir avait été les deux émissaires chargés d’accueillir et de ramener Rodolphe. Il fallait des jeunes irréprochables, et que rien dans leur attitude n’inquiète son cousin. Armande était loyale au-delà de toute expression, mais son frère, dans la confidence, pouvait tout lui dévoiler. Auquel cas, cela serait un échec complet. Les cueillir à l’arrivée, sur les quais, aurait été impossible. Rodolphe aurait disposé de trop de solutions de repli. Non, leur plan était parfait. Le petit frère devait juste tenir sa langue. L’adolescente jeta un nouveau coup d’œil angoissé à l’écran de son poignet. Il était prévu que les guetteurs, postés tout en haut de la rue, donnent l’alerte pour tout homme suspect aperçu en approche. Le but étant de laisser Rodolphe suffisamment s’engager dans la rue pour qu’il n’ait plus aucune possibilité de fuite. — Salut, Cyndie ! J’avais envie de te voir et de discuter. Ça va comment depuis la dernière réunion ? La jeune fille blonde lui lança un coup d’œil nerveux. Elle n’avait pas la
moindre envie que des Astrayens assistent à ce qui allait se er dans la rue. Ils devaient à tout prix rester entre les murs insonorisés. — Très bien, Denis. Tu peux me laisser, s’il te plaît ? Je veux surveiller les entrées... Mais le jeune homme, de deux ans son aîné, tint à rester près d’elle. Elle soupçonnait qu’il la trouvait belle et appréciait d’être vu à ses côtés. Il l’exaspérait. Cyndie jeta un nouveau coup d’œil à son écran. Midi et quart. Logiquement, Rodolphe arriverait avec un peu d’avance. — S’il te plaît, Denis, ajouta-t-elle de plus en plus nerveuse, va à l’intérieur. — Mais j’ai envie de discuter avec toi, moi. — Eh bien, promis, je te res d’ici quelques minutes, OK ? Le garçon parut très satisfait de cet arrangement et soulagé de ne pas s’être fait envoyer sur les roses, comme à son habitude. La jeune fille laissa échapper un soupir de soulagement avant de sentir un léger vrombissement à son poignet. Kistina tressaillit à côté d’elle et l’adolescente s’empressa de lire le message qu’elle venait de recevoir. — Homme grand aperçu. Pourrait être l’empereur. Porte une casquette qui dissimule ses traits. Elle serra les dents. Aileen, présente dans l’un des bâtiments avoisinants, ne donnerait jamais l’ordre de tirer sur un innocent. Elle devait donc trouver une solution, et vite. Elle tapa rapidement quelques instructions sur son écran et les envoya. L’un des gardes en civil allait discrètement bousculer le jeune homme en question pour vérifier son identité. Cyndie avait l’impression que son cœur battait à cent à l’heure tandis qu’elle imaginait la scène qui devait se jouer en ce moment même à l’autre bout de la rue. Elle crut d’ailleurs qu’il allait cesser de battre lorsqu’elle reçut un nouveau message. Elle tendit le bras vers sa camarade en murmurant, le cœur au bord des lèvres : — Lis, moi je ne peux pas...
La voix de Kistina, altérée par la même émotion, s’éleva tandis qu’elle se penchait vers l’écran de Cyndie. — Civil eriquien. Ce n’était pas l’empereur. La tension augmenta encore d’un cran. Dans la salle de réunion, l’ambiance était radicalement différente des autres jours. Plusieurs enfants d’Astra présents étaient dans la confidence et contribuaient à faire monter une étrange anxiété palpable. — Cyndie ! Tu ne m’avais pas dit que tu viendrais discuter ? La princesse sursauta si violemment qu’elle retint de justesse une explosion de colère qui aurait immanquablement attiré l’attention. — Denis, fiche-moi la paix, d’accord ? Sinon, je ne te laisse plus jamais m’adresser la parole ! Le jeune homme laissa échapper un grognement indistinct avant de se tourner vers Kistina en la prenant à témoin. — De toute façon, c’est déjà ce que tu fais. Je n’ai donc pas grand-chose à perdre... Nouveau vrombissement de poignet. Cyndie ne voulut pas regarder devant Denis, mais celui-ci lui désigna l’écran. — Tu as reçu un message, tu ne réponds pas ? L’adolescente hésita deux mortelles secondes avant d’écarter les lèvres en un sourire tout ce qu’il y avait de plus factice. — Oh si, bien sûr... Elle releva alors l’écran et lut silencieusement. « Jeune homme remarqué en haut de la rue. Il porte un sweat, capuche sur la tête, et est accompagné de quelqu’un d’autre qui ne se cache pas, mais baisse la tête. Ils sont deux. Deux autres personnes les précèdent. A priori, cette fois, nous le tenons. »
Cyndie se sentit bizarrement détachée et répondit au regard interrogateur de Kistina par un hochement de tête. Denis, quant à lui, fut saisi d’une légère inquiétude et il fit un geste comme pour voir le message. — Cyndie, qu’est-ce que c’était ? C’était au sujet de l’empereur ? L’adolescente recula instinctivement et répondit avec un nouveau sourire figé. — Mais non, où vas-tu chercher ça ? Étrangement, le garçon parut d’autant plus inquiet et il fronça les sourcils. — Tu es sûre ? Parce que je… C’est alors que tous les trois l’entendirent. Un unique coup de feu qui résonna dans la rue trop silencieuse. Cyndie ne bougea pas, pas plus que Kistina, mais Denis fut saisi d’un affolement sans nom. — L’empereur ! Un coup de feu, ce n’est pas normal, c’est... On doit y aller... Il s’apprêtait à faire un pas en avant lorsque l’adolescente blonde s’interposa avec Kistina. — Non. Je t’ordonne de ne pas bouger. Le jeune garçon parut alors frappé par la foudre. — Alors, c’est ça ? lâcha-t-il d’une voix blanche. Lily avait raison de dire qu’il y avait quelque chose de bizarre aujourd’hui... Il leur donna un violent coup d’épaule pour se dégager et revenir vers la salle de réunion. — Traîtrise ! hurla-t-il. Certains des nôtres ont tendu un piège à l’empereur ! Ils sont contre nous et pour l’AM.Erica ! Tous ceux qui ont un brin de loyauté, venez avec moi, à la défense de notre chef, maintenant ! Sans attendre de voir si on le suivait, Denis revint dans le hall. Il a devant Cyndie à qui il ne lança qu’un regard triste. — J’avais confiance en toi, murmura-t-il sans qu’elle parvienne à l’arrêter.
Une cinquantaine d’adolescents et de jeunes surgirent à sa suite, envahissant la rue tandis que Cyndie restait seule avec Kistina, quelques gamins trop jeunes et ses fidèles. Au fond, il n’y avait qu’une question... Rodolphe était-il déjà mort ? « J’avais confiance en toi... » La princesse détourna les yeux de la rue, s’efforça de ne plus rien entendre et songea que rien n’avait d’importance, et encore moins le jugement d’un imbécile comme Denis. Elle avait déjà trop de regrets, et aucune envie d’en ajouter de nouveaux à sa liste. Soudain, Kistina la tira par le bras et cria pour couvrir les hurlements extérieurs. — Il faut partir, maintenant ! Les autres ne nous pardonneront pas si nous restons là !
Taery n’était pas moins particulier à sa façon. Ceux qui ont rendu sa liberté à Mars ne pouvaient qu’être exceptionnels. Il se confiait bien plus volontairement, sauf sur sa relation avec Loreleï. « Quelle a été votre motivation pour vous battre ? » « Ma petite sœur… » répondait-il, assuré. Mais il y avait alors quelque chose d’autre dans ses yeux. Il l’avait recueillie, abandonné lui aussi, et ils avaient grandi ensemble. Certains ont pourtant dit que l’amour qu’il portait à cette dernière était bien différent.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 8
- Aileen -
La jeune femme priait pour qu’un miracle fasse que Rodolphe comprenne le danger lorsque, depuis la fenêtre d’où elle observait la rue aux côtés de deux tireurs d’élite, elle avait reçu un message des guetteurs. Au fond d’elle, elle espérait, contre toute attente, que Rodolphe ne vienne pas. « Homme avec un sweat à capuche. » Ces mots reaient en boucle dans son esprit tandis qu’elle se penchait à la fenêtre de l’immeuble qu’ils avaient discrètement évacué de ses quelques habitants, officiellement pour une fuite de gaz. — Majesté, il faut vous reculer, sinon il pourra vous voir... — Ne tirez pas sans mon ordre, répéta-t-elle d’une voix grave pour cacher sa
terreur. Ne tirez pas si je ne vous dis rien ! Les deux soldats hochèrent la tête, mais Aileen songea qu’elle ne pouvait contrôler tous les hommes disséminés des deux côtés de la rue, dirigés par Tilgrat, mais aussi deux envoyés spéciaux que lui adjoignait le conseil. La jeune femme inspira, desserra ses mains qu’elle avait crispées sur sa jupe large sans s’en rendre compte, et jeta un nouveau coup d’œil par la vitre. Logiquement, le jeune homme n’allait pas tarder à entrer dans leur champ de vision. Quelques secondes plus tard, ce fut le cas. Il marchait en compagnie d’une autre personne et suivi de deux jeunes. L’un des soldats ramassa des jumelles électroniques modèle de poche, mais Aileen n’en eut pas besoin. Quelque chose dans la façon qu’il avait de se tenir, droit, les épaules légèrement en arrière, et le regard fixe devant lui ne laissait aucun doute à la reine. Elle tomba presque contre le mur, la gorge sèche et la vue soudain troublée de larmes amères. Le savoir si près alors que, pour une fois, elle l’eût voulu si loin ! Pouvait-il mourir ainsi, abattu à bout portant dans cette rue ? Le conseil, le parlement, le monde entier le voulait mort. Elle, plus que jamais, le désirait auprès d’elle pour sa présence rassurante, pour ses yeux d’or et ses cheveux sombres, l’odeur de sa peau et son sourire incroyable. Elle désirait la présence de son mari. Était-ce si illégitime ? — Majesté, c’est lui, il n’y a pas de doute possible. Nous tirons ? Consciemment, Aileen laissa er encore dix précieuses secondes avant de répondre. Elle revit, pendant ce court laps de temps, son père lui dire que la seule chose qui comptait pour une dirigeante, c’était le bien et la volonté du peuple. Elle songea d’une façon étrange qu’elle lui avait toujours obéi, et puis, brusquement, elle se rappela qu’il l’avait trahie. Qu’il avait réglé de façon affreuse le sort d’Edward en Egrabe et de la femme qu’il aimait pour ensuite disparaître, tout simplement. Il l’avait trahie avec Cyndie, en brisant l’image du père dur, mais juste qu’elle avait de lui. Il l’avait trahie en ne revenant jamais l’aider. — Ne tirez pas. Le deuxième garde releva la tête, stupéfait.
— Vous êtes sûre de vous, Majesté ? Nous pouvons l’avoir sans blesser l’autre, vous savez. — Je le sais, mais je répète mon ordre : ne tirez pas. C’était la première fois qu’elle choisissait d’agir contrairement à l’attitude qu’aurait adoptée son père. Et devinant que la situation ne tiendrait plus très longtemps, elle se rapprocha précipitamment et poussa un cri. Cri qui ne porta pas loin, mais qu’entendirent les deux jeunes gens en contrebas. Au même instant où un tir jaillit d’une des autres fenêtres, l’empereur et son ami se jetèrent à terre et évitèrent la balle. Alors, l’un et l’autre se relevèrent d’un bond et firent demi-tour aussi vite que leurs jambes le leur permettaient. Sous les yeux d’Aileen, retenue à la fenêtre par sa terreur, le souverain d’Astra se transforma tout à coup en un énorme loup à la fourrure argentée. Comme si cela avait été convenu entre eux, son compagnon grimpa sur son dos et ils s’élancèrent de nouveau à toute allure dans la rue. Les deux autres enfants s’étaient immobilisés, incapables de comprendre ce qu’il venait de se er. Ce fut à cet instant seulement que tout le monde parut sortir d’un rêve et que tout explosa. À l’autre bout de la rue, des dizaines d’enfants d’Astra se précipitèrent au secours de leur empereur tandis qu’en face d’eux, la rue était bouclée par des tireurs d’élite. Jamais le loup ne pourrait forcer le barrage. Pas sans aide. — Majesté ! Majesté, peut-on tirer ? Elle répondit sans regarder ses deux hommes, le regard brillant et les yeux rougis. — Jamais. Vous toucheriez l’un de ces adolescents... — Mais ils sont en révolte ! — On ne conteste pas un ordre. L’autre se tut et ne dit rien de plus tandis qu’Aileen regardait la scène et que le
sifflement des balles déchirait l’air. Les autres soldats rougissaient les dalles du sol dans une pluie de feu et de blessures, déchaînant l’horreur de tous côtés. Pourtant, les enfants d’Astra, au prix de terribles pertes, continuaient de courir vers le barrage des gardes, maintenant entre le loup et eux, de manière à leur ouvrir un age. — Ce sont peut-être des rebelles. Il n’empêche qu’ils ont du cran, souffla l’un des gardes à ses côtés. Aileen ne répondit rien. La fourrure argentée du loup en contrebas, toujours visible, se superposait à celle de son fils, exactement semblable. Puis, avec un sourire ironique envers elle-même, elle posa sa main sur l’épaule du soldat le plus proche. — Donnez l’ordre immédiat d’arrêter de tirer. — Majesté, c’est contraire aux consignes du conseil et... — Je me fiche du conseil et du parlement. Donnez tout de suite l’ordre d’arrêter de tirer, lieutenant. L’homme lui lança un long regard encore hésitant, mais son camarade plus âgé sortit de la poche de sa veste une cigarette électronique qu’il porta à ses lèvres. — Qu’est-ce que tu attends ? Obéis à Sa Majesté. La reine n’écoutait déjà plus. Les yeux de nouveau rivés sur la fenêtre et le cœur battant, elle guettait fiévreusement le loup qui se frayait un chemin parmi les enfants d’Astra. Elle savait qu’elle aurait dû vouloir sa mort, sa capture. Mais pas aujourd’hui. À cet instant, elle voulait être sa femme, et personne d’autre, surtout pas cette reine chargée de le poursuivre. Il lui sembla qu’après cela, peut-être, Rodolphe recommencerait un peu à l’aimer et qu’un jour, s’ils se revoyaient, ce serait avec au moins un sourire à échanger. Mais ce n’était qu’une parenthèse, un rêve étrange dans la tourmente. Le plus jeune des gardes sous sa responsabilité directe interpella les autres dans son micro. — Allo, allo, appel à toutes les patrouilles du secteur. Ordre de la reine de cesser
la fusillade. Je répète, ordre à tout le secteur... Un juron parvint en réponse dans l’oreillette d’Aileen et elle ne put retenir une légère grimace angoissée. Seul son commandant, Andrei, avait accès à sa ligne directe. — Majesté, qu’est-ce que vous fabriquez ? Votre suicide ? Le vacarme de la rue, les battements désordonnés de son cœur et le nuage d’émotions qui ne la quittait pas lui permirent de répondre avec une terrifiante franchise. — Andrei, je ne vous permets pas de me parler sur ce ton. Je n’ai pas à justifier mes choix, mais sachez qu’il n’était nullement prévu de sacrifier une cinquantaine de personnes et que je compte bien arrêter le massacre dès maintenant. — À d’autres. C’est l’empereur que vous voulez sauver. Ces derniers mots avaient visiblement échappé à An-drei dans sa colère et Aileen raccrocha d’un geste sec, tandis que les tirs cessaient un à un. La jeune femme revint alors précipitamment à la fenêtre, oubliant volontairement tout le reste, pour ne rien rater de la vue. Il y eut un très léger moment de silence et de flottement lorsque les enfants d’Astra s’aperçurent que l’on avait cessé de tirer, puis ils se précipitèrent tous en avant sans plus attendre tandis que les gardes Eriquiens, rendus inutiles, s’écartaient précipitamment du age. Au moment où le loup allait à son tour franchir le barrage, Aileen eut l’étrange sensation d’un regard doré vrillé sur elle, avant que l’animal ne s’élance et ne s’échappe de la zone du piège. La reine entendit à peine la voix venimeuse d’un membre influent du parlement crier dans son oreillette, à laquelle il avait dû avoir accès : — Cette situation relève de la pure trahison et vous en répondrez devant une assemblée de députés, Majesté.
***
Quatre heures plus tard.
Aileen releva brusquement la tête lorsqu’elle entendit la porte du salon coulisser. Deux heures maintenant qu’elle attendait consignée dans ses appartements. — Andrei ! Son soulagement était vif : elle s’était presque attendue à une cohorte de gardes venus l’arrêter. Le commandant, le visage barré d’une ride sombre, attendit que la porte se fût refermée et que plus personne ne puisse les entendre, avant de venir la redre. — La situation est en train de se résoudre à votre avantage, Majesté, et j’en suis heureux même si je n’approuve pas du tout votre conduite. Votre explication à la presse concernant le fait que vous refusiez de tuer plus de citoyens, certes d’origine astrayenne, mais a priori maintenant Eri-quiens a fait forte impression. D’autant que les enfants d’Astra eux-mêmes ont gagné le cœur du public en se précipitant ainsi au secours de leur empereur. C’est la deuxième fois qu’ils le font, sans compter le fait qu’une grande partie de la scène finale a été filmée par des journalistes en aéronef. En revanche, le parlement est encore fou furieux contre vous. Ils parlent de vous démettre de vos fonctions et d’addre un régent et instructeur à votre fils jusqu’à ce qu’il soit en âge de gouverner. Aileen se releva d’un bond, soudain pâle. — Ils ne peuvent pas le faire, n’est-ce pas ? Elle imaginait déjà ce qui se erait le jour où ils verraient le petit prince se métamorphoser en loup. Même si grâce aux conseils de Saedor il apprenait à se contrôler, ce n’était pas encore tout à fait cela. — Absolument impossible, Majesté, vous avez tout le peuple qui vous soutient dans cette affaire, et notamment les enfants d’Astra eux-mêmes. On dirait qu’ils vous sont très reconnaissants d’avoir indirectement sauvé leur cher empereur. On
ne devrait pas tarder à être obligés de lever votre interdiction de circuler librement. — Il... Il est donc bien toujours en vie ? Personne n’a réussi à le rattraper ? Le commandant lança à sa jeune souveraine un regard mi-exaspéré micompatissant. — Oui. Il est libre et a priori en excellente santé. Mais vous ne devriez pas vous en inquiéter. — Je le sais. Mais mettez-vous à ma place, Andrei. Que feriez-vous si, demain, on vous annonçait que votre femme est une ennemie du pays ? Le commandant resta longtemps immobile avant de tourner les talons et de s’éloigner. — J’accomplirais mon devoir, Majesté. Comme elle ferait le sien dans le cas contraire, j’en suis certain.
Une méfiance certaine s’installe petit à petit dans la population eriquienne envers les forces de l’ordre. Dorénavant, la police est vue comme trop violente, les militaires sont regardés de travers dans la rue et les défilés ont été supprimés. Un mal-être général s’installe et un sentiment de culpabilité grandit, tandis que ces milliers d’enfants astrayens, adoptés au sein de nos familles, nous jugent continuellement.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 9
- Rodolphe -
Enroulé dans une couverture et caché au fond de la cabine du bateau que conduisait Lucie d’une main de maître sur le canal, le jeune homme avait eu droit à un accueil fou de soulagement et à des vêtements. Ralph, malgré son épuisement, avait quant à lui trouvé la force de sourire en s’effondrant sur le pont. — Ouf... C’est... c’est ta sœur qui a insisté pour qu’on ait toujours des vêtements de rechange pour toi un peu partout. Elle a l’air de penser que tu peux te transformer en un monstre très régulièrement... — En attendant, le monstre t’a sauvé la vie, remarqua Rodolphe en s’habillant rapidement tandis que Lucie détournait les yeux. — En effet. Je ne regarderai plus jamais les chiens de la même façon...
— Loups, à la limite. — Alors, jure-moi que tu ne m’appelleras plus jamais « gamin ». Rodolphe ne répondit pas, mais c’était de bonne guerre. Son cœur battait encore à cent à l’heure dans sa poitrine et il peinait à retrouver une respiration normale. Il jeta un coup d’œil aux bâtiments alentour et décida de se réfugier dans la cabine pour poser ses questions. — Comment tu as su qu’il fallait venir plus tôt nous chercher, Lucie ? — Sibylle. Elle surveillait les informations et elle a appris presque tout de suite que l’on t’avait repéré et qu’un vrai massacre était en cours. Elle m’a transmis l’ordre puis on a décidé de ne plus avoir de communications radio, au cas où. À l’heure qu’il est, elle doit être en train de pleurer ta mort. — Sibylle est une battante. Je suis sûr qu’elle espère encore, et à raison visiblement. Ralph secoua la tête sombrement. — Déjà, on n’est pas encore sortis de Graël, même si, apparemment, ils ne nous ont pas encore repérés grâce à tous les enfants d’Astra qui sont sortis dans les rues en se déguisant en toi pour protéger notre fuite. Mais cela, Sibylle ne le sait pas. Ensuite, excuse-moi, mais normalement tu aurais dû mourir. C’est grâce à l’arrêt du tir des gardes, que je ne comprends pas, et le cri de cette femme que tu es encore là. — Un cri de femme ? interrogea Lucie. Ralph se tourna de façon à faire face à la porte de la cabine ouverte, et donc à Rodolphe, avant d’acquiescer. — Yep. Cette fille, je ne sais pas qui ni pourquoi, nous a prévenus. Elle était dans les immeubles donc elle faisait partie du piège... J’avoue que je ne comprends pas. Sans elle, en tout cas, Rodolphe serait mort et probablement moi aussi. Qui cela pourrait-il être ? Tu le sais ? Rodolphe se contenta de s’enfoncer dans sa couverture en lâchant un vague grognement qui pouvait er pour un « non ».
Ralph haussa les épaules. — Évidemment, je ne vois pas comment nous pourrions le savoir. Lucie hocha la tête avant d’oser dire ce que tout le monde pensait. — C’était un piège... Dressé avec la complicité de certains des nôtres. Ralph lança un regard plus qu’hésitant en direction de Rodolphe. — Les enfants d’Astra qui nous ont rets pour nous sauver... Ils criaient « mort aux traîtres et à Cyndie, tous pour l’empereur ! » Lucie blêmit. — Rodolphe, c’est vrai ? Tu as entendu la même chose ? Lorsque le jeune homme répondit, il sentit qu’après cela il ne serait plus jamais tout à fait le même. — Oui. Ma chère petite cousine m’a trahi, on dirait... Et certains des autres enfants d’Astra. À cause d’eux et de ma présence, il y a eu des morts aujourd’hui. Des morts gratuites ! Exactement tout ce que nous voulions, tout ce que je voulais éviter... Il se détourna un peu plus, choisissant de contempler les murs de la cabine, et les deux autres semblèrent saisir qu’il ne se sentait plus capable de répondre, tandis que leur embarcation volait au-dessus des eaux du canal à toute allure. Un cri de femme. Des dizaines de morts. La trahison de sa cousine. Trois idées qui tournaient en boucle dans l’esprit de Rodolphe. Il l’avait vue penchée à la fenêtre, sans aucun doute possible. Reconnue l’espace d’un instant. C’était Aileen qui lui avait sauvé la vie. Aileen qui avait crié pour le prévenir et encore elle qui avait vraisemblablement ordonné l’arrêt des tirs...
Son amour pour elle, cet amour qu’il tentait de détruire, resurgissait du plus profond de lui-même et l’envahissait entièrement, avec une force décuplée. Elle l’avait sauvé. Il ne savait curieusement s’il devait s’en réjouir ou pleurer et imagina, un instant, l’horreur qui aurait saisi ses camarades s’il leur avait dit le nom de celle qui lui avait sauvé la vie. Une dette qui venait s’ajouter à tout ce qui l’unissait déjà à la jeune femme. Tandis que la fine embarcation ne cessait de l’entraîner discrètement loin de la capitale et de le mettre un peu plus en sécurité, Rodolphe entendait de nouveau les cris de douleur des jeunes gens tombés pour lui et le nom qu’ils vomissaient tous avec colère : celui de sa cousine. Cyndie. L’adorable enfant effrayée aux cheveux blonds et aux yeux bleus, vêtue de sa jolie petite robe d’enfant modèle, qui vous regardait en serrant contre elle un vieux doudou trouvé on ne savait où. Comment l’associer au sang qui tachait désormais le sol, aux râles des blessés, à cette peur violente qui avait saisi Rodolphe en comprenant que tout était probablement terminé pour lui ? Des dizaines de jeunes avaient perdu la vie par sa faute. Une terrible colère mêlée à une amère impuissance lui montait au cœur. Cyndie, adorable cousine, toujours si attachée à Sibylle. Pouvait-elle, pouvait-elle réellement avoir fait cela ? Il n’avait jamais envisagé que quelqu’un qu’il aimait puisse le trahir ainsi. Il avait déjà si peu de proches que la chose lui semblait impensable… jusqu’à maintenant. L’endroit qu’ils avaient choisi pour accoster dans Karassante était désert à cette heure de la nuit, comme prévu, malgré les patrouilles sur le qui-vive. Malgré ses muscles endoloris par la course et cette peur presque tétanisante qui l’avait saisi, Rodolphe suivit les deux autres en dehors du bateau sur le quai. Deux enfants d’Astra les attendaient et, parmi eux, Sibylle. Elle se précipita vers son frère avec une telle lueur de soulagement qu’il la serra dans ses bras sans réfléchir. Il s’excusa aussitôt en reculant.
— Ça ne fait vraiment rien cette douleur-là après ce que j’ai imaginé, murmurat-elle. J’ai cru que tu étais mort, Rodolphe, et que je ne te reverrais jamais ! Je n’arrivais pas à penser à autre chose, c’était affreux... Il la regarda quelques secondes tandis que les autres se mettaient en route. Rodolphe imagina, un très bref instant, ce qu’il aurait ressenti si leurs cas avaient été inversés et son cœur se serra. Imaginer vivre sans Sibylle ? C’était un monde sans soleil... Cela n’avait pas de sens. Il s’efforça pourtant de sourire avant de répondre avec franchise. — Je me suis cru mort aussi. Cyndie nous a trahis et toute cette histoire n’était qu’un plan pour m’attirer là-bas. Il faut prévenir les enfants d’Astra de Graël de ne pas la suivre... Il fit une pause avant de terminer amèrement. — Le bruit doit déjà courir dans toute la ville. Tous les Astrayens de cette horrible réunion ne sont pas morts, heureusement. Mais je déconseille à notre merveilleuse cousine de circuler sans une solide garde eriquienne dans les rues. Sibylle pâlit et il devina que, pour elle, le coup devait être encore plus rude. — À la télévision, souffla-t-elle, cela ressemblait bel et bien à un guet-apens. Mais j’avais espéré, j’avais cru que Cyndie n’y était pour rien et que l’on s’était juste servi d’elle pour nous mettre en confiance. Visiblement, j’avais tort... — D’après les cris de ceux qui sont venus à mon secours, oui. Rodolphe ne désirait pas s’attarder davantage, mais prit sur lui de consoler sa sœur. — Je suis désolée pour toi... Je sais que tu aimais beaucoup notre cousine. — Oh, Rodolphe ! J’aurais dû essayer de la retrouver bien avant, de lui parler. Mais, à chaque fois, j’ai eu quelque chose de plus important à faire, de plus urgent... Et après, quand elle était sous protection d’Orys, j’ai pensé qu’elle était en sécurité et heureuse, que nous pourrions nous retrouver dans quelques années...
Les larmes montaient à ses yeux et ses mains se mirent à trembler. Cela faisait très longtemps qu’il ne l’avait pas vue dans un état pareil. — Tu n’es en aucun cas responsable. — Si ! J’aurais pu faire quelque chose. — Mais Cyndie a fait ses choix contre nous, pour nous trahir ! Elle était prête à me voir mourir et à prendre le risque que tu sois avec moi, donc que tu meures aussi. Oublie-la. Sibylle ne répondit rien, toujours affreusement blessée, mais s’efforçant d’imiter le calme apparent de son frère. — Il va falloir que nous organisions une nouvelle réunion astrayenne, lâcha-telle tandis qu’ils rejoignaient les autres à l’entrée de leur immeuble-quartier général, réunissant tous les chefs de secteur. Et qu’on quitte Karassante, on est déjà restés trop longtemps ici. Ça devient dangereux. Rodolphe ne répondit rien. À quoi servirait-il de dire qu’il en avait assez de déménager ? Sa sœur avait raison et il le savait. Quelques minutes plus tard, tout le monde entrait dans un silence de mort dans leur grand appartement. Ce fut Lucie qui se laissa tomber dans un fauteuil et rompit, la première, l’ambiance pesante pour interroger l’une des filles présentes avec eux : Chloé. — Vous avez mis des guetteurs dans tout le quartier ? — Dès qu’on a su que ça avait mal tourné à Karassante, on s’en est occupées avec Sibylle. Rodolphe remercia sa sœur et la jeune fille d’un hochement de tête, puis alla s’asseoir à son tour, la gorge sèche. — Nous allons du mal à savoir qui était traître et ne l’était pas, dit-il en se redressant, tandis que les autres prenaient place autour de lui. Et leur motif... Ralph était le seul à ne pas s’être assis. Il consultait, sur l’écran mural, les diverses messageries codées les reliant à peu près à tous les groupes d’enfants
d’Astra. — On a un message de la fille qui nous a conduits dans Graël, Armande. Elle nous annonce que son frère, Karim, faisait partie des traîtres et qu’il est retenu prisonnier par des Astrayens de la ville. Cyndie aurait réuni un petit groupe d’adeptes en prenant comme prétexte le fait qu’Astra ne devait pas avoir un mutant pour dirigeant. Tous les regards se tournèrent vers Rodolphe. Il se leva de son siège, fit deux pas dans le petit cercle de fauteuils, puis reprit la parole froidement. — Eh bien, ces dissidents auraient dû comprendre qu’Astra fonctionne à la majorité. Or la majorité me soutient et, à travers moi, le plan. Transmets l’ordre aux enfants de Graël de n’exécuter personne, mais d’exclure tous ceux qui auront fait partie des traîtres. Pour ceux qui pourraient potentiellement nous trahir, pas seulement moi, mais tous les détails du plan, qu’ils soient retenus captifs en attendant qu’on mette la main sur des sérums S-D-21. Que tous ceux qui ont des parents chimistes essaient de s’en procurer. Ralph hocha la tête et envoya le message à tous les Astrayens de la planète et surtout à Graël. — Sérum S-D-21 ? demanda Sibylle en grimaçant. Tu es sûr de toi ? Ils étaient utilisés en temps normal par le corps médical pour effacer des traumatismes particulièrement violents de la mémoire des patients. — Une amnésie complète est un sort plus que généreux pour les traîtres, rétorqua Chloé. Et il n’existe aucune autre solution si on ne veut pas les tuer. Rodolphe hocha la tête d’un air sombre, plus décidé que jamais. C’était la meilleure solution... Et la seule. — Tout cela nous montre au moins une chose, reprit-il froidement. Nous devons agir le plus vite possible et il nous faut absolument la flotte aérospatiale de l’AM.Erica. Quelqu’un a une idée pour organiser l’enlèvement du fils de la reine ? Désolé, Aileen, et merci de m’avoir sauvé la vie. Je ne l’oublierai pas, et si je t’enlève ton fils, tu as ma promesse que je te rendrai Théobald. Et j’ai changé
d’avis. Je ne lutterai plus contre le fait de t’aimer. Rodolphe sentit ses pensées l’envahir et comprit ce qui avait changé. Il était enfin en paix avec lui-même.
Kaldion rêvait des dômes. Il rêvait du luxe des cités dominées par Liam, mais n’avait aucun idéal politique. Tout cela changea lorsqu’il fut brusquement confronté au lent effondrement de ses rêves.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 10
- Éléonore -
— Coucou, mon chéri. Comment vas-tu ? Éléonore s’assit près de son fils qui venait à peine de s’éveiller et celui-ci lui adressa un grand sourire avant de se relever légèrement. — Oncle Edward est encore là ? On va visiter la ville comme hier avec lui ? Le sourire de la jeune femme s’agrandit. — Demande-lui et vous ferez probablement un petit tour tous les deux, comme tous les autres jours. Il ne te refuse jamais rien ! Ivan se leva alors tout à fait, enthousiaste à l’idée de er encore une merveilleuse journée avec son parrain, et sa mère le regarda, pleine d’un amour inconditionnel, tandis qu’il se dirigeait vers la salle de bain. Le changement qu’avait connu son fils, en seulement quelques jours, semblait tenir du miracle. Ivan avait gagné en maturité et surtout terriblement pris en assurance. Ne lui restait qu’une hantise : le départ d’Edward.
Éléonore se rembrunit à cette pensée et se mordilla pensivement la lèvre inférieure. Edward n’allait pas tarder à partir. Il avait déjà déé et reculé la date à plusieurs reprises, mais la jeune femme ne se faisait aucune illusion : il était dirigeant de l’Egrabe et ne pourrait pas éternellement rester ici. Comment le prendrait Ivan ? Elle laissa échapper un soupir, se releva du lit où elle s’était assise, et sortit de la pièce pour gagner son salon. À peine entrait-elle dans la pièce que la porte reliant son appartement à celui de Liam s’ouvrit en coulissant pour livrer age à celui-ci, visiblement de mauvaise humeur. Elle tressaillit, mais s’efforça de l’accueillir avec un grand sourire. — Liam ! Que se e-t-il ? Un problème ? — Mmm... Tu me connais bien. Non rien, si ce n’est qu’Edward est réclamé par Egrabe pour diverses affaires de moindre importance, mais qui nécessitent sa présence. Il m’a laissé un rapport d’une cinquantaine de pages pour m’expliquer comment détruire les dômes et instaurer un gouvernement plus juste sur Mars et maintenant il plie bagage. Éléonore tenta de cacher combien la nouvelle la désespéra. — Oh, charmante idée, ce rapport. Tu lui as dit ce que tu en pensais ? — Oui, que c’était n’importe quoi, mais que de sa part ça ne me surprenait pas. Je crois que j’en encadrerai une page ou deux pour rire. À cette idée, un petit sourire avait éclairé ses traits, mais il se rembrunit aussitôt. Il embrassa légèrement Éléonore qui s’était rapprochée. — Désolé d’être si pénible. Tu sais que j’adore Edward. — J’ai cru remarquer. Il est attachant et puis vous êtes jumeaux. Il y a quelque chose de spécial entre vous deux. Elle le pensait vraiment. Qui d’autre aurait pu donner un pareil rapport au prince de Mars sans subir sa colère ? Liam la regarda avec un sourire avant de se détacher d’elle.
— J’aime le penser. Edward est du genre à tout de suite appliquer toutes ses décisions, donc il part dans une heure. — Une heure ! — Ah ah, toi aussi tu trouves cela navrant ? Éléonore oublia toute retenue. — Ivan se faisait une telle joie de le voir toute la journée. Elle lança alors un regard effrayé à son compagnon et tenta précipitamment de se corriger. — Je veux dire, ça n’a pas d’importance. Il s’y fera comme tout le monde. Liam garda son sourire comme si cela n’avait aucune importance et haussa les épaules, son uniforme brillant un instant à la lueur des lampes imitant la lumière d’un soleil naturel. — Viens avec Ivan dans une demi-heure à la gare quatorze, à l’est de la ville. Edward doit être en train de préparer ses bagages pour l’instant, mais je sais que son escorte est déjà partie réserver de la place dans un wagon. Je lui ai suggéré d’en ajouter carrément un de luxe à la suite des autres, mais tu le connais, il a refusé. Il aime la simplicité. Je crains que l’Egrabe ne déteigne sur lui. Éléonore se sentait bouleversée par ce départ qu’elle ne voulait jusqu’ici pas envisager. Terminés l’insouciance d’Ivan, le calme d’Edward et sa présence qui la perturbait. Liam, pour sa part, partageait clairement sa désolation et quitta rapidement son salon après un dernier baiser. — Ivan ! Éléonore n’eut pas besoin de l’appeler deux fois. Il se tenait visiblement juste derrière le mur du salon et il apparut dans l’encadrement de la porte avec un petit air triste et la tête basse. — Alors il part oncle Edward ?
Éléonore fit quelques pas vers l’enfant et vint le prendre dans ses bras. — Oui, il part. Mais ne t’inquiète pas, on sera très heureux quand même après. Je t’emmènerai chez le glacier, tu sais celui que tu adores au centième étage ? — Ah, mais ça ne sera pas pareil sans oncle Edward. Sous le regard désolé de la jeune femme, le petit fondit en larmes irrépressibles. Il finit par hoqueter quelques mots tandis qu’elle le berçait dans ses bras. — Papa... Il... il restera gentil ? Gentil... songea-t-elle amèrement. — Bien sûr que Papa restera gentil, répondit-elle comme pour se convaincre. Papa le sera toujours maintenant, d’accord ? N’aie pas peur, mon ange, prometsmoi de ne pas avoir peur. Il se resserra contre elle, mais hocha bravement la tête, se raccrochant aux mots de sa mère. — D’accord. Papa sera gentil, Papa sera gentil... Elle le prit par la main et, sans attendre, ils sortirent de l’appartement à leur tour pour se lancer dans les couloirs et redre une salle de transfert. Il ne leur fallut que quelques minutes pour redre la gare. Il ne pleuvait jamais à Tertirus, sous le dôme, sauf lorsque le météorologue avait la curieuse idée de faire, comme à cet instant, tomber une petite bruine versée depuis le haut plafond des tours. À l’intérieur de l’une des grandes salles de départ de la gare est de la capitale, Éléonore sentit un terrible cafard l’envahir tandis qu’elle contemplait les écrans qui renvoyaient tous l’image de ce temps gris et pluvieux. Edward, pour l’heure, s’était baissé pour embrasser Ivan et lui parler d’un ton bourru qui cachait son émotion. — Alors, bonhomme, on se revoit bientôt ? Tu m’appelleras de temps en temps ?
Ivan répondit avec une gravité qui avait tout l’air, comme à son habitude, d’un véritable engagement. — Promis, oncle Edward. Vous ne m’oublierez pas ? — Eh, je suis ton parrain, je ne risque pas de t’oublier. À très bientôt Ivan ! Il se redressa, ébouriffant au age les cheveux de son neveu avec un sourire. L’escorte du jeune homme l’attendait à quelques pas, notamment Carlys qu’Éléonore trouvait toujours aussi inable et désagréable, mais elle fut tirée de ses pensées par Edward lui-même qui venait l’embrasser amicalement. Elle se raidit légèrement lorsqu’il planta deux baisers sur ses joues, mais, habituée comme elle était à cacher ses émotions, parvint à ce qu’il ne s’en rende pas compte. Il recula ensuite avec un grand sourire et prit la parole en s’adressant à chacun d’eux. — À très bientôt tous les trois... Venez me rendre visite en Egrabe ! Liam hocha la tête sans rien dire et Éléonore devina qu’il ne voulait pas prononcer une parole, de peur que son émotion à lui ne se perçoive dans son ton. Comme quoi, l’un et l’autre étaient bien assortis. Elle n’eut pas le temps d’approfondir cette question qu’Edward tourna les talons sur un dernier geste de la main avant d’empoigner son sac et de le balancer sur son dos. Il sortit en quelques rapides enjambées à la suite de son escorte et, quelques secondes plus tard, Liam, Ivan et sa mère étaient seuls dans la salle. Le prince de Mars lança un coup d’œil à sa compagne en surprenant son regard inquiet pour lui. — Ça va, lâcha-t-il d’un ton exaspéré. Ce n’est pas la fin du monde, je me remettrai de ce départ. Mais fiche le camp El’, toi et le gosse. J’ai besoin d’un moment pour récupérer. La jeune femme ne se le fit pas dire deux fois et vint précipitamment prendre la main d’Ivan, déjà de nouveau paniqué, pour l’entraîner dans le dédale de couloirs qui les ramèneraient à la tour centrale.
***
Trois heures plus tard.
— Tilgrat, que... Non ! Que s’est-il é ? L’homme de main de Liam s’avança dans le salon privé d’un air désolé et Éléonore, sentant une peur panique l’envahir, se précipita vers lui pour prendre dans ses bras son fils immobile. Il avait les yeux fermés, et était couvert d’hématomes sur tout le côté droit du visage, reposant évanoui. La jeune femme vint le déposer avec précaution sur la chaise longue où elle était installée quelques minutes plus tôt et revint très vite à ses côtés, bassine d’eau et linge à la main. Elle n’osa pas se retourner vers le soldat, mais reprit la parole en humidifiant le visage de son enfant pour nettoyer ses blessures. — Que s’est-il é ? Je lui avais permis d’aller jouer avec des amis... Il... Il est tombé et vous l’avez retrouvé ? Il s’est battu peut-être ? Devant le silence persistant de Tilgrat, Éléonore se releva lentement, avant de lui lancer un regard implorant. — S’il te plaît... Aide-moi à comprendre ! Le garde, qui l’aimait depuis toujours avec ion, la regarda avec adoration avant de détourner son regard pour expliquer une vérité que la jeune femme n’était pas prête à entendre. — Il jouait avec deux de ses camarades dans l’étage inférieur, là où il y a les bureaux de Son Altesse Liam. Il s’est trouvé que, par inadvertance, il est entré
dans la pièce où se tenait son père... Il avait demandé à être seul, vous comprenez ? Il a été contrarié en voyant le gosse... Il l’a frappé. Tilgrat, malgré son amour pour Éléonore, servait avant tout Liam et s’il n’était pas du genre à taper sur un gamin, il n’était pas non plus de celui à s’apitoyer pendant des heures. Ivan s’était trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, c’était regrettable, mais il n’y avait pas de quoi en faire un drame. Éléonore pour sa part blêmit et sentit une tristesse sourde remonter en elle, lui laissant un goût amer en bouche. N’avait-elle pas espéré qu’après le séjour d’Edward elle n’ait plus à s’inquiéter tous les jours, chaque minute, chaque seconde qui ait ? Elle se retourna vers son fils, ant une main dans ses cheveux, et se garda bien de poser la question qui la hantait. Quand viendrait le moment où Liam ne se contiendrait plus ? À quel instant donnerait-il un coup de trop à Ivan qui ne s’en relèverait plus ? À cet instant, l’enfant rouvrit péniblement les yeux et esquissa un sourire triste en voyant sa mère penchée sur lui. — Maman, il pleurait Papa. C’est pour ça qu’il a tapé, pas par méchanceté. Éléonore laissa échapper un rire entre ses larmes. Ivan protégeait, expliquait la conduite de son père ! Pourtant lorsqu’elle reprit la parole ce fut avec fermeté. — Peut-être, mais je t’avais promis que ça changerait Ivan. Ça ne peut pas continuer comme ça... On va partir, on vivra tous les deux, d’accord ? Laissemoi juste le temps de tout mettre au point. Cette phrase, c’était dire adieu au luxe qui l’entourait, aux soirées superbes dont elle était la reine, aux bijoux, à l’appartement en haut de la tour... Mais c’était surtout quitter Liam, qu’elle aimait d’un amour étrange, fait de ion et de haine, de désespoir et de reconnaissance. N’était-ce pas lui qui, des années plus tôt, l’avait tirée de la misère noire où elle vivait ? Lui donnant ainsi la possibilité de prendre sa revanche sur sa vie qui ne lui avait rien donné ? Elle s’était juré de ne plus jamais redevenir pauvre, de ne
plus retourner dans ces bars sombres, ces boulots mal payés dont elle se faisait régulièrement virer. Elle avait cru vivre un rêve... Mais c’était quelque chose qu’elle était prête à sacrifier pour Ivan, parce qu’elle l’aimait au-delà de son propre bonheur. — Vous ne pouvez pas faire ça, murmura Tilgrat derrière elle. Éléonore se retourna de nouveau vers lui, tout en esquissant un fin sourire séducteur. — Oh, je t’en prie. Je ne compte pas partir tout de suite. Laisse-moi en parler moi-même à Liam. — Oh, parce que vous comptez le faire ? — Lui en parler ? Bien sûr ! Tilgrat parut se calmer et hocha la tête, visiblement rassuré à l’idée qu’il n’aurait pas à la dénoncer et que jamais Liam ne la laisserait partir. Du moins, le pensaitil.
Ils se réunissaient à Tertirus même. L’anonymat était bien plus complet dans la plus grande des villes martiennes… Petit à petit, une bonne partie de la population les rejoignit et des sous-groupes, répondant à leurs ordres et remarquablement organisés, commencèrent à se créer dans toutes les cités.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 11
- Cyndie -
— Non, non et non ! La jeune fille balança loin d’elle son écran portatif qui glissa au sol sans se briser. Sur la surface de verre pouvaient se lire les titres des derniers journaux de la matinée.
« Assassinat de Katerina LE-32-DR, probablement par des enfants d’Astra. » « Jeanne ST-01-FG retrouvée morte, blessure par balle, dans son salon. La justice ne croit pas à un suicide. »
Les noms de ceux qui l’avaient aidée. Cyndie, recroquevillée sur sa couchette, ne parvenait pas à relever la tête pour fixer la tablette à terre. Les ordres de l’empereur n’avaient pas été suivis partout. La colère des jeunes, à qui la trahison de Cyndie avait arraché des êtres chers, se déchaînait et lui ensanglantait les mains. Ils étaient morts par sa faute. Deux heures plus tard, lorsque Sandrine pénétra dans son appartement, elle ne la trouva pas dans sa chambre, mais de nouveau sous sa douche, recroquevillée et tout habillée sous le jet d’eau brûlante. Elle entra dans la salle de bain, et laissa ensuite la porte coulisser pour se refermer derrière elle. La jeune femme vint la redre, après avoir coupé l’eau. Elle se laissa tomber à côté de sa petite protégée et a un bras autour de ses épaules pour l’attirer contre elle. — Cyndie… Cela fait deux jours que l’on te voit dans cet état. James et moi, on s’inquiète. Tu as fait ce qu’il fallait, tu es Eriquienne et tu as servi ton pays. Alors, arrête de t’en vouloir. La jeune fille renifla, mais ne tenta pas de se dégager de la main rassurante de sa sœur adoptive. Elle répondit d’une voix si basse que Sandrine dut tendre l’oreille pour l’entendre. — Je les ai vendus ! Et ça, personne ne me le pardonnera jamais. Même les journaux eriquiens soutiennent l’empereur d’Astra et condamnent les « traîtres ». Comme moi, surtout moi. — Les journaux sont stupides. Ils ne raisonnent pas et, s’ils continuent, bientôt la population donnera avec un grand sourire d’excuse les clefs de notre aviation aérospatiale pour qu’ils puissent tous rentrer à Astra. Les Eriquiens commencent à trop irer les Astrayens. Mais ça era Cyndie, tu verras. Il faut juste que tu viennes en séance restreinte au Parlement cette après-midi et ensuite tu n’en entendras plus jamais parler. L’adolescente releva sa figure trempée, ses cheveux blonds paraissant alors plus foncés, et croisa les bras sur ses genoux avant de répondre dans un tremblement nerveux.
— Je ne veux pas y aller à cette maudite séance. Pourtant il y avait Sagan... Elle oubliait Sagan ! Elle s’efforça cependant de se reprendre, inspirant fortement. — Non, tu as raison, j’irai. Y seras-tu ? — Oui. — Ils m’ont promis de m’envoyer sur Sagan si je livrais l’empereur… Elle hésita avant de terminer sa réflexion. — Je l’ai fait, non ? Ils ne peuvent pas renier leur promesse. Un éclair d’incertitude traversa le regard de Sandrine. Cyndie fut saisie par une peur terrible de s’entendre répondre qu’elle avait été manipulée. Toutes deux gardèrent le silence quelques secondes avant que Sandrine ne parvienne à la convaincre de sortir de la douche. Elle lui laissa ensuite enfiler un pantacourt, des espadrilles et un tee-shirt lâche sur lequel l’adolescente ajouta une veste en faux cuir. C’était hétéroclite et étrange, mais le conseil ne trouverait rien à y redire... Pas à haute voix en tout cas. Elle l’entraîna en dehors de ses appartements et l’emmena ainsi avec elle jusqu’à la salle, deux étages plus haut, où Aileen avait décidé de tenir la séance restreinte. Depuis quelque temps, Théobald n’assistait plus à aucune de ces réunions, sans que Cyndie comprît pourquoi. Sandrine y songeait peut-être, elle aussi, en ant son poignet gauche sous le scanner, avant de pénétrer dans la salle qui servait pour l’heure de siège au parlement. Tout le monde était déjà présent et, au regard en biais que lui jeta Sandrine, l’adolescente devina qu’elle regrettait leur retard, ses cheveux trempés et ses yeux rougis, faisant terriblement mauvaise impression. L’aînée lui lâcha le bras et alla redre sa place à la gauche d’Aileen, adressant
au age un léger sourire à son frère James assis à la droite de cette dernière. À ses côtés il y avait ensuite Andrei, le père de Théo bald, et ensuite la place que devait redre Cyndie. Elle s’y décida après une demi-seconde d’hésitation. Lorsque l’adolescente fut installée, elle ne laissa à personne le temps de prendre la parole et lâcha simplement sa revendication. — Quand prévoyez-vous mon départ pour Sagan ? J’ai tenu ma part du contrat. James fut le premier à lui répondre un peu abruptement. — Ce n’est pas à toi de prendre la parole maintenant, mais à la reine. Les parlementaires s’agitèrent sur leurs sièges, certains furieux de son interruption qu’ils prenaient pour celle d’une gamine mal élevée, d’autres simplement gênés de son attitude. Aileen calma tout le monde en prenant la parole après un geste apaisant de la main. — Cela n’a pas vraiment d’importance aujourd’hui. Cyndie, le conseil restreint est d’accord pour dire que tu as bien tendu à l’empereur un piège, mais toutes les conditions n’ont pas été remplies. Rodolphe Astra est encore en vie. La jeune fille ne répondit pas tout de suite, gagnée par une colère qu’elle eut du mal à maîtriser. Qui avait permis à son cousin de s’enfuir si ce n’est Aileen ? Tout le monde savait que c’était elle qui avait donné l’ordre de cesser le feu ! Sans compter ce cri que certains des soldats juraient avoir entendu. L’adolescente n’eut pas le temps de résumer sa pensée qu’un conseiller, grand et plutôt âgé, prit la parole après avoir demandé d’un regard la permission de la reine et l’avoir reçue d’un hochement de tête. — L’empereur court toujours, en effet, peu importe les raisons. Le contrat stipulait bien qu’il devait mourir. Et les enfants d’Astra n’étaient pas censés sortir de la salle de réunion si je ne m’abuse. Elle rassembla ses cheveux encore mouillés sur l’une de ses épaules d’un mouvement nerveux. — Je n’ai pas pu faire autrement. Un garçon a entendu les coups de feu et...
Ce fut une femme qui l’interrompit. — Donc vous ettez votre responsabilité. Vous n’avez pas réussi, ce n’est donc pas la reine la coupable, mais vous. Pour quelle raison accorderions-nous alors votre départ pour Sagan ? C’est un geste politiquement dangereux que d’envoyer votre personne là-bas, certains pourraient dire que c’est une sorte d’excuse à ce qui a été accompli légitimement ces dernières années. Je ne vois pas pour quelle raison nous prendrions ce risque... Cyndie sentit confusément que le choc qu’elle venait de recevoir devait se voir sur sa figure malgré tous ses efforts. — C’est faux. J’ai fait venir l’empereur à Graël, j’ai réussi, et vous n’avez pas pu le capturer ! La femme répondit de nouveau froidement sans même la regarder. — Mais nous y serions arrivés sans l’intervention des enfants d’Astra. Estimezvous déjà heureuse de bénéficier de la protection du gouvernement. Il paraît que beaucoup d’Astrayens de la capitale donneraient cher pour votre tête. Remarquez, votre cousin a eu la gentillesse de donner l’ordre public de ne pas vous tuer. Cyndie se mordit violemment la lèvre inférieure pour ne pas crier et un goût de sang lui emplit la bouche. Elle n’arrivait plus à réfléchir et ce fut Sandrine qui reprit calmement en la regardant. — Cyndie, il n’y a rien pour toi ni pour personne à Sagan. Seule une petite station appelée « colonie », mais qui sert d’avant-poste militaire. C’est un bloc de charbon carbonisé, c’est tout. Sandrine espérait-elle la consoler devant le parlement restreint ? La jeune fille sentit un mélange de désespoir et de colère l’envahir, la détruire. Sagan était toute sa vie. Elle ne cesserait jamais d’espérer lui redonner son lustre d’antan, et d’en faire de nouveau son monde. — Non ! Vous tous vous m’aviez promis ce voyage ! Si vous refusez, tous ces gens sont morts pour... La femme qui avait déjà parlé lui lança un regard glacial.
— … rien, acheva-t-elle. Un fait regrettable, mais qui arrive, malheureusement. En désespoir de cause, Cyndie se tourna vers la reine. Celle-ci prit la parole sans en laisser le temps à sa cadette. — Seulement regrettable ? Vous êtes virée du conseil restreint pour cette affaire, Selena ! C’est un accident tragique, pas une chose dont on peut parler avec autant de légèreté. La femme en question se leva de sa place, s’inclina devant la reine sans manifester la moindre colère. — Oui, tragique, excusez ma froideur, Majesté. Aileen se calma alors et fit un signe pour lui dire de se rasseoir. — Si vous en convenez, rasseyez-vous. Maintenant, j’aimerais clôturer le sujet, s’il vous plaît. Veuillez voter « oui » ou « non » à la proposition suivante : accorder un voyage à la princesse Cyndie Astra pour Sagan. L’adolescente dévisagea la reine avec animosité, tandis que la proposition s’affichait sur tous les écrans excepté le sien. Elle était de toute façon trop jeune pour être membre du conseil restreint. Cyndie se rendait parfaitement compte que le sujet du piège tendu à Rodolphe était sensible pour Aileen et que cette dernière avait hâte que tout cela soit terminé, mais elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi. Elle serra les poings sous la table, se jurant d’éclaircir ce mystère, et baissa la tête pour ne pas voir les chiffres défiler sur le grand écran central. Lorsqu’elle releva les yeux dans le plus complet des silences, ce fut pour pouvoir lire les résultats du vote. Seuls deux parlementaires avaient accepté son voyage. La jeune fille ne regarda personne en se levant précipitamment de son siège. — Merci, Sandrine, merci, James, lâcha-t-elle simplement. Elle fit demi-tour et quitta le salon en faisant claquer sur le sol ses espadrilles d’un pas rageur. Lorsque la porte de la salle se referma derrière elle et qu’elle rejoignit le couloir, l’adolescente essuya quelques larmes qui coulaient de ses yeux. Elle venait de trahir tous les enfants d’Astra et plus particulièrement sa
famille... pour rien. Personne ne lui pardonnerait jamais cela, et elle sentit de nouveau la solitude, ce fléau qu’elle tentait désespérément de combattre, la prendre tout entière. Avait-elle cru, quelque part, trouver des amis, un appui chez les Eriquiens ? Cette réunion venait de lui prouver combien elle avait eu tort. La jeune fille s’enfuit aussi vite qu’elle le put, parcourant d’un pas hagard, mais rapide les couloirs, jusqu’à regagner les appartements qu’elle partageait avec James et Sandrine. Qu’allait-elle bien pouvoir faire maintenant ?
On a longtemps cherché à analyser le courant révolutionnaire de pensée les accompagnant. Ils étaient de la nouvelle génération, dans la mouvance d’Astra. iratifs de l’idéal astrayen, rêvant de les soutenir d’une manière ou d’une autre. Rapidement, ils se mirent en lien avec les enfants survivants qui les aidèrent en logistique, avec leur formidable réseau, apportant matériel et connaissances malgré leur jeunesse. Les deux mouvements se renforcèrent l’un l’autre.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 12
- Éléonore -
Minuit. La jeune femme se répétait ce mot comme pour tenter de se rassurer. Elle portait à l’épaule gauche un grand sac et sa main droite serrait celle de son fils qu’elle entraînait avec elle dans les interminables couloirs de la cité. De temps en temps, elle s’arrêtait pour lui dire d’accé-lérer et l’encourager doucement. — Ivan. Encore deux salles de transfert et on est arrivés à la gare. Après nous pourrons nous reposer dans le train jusqu’à l’arrivée à la plateforme de décollage. Son fils, vêtu très simplement d’une tenue e-partout très différente de ce qu’il porte d’habitude, ne semblait pas parvenir à croire qu’ils puissent réussir à
partir. Ivan n’avait jamais imaginé de réel départ de Tertirus et seule la fermeté affichée par la jeune femme, qu’elle était loin d’éprouver au demeurant, le convainquait. Ils fuyaient dans la nuit, ils fuyaient Liam. — Maman, vous êtes sûre qu’ils nous laisseront prendre un vaisseau ? Elle songea fugitivement que ce vouvoiement était encore une marque du tyran de Mars. Elle l’avait éduqué selon ses principes à lui. Éléonore fit entrer l’enfant dans l’avantdernière salle de transfert et le pressa ensuite pour qu’il sorte dans un nouveau couloir. La jeune femme prit son temps pour répondre dans un murmure. — Bien sûr, Ivan, tout le monde sait que je suis la femme de Liam. Elle taisait en revanche sa principale inquiétude. Si elle avait été seule, les gardes l’auraient laissée er sans problème et sans poser de question. En revanche, avec l’héritier, c’était une autre situation. Quelques minutes plus tard, ils débouchèrent de la dernière salle de transfert dans la gare, à peu près déserte à cette heure, et Éléonore souleva Ivan dans ses bras pour gagner le compartiment le plus proche. Une fois installée, elle lui rabattit sa capuche sur les cheveux et baissa la tête. Avec eux, trois autres agers. Deux perdus dans leur musique et un troisième tentant vainement de rattraper quelques heures de sommeil. Jusqu’ici, ils n’avaient rencontré aucun réel obstacle dans leur fuite. Son écran s’était automatiquement connecté au wagon à son entrée et diverses publicités ferroviaires circulaient en même temps que l’annonce des prochains arrêts. D’ici cinq minutes à vitesse supra-luminaire, ils seraient à la plateforme principale de décollage et au pôle d’aéronefs aérospatiaux. Ivan s’agita alors dans le siège près d’elle et releva la tête vers sa mère. — Maman, où va-t-on ? Éléonore ferma les yeux et se mordit les lèvres pour retenir quelques larmes. Elle a une main dans les cheveux de son enfant.
— On va en Egrabe, chez oncle Edward. Un sourire étira les traits d’Ivan, fatigué à cette heure, et il ne tarda pas à s’endormir. Sa mère le contempla de longues secondes, songeant qu’elle n’avait pas pu se décider à lui dire ses projets exacts. Elle n’était pas du tout certaine qu’Edward lui réserve un bon accueil et qu’il ne la rende pas à Liam. En revanche, elle était sûre qu’il prendrait soin de son neveu et filleul dont il se sentait responsable. Au pire, elle avait donc prévu de déposer Ivan et de repartir seule. Elle n’eut heureusement pas plus le temps de s’appesantir sur le sujet qu’un léger vrombissement à son poignet lui indiqua que l’arrêt qu’elle avait sélectionné était en approche. Elle secoua doucement Ivan pour le réveiller, le mit debout en le prenant par la main et l’entraîna vers les portes du train. Les autres voyageurs ne bronchèrent pas. Seul un vieil homme lui lança un regard maussade, mais elle se détourna bien vite. De toute façon, le train s’immobilisa quelques secondes plus tard et elle descendit rapidement sur le quai en prenant de nouveau son fils dans les bras pour aller plus vite. Elle avait le cœur battant et la peur chevillée au corps. Liam ne devait découvrir, avec un peu de chance, que le lendemain son départ, mais elle y croyait peu. Quelqu’un le préviendrait avant, c’était une certitude. Éléonore entraîna son fils jusqu’à une porte blindée sécurisée. Deux soldats, un homme et une femme, montaient la garde. Elle s’arrêta devant eux et choisit son ton le plus dur pour leur adresser la parole. — Ouvrez la porte, qu’est-ce que vous attendez ? L’homme s’avança. — Une minute, il faut une autorisation spéciale pour entrer là. Vérification d’identité s’il vous plaît... — Éléonore, compagne officielle du prince Liam. Encore quelque chose à redire ? Elle vit avec satisfaction l’homme déglutir, et il brandit son scanner d’une main tremblante, de la sueur ruisselant le long de ses tempes.
— Pardon, excusez-moi. Je vais juste faire les vérifications et ensuite bien sûr que vous pourrez entrer... Éléonore s’autorisa une imperceptible grimace de soulagement. Son identité était exacte, pas de problème de ce côté. C’était son entrée derrière la porte qui était illégale. Elle accepta que le scanner e sur son poignet, plus une vérification ADN, de même que pour son fils Ivan qui se laissa faire. Un instant plus tard, l’homme hocha la tête et se précipita vers le mécanisme d’ouverture de la porte pour la débloquer. — Identités vérifiées, vous pouvez entrer. Il s’inclina même devant Ivan et Éléonore affecta un visage imible en franchissant les portes. Jusqu’au moment où la femme soldat, restée jusque-là silencieuse, intervint d’une voix froide. — Une minute. C’est la bonne identité, mais le prince a bien dit que TOUT LE MONDE devait avoir une autorisation signée de sa main pour accéder aux plateformes de décollage. Excusez mon impertinence, Madame, mais en avezvous une ? Visiblement, la fille ne l’aimait pas. Éléonore resserra sa main autour de celle de son fils qui lui lança un regard plein d’inquiétude sans comprendre exactement ce qui se ait. — Foutez-moi la paix avec votre paperasse. Je pourrais vous virer des dômes si vous insistez. Elle entendit l’homme murmurer. — Ne fais pas l’idiote, Anna. C’est la femme de Son Altesse... La dénommée Anna répliqua vertement et Éléonore sut alors qu’elle avait perdu. — Non ! Le règlement est justement fait pour contrôler tout le monde. Et encore plus veiller à la sécurité du prince Ivan. On ne peut pas le laisser partir comme ça sans aucun contrôle. Excusez-nous. Mais nous allons envoyer un message au prince comme simple vérification.
La jeune femme ferma les yeux et serra mécaniquement sa main sur le pistolet à fusée de sa ceinture. Elle pouvait tuer ces deux-là, bien sûr, mais qu’adviendraitil ensuite ? Non, tout était fini. Alors une crainte sans nom la saisit pour son fils et elle se fit une promesse : quoi qu’il arrive, elle se dresserait entre Liam et lui. Elle le protégerait quitte à en perdre la vie, ou pire, prendre la sienne pour y parvenir. Il n’y avait peut-être aucun autre choix. Son mutisme étonna les gardes, et elle se décida alors à intervenir froidement à son tour, dans un ultime coup de bluff. — Très bien, vous recevrez confirmation dans quelques heures alors, lorsque le prince sera levé. Je vous souhaite le bonjour en dehors des dômes, mademoiselle. Puis, sur un dernier sourire glacial, elle entraîna son enfant vers un banc désert pour faire la seule chose qu’elle pouvait encore : attendre et angoisser en tentant d’imaginer ce qu’il adviendrait dans les prochaines heures. Éléonore ne réussit pas à trouver le sommeil, contrairement à son fils. Elle resta plusieurs heures, sans bouger, paralysée par la peur de voir des soldats, et pire encore Liam lui-même, débarquer. Pourtant, personne ne vint. La salle était restée désespérément déserte à l’exception des gardes qui les surveillaient et de certains appareils aérospatiaux. La jeune femme a une main dans ses cheveux emmêlés avant de doucement rassurer Ivan, réveillé, d’un regard. — Maman, Papa voudra bien qu’on parte ? Il l’avait demandé dans un chuchotement, devinant qu’elle ne voulait pas que les soldats entendent. Éléonore s’efforça de sourire avant de hocher la tête. — Bien sûr, pourquoi ne le voudrait-il pas, mon ange ? Ivan ne trouva rien à lui répondre et parut légèrement rassuré lorsqu’il revint se serrer contre elle et se rendormit rapidement. Elle soupira en repensant, pour la millième fois désormais, à tout ce qu’elle pourrait bien dire à Liam pour tenter d’obtenir son départ... diplomatiquement.
Elle en était encore là de ses réflexions lorsque la porte de la salle coulissa. La jeune femme n’eut pas à attendre longtemps pour découvrir leur visiteur, mais la surprise l’empêcha d’agir tout de suite tandis qu’elle ouvrait de grands yeux. — Tilgrat ! Elle s’était tellement attendue à ce que Liam vienne régler ce problème luimême. D’une certaine façon, elle se sentit terriblement blessée, prenant conscience du fait qu’elle n’avait peut-être aucune importance dans le cœur du prince qu’elle aimait. Mais lorsque Tilgrat fit mine de s’approcher d’elle, elle retrouva tous ses réflexes et dégaina son arme. — Ne bouge pas ! Sinon je tire ! Le commandant dissuada rapidement les autres soldats d’intervenir. Il leva les mains comme pour se rendre et ne fit plus un pas vers elle. — Vous allez gâcher votre chance de départ si vous continuez ainsi, souffla-t-il simplement. — Q… Quoi ? Je ne comprends rien à ce que tu racontes... Tu espères me faire croire que je peux partir ? Tilgrat lui lança un regard calme et rassurant. — Puis-je lever la main jusqu’à l’écran de mon poignet pour vous transmettre un document ? Éléonore hésita quelques secondes avant de se rappeler que le commandant l’avait toujours aimée et irée. S’il avait été sur le point de la descendre sur les ordres de Liam, aurait-il affiché cette tranquillité ? De toute façon, elle n’avait pas vraiment le choix. — Allez-y, lança-t-elle avec un hochement sec de la tête. Un instant plus tard, le soldat appuyait sur quelques touches de son écran et le poignet d’Éléonore s’agita d’un léger vrombissement. La jeune femme sentit sa gorge se dessécher lorsqu’elle commença à lire ce qui s’affichait sur la petite
surface de verre. — C’est un eport accompagné d’une lettre signée de Liam qui m’autorise à partir avec Ivan... Je... Je ne comprends pas ! Éléonore s’était rarement sentie aussi perdue qu’à cet instant et elle baissa malgré elle son arme avant de lancer un regard désemparé à Tilgrat. — Où se trouve le piège ? Ivan s’était réveillé et il venait de redre sa mère, lui prenant sa main gauche pour s’y agripper devant les hommes qui la braquaient toujours de leurs armes. Le commandant secoua la tête. — Il n’y a pas de piège. Juste une condition... Son Altesse Liam vous ordonne de m’accepter dans votre voyage. La jeune femme comprenait de moins en moins. — Mais vous m’aimez... Vous ne me tuerez pas ! Tilgrat ne chercha pas à nier ce que venait de dire Éléonore et sa réponse fut brève. — Je vous aurais abattue si tel avait été l’ordre de mon prince. Mais il ne m’a demandé qu’une chose, et cela je vous en donne ma parole de soldat. Il m’a dit de vous suivre partout, d’être votre garde et de vous obéir, de vous protéger à tout instant, fût-ce au péril de ma propre vie. Vous d’abord, votre fils ensuite. Ce sont les mots de Son Altesse Liam. Quelque chose se brisa en Éléonore et elle sentit les larmes embuer ses yeux. Elle rengaina alors tout à fait son arme et cria en se retournant vers tous les soldats. — Vous l’avez entendu ? Mes papiers sont en règle ! Je veux partir d’ici dix minutes. Transmets-leur les documents. Je t’accepte dans notre voyage, Tilgrat. Elle s’agenouilla ensuite devant Ivan, ignorant les hommes qui s’agitaient soudain dans toute la salle pour exécuter ses ordres.
— Jure-moi de ne jamais l’oublier, Ivan. Que ton père m’aimait assez pour ne pas souhaiter faire de moi sa prisonnière. Une émotion sans nom la saisit ainsi qu’un cruel regret. — Je vous le jure, lui répondit son fils lorsqu’elle se releva. Éléonore sut alors qu’elle avait fait le bon choix. Ne l’avait-elle pas fait d’ailleurs longtemps auparavant en désirant un enfant ? N’avait-elle pas toujours su que ce serait Ivan ou Liam ? Elle partait cependant en emportant avec elle cette permission du prince comme un cadeau. En montant dans l’appareil, la jeune femme songea que c’était la plus belle preuve d’amour. Qui les comprendrait un jour ? Liam n’aimait pas comme les autres. Il pouvait se montrer dur, violent, méchant, et parfois faire preuve d’une noblesse étrange comme à présent. Une image qu’elle se jura de conserver lorsque les portes du vaisseau spatial se refermèrent derrière elle.
***
Si elle avait pu voir au-delà des murs, au-delà des tours, peut-être serait-elle restée. Un homme, seul en uniforme, se tenait immobile au sommet de la célèbre Tour. Il avait en lui une souf qui n’avait pas d’égal, qui le déchirait de l’intérieur tandis qu’il portait à sa joue d’un mouvement mécanique l’un des foulards qui portait encore le léger parfum d’Éléonore. Liam l’aimait. Il s’en rendait compte à présent. Assez pour faire une chose terrible qu’il n’avait que rarement envisagée : la laisser partir. Mais pas sans protection. C’était sa seule maigre consolation : être certain qu’elle aurait pour les années à venir à ses côtés la protection de son garde le
plus fidèle, Tilgrat.
Kaldion et Loreleï entamèrent une liaison durant cette année-là. On ignore exactement quand, et ce n’est peut-être pas la vie privée qui fait les héros. Mais indéniablement, ils apportaient à l’un ce qui manquait à l’autre et leurs intelligences se complétaient.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 13
- Liam -
Quelques heures plus tôt. Le jeune homme avait mal dormi. Il regrettait cette dispute stupide qu’il avait eue la veille avec Éléonore et quelque chose le chiffonnait sans qu’il parvienne à deviner quoi. Il se releva sur sa couchette dans la pénombre de sa chambre et se prit la tête entre ses mains. Bon sang, mais qu’est-ce qui l’inquiétait sans qu’il arrive à mettre le doigt dessus ? Une phrase d’Éléonore, mais laquelle ? Il se remémora leur discussion et se leva pour se traîner, à moitié réveillé, jusqu’au pupitre de commande incrusté dans le mur. Un instant après, il en sortait un pichet d’eau froide et un verre. Liam but un demi-litre avant de se verser le reste sur la tête pour se réveiller tout à fait. Il revint alors vers sa couchette et attrapa mécaniquement un tee-shirt à enfiler. Qu’est-ce qu’il ne comprenait pas ? Qu’est-ce qui continuait de lui échapper ?
Il acheva de s’habiller tout en tentant de se rappeler les détails de sa conversation avec Éléonore. Seul problème : il avait é la soirée en compagnie de son alcool favori. Difficile alors de se défaire de son mal de crâne persistant et de ce brouillard qui imprégnait son cerveau. Son écran de poignet avait déjà analysé sa situation et, devant le pupitre de commande, l’attendaient deux cachets au nom archaïque d’aspirine S4. Liam les porta à sa bouche d’un mouvement mécanique et les avala sans broncher, habitué depuis longtemps à ces médicaments. L’effet ne se fit pas attendre et, quelques minutes plus tard, il avait enfin les idées assez claires pour réfléchir. Éléonore lui avait reproché d’avoir frappé Ivan. D’accord, mais même s’il regrettait de s’être laissé emporter, Liam savait qu’il y avait autre chose. Il se rassit pensivement au bord de sa couchette tandis que son regard errait sur les murs sévères et vides de sa chambre. Soudain, la désagréable impression qui s’était emparée de lui lors de leur dispute lui revint clairement. C’était ça ! Depuis le début, il avait eu le sentiment qu’Éléonore avait sciemment provoqué leur discorde... C’était étrange. Mais en plus de cela, la phrase exacte qu’elle avait prononcée le frappa de plein fouet : « Mais tu ne comprends rien, Liam ! Chaque fois que tu frappes Ivan, c’est moi que tu atteins ! N’as-tu jamais saisi qu’un jour je le choisirai lui plutôt que toi ? » Elle s’était vite reprise et le prince n’y avait alors attaché aucune espèce d’importance. Saisi d’une brusque appréhension, Liam se releva d’un bond de sa couchette, attrapa sa veste d’uniforme et l’enfila avant de se diriger vers la porte de sa chambre. Un instant après, il se dirigeait vers son salon qui communiquait avec celui d’Éléonore. Quelle heure était-il ? Il jeta un bref coup d’œil à son écran : quatre heures trente-six du matin. Il hésita quelques secondes puis, furieux de l’importance qu’il attachait soudain à son inquiétude, a son poignet sous le détecteur et franchit la porte dès qu’elle s’ouvrit. Le salon d’Éléonore était désert, mais cela n’était pas surprenant à une heure pareille. Pourtant cela ne calma en rien l’inquiétude du prince. D’un pas vif, il se dirigea vers la chambre de la jeune femme et décida, tentant de reprendre ses
esprits, de frapper avant d’entrer. Mais il n’eut aucune réponse. Il essaya une nouvelle fois puis a son poignet sous le détecteur. À sa grande surprise, cela n’eut aucun effet. — La chienne ! cracha-t-il, immobile devant le battant. Elle m’a bloqué l’accès, à moi ! Il recula alors posément de quelques pas puis se mit à courir en direction de la porte. Liam la heurta violemment et le choc fit voler le battant en éclats. Sans se soucier des morceaux de verre qui jonchaient désormais le sol, il se précipita vers la couchette, empreint d’une rage sans pareille. — Éléonore ! Éléonore, réponds-moi ou je vais te... Tuer. Il se tut juste à temps, mais ne put s’empêcher de constater que, pendant quelques courtes secondes, ses mains auraient pu le faire. Cependant lorsqu’il découvrit la couchette vide, toute sa colère fut de nouveau remplacée par une inquiétude sourde et un vide sans nom. Liam donna un coup de poing rageur dans la coiffeuse faisant voler au sol tout ce qui s’y trouvait, avant de se redresser. — Éléonore ! Éléonore, je t’en prie, réponds-moi ! Je regrette, je... Un éclair de lucidité le frappa ensuite. Il se défit de son expression affolée et se rua dans le couloir. Elle était sûrement dans la chambre d’Ivan, son fils chéri. Mais au moment de franchir le seuil, dans sa précipitation, il oublia toute prudence et glissa magistralement au sol, s’écorchant ainsi les genoux et les bras. — Ahhh... ça, tu vas m’entendre... Il se releva lentement, essuyant une goutte de sang qui perlait de sa joue, et rejoignit en titubant la chambre d’Ivan qui donnait elle aussi sur le salon central. La porte était fermée, mais l’accès non bloqué. Elle coulissa lorsque Liam a son bras gauche sous le détecteur. Il entra et éclaira la petite chambre. Elle était déserte.
Éléonore était partie. Avec Ivan. Liam sentit une blessure profonde s’ouvrir en lui, quelque chose l’atteindre au plus profond de lui-même et le heurter durement. Il tomba au sol et une suite de mots incohérents, aux accents suppliants, s’échappèrent de sa bouche. — Non, Éléonore, tu ne pouvais pas me faire ça... Reviens, je t’en prie... Un sanglot rauque s’éleva de ses lèvres tremblantes, bientôt suivi par le simple prénom de l’être qui lui manquait soudain cruellement et qu’il n’avait pas su retenir : — Éléonore.
Les recherches de Liam se sont intensifiées durant la période 4Five. Kaldion fut arrêté dans l’une des rues intérieures de la Tour. Le reste n’est pas parfaitement clair dans les rapports consultables de la police. A priori, Taery a réussi à mobiliser en très peu de temps un grand nombre de partisans. Ce fut la première émeute interne aussi frontale, et elle permit la libération du leader.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 14
- Sibylle -
Les derniers événements de Graël et le presque assassinat de l’empereur avaient exacerbé les colères. Aileen avait donc été chargée par le parlement de faire un tour des villes principales avec son fils pour calmer les foules. Surtout celles qui menaçaient d’embrasser la cause des enfants d’Astra. Sibylle savait que plusieurs jeunes de l’AM.Erica avaient déjà tenté d’intégrer les réunions. On ne le leur permettait pas, mais, en revanche, on les laissait se réunir sous l’autorité d’Astrayens en petits groupes révolutionnaires, prêts à se battre pour leur cause. Aussi étrange que cela paraisse, Saedor avait su le prévoir et Sibylle se rappelait encore parfaitement les mots qu’il avait adressés plus particulièrement à son frère : « L’AM.Erica n’a plus d’idéologie, ne veut même plus entendre parler de nationalisme ou de patrie... Elle ne tient que grâce à son armée. Un pays que ses habitants n’aiment plus est un pays mort, souviens-t’en, Rodolphe. À partir de là, il n’y aura plus qu’à les tenter avec la force d’Astra et la croyance que vous aurez vous en votre patrie. Tu verras, ce sera peut-être long, mais beaucoup vous
redront ». Ils n’avaient pas eu besoin d’attendre bien longtemps en définitive, mais pour l’heure, elle devait se concentrer. Vêtue de sa tenue de combat épousant parfaitement son corps, elle était assise à la droite de Lucie qui pilotait le petit aéronef qu’ils avaient réussi à voler quelques jours plus tôt. Une opportunité en or gracieusement offerte par un sympathisant eriquien en signe de sa loyauté. La même qui motivait quatre autres jeunes de son peuple assis à l’arrière du vaisseau. Pour le moment posés sur l’un des immeubles encadrant la place centrale de Karassante, ils attendaient tous le signal. Si Rodolphe et Sibylle devaient déménager pour assurer leur sécurité, ils avaient dû renoncer à leur plan lorsque la nouvelle leur était parvenue : Aileen devait venir avec son fils. Aujourd’hui. Sibylle se leva silencieusement et rejoignit la partie centrale de l’aéronef où les autres se tenaient debout. En bas, la foule eriquienne encadrait une estrade gardée de tous côtés par de nombreux soldats. Il fallait encore attendre. Qu’ils n’aient pas été repérés ne devait rien au hasard. Les Astrayens avaient réussi à infiltrer les rangs de tous ceux chargés d’assurer la sécurité de l’événement. La jeune femme retint sa respiration en levant les yeux à travers la paroi de verre gris fumé. De l’autre côté, en face d’eux, se devinaient trois aéronefs bien plus larges que le leur. La reine arrivait. Une haine sans nom saisit Sibylle. Elle se revit dans sa cellule et un éclair traversa ses yeux gris. Aileen méritait de mourir. Pour toute la souf qu’elle lui avait infligée. C’était peut-être cette même souf qui la faisait encore tenir debout jour et nuit, en plus de la volonté de soutenir son frère. Mais non, il fallait plus que la mort. Il fallait qu’elle découvre, elle aussi, la pire des sensations. Celle de voir son monde, son univers s’effondrer sous ses yeux. — Princesse...
Ambroise, arrivé avec d’autres spécialement des villes alentour pour préparer ce plan, la sortit de ses pensées. — Oui ? — Ils sont en train d’atterrir. Les nôtres devraient lancer l’attaque dans quelques minutes. Nous pouvons nous tenir prêts à décoller. Elle hocha la tête. Certains des soldats – les leurs déguisés – allaient déclencher l’affrontement. Le reste des Astrayens envahiraient alors l’estrade depuis la place, profitant du chaos pour enlever l’enfant, Théobald. Les vaisseaux venaient de se poser en contrebas et tous pouvaient voir, sur les écrans géants, l’image d’Aileen et de son fils descendre pour redre l’estrade. Ils avaient encore quelques minutes devant eux. — Qu’est-ce qui vous motive dans cette guerre ? demanda-t-elle un peu abruptement. Ils se dévisagèrent tous avec un peu d’hésitation, puis ce fut Lucie qui répondit depuis son poste de commande. — Je suis, comme presque tous les enfants d’Astra, orpheline. Mon père et ma mère travaillaient dans une usine importante d’armement. Un jour, des bombardiers ont fait sauter l’usine, et tout le monde avec. La bombe a réussi à traverser le bouclier. Je crois que c’était leur vingtième essai en dix jours, mais mes parents, comme tous les matins, sont partis au travail malgré mes supplications. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils soient tués et ils le savaient, mais ces armes étaient vitales pour Astra alors ils l’ont fait. Dans une lettre qu’ils m’ont laissée, j’ai compris que ce qui les avait motivés malgré leur peur, c’était moi... Me protéger. Je ne l’ai jamais oublié. En bas, Aileen avait commencé à parler. Sibylle n’entendait pas son discours, mais pouvait très aisément se le figurer. Mais plus intéressantes étaient les réactions : maussades. Les Eriquiens accueillaient mal leur souveraine. Elle retint un sourire ironique et se tourna vers Ambroise en faisant un signe de la tête pour l’encourager à parler. — Oh moi ? Mes parents étaient en vie lorsque je suis entré dans les souterrains.
Lorsque je suis sorti, il n’y avait plus rien que cette poussière âcre. J’avais cinq frères et sœurs. Ma grande sœur était trop âgée pour avoir une place avec nous. Elle avait toujours été là pour nous tous. J’étais le suivant. C’est à moi de veiller sur les derniers maintenant, et de leur rendre notre maison. De leur rendre autant qu’ils nous ont pris ! Sibylle n’interrogea pas les autres. Elle n’en avait pas besoin. L’ambiance avait changé dans l’appareil, désormais la peur avait fait place à la soif de revanche. C’est alors qu’en contrebas, la scène changea. Des hurlements montèrent de la place, signe que les leurs avaient lancé l’attaque. Ambroise le confirma après un coup d’œil à l’écran de communication. — C’est le moment. Sibylle se redressa un peu plus, regardant droit devant elle. Elle les entraînait dans le danger, le savait, mais peut-être aussi vers ce qui allait changer le plan 439 à jamais, le faire avancer d’un pas de géant. Et Aileen allait comprendre la terreur de savoir un être aimé en danger ! — Vas-y, Lucie. Ne regarde pas ce qui se e, fais-nous atterrir coûte que coûte sur cette maudite estrade. Le premier qui arrive à attraper l’enfant revient ici le plus vite possible, pas un regard pour les autres si vous ne les trouvez pas, y compris si c’est moi. Nous sommes bien clairs ? Ce n’était qu’une répétition de précédentes consignes et ils hochèrent la tête à contrecœur. L’organisation de l’enlèvement prévoyait de la protéger initialement. C’était elle qui leur avait donné des ordres contraires. Le plan en priorité, le plan toujours... L’appareil commença par s’élever légèrement puis se déplaça latéralement de quelques mètres avant d’enfin inverser les propulseurs. Les hurlements se faisaient toujours entendre et les rues attenantes à la place étaient emplies d’une foule fuyarde et paniquée. Sur l’estrade, le désarroi était à son paroxysme : les gardes d’Aileen se retrouvaient débordés par le fait d’être soudain submergés d’Astrayens venus de l’extérieur, mais aussi de certains vêtus d’uniformes identiques au leur. Dans un vrombissement qui ajoutait à la confusion, l’appareil se faisait une place dans la mêlée.
— Bon courage ! hurla Lucie. La princesse ne perdit pas une seconde et fut la première à s’élancer dehors. Dès que la rambarde d’accès eut commencé à descendre, elle bondit au-dessus pour redre le sol sans attendre qu’elle ait achevé sa mise en place. L’enfant. Il n’y avait que lui qui comptait. De la fumée s’élevait des débris et des tirs, des corps gisaient sur le sol, mais elle ne voulait ni ne pouvait s’y attarder. Elle se rua en avant vers la tache écarlate que formait la robe d’Aileen, encore protégée par son garde du corps et père de son fils. Il s’écarta légèrement et Sibylle saisit l’occasion. Elle fit signe à ses soldats d’agir. Sans attendre, ils le prirent immédiatement pour cible et l’éloignèrent d’Aileen. Ce fut à ce moment que Sibylle se jeta en avant. Avec sa vitesse surhumaine, elle atteignit la reine et Théobald en quelques secondes et les sépara d’un geste vif. Elle vit alors les grands yeux fous d’Aileen se poser sur elle. Deux Astrayens avaient encore ret la scène et tenaient maintenant la reine en joue. Dans la main de Sibylle, Théobald criait et se débattait avec une vigueur étonnante, mais c’était sans compter sur la détermination de la princesse. Elle referma plus encore son emprise et l’entraîna avec elle sans attendre. — N’essayez pas de nous empêcher de partir ou de tirer encore sur un des nôtres, Majesté. À moins que la vie du gosse ne soit rien pour vous ? Elle était presque à l’intérieur de l’aéronef. Aileen lui cria quelque chose, semblant supplier, et Sibylle trouva cela presque jouissif. Elle se redressa de toute sa hauteur, retrouvant sa fierté d’Astrayenne. — Que vaut votre parole ? cracha-t-elle. La reine n’osait plus bouger et, dans le chaos ambiant, la sœur de Rodolphe hissa l’enfant qui continuait de se débattre dans l’appareil. Seule Lucie était encore à l’intérieur, plus pâle que le verre transparent de la vitre, mais Ambroise ne tarda pas à apparaître à son tour. Ils attendirent encore quelques secondes avant que tous les aient rets. Tous sauf une. L’un des autres garçons secoua la tête,
mâchoire serrée. — C’est inutile. Eulalie ne nous redra pas. Sur ces mots, la porte de l’aéronef se referma sur l’image d’une reine défaite et le sourire glaçant de Sibylle. Une fois qu’ils eurent décollé, cette dernière posa enfin plus attentivement son regard sur l’enfant prostré dans un coin. Des cheveux noirs et un regard perçant qui la mettait étrangement mal à l’aise et qui ressemblait presque à du cran. Ils filaient désormais plein sud. Une seule halte était prévue, pour récupérer Rodolphe et quelques autres des leurs qui les attendaient à un point sécurisé. Ils devaient se concerter afin d’échafauder la meilleure des stratégies quant à l’utilisation de l’enfant... Mais ils avaient réussi ! Ils tenaient entre leurs mains l’héritier de l’AM.Erica.
***
Il faisait nuit noire maintenant et plus personne dans l’appareil ne parlait, gagné par l’ambiance étrange de ce voyage sous les étoiles. Les radars les pisteraient tant qu’ils seraient dans l’aéronef, mais dès qu’ils auraient mis le pied à Mortanegra, ils pourraient les perdre. Les yeux de Sibylle se posèrent sur l’enfant, tandis que ceux qui l’avaient accompagné se reposaient. Tous sauf Rodolphe. Depuis qu’il les avait rets, il ne se détachait pas de Théobald. Assis à sa hauteur, il le dévisageait d’un air horriblement tendu. — Qu’allez-vous me faire ? Une question pleine de bon sens, songea la princesse avec ironie. Elle s’apprêtait à répondre avec violence lorsque son frère la prit de court. — Nous te garderons un moment, le temps que ta mère accepte nos conditions. Et après cela nous te rendrons, tu en as ma parole.
Il y avait une telle douceur dans sa voix ! Sibylle fronça les sourcils, confuse. L’enfant, lui aussi étonné par le ton de Rodolphe, lui sourit timidement. Son frère sentit alors son regard peser sur sa nuque et il sembla sortir d’un rêve pour la première fois depuis qu’il était entré dans l’appareil. Il se tourna enfin vers elle, lui qui avait eu à peine un mot d’attention à son arrivée, ce qui lui ressemblait si peu, et eut un sourire étrangement las. — Je t’expliquerai tout...
Loreleï savait plaire aux gens. Pourvue d’un caractère simple, habituée aux hauts et bas de l’existence, elle prenait tout avec un sourire égal. Elle avait une façon d’agir envers vous qui vous donnait simplement envie de la rendre heureuse. C’est elle qui humanisa leur révolte et sut leur apporter de nombreux soutiens.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 15
- Aileen -
Quelques heures plus tôt. La jeune femme ne comprit pas tout de suite ce qui arrivait lorsque les premiers coups de feu retentirent. Elle se retourna d’un bond et vit l’aéronef dans le ciel... Ce qui n’était absolument pas prévu. Mais ce n’était pas cela qui venait de répandre la panique comme une traînée de foudre... C’était les gardes, les siens, en train de se battre entre eux. D’autres venaient de les redre, grimpant sur la place, et équipés de manière similaire. Aileen ne perdit pas son sang-froid et se retourna précipitamment vers son commandant Andrei. — Prenez Théobald et...
Elle n’eut pas le temps de poursuivre. Deux jeunes gardes en uniforme, une fille et un garçon, venaient de bondir sur l’estrade et attaquaient le commandant. Il n’eut pas le temps de se défendre et roula au sol, évanoui, quelques minutes plus tard, frappé violemment par-derrière sur la tête. Aileen jeta un coup d’œil autour d’elle, sur la scène transformée brusquement en cauchemar, et elle entendit tout à coup les cris d’encouragement de certains des soldats. — Des Astrayens ! C’est une attaque des enfants d’Astra ! Elle réalisa alors qu’elle ne tenait plus la main de Théobald dans la sienne et se retourna, paniquée, dégainant un fin pistolet de sa ceinture. Mais ce qu’elle vit la paralysa littéralement, l’empêchant de faire un pas. Deux hommes la tenaient en joue et son fils tentait d’échapper à une femme qui le tenait fermement, appuyant un pistolet sur sa tempe. Ce fut cette dernière qui cria pour se fait entendre et couvrir le bruit ambiant des tirs et des hurlements. — N’essayez pas de nous empêcher de partir ou de tirer sur un des nôtres, Majesté... À moins que la vie du gosse ne soit rien pour vous ! Un rayon de soleil vint alors se refléter sur la gorge de la femme qui maintenait Théobald d’une emprise de fer et Aileen vit briller l’éclat argenté d’un Ravageur implanté à la base de son cou. Sibylle Astra. — Non ! Rendez-moi mon fils et je vous laisserai partir, vous avez ma parole ! La sœur de Rodolphe, cet être qu’elle aimait tant ! Elle secoua la tête et ses cheveux courts volèrent autour de son visage tandis qu’elle profitait de la désorganisation ambiante pour commencer à reculer vers leur aéronef, entraînant avec elle Théobald qui se débattait en hurlant. — Maman ! Lâchez-moi ! Sibylle était déjà presque à l’intérieur de l’appareil. Elle vrilla ses yeux gris dans ceux d’Aileen et la reine sentit la haine que lui vouait la jeune femme.
— Que vaut votre parole ? lâcha-t-elle si froidement à son intention. Un instant plus tard, Sibylle était assise à l’avant de l’aéronef, Théobald assis de force à côté d’elle sans qu’Ai-leen eût osé tirer. Elle était seule, ses gardes fidèles encore en train de se battre en contrebas avec les enfants d’Astra portant leur uniforme et, dans la panique, personne ne se rendait compte du drame qui était en train de se jouer. Où étaient és son frère, James, et Sandrine ? Ai-leen ne parvenait plus à aligner deux pensées cohérentes si ce n’est une profonde panique. Rapidement, les camarades de Sibylle grimpèrent dans les deux autres aéronefs d’Aileen. La main de la reine tremblait, ses doigts crispés sur son arme inutile, car elle ne pouvait tirer, devinant que la sœur de Rodolphe n’hésiterait pas à au moins amocher Théobald en représailles. Si cela avait été quelqu’un d’autre ! Mais Sibylle Astra avait en elle suffisamment de haine pour s’en prendre à l’enfant. Non... Non ! Ce n’était pas possible ! Comment Rodolphe pouvait-il lui faire cela alors qu’elle lui avait sauvé la vie ? Pas son fils ! Pas tout ce qui lui restait de lui ! Aileen manqua tomber au sol, mais parvint à se reprendre lorsque les aéronefs commencèrent à décoller de l’estrade, mais elle releva des yeux rougis par la peur et la colère vers son fils qu’elle apercevait à travers la verrière, terrorisé. Elle entendit alors une voix résonner dans l’écouteur qu’elle avait à l’oreille, une voix détestable : celle de Sibylle Astra qui venait de mêler au conflit sans états d’âme un enfant... — Majesté, nous avons réussi à hacker votre ligne... Je voulais simplement vous er pour vous dire que les Astrayens encore en vie qui se battent au pied de votre estrade feraient bien d’être tous relâchés sans punition... Le confort de votre adorable gamin pourrait en pâtir. Me suis-je bien fait comprendre ? Aileen serra les poings, murmurant sa réponse froidement. — Entendu. Ils seront libres... Mais ne vous avisez pas de toucher à un cheveu de Théobald... Et dites de ma part à votre empereur que c’est un salaud !
Aileen arracha rageusement son écouteur. Les derniers mots avaient beau lui avoir échappé, elle les pensait bien dans sa colère et sa peur. À ses pieds, Andrei revenait lentement à lui au milieu de l’estrade déserte. — Andrei, vous êtes toujours en liaison avec mes hommes ? Le commandant se redressa et décrocha de son col son propre micro pour le lui er. — Cessez le combat, je répète, arrêtez de tirer sur les Astrayens. Laissez-les tous partir. Le soldat lui lança un coup d’œil furieux. — Mais qu’est-ce que vous fabriquez encore ? — Ils ont enlevé Théobald et nous tiennent grâce au chantage... Ça vous va comme explication ? Un éclair d’effroi a sur son visage. Les Astrayens tenaient l’héritier officiel de l’AM.Erica entre leurs mains ! Les gardes eriquiens avaient cessé de tirer, permettant à leurs assaillants de fuir. L’immense rue était désormais déserte et quelques projecteurs brisés sur le sol en même temps que divers objets piétinés témoignaient encore de la scène qui venait d’avoir lieu. — Je n’ai pas le droit de me laisser aller au désespoir, souffla alors la reine. — Non, en effet. Donnez l’ordre de suivre l’aéronef. Ils ne pourront pas tuer Théobald juste pour cela. Ils ont besoin de lui... Aileen hésita un long moment avant de lâcher ce qu’elle avait sur le cœur, car autre chose lui rongeait les sangs. — Il risque d’être repris d’une crise à tout moment... Si les Astrayens le voient sous sa forme de loup, ils découvriront la vérité. — A priori, l’empereur essaiera de le protéger.
— Croyez-vous ? Il vient de l’enlever dans une attaque où Théobald aurait pu mourir. — Alors, faites confiance à votre fils. Il contrôle de mieux en mieux ses caractères mutants, n’est-ce pas ? Elle savait pertinemment qu’il n’y croyait pas, mais là n’était pas la question. — Alerte, alerte à toutes les polices du secteur, dit-elle après avoir rallumé son micro. Suivez un appareil B-19, en vous approchant le moins possible, et ne cherchez surtout pas à le détruire. Il y a à bord Son Altesse Théobald d’Erica. Il vient d’être enlevé par les Astrayens.
***
— Leurs aéronefs sont plus rapides que les nôtres, Majesté… Aileen balança sur le sol un malheureux vase, qui venait d’être remplacé la semaine précédente. — Mais les radars les ont pistés jusqu’à Mortanegra. Nous sommes en train d’organiser une véritable frontière autour de la ville. Personne ne pourra sortir sans que son identité ait été vérifiée auparavant. Et plusieurs aéronefs viennent renforcer les effectifs de la police sur place. Le contrôle aérien est également mis en place. Majesté, ils sont coincés. Aileen fit quelques pas dans la pièce. — Très bien. Toutes ces mesures sont excellentes, mais s’ils sortent en menaçant de tuer mon fils ? Le visage du commandant se durcit et il répondit lentement, comme s’il marchait sur des charbons ardents. — Je crois que nous devrions prendre le risque de ref toute nouvelle revendication de leur part. Rodolphe Astra devrait protéger Théobald. Cela
annule toute la valeur de l’otage. La respiration de la jeune femme s’accéléra et elle se remit à marcher dans la pièce. — Si seulement c’était aussi simple. Je ne suis sûre de rien concernant Rodolphe. Je ne le comprends plus. Astra est peut-être bien, à ses yeux, plus important que tout le reste. Dans ce cas-là pourquoi hésiterait-il ? Pour la première fois en dix ans, la jeune femme perçut dans le regard du soldat qui lui faisait face une étincelle de découragement. Il hésita quelques secondes. — Je crois que tout cela nous dée tous les deux, Votre Majesté. De toute façon, nous aurions déjà dû réunir le parlement. Aileen fronça les sourcils, songeant amèrement qu’à cet instant précis elle aurait adoré que son pays soit une dictature n’obéissant qu’à elle. Comment prédire la réaction du parlement ? — Comment vont Sandrine et James ? finit-elle par demander. — La blessure de votre frère va mieux, mais il est encore sous soins intensifs. Mis à part le choc, Sandrine va parfaitement bien et je crois que pour le moment elle est surtout mortellement inquiète pour Théobald... Aileen se mordit violemment la lèvre inférieure. Durant l’affrontement, elle n’avait pensé qu’à son fils alors que son frère et sa sœur étaient eux aussi pris pour cible. — Et Edward ? Liam ? — Ils ont appelé il y a dix minutes à peine, juste après avoir eu les informations. Je me demandais quand vous vous soucieriez d’eux. Il y avait un léger reproche dans la voix d’Andrei, mais il lui adressa un fin sourire. — Vous avez une drôle de famille... Mais visiblement, ils savent être présents. La reine hocha la tête, songeant brusquement à son père, toujours invisible et
porté disparu, avant de se reprendre. — Vous avez raison. Je prendrai avec Edward et Liam pour leur donner des nouvelles juste après la réunion du parlement. Je erai voir James aussi. Mais prévenez-moi immédiatement si son état se détériore. Le commandant s’inclina. — Donc je convoque bien le parlement pour savoir quelle attitude nous allons adopter ? Aileen hocha la tête et l’homme se redressa avant de faire demi-tour pour sortir de son salon privé. La jeune femme ferma un instant les yeux, revivant ainsi les derniers événements qui venaient de s’écouler. Théobald occupait en grande partie ses pensées, mais James aussi... Ne s’était-il pas précipité pour porter main forte aux gardes eriquiens lorsqu’il avait compris que la situation tournait mal ? Il s’était pris une balle dans la poitrine et deux dans les jambes. La jeune femme ne se sentait pas encore suffisamment forte pour affronter la vision de son frère immobilisé sur un lit d’hôpital, les traits pâles et tirés. Elle l’avait déjà vu, une heure plus tôt, et elle était ressortie de sa visite des larmes bloquées dans la gorge. Elle s’était rappelé ses souvenirs d’enfant et son iration pour ce grand frère si merveilleux. Sandrine, quant à elle, avait été mise hors d’état de nuire par un coup à la nuque et se portait déjà mieux. Quant à Edward et Liam... La jeune femme attendait d’en savoir un peu plus pour les er après les brefs messages qu’elle leur avait envoyés pour les rassurer.
***
Aileen entra dans sa loge au milieu de la foule des parlementaires réunis dans la grande salle. Tous les regards étaient noirs et lourds de reproches. Leur héritier s’était fait enlever sous leurs yeux à tous ! Sans que personne puisse rien faire... — Je pense que nous connaissons tous le sujet qui nous vaut cette convocation
exceptionnelle. En début d’après-midi, Théobald d’Erica a été enlevé par une organisation terroriste et extrémiste des enfants d’Astra. Il inspira avant de poursuivre. — Vu la situation, le parlement juge adéquat que la reine Aileen n’ait pas droit à son vote habituel, mais simplement à une voix comme chacun de nous, étant donné sa situation de partie prenante. D’une certaine façon, c’était juste. Mais cela compliquait tout pour Aileen et rendait l’aide qu’elle souhaitait à tout prix apporter à son fils d’autant plus difficile à obtenir. Le parlementaire fit une légère pause puis se tourna dans la direction de la reine. — Je pense que la seule véritable question est celle-ci : que sommes-nous prêts à risquer pour notre héritier ? C’est à cela que nous devons réfléchir aujourd’hui... Ainsi qu’aux propositions que nous pourrons faire à ce groupe d’origine astrayenne. Dans l’épais silence qui suivit, Aileen aurait presque pu entendre les battements de son cœur.
Dans leur vie privée, Kaldion et Loreleï avaient décidé qu’ils n’auraient jamais d’enfants. C’était surtout une décision de sa part à elle, traumatisée par le souvenir d’une enfance détruite et d’un monde qui n’avait cessé de l’attaquer, l’obligeant à se battre encore et encore.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 16
- Éléonore -
Dans le vaisseau spatial qui emmenait la jeune femme vers une nouvelle vie, il y avait peu de monde. Deux pilotes, Tilgrat, et son fils. Le petit garçon venait de se rendormir, sanglé sur son siège et un léger sourire heureux naquit sur les lèvres d’Éléonore. Elle se pencha par-dessus le couloir qui séparait leurs deux sièges et caressa doucement la joue de l’enfant avant de remettre en place l’une de ses mèches d’un geste tendre. À sa gauche Tilgrat semblait dormir lui aussi, mais la jeune femme le soupçonnait de faire semblant. Au fond, elle imaginait bien le déchirement que cela avait dû être pour lui de quitter le service de Liam. La jeune femme fut tirée de ses songes par le pilote qui se retourna brusquement vers elle, dédaignant l’écran de bord et ôtant ses lunettes noires, décuplant la visibilité, pour pouvoir la regarder directement. Éléonore détestait l’idée qu’avec un outillage pareil, la moindre imperfection de sa peau pouvait être détectée. Elle esquissa un sourire glacial. — Oui ? Il y a un problème ?
L’homme parvint à ne pas détourner son regard, mais elle devina tout de même sa nervosité. Visiblement, il avait peur d’elle, ce qui n’était pas déplaisant. — C’est que... Il faut une autorisation pour atterrir en Egrabe. Nous sommes à vingt-cinq minutes de la planète et nous n’allons pas tarder à être és, c’est certain... Je les brancherai sur votre écran personnel, mais il faudra que vous soyez convaincante. Éléonore laissa échapper un soupir exaspéré avant de croiser les bras en retournant s’adosser à son siège. — C’est un détail sans importance. Ils laisseront forcément entrer le filleul et neveu de leur prince. — Ce n’est pas sûr. Ils sont très rigides sur les entrées. La planète est encore un peu instable politiquement. Et ils ont considérablement augmenté leur défense aérienne, donc il est inutile, et même dangereux, de tenter d’atterrir s’ils ne nous donnent pas l’autorisation. Éléonore ne répondit rien, lançant un regard noir devant elle avant de fixer l’écran incrusté dans le dossier du siège qui la précédait. Elle n’avait pas prévu ce problème. Soudain, un bruit strident retentit dans l’appareil et tout le monde sursauta, y compris les deux dormeurs. Ivan lança un coup d’œil paniqué à sa mère. — Qu’est-ce que c’est ? Le pilote abaissa une manette, faisant taire le vacarme. — Ça, c’est Egrabe qui nous e et nous avertit que nous venons de franchir l’une de leurs frontières spatiales, délimitée par des balises lumineuses. Altesse ? Dès qu’ils entrent en avec nous, je vous les transmets. Éléonore détourna la tête pour ne pas regarder Tilgrat. Elle savait qu’il venait de penser la même chose qu’elle : le pilote venait de faire une erreur en l’appelant « Altesse ». Mais une plaisante erreur en vérité. Deux minutes plus tard, l’écran de bord s’alluma et le visage d’un homme apparut.
— Allô, allô, nous demandons à voir votre permission d’atterrissage et votre identification, je répète… Le pilote répondit d’une voix neutre. — Identification : Mars 12-CA-24, pour l’autorisation je vous mets en avec notre commandante d’expédition. Il appuya sur une touche sans attendre de réponse et, un instant plus tard, l’écran d’Éléonore s’illuminait. — Immobilisez immédiatement le vaisseau si vous ne voulez pas que l’on pointe sur vous nos canons, reprit le soldat. Ensuite, donnez-nous votre permission que nous la validions. Éléonore songea qu’elle n’aimait pas beaucoup son ton menaçant, mais elle inclina quand même la tête en signe d’assentiment. Quelques secondes plus tard, le vaisseau s’immobilisa. — Écoutez, nous n’avons pas d’autorisation d’atterrir, mais je... — PAS D’AUTORISATION ? Éléonore leva les yeux au ciel d’un air agacé avant de reprendre. — Non, mais mettez-nous en avec le prince Edward et il vous la donnera immédiatement. Je suis Éléonore SA-446, et je viens de Mars avec mon fils Ivan. Ivan d’Erica. Il est le neveu de votre prince. Le lieutenant parut se calmer, mais sa voix froide ne la rassura guère. — Très bien, je retire l’ordre de tirer sur votre appareil seulement si vous quittez au plus vite notre zone spatiale. Éléonore crut qu’elle allait exploser. — Quoi ? Vous aviez dit de...? Elle n’eut pas le temps de poursuivre que l’homme sur son écran se retourna de nouveau pour lui faire face après s’être tourné pour aboyer un ordre hors
caméras. — Mais je regrette : même une vérification d’identité ne sera pas suffisante. Il vous faut une autorisation. Cela pourrait être un piège. Ils ont bien enlevé le fils de Sa Majesté Aileen ! Éléonore retint un nouveau geste d’agacement. Oui, elle était au courant de cette histoire, mais cela ne la concernait en rien. — Écoutez, si j’avais été enlevée cela se saurait. N’y a-t-il aucun moyen d’atterrir ? Le lieutenant lui renvoya un regard insondable. — Je peux vous inscrire sur la liste de demandes d’autorisation. Nous traiterons votre revendication dans un délai tout à fait raisonnable. — C’est-à-dire ? — Entre six et douze mois selon la longueur de la liste. En ce moment, comptez plutôt un an. Mais si vous avez de quoi vivre à votre bord pour cette durée, nous pouvons vous autoriser le stationnement dans une zone dédiée à des tarifs tout à fait préférentiels. Non, mais de qui se moquait-il ? Éléonore sentit Tilgrat aussi furieux qu’elle à ses côtés et Ivan la regarder sans comprendre. Elle aurait dû er Liam pour qu’il appelle son frère, mais n’osait le faire. Quant aux deux pilotes, ils avaient le bon goût de se faire oublier. Ils auraient pu rester un an à bord... Après tout, le vaisseau avait tout d’un hôtel de luxe trois étoiles. Mais Éléonore n’avait pas l’intention de er une année de sa vie dans l’espace. — Bon, écoutez, ça suffit. Comment puis-je er le prince Edward ? Le lieutenant lui répondit d’abord d’un sourire faussement désolé avant de prendre la parole pour lui répondre. — Eh bien, s’il avait été présent en Egrabe nous vous aurions mis en . Mais il se trouve qu’il est actuellement en voyage diplomatique sur Nepsys et
que nous avons reçu l’ordre de ne pas le déranger avec des problèmes mineurs. C’était probablement la pire insulte que l’on ait jamais faite à Éléonore. Furieuse, elle mit un terme à la conversation d’un doigt rageur sur l’écran. Un lourd silence s’ensuivit avant qu’un petit « bip » ne résonne à la réception d’un message. L’un des pilotes le lut à haute voix d’un ton neutre, cachant ses émotions pour ne pas essuyer la fureur grandissante d’Éléonore : — Fermer la conversation ainsi était une mauvaise idée. Désormais, la liste d’attente est de quarante-huit mois et nous vous conseillons de quitter les lieux le plus rapidement possible. Nous ne pratiquons plus les tarifs préférentiels. Un éclair a à cet instant précis juste à gauche de l’appareil, frisant leur bouclier magnétique et les secouant rudement. Tilgrat prit pour la troisième fois la parole depuis leur départ. — Ils ont tiré à côté pour nous prévenir qu’ils ne plaisantaient pas. Je suggère que nous prenions nos distances. Il chercha le regard d’Éléonore, mais cette dernière gardait ses yeux obstinément fixés sur l’écran qu’elle venait de fermer. — Très bien. En route pour Nepsys alors, nous finirons bien par trouver Edward. Les pilotes ne se le firent pas dire deux fois et Tilgrat approuva d’un hochement de tête. Au fond, elle n’était pas certaine qu’il les accueille favorablement. Et elle était sûre de plus que Liam ne l’avait pas prévenu. La laisser partir avait déjà dû être très dur pour lui, il n’allait pas en plus s’abaisser à er son frère pour lui demander de prendre soin de son fils et de sa compagne. Non, ils devaient simplement compter sur la générosité naturelle d’Edward. Les minutes èrent, monotones, se transformant en heures, et la jeune femme laissa sa tête retomber sur son accoudoir. Les lumières de l’habitacle avaient été baissées pour laisser tout le monde s’endormir sur les sièges abaissés en couchettes et seuls les deux pilotes bénéficiaient d’un éclairage bleuté. La jeune femme posa son regard sur Tilgrat, puis ses yeux dérivèrent vers Ivan qui souriait légèrement tout en rêvant, lorsqu’un léger choc secoua le vaisseau.
D’un geste, elle se défit de sa ceinture et traversa le couloir qui la séparait des pilotes en pleine conversation. — On pourrait faire demi-tour, mais Egrabe ne nous acceptera pas plus qu’avant... — Sinon on peut faire appel à une station de dépannage. — Mais qui les paiera ? Ils pratiquent des prix de forban et ce n’est pas sécurisé. La moitié au moins d’entre eux sont de mèche avec la planète des mercenaires, Derbos. Éléonore se décida à révéler sa présence en prenant la parole à mi-voix pour ne pas réveiller les deux autres membres endormis de leur équipée. — Que se e-t-il ? Quel est le problème pour que nous soyons de nouveau immobilisés ? Les pilotes se retournèrent précipitamment vers elle et le plus jeune blêmit. — Nous allions vous prévenir. Nous avons une avarie à l’hélice gauche productrice d’énergie... Éléonore eut un léger sourire. Il s’attendait visiblement à ce qu’elle ne s’y connaisse pas du tout en mécanique. — Quel type l’avarie ? A, B ou C ? Ils lui jetèrent un coup d’œil méfiant avant que le même réponde du bout des lèvres. — C. Vous vous y connaissez en langage technique ? Éléonore haussa les épaules en lui renvoyant un sourire narquois. — Hors d’usage, définitif donc. L’autre hélice de production d’énergie peut-elle suffire pour atteindre Nepsys ? — Il faut aller voir à l’arrière les réserves exactes d’énergie d’appoint qu’il nous reste.
Éléonore aimait se rendre compte des choses elle-même. Elle hocha la tête un peu sèchement. — Très bien, je vais voir. Ne prenez aucune décision en mon absence. Sans leur laisser le temps de répondre, elle fit demi-tour, retraversa l’allée de sièges puis un long couloir bordé de chaque côté de compartiments personnels d’habitation avant de gagner le fond de l’appareil. Elle se pencha au sol jusqu’à trouver la manette d’ouverture mécanique du battant. Elle appuya dessus de toute ses forces et la porte ne tarda pas à coulisser pour lui livrer age. De là, elle se dirigea ensuite vers le mur à sa gauche. Derrière de fins panneaux de verre circulait un fluide bleuté. À côté, un compteur constamment en évolution affichait ce qu’il en restait. — 12 000 GhT... — Effectivement, murmura quelqu’un derrière elle. Dis donc vous avez fait de la mécanique ? Éléonore se redressa aussitôt, furieuse d’avoir été surprise et de sentir au fond d’elle-même cette presque nostalgie. — Rien. Enfin, des stages quand j’étais gamine... Je n’ai pas pu poursuivre les études. Antoine, l’un des deux pilotes, la fixa quelques secondes. Il devait avoir une quarantaine d’années, soit le double de son âge, mais l’attention qu’il portait à son corps l’avait remarquablement conservé. — On peut atteindre Nepsys, reprit-elle pour changer de sujet et se défaire de son observation. Il faut juste baisser le chauffage et l’éclairage à leur strict minimum. Et manger de la nourriture d’urgence en cas de défaillance des machines de production. Ralentissez les moteurs aussi, nous mettrons plus de temps à arriver là-bas, mais, au moins, nous y parviendrons. Il répondit sans un sourire. — Bien, Madame. Elle retourna alors s’asseoir à sa place et ignora royalement le regard empli de
curiosité que lui lança Tilgrat, perturbée par l’évocation de ce souvenir. Tout cela parce que son frère aussi adorait la mécanique... Elle se souvenait bien de son enfance, des heures ées à bricoler avec lui dans leur atelier... Des robots, des petits appareils... Mais c’était il y a si longtemps et Éléonore s’était juré de ne plus jamais y repenser depuis que sa disparition avait laissé un vide impossible à combler. Elle lui avait pourtant demandé de ne pas jouer les secouristes ! Mais il était si généreux... Un mot qu’elle détestait entendre depuis lors. Devant eux, Antoine se réinstallait à sa place et après un court échange avec son collègue, ils exécutèrent les ordres. — Madame ? — Oui, Tilgrat ? répondit-elle sans se tourner vers lui. — Je dois donner à Son Altesse, le prince Liam, des nouvelles. Désirez-vous que je lui transmette quelque chose de votre part ? Éléonore domina ses pensées et sentiments et se contenta de répondre de sa voix la plus froide alors qu’elle sentait de nouveau poindre en elle un regret et de l’amour. — Non, je ne veux rien savoir de lui. — M’autorisez-vous simplement à vous révéler le message dont il m’a chargé ? Je n’ai pas encore osé vous le dire. Éléonore hésita quelques secondes, avant de céder. — Vas-y. — Il m’a simplement dit qu’il vous aimait et qu’un jour... Il me demandait de vous ramener auprès de lui. La jeune femme ferma les yeux et s’adossa à son siège. Sentant que Tilgrat attendait une réponse elle s’obligea à la lui donner en cachant ses émotions. — Je ne retournerai jamais le voir. Son message ne change rien. Écris-lui ce que tu veux et qu’on n’en parle plus. Je n’en ai rien à faire.
Non, décidément, elle n’avait jamais eu de mal à mentir.
« La police martienne reste extrêmement forte. Nous n’avons plus beaucoup de moyens. Liam a enlevé une centaine des nôtres dans nos différentes organisations, ainsi que certains juste suspectés. Ils sont internés dans des camps de torture inhumains », extrait d’un discours de Loreleï.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 17
- Rodolphe -
Un coin perdu de l’AM.Erica. Rodolphe n’aurait jamais cru qu’il puisse exister un endroit pareil sur cette planète. Cela ressemblait trop à Astra. En lisière de la ville de Mortanegra se trouvaient des demeures personnelles dispersées entre des bois les cachant aux yeux des étrangers. — Ça fait partie des quelques villas de grand luxe de l’AM.Erica. Celle d’Orys ne doit pas être très loin, mais elle est déserte en ce moment... Tout comme celleci, commenta Lucie en se défaisant de son parachute. Le milliardaire qui l’occupait est à l’autre bout de la planète et sa fille adoptive, astrayenne et fidèle à la cause, a été formelle : il ne risque pas de revenir avant longtemps. Elle viendra peut-être nous voir pour nous apporter des nouvelles. Le jeune homme acquiesça avant de se défaire des sangles à son tour. C’était le seul moyen qu’ils avaient trouvé pour se mettre en sécurité : atterrir en parachute pour er facilement sous les radars.
Ils rassemblèrent et plièrent leurs voiles diligemment avant que Rodolphe ne pousse un léger soupir. — Théobald atterrissait de l’autre côté de la villa... On y va ? Lucie lui lança un coup d’œil un peu surpris. — Tu te préoccupes du gamin avant tous les autres ? Ta sœur ? Ralph ? Pierrick ? Rodolphe se maudit intérieurement, mais ne perdit pas son sang-froid. — Il est sous notre protection et l’honneur d’Astra me tient à cœur. La jeune femme ne répliqua rien et ils coururent pour contourner la villa et redre l’arrière plongé dans l’obscurité de la nuit. Devant eux, deux silhouettes se dessinèrent : celles de Sibylle et Théobald. Les traits de Rodolphe se détendirent, mais ceux de sa sœur ne présageaient rien de bon. — Il a essayé de s’enfuir, grogna-t-elle en enserrant dans la sienne un peu plus la main de l’enfant. Il court vite, mais je l’ai rattrapé. Rodolphe fronça les sourcils, étonné. Comment l’enfant avait-il pu lui échapper ? Sibylle courait dix fois plus vite que n’importe quel être humain… À moins que… Un terrible soupçon envahit alors le jeune homme et son regard s’assombrit lorsqu’il le posa sur son fils. Ce dernier baissa la tête sans dire un mot, visiblement par peur des représailles, mais personne n’eut le temps de reprendre la parole que deux personnes débouchèrent de la forêt qui les entourait. Rodolphe accueillit d’un sourire crispé les nouveaux venus. — Salut, Ralph, Pierrick... De votre côté, c’était sécurisé ? — Oui, pas âme qui vive ! répondit le premier d’une voix joyeuse, comme si tout ceci n’était qu’un jeu très excitant.
— Très bien alors, s’il n’y a pas de problème, entrons au plus vite. Je préfère que nous soyons hors du parc dans la journée. Il fit demi-tour sans attendre et tout le monde lui emboîta le pas. Il ne revint pas vers la façade principale et sa grande pelouse rectangulaire, mais s’avança jusqu’à une petite porte latérale entourée de vigne vierge qu’il avait remarquée. Il sortit de la poche de son blouson la carte magnétique fournie par la fille du propriétaire et la a sous le détecteur avec angoisse. Heureusement, les alarmes se désactivèrent comme prévu et la porte s’ouvrit. Quelques secondes plus tard, ils pénétraient tous dans ce qui ressemblait à une salle à manger et une pièce à vivre avec de nombreux fauteuils confortables et même, comble du luxe, une cheminée décorative. Un confort bienvenu après leur nuit blanche des plus agitées. — Bon, allez tous dans vos chambres, reprit Rodolphe. Laisse le gosse avec moi, comme prévu. Sa sœur hocha la tête et attendit que les autres s’éloignent. Alors, seulement, elle lâcha la main de Théobald pour poser la sienne sur l’épaule de son frère. — Demain, les explications de ton comportement étrange, promis ? Le jeune homme ne pouvait plus se défiler et, de toute façon, il ressentait le besoin de se confier. Lui cacher un secret de cette envergure n’était ni dans sa nature ni dans leur relation fusionnelle. — Promis, petite sœur. Elle lui sourit et déposa un léger baiser sur sa joue avant de s’éloigner et de franchir la porte menant à l’escalier central de la maisonnée. Lorsqu’elle eut disparu, le jeune homme se tourna vers Théobald qui lui lança un coup d’œil inquiet. — Qu’allez-vous me faire ? — Rien. Juste te surveiller. Tu me suis, je n’ai pas besoin de te prendre par la main comme tout à l’heure ? Il vit l’enfant hésiter avant de hocher la tête. Quelques minutes plus tard, ils
poussaient la porte d’une chambre au rez-de-chaussée contenant deux lits, un beau mobilier et une large porte-fenêtre. Rodolphe referma la porte à clef derrière eux puis vint contrôler les serrures des larges fenêtres de plain-pied. Une fois la vérification faite, il alla s’installer sur son lit, Théobald s’étant visiblement adjugé celui à la droite de la porte. Il ôta ses chaussures et sa veste tout en gardant ses autres vêtements. Il était trop fatigué pour se changer et la seule chose qu’il avait à l’esprit était de dormir le plus vite possible tout en s’assurant que Théobald ne pouvait pas s’enfuir. L’empereur glissa la carte sous son tee-shirt à même sa peau et put ainsi s’endormir, certain que son fils ne lui filerait pas entre les doigts.
***
Il ne sut combien de temps s’était écoulé lorsqu’une sensation désagréable le sortit de son sommeil. Il faisait froid. Rodolphe se redressa brusquement en même temps qu’il entendait sa sœur tambouriner à sa porte. — Ouvre ! Rodolphe, s’il te plaît ! Il se leva précipitamment, mais ne put tout de suite se rendre jusqu’au battant pour en débloquer l’ouverture. Son cœur semblait avoir presque cessé de battre tandis que son regard se posait sur l’une des fenêtres : brisée. — Non ! Non... Rodolphe se prit la tête entre ses mains et tenta de se rassurer : plutôt que crier, ils pouvaient encore tenter de le rattraper. Il saisit alors la carte magnétique sous son tee-shirt et se précipita vers la porte dont il débloqua rapidement l’entrée. Sa sœur déboula aussitôt dans la pièce, normale jusqu’au moment où son regard tomba sur son visage défait.
— Que s’est-il é ? Théobald... — ... s’est enfui. Je croyais que tu l’avais vu de l’extérieur et que c’était pour cela que tu venais me voir. Sibylle devint très pâle puis fronça les sourcils, avant d’aller s’agenouiller sur le sol pour observer les dégâts. — J’étais persuadé qu’il ne pourrait pas la franchir, c’était trop solide… La voix de Sibylle sonna dangereusement à l’oreille du jeune homme lorsqu’elle répondit en dirigeant son regard vers l’extérieur. — Non. Un gosse normal n’aurait pas pu, en effet. A priori, tu ne t’es pas réveillé à cause de la fatigue, mais... je venais te voir pour qu’on discute enfin de tout ce que tu me caches... Viens voir, Rodolphe, viens s’il te plaît. Jamais elle n’avait été si froide et détachée avec lui. Cela ne lui ressemblait pas et l’empereur détestait ce qu’il venait de comprendre : que sa sœur d’une façon ou d’une autre venait de saisir une partie de la vérité. Il la rejoignit à la fenêtre d’un pas peu assuré et posa ses yeux sur les marques qu’elle pointait du doigt. — Des traces de pattes de louveteau, murmura-t-il la gorge étranglée. Ils avaient tous les deux compris et, sans plus attendre, Rodolphe se défit de ses vêtements pour enclencher sa transformation. — Sibylle, je t’avais promis la vérité. Tu viens d’en comprendre une bonne partie. Je n’ai pas le temps pour plus d’explications ce matin, il faut que je le retrouve. S’il te plaît, je t’en prie... Fais patienter les autres en leur cachant la vérité et ne m’en veux pas. C’était un supplice de te cacher cela... Il banda chacun de ses muscles et bientôt son corps disparut sous une épaisse fourrure argentée. Très vite, ses sens repérèrent les relents de peur de Théobald et dessinèrent la piste fraîche de sa fuite. Il leva le museau vers la jeune femme et la princesse plongea ses yeux dans les siens pendant quelques secondes qui leur parurent durer un siècle à tous deux. Elle savait et, sans qu’ils échangent le moindre mot, ils s’étaient compris.
Puis Sibylle se laissa soudain tomber à genoux, sans égard pour les morceaux de verre qui lui entaillèrent les jambes, et entoura le cou du fauve de ses bras avant d’étouffer un sanglot. — Oh Rodolphe ! Ne me cache plus jamais un secret comme celui-là ! Le loup hocha gravement le museau et il sut que, s’il avait été sous forme humaine, il aurait pleuré, de gratitude, de peur, de soulagement et d’amour pour sa sœur. Celle-ci se redressa alors lentement et débloqua la serrure de la porte-fenêtre gauche pour l’ouvrir en grand. Le cœur au bord des lèvres Rodolphe bondit en avant sur les traces que son flair lui révélait avec précision. Sans surprise, elles menaient à la forêt qui bordait de tous côtés le domaine. — Je m’occupe des autres ! cria derrière lui sa sœur d’une voix rauque. J’espère que tu le ramèneras... Une émotion sans nom emplit le fauve tandis qu’il franchissait d’un bond l’orée de la forêt. Il n’avait plus à espérer qu’il n’y ait aucune caméra dans les environs. La piste circulait entre les arbres et ses effluves renvoyaient un terrible sentiment de peur mêlée de désespoir. C’était donc ainsi que le voyait son fils ? Mais Rodolphe ne pouvait s’attarder là-dessus. S’il voulait espérer le retrouver avant qu’il n’atteigne un endroit fréquenté et puisse alerter les autorités, il devait être rapide. L’empereur accéléra encore dans les bois, les feuilles volant sous ses pattes. Il n’arrivait pas encore tout à fait à croire que l’enfant possédait les mêmes gènes que lui malgré les preuves qui s’étalaient sous ses yeux : l’odeur de la fourrure caractéristique, les traces sur le sol et la vitre qu’il n’aurait pas dû avoir la force de briser. Un mutant ! Une douleur lancinante le lacéra. Était-ce cela qu’avait ressenti Aileen en le découvrant ? Ce sentiment de découragement et de désespoir ?
Le jeune homme avait presque envie de demander pardon à Théobald, mais pouvait-il s’exc de lui avoir donné une vie à demi monstrueuse ? Le loup s’arrêta dans une clairière entre les arbres, humant l’air, repérant soudain moins bien les odeurs. Il en comprit vite la raison. Il y avait un mince cours d’eau... que Théobald avait dû traverser... Savait-il que Rodolphe et Sibylle étaient mutants comme lui ? Était-ce un hasard qu’il ait décidé de traverser ou avait-il fait preuve d’intelligence pour les perdre ? L’empereur reprit sa course pour se jeter dans le cours d’eau, projetant au age un flot d’éclaboussures autour de lui. Il nagea jusqu’à l’autre rive et s’apprêtait à reprendre sa course lorsqu’un jappement, un peu plus loin, le fit tressaillir. Alors, ne réfléchissant plus, le fauve sauta de nouveau au milieu du courant pour se laisser entraîner. Rodolphe lutta contre le flot des eaux pour se rapprocher de la rive avec force et il ne tarda pas à réussir à s’agripper, un peu plus loin, à d’autres racines qui plongeaient dans le courant. À moins de deux mètres de lui, Théobald se débattait de même pour remonter sur la terre ferme. Il était toujours sous sa peau de mutant, mais il n’y avait aucun doute. En premier lieu à cause de son odeur caractéristique et ensuite par son physique qu’il découvrait pour la première fois : une fourrure argentée et deux grands yeux dorés qui le fixaient avec stupéfaction. Visiblement, la surprise dominait l’enfant plus que la peur de se voir ainsi rattrapé. Il devait bien voir, lui aussi, qu’il était le portrait miniature de Rodolphe. Le loup majestueux laissa échapper un grondement lorsqu’il bondit pour tenter de redre directement Théobald. À ce son, le louveteau effrayé lâcha la branche et fut emporté par le courant. Heureusement pour lui, Rodolphe n’eut que peu d’efforts à faire pour se propulser plus loin encore et atterrir, à côté de lui, dans une gerbe d’écume. Fermement, il enserra le cou du louveteau dans sa mâchoire pour le sortir de là, mais c’était sans compter sur la panique qui s’était emparée du jeune mutant. Il s’agita dans tous les sens, ne lui facilitant aucunement la tâche et l’obligeant à lutter contre l’eau et contre lui pour gagner la berge. Ce ne fut que deux mètres plus loin qu’il y parvint.
Il grimpa d’abord sur des racines, puis sur la terre boueuse avant de s’ébrouer au soleil, envoyant autour de lui des milliers de gouttes d’eau auparavant contenues dans sa fourrure, et de déposer son fils devant lui en grondant un avertissement. Le petit loup, éreinté, hocha le museau et resta un instant immobile à regarder son aîné. Pendant quelques secondes, Rodolphe crut surprendre une lueur d’iration dans son regard, mais qui s’éteignit très vite pour laisser place à la peur. L’empereur grogna en direction de Théobald puis lui fit signe de le suivre. Le jeune fauve hésita quelques secondes, puis parut comprendre qu’il n’avait pas le choix. Vaille que vaille, il se remit debout sur ses pattes tremblantes de fatigue et entama lentement le trajet en sens inverse. Il leur fallut deux heures et demie pour atteindre de nouveau la villa et entrer dans la chambre qu’ils avaient tous deux quittée précipitamment le matin. Seule Sibylle les attendait, assise sur le lit de son frère, le visage figé en une grimace d’inquiétude. Son cœur fit un bond dans sa poitrine lorsqu’elle les vit et Rodolphe perçut son immense soulagement. — J’ai prévenu les autres que tu étais parti à la recherche de Théobald. Je n’ai rien dit des... particularités de celui-ci ou de notre conversation de ce matin. File te changer, qu’on parle. Je surveille le gamin et je préviens les autres qu’ils n’ont plus à s’inquiéter. Pierrick pourra arrêter de couper du bois à la hache alors qu’on a un robot pour ça et Lucie arrêtera sans doute de demander toutes les cinq minutes l’heure qu’il est... On était tous mortellement inquiets. Son frère hocha la tête, puis se faufila dans la salle de bain qui donnait sur la chambre. — Tiens Théo, ajouta-t-elle derrière le battant, c’est comme ça que ta mère te surnomme, non ? Je l’ai entendu à la télévision... Bref, il y a des vêtements pour toi aussi sur le lit. Elle fit une pause avant de compléter. — D’accord, je me tourne, je ne te regarde pas te changer. Mais ne t’avise pas d’essayer de filer une nouvelle fois. Je suis comme mon frère, je te rattraperais dans la minute.
Le jeune homme ébaucha un sourire fatigué, mais heureux, derrière la porte, puis se retransforma pour laisser place à sa forme humaine. Il se sentait... bien. Il avait révélé à Sibylle une grande partie de la vérité et il ne lui restait plus que les détails à lui confier. Elle lui avait pardonné le plus important. Enfin, il y avait cette ressemblance entre eux qui le rendait incroyablement heureux. C’était son fils, du bout des griffes au museau, et il ne pouvait ôter l’image du louveteau à la fourrure argentée et aux yeux dorés de son esprit. Une fois complètement rhabillé, et après avoir é un peu d’eau sur son visage pour se débarrasser un minimum de la saleté, Rodolphe revint dans la chambre. Sibylle contemplait pensivement Théobald, qui s’était changé lui aussi, et s’était maintenant recroquevillé sur son lit, apeuré, mais en même temps... curieux. Il releva les yeux vers lui à son entrée, ouvrit la bouche comme pour poser une question avant de se raviser. Le jeune homme vint alors s’asseoir en silence à côté de sa sœur et prit le premier la parole. — Tu sais ce que c’est un accord ? L’enfant hocha la tête. — Alors voilà ce que je te propose. On ne dit pas aux autres que tu es un mutant... et tu jures de ne plus tenter de fuir. Théobald le fixa un long moment en même temps que Sibylle esquissait un sourire hésitant, avant de froncer les sourcils. — De toute façon, vous me rattraperiez... — Alors, donne-nous ta parole, répliqua Rodolphe, c’est tout bénéfice pour toi. Théobald ne saisit pas forcément tout, mais finit par accepter d’un hochement de tête. Quelques secondes èrent sans que personne parle, puis l’enfant finit par laisser sa curiosité prendre le dessus. — Je savais que, commença-t-il en affrontant le regard du jeune homme, ce qui fit immensément plaisir à celui-ci, que vous étiez comme moi. Mais vous... vous êtes vraiment identique.
Les yeux de Rodolphe brillèrent et il jeta un coup d’œil à sa sœur. Devant son regard hésitant et interrogateur, il répondit à l’enfant. — Tu veux dire la même couleur de fourrure et les mêmes yeux ? — Oui. Vous étiez... L’enthousiasme de Théobald prit le pas sur ses peurs et il termina sa pensée en esquissant son second vrai sourire peut-être depuis son enlèvement. — Vous étiez tellement fort. Je serai comme vous alors ? Je veux devenir comme ça. Le cœur de Rodolphe se serra. Il n’imaginait pas ce qu’aurait été son enfance s’il avait grandi en ayant l’impression d’être le seul de son « espèce ». Sans Sibylle à ses côtés, les choses auraient été bien différentes. Il hocha lentement la tête sans un mot, et les yeux de l’enfant ne quittèrent pas les siens, presque confiants. — Vous ne me ferez jamais de mal, murmura-t-il comme si c’était soudain une évidence. Le jeune homme a une main dans ses cheveux encore légèrement humides et répondit d’une voix qui n’était plus tout à fait la sienne. — Non, jamais. Pendant quelques secondes, il eut l’impression que plus rien d’autre n’existait que cet enfant qui le regardait enfin sans avoir peur de lui. C’était nouveau, exaltant, et cela agissait comme un baume apaisant sur toutes ses blessures intérieures. Ce fut sa sœur qui rompit la magie, désignant doucement la porte conduisant aux autres pièces de la maison. — Va redre nos camarades, Théobald, ils t’attendent. Je dois discuter avec mon frère. Le petit garçon ne discuta pas et gagna en quelques pas la porte indiquée. Mais au moment de la franchir, il s’arrêta et se retourna. — Merci...
— Pourquoi ? demanda Rodolphe d’une voix basse. — Pour m’avoir tiré de l’eau. J’ai eu très peur. Puis, très vite comme s’il craignait d’avoir fait une bêtise, l’enfant sortit de la pièce sans laisser à son père le temps de répondre, ce qu’il n’aurait pu faire de toute façon. Sibylle se leva alors et referma la porte avant de revenir vers son frère. — Quand tu le regardais là devant toi, souffla-t-elle d’une voix douce, sans essayer de sauver les apparences. On aurait dit qu’il n’y avait que lui qui comptait. C’était beau quelque part... Ça m’a fait mal pour toi, aussi. Elle s’assit en face de lui, à la même place que l’enfant venait de quitter et le jeune homme s’efforça de se reprendre et de sourire tandis qu’elle reprenait avec son calme apaisant. — Alors ? Tu me racontes cette histoire qui fait que j’ai désormais un neveu ? Rodolphe ne savait pas par où commencer. Peut-être par le début tout simplement ? Et puis, elle était sa sœur... Il n’avait rien à craindre d’elle. Pourtant, il appréhendait les aveux. Le Ravageur qui brillait à son cou, incrusté dans sa chair et qui la faisait toujours affreusement souffrir, s’imposait à lui et ternissait son bonheur. Pourtant, il ne pouvait plus faire machine arrière. Il devait tout lui dire.
***
Avec précaution, il lui raconta tous les événements qui l’avaient mené à se rapprocher d’Aileen : les cours, les travaux de groupe, la réalité virtuelle. Puis il mentionna l’amitié qui avait grandi en lui, chassant la solitude qui l’avait étreint jusque-là. Un sentiment qui, au bout de quelques années, s’était mué en quelque chose de plus fort : une dépendance. Il ne pouvait plus se er d’elle. Il l’aimait, tout simplement.
Pendant son récit, Sibylle garda la tête basse et le visage clos. Ce ne fut que lorsqu’il mentionna ses efforts vains pour mettre fin à cette ion qui le dévorait et la découverte inespérée qu’Aileen partageait les mêmes sentiments, qu’elle tressaillit. — Je ne pourrais te dire comment nous en sommes arrivés là, Syb’. Un jour, elle m’a simplement demandé de l’épo et j’ai dit oui. Les yeux de sa sœur le dévisagèrent longuement avant que ses lèvres ne se meuvent. — Comment as-tu pu lui faire ça ? Si tu l’aimais... Tu l’as épousée en lui cachant que tu étais l’empereur d’Astra ? Elle n’avait pas dit « et tu as pensé à moi ? », mais Rodolphe l’avait tout de même entendu. Il fut blessé de l’incompréhension qu’il pouvait lire dans ses yeux gris et tenta de se défendre. — Je lui ai dit que je gardais deux secrets... Sibylle, tu as déjà aimé ? Sur le moment, c’était un rêve. Aucun de nous deux ne voulait le voir se briser et j’ai volontairement tout oublié... Y compris le fait que la moitié de l’espace sépare la planète Astra de l’AM.Erica. Une tristesse sourde envahit l’empereur tandis qu’il murmurait ces mots. — Quelques jours plus tard, un peu plus d’une semaine après son couronnement et... notre mariage secret, je me suis réveillé au milieu de la nuit. J’avais entendu un hurlement affreux... Sibylle fixa alors son regard sur Rodolphe et ouvrit la bouche comme pour prendre la parole, mais ne trouva rien à dire. Son frère souffrait, c’était évident, et sa vengeance, sa colère... tout cela lui parut soudain sans importance face aux traits torturés de Rodolphe. Ce dernier, qui la connaissait pourtant si bien, ne soupçonna pas ces réflexions-là et continua son récit. — Lorsque j’ai compris que c’était toi qui criais... Ça a été un peu comme si tu me sortais d’un songe, détruisant toutes les illusions dont je m’étais bercé. J’ai enfin compris que rien n’était possible réellement entre Aileen et moi. Je suis donc parti te chercher et j’ai pu organiser ton évasion grâce à la confiance qu’elle m’avait accordée. Néanmoins, je ne pouvais pas partir comme ça, tu
comprends ? Elle... Elle était… est toujours, ma femme. C’était peut-être stupide, mais je lui ai laissé un message pour lui expliquer qui j’étais. Je lui ai tout dit. Il prononça ces mots dans un souffle, des larmes perlant au coin des yeux. Lentement, il s’efforça à relever la tête et à afficher courageusement un sourire. Il sentit le regard de sa sœur peser sur lui et l’entendit à peine lorsqu’elle poursuivit doucement. — Et après, tu as découvert à la télévision qu’elle attendait un enfant ? Je me souviens de ton émotion ce jourlà... — Oui. Tu comprends pourquoi je ne peux pas prendre le moindre risque ? Je ne veux surtout pas qu’il lui arrive quelque chose... C’est mon fils. La jeune femme acquiesça lentement avant de répondre en se levant pour venir s’asseoir près de son frère et poser une main sur son épaule, une larme d’émotion roulant sur sa joue. — Je te pardonne, Rodolphe. Et sache que je l’aimerai comme mon neveu. Personne ne doit ne fût-ce que le soupçonner cependant et tu le sais. Il est mutant et te ressemble un peu trop à mon goût... Et il est surtout l’héritier de deux mondes inconciliables. Le jeune homme referma sa main sur celle de sa sœur et laissa échapper un soupir. — Je le sais en effet, merci, Sibylle. — Pour t’avoir écouté ? — Pour m’avoir compris et pour accepter d’aimer cet enfant. Cette fois-ci, ils n’essayèrent pas d’ajouter quelques mots, l’émotion était trop forte. L’un comme l’autre avait retrouvé leur complicité et ce lien si puissant qui les unissait. Ils s’étaient enfin retrouvés.
La croix rouge interstellaire a appelé le gouvernement martien à donner des éclaircissements sur la situation sanitaire des camps de prisonniers. Son Altesse Liam d’Erica n’a pas donné suite malgré les appels de sa sœur Aileen. Il a cependant accepté que soit assuré un minimum de deux repas jugés suffisants selon les critères diététiques en vigueur, en réaction à une conversation privée avec son frère.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 18
- Cyndie -
La jeune fille était assise à côté de la couchette d’hôpital de James et gardait obstinément son regard baissé vers le sol. — A... Alors qu’a déclaré le conseil ? murmura-t-il d’une voix sifflante et rauque, couvrant à peine les bruits électroniques qui s’échappaient régulièrement des électrodes et des perfusions reliées à son corps. L’adolescente ne pouvait se résoudre à le regarder. Il n’était pas beau à voir et, malgré tous ses efforts pour ne pas s’attacher, Cyndie réalisa qu’elle avait échoué. Le savoir au bord de la tombe lui était inable. Et tout cela à cause de l’enlèvement de Théobald par les Astrayens ! Ils la détestaient depuis sa trahison, mais elle le leur rendait bien désormais. — Le conseil a déclaré que ton neveu était un élément majeur de l’État et que tout serait fait pour le récupérer le plus vite possible et en excellente santé. Les négociations avec les Astrayens devraient commencer dans la semaine... Ce
n’est pas encore public, mais je le sais par Sandrine. Un silence pesant envahit la salle avant que l’adolescente ne s’agite nerveusement sur son siège, croisant et décroisant les jambes, jouant d’un geste mécanique avec les bords de sa veste de cuir. Il s’écoula plusieurs minutes avant qu’elle ne se décide à poursuivre. — Je... Je ne sais plus où j’en suis. J’étais furieuse contre vous tous parce que vous n’avez pas voulu de mon retour à Sagan, mais, maintenant... les Astrayens me détestent et tu as été blessé. Je... Je ne sais plus qui je suis. Elle baissa pitoyablement la tête, abandonnant ses manières farouches et baissant les armes. James fut touché par sa détresse et se força à esquisser un douloureux sourire avant de répondre. — Je vais guérir, Cyndie... Ne m’enterre pas trop vite. Quant à ta nationalité... Tu es née sur une planète qui n’existe plus. À toi de choisir ta nouvelle patrie, non ? Renonce à un rêve qui ne peut pas être. — Sagan ? Pourtant on en parle toujours... Certains se revendiquent bien encore de cette nationalité ! Elle se révolta de nouveau et ses yeux bleu pâle lancèrent des éclairs. James répliqua d’un ton las : — Mais justement, ils ne sont que quelques-uns, des oubliés presque, des gens qui ont échappé à la mort par miracle parce qu’ils n’étaient plus sur Sagan depuis longtemps. Des assimilés eriquiens pour la plupart. Cyndie, que veuxtu choisir ? Le é ou l’avenir ? — C’est facile à dire de la part de quelqu’un qui n’a aucun avenir ! James qui s’était légèrement redressé sur sa couchette retomba durement sur la surface malléable comme s’il avait reçu un coup violent. — Je suis peut-être prisonnière de Sagan, ajouta-t-elle avec violence en se levant de sa chaise, d’une planètemorte... Mais toi, tu l’es de ton statut ! Tu es un prince, mais tu ne règneras jamais. Tu es condamné à un joli rôle de représentation auprès d’Aileen alors que tes trois cadets dirigent chacun un monde ! Qu’est-ce que cela te fait ? Peux-tu renoncer pour autant à ce que tu es ?
Ne me parle pas d’avenir alors que tu sais tout comme moi qu’il y a des choses auxquelles on ne peut renoncer ! James était plus pâle encore que quelques minutes plus tôt et Cyndie ébaucha un geste de recul instinctif en se retournant vers lui et en voyant ses traits tirés. Le jeune homme prit pourtant sur lui et répondit doucement d’une voix brisée : — Je sais tout cela. C’est peut-être pour ça que je me suis attaché aussi vite à toi... J’ai envie de t’éviter les mêmes erreurs que moi, tu comprends, Cyndie ? J’ai toujours rêvé de diriger... Et comme tu le dis, je suis le seul, avec Sandrine, à ne pas le faire. Mais si on me le proposait aujourd’hui, je refais. Je ne serais jamais un bon roi... En cela, mon père avait parfaitement raison. Je serais un tyran pire que Liam et je prendrais trop vite goût à mon trône pour er, ne fût-ce qu’une revendication. Comprends-tu ? J’ai choisi depuis longtemps de me contenter de suivre Sandrine... Mais je l’ai choisi justement. Alors, fais de même. Essaie de renoncer à Sagan et de trouver quelque chose d’autre auquel tu tiennes. L’adolescente se tenait debout devant la porte, la gorge serrée et les yeux embués. — Pourquoi faut-il que je te comprenne maintenant alors que tu vas peut-être mourir ? demanda-t-elle dans un murmure à peine audible. Elle ne réfléchit alors pas et revint vers le lit du malade pour s’agenouiller près de lui. La jeune fille eut du mal à contenir son émotion lorsqu’elle referma ses doigts sur la main immobile de James. — Quelque chose auquel je tienne ? À part Sagan, il n’y a que toi et Sandrine, je m’en rends compte maintenant. Tu crois qu’on pourrait aller quelque part tous les trois ? S’installer sur une petite planète éloignée du système et commencer une autre vie ? Les yeux du jeune homme se voilèrent et il toussa du sang. — Ne plus être prince ? Je m’étais juré d’aider Aileen... — Mais je suis sûre qu’elle voudrait te voir heureux toi... Tu veux que je lui demande ?
James secoua la tête, sachant très bien que sa cadette, malgré leurs différends, l’aimait beaucoup, assez pour accepter toute décision de sa part. — Cyndie... Parles-en à Sandrine. Je... Je crois que si je guéris, cela me plairait beaucoup. Il avait parlé doucement, mais avec franchise lorsque sa tête retomba en arrière et sa main glissa de celle de l’adolescente. Une sirène s’enclencha alors dans la pièce et deux infirmiers surgirent aussitôt. — Il s’est évanoui ! Rajustez les paramètres... Cyndie les avait déjà vus ranimer James plusieurs fois et elle savait qu’il en aurait pour plusieurs heures à récupérer. Elle se leva du sol où elle s’était laissé tomber et regagna lentement le couloir qui desservait les chambres d’hôpital du palais.
***
— Aileen ! Qu’est-ce que tu fais ici ? Cyndie venait d’entrer dans l’appartement qu’elle partageait d’ordinaire avec Sandrine et James. La reine était assise face à sa sœur aînée, dans la salle centrale, et l’adolescente la dévisagea d’un regard noir. La reine haussa les épaules après un regard échangé avec Sandrine et ce fut cette dernière qui lui répondit. — Viens t’asseoir. On a besoin de te parler. Elle les regarda tour à tour avant de faire un pas dans leur direction, mais sans daigner s’installer comme on le lui demandait. L’adolescente croisa les bras sur sa poitrine et ses bracelets de fer s’entrechoquèrent dans un léger tintement désagréable. Le miroir derrière Aileen lui renvoya son image et elle songea qu’elle avait réussi au moins une chose dans sa vie : ne pas avoir l’air d’une petite princesse parfaite. Rien que ses deux piercings à l’oreille détonnaient.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? Me faire encore une promesse que vous ne tiendrez pas ? — Cyndie, commença Aileen qui semblait plus agitée qu’à l’accoutumée. Le conseil a pensé que tu étais la plus à même de négocier avec les Astrayens. Qu’ils ne te feraient pas de mal à toi. — Tu... Tu plaisantes ? Je les ai trahis ! Non, mais ça ne va pas ? La reine a une main d’un geste las dans ses cheveux lâchés sur ses épaules avant de hocher la tête. — C’est ce que je leur ai dit, mais ils n’ont rien voulu entendre. Nous sommes obligés de leur envoyer un représentant ayant un minimum d’importance politique et le parlement refuse que j’y aille moi-même ni même que ce soit l’un de mes frères ou ma sœur. Ils considèrent cela comme trop dangereux. — Mais moi, ils sont prêts à risquer ma vie. Cyndie avait répondu d’une voix ironique qui cachait sa peine. — Bien sûr, ajouta-t-elle d’une voix sombre. C’est tellement facile de se souvenir de qui je suis quand on a besoin de moi ! Les Astrayens vont me haïr encore plus. — Je sais tout cela, souffla alors Aileen, abattue. Je suis tellement désolée. Je ne veux pas de nouveau risquer la vie d’un de mes proches... Avec Théobald loin de moi et James... James qui... Elle recula brusquement de deux pas dans un violent effort visible pour se reprendre et détourna deux yeux rougis par la fatigue et les larmes. — James pourrait bien mourir. Si je pouvais éviter que tu sois notre émissaire, Cyndie... je le ferais volontiers. Mais c’est une condition du parlement et je n’ai pas le choix. Je crois qu’ils souhaitent aussi provoquer les Astrayens, leur montrer que nous n’avons pas peur d’eux et tu représentes cette provocation. L’adolescente n’arrivait plus à analyser ses propres sentiments. Aileen avait exceptionnellement renoncé à ses habituelles lentilles de et son regard apparaissait avec toute sa clarté habituelle : brun, marbré de différents tons qui
rendaient ses yeux terriblement vivants. Cyndie avait l’habitude d’être traitée comme un pion dont on ne se souvient que lorsqu’il est opportun de le faire. Que les Eriquiens soient prêts à risquer sa vie pour un message politique n’était qu’un coup de plus. Mais Aileen ne venait-elle pas de la désigner comme l’une de ses proches ? — Je ne suis pas sûre que tu nous apprécies réellement, intervint alors Sandrine d’une voix grave. Mais moi, je t’aime. Et je sais que tu n’es quand même pas aussi détachée que tu voudrais le paraître... As-tu pensé au principal concerné de l’affaire ? Cyndie regarda alors franchement la jeune femme et Sandrine hocha la tête. — Théobald. C’est un enfant... Un enfant plus jeune encore que toi quand tu as tout perdu. Est-ce que cela ne te fait rien ? L’adolescente fronça les sourcils et eut un pincement au cœur, s’adossant au mur. Elle ne souhaitait à personne de vivre sa propre enfance. Cyndie releva alors les yeux d’un geste de tête rageur et fusilla Aileen du regard. — Très bien. J’irai en ambassadrice de l’AM.Erica. Mais pas pour toi ni pour aucun d’entre vous... Simplement pour ton petit garçon. Elle se redressa, pour aller cette fois-ci s’asseoir dans le siège qu’on lui avait proposé au départ. Elle braqua résolument son regard droit devant elle, sans regarder ni l’une ni l’autre des deux jeunes femmes, et ce fut Aileen qui rompit la première le silence. — Merci beaucoup, Cyndie, pour Théobald et pour moi. L’adolescente ne répondit rien. Qu’est-ce qui lui avait pris d’accepter une mission pareille ? Mais surtout, qui serait l’ambassadeur, le porte-parole d’Astra ? Qui ?
Kaldion a été blessé dans la cité d’Ektarim, en dehors des dômes, dans laquelle il se trouvait pour motiver la population sur place. Les médecins l’ayant soigné ce jour-là ont révélé que le jeune homme possédait une défaillance cardiaque pouvant mettre ses jours en danger.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 19
- Rodolphe -
Théobald riait aux éclats tandis que le jeune homme s’amusait à lui faire des grimaces. Le spectacle faisait sourire Sibylle assise à l’autre bout du salon de plain-pied et, visiblement, Ralph n’était pas en reste. — Depuis quand Rodolphe est-il si drôle ? demanda-t-il, assis à côté de la jeune femme. Il nous avait caché ses talents jusqu’à aujourd’hui... — Tu me prenais pour un éternel sérieux, Ralph ? répondit tranquillement l’empereur en se redressant. — Un peu. Mais ce n’est pas grave, chacun ses défauts. Sa réponse fit rire tout le monde et Rodolphe regarda son fils qui semblait tranquille et rassuré. Théobald ne le quittait plus depuis quelques jours et ils s’étaient même amusés, à plusieurs reprises, à se changer en loup et à se courir après. Dans ces moments-là, l’enfant le regardait avec une telle lueur d’iration dans les yeux que le jeune homme se surprenait à accepter sa part mutante.
Depuis qu’il l’avait tiré de la rivière, Théobald lui faisait confiance et rien n’était plus précieux aux yeux de Rodolphe qui profitait au maximum de ces instants volés, ces moments de bonheur avec son fils qui ne se reproduiraient probablement jamais. Mais la tranquillité fut de courte durée. Ils entendirent tous un cri à l’extérieur et tandis que le jeune homme se relevait d’un bond, Lucie déboulait dans le salon en ouvrant la porte qui donnait sur le parc. Elle s’arrêta devant eux, essoufflée. — Il y a une personne qui s’approche de la villa ! Je suis venue vous voir et Pierrick est allé à la rencontre de notre visiteur. Nous ne savons pas encore si c’est un enfant d’Astra qui vient nous informer ou un intrus. Le cœur du jeune homme s’emballa. Il lança un coup d’œil instinctif à son fils avant de prendre la parole. — Si je comprends bien, on a juste à attendre... Si c’est une personne seule, nous pouvons prendre le risque de rester ici. Si jamais c’était un intrus, ils pourraient toujours le garder avec eux pour l’empêcher de parler même si ce n’était pas souhaitable. Toutes leurs communications coupées pour rester indétectables avaient le désavantage de les laisser dans le noir quant à l’évolution de la situation à l’extérieur. Malgré tout le jeune homme ne put s’empêcher d’attirer à lui son fils dans un mouvement dérisoire de protection. Théobald n’avait rien à craindre des Eriquiens, mais l’enfant n’essaya pas de se dégager et l’âme enfiévrée de l’empereur s’apaisa légèrement. Les quelques minutes suivantes parurent des siècles jusqu’au moment où quelqu’un toqua à la porte. — On peut entrer ? Tout est OK ! Pierrick. Rodolphe sentit sa poitrine se gonfler de soulagement et il échangea un sourire avec Ralph, Lucie et Sibylle. Sa sœur se dirigea elle-même vers la porte pour aller ouvrir à leurs visiteurs. Pierrick entra presque aussitôt avec un grand sourire suivi d’un jeune homme plus âgé que Rodolphe qui s’agenouilla devant lui.
— Votre Majesté, j’ai d’excellentes nouvelles à vous apporter. L’empereur lui fit signe de se relever avec un sourire, cachant la gêne qu’il éprouvait comme toujours à être traité comme son rang le voulait. Sibylle, bien plus à l’aise, évidemment, s’avança vers eux et désigna un siège au jeune homme. Sur sa peau noire, le tatouage des enfants d’Astra avait été exécuté à l’encre blanche. — Tu t’appelles Hugo, c’est bien ça ? Je me souviens que tu devais nous servir de messager. Le garçon hocha tranquillement la tête, de même que Pierrick qui avait vérifié son tatouage, son identité et le mot de e avant de le laisser venir jusqu’à eux. — Oui. Et les nouvelles sont vraiment formidables. Il lança un coup d’œil gêné en direction de Théobald assis aux pieds de Rodolphe. L’empereur posa une main sur l’épaule de l’enfant. — Tu peux parler devant lui sauf si c’est une information compromettante. Hugo hocha la tête avant de se caler dans son siège, de serrer ses mains l’une contre l’autre et de se pencher en avant d’un air concentré pour reprendre la parole. — Le parlement et la reine acceptent d’engager des pourparlers. Ils enverront un émissaire au stade Violin d’Ivy. Ils ont juré, devant toutes les caméras de la galaxie, qu’ils ne toucheraient pas à l’envoyé des Astrayens qui négociera les accords. La rencontre aura lieu devant une assistance composée à moitié de personnes que nous aurons choisies et de l’autre des Eriquiens qu’eux réclameront. Tout cela s’annonce donc très bien. Il ne reste plus qu’à choisir qui nous représentera et accepter ou non la date qu’ils proposent qui est dans trois jours... Rodolphe voulut répondre, mais Sibylle intervint avant lui, avec une voix coupante et dure qu’il détestait chez elle et qu’elle ne possédait que depuis qu’on lui avait implanté ce maudit ravageur qui la dévorait. — Ce sera moi. Il faudra envoyer quelqu’un capable de prendre des décisions importantes. Je représenterai Astra.
L’empereur se leva d’un bond de son siège et son cri sortit de sa poitrine sans qu’il réfléchisse, entre ordre et supplique. Il ne voulait pas prendre le risque de la perdre encore une fois. — NON ! Je te l’interdis ! Sib... Mais sa sœur lui lança un regard froid qui le fit frémir. Sa voix s’adoucit pourtant lorsqu’elle reprit la parole. — Ils ne me feront rien, Rodolphe. Ils se sont engagés devant la galaxie entière ! — Mais je ne veux pas le risquer. Sibylle, je ne veux pas qu’on soit en désaccord. Mais j’ai besoin de toi... Ils se défiaient du regard. — Donc tu voudrais risquer la vie de quelqu’un d’autre ? De qui ? Le silence qui suivit était si lourd que l’on aurait pu entendre une mouche voler. Rodolphe eut l’impression que tout son être se désintégrait. — Très bien, je ne peux t’obliger à rien. Vas-y, Sibylle, mais, par pitié, jure-moi de revenir en vie. Rodolphe se détourna pour qu’elle ne voie pas sa peine et personne d’autre n’osa intervenir. Sa sœur le rejoignit en quelques pas et posa une main sur son épaule d’un geste qui faillit lui arracher une larme. Ce simple , quelle douleur avait-il déclenchée en elle ? Il avait peur par instant qu’elle ne tienne plus assez à la vie pour se battre, et cela, il ne pouvait tout simplement pas le concevoir. — Je ne peux pas te jurer cela, murmura la jeune femme d’une voix basse que lui seul entendit. Mais je ferai de mon mieux... Tu sais que tu peux me faire confiance, Rodolphe. Après cette rencontre... On pourra rentrer chez nous, tu verras, tous ensemble. À Astra... Non. Pas tous. Il lança un regard triste à Théobald, mais ne prononça aucun mot. Il hocha la tête lentement et tout le monde se détendit dans la pièce lorsqu’il reprit la parole, visiblement plus serein.
— Tu as un talent fou pour négocier de toute façon. Quoique ton ami, je ne sais plus comment il s’appelle, soit doué, lui aussi, si je me rappelle bien ce que tu m’as raconté... — Carlys ? Mmm... Oui, mais il n’a aucune discipline. Très mauvais pour ne pas froisser l’adversaire dans la discussion. Ils échangèrent tous un sourire et seul Théobald lança un coup d’œil inquiet à Rodolphe. Les choses étaient sur le point de changer.
***
3 jours plus tard.
Dans la villa, l’ambiance n’était plus la même. Tout le monde attendait avec anxiété le soir et les nouvelles. Sibylle était partie avec Hugo, la veille, pour les représenter. Rodolphe, quant à lui, s’était enfermé dans sa chambre et était resté seul, assis sur sa couchette, la tête enfouie dans ses bras. Il sentait le sang battre dans ses veines. Tant de choses dépendaient de ce qui allait se er dans la soirée. Des négociations. Logiquement, Sibylle avait raison. Les Eriquiens ne pourraient pas la toucher après s’être engagés devant la galaxie entière. Mais s’ils lui faisaient tout de même du mal ? La jeune femme avait tenté de lui faire promettre de ne jamais l’accepter comme monnaie d’échange contre Théobald si jamais ils l’enlevaient. Sans succès. Il redressa la tête pour vriller ses yeux pailletés d’or sur le mur blanc devant lui. Une autre idée le taraudait. Et si les Eriquiens tenaient leur parole ? Et s’ils négociaient bien avec Sibylle ? Que ressortirait-il alors de tout ça ? La respiration du jeune homme s’accéléra. Pouvaient-ils vraiment toucher enfin au but ? Retrouver leur planète ? Cela lui paraissait impossible et pourtant ils
n’avaient jamais été aussi près… Soudain, l’on frappa à sa porte. L’empereur se redressa, se composa une mine imible et haussa la voix pour répondre. — Entrez ! La porte s’ouvrit timidement. Le visage de Rodolphe s’éclaircit aussitôt d’un sourire. Il désigna la place près de lui sur sa couchette. — Oh, c’est toi, Théobald. Viens t’asseoir, si tu veux. L’enfant hocha la tête sans répondre et referma doucement le battant avant de le redre. Le jeune homme le souleva par les épaules pour le hisser à ses côtés. — Qu’y a-t-il ? Tu voulais me parler ? Le prince acquiesça d’un air sérieux avant de relever son regard si semblable vers l’empereur. — Oui. Je voulais vous demander... Nous nous reverrons, un jour ? Rodolphe crut que son cœur allait s’arrêter de battre pour de bon. Cette question le déchira de l’intérieur en même temps qu’elle l’emplit d’une joie amère. Il laissa échapper un rire qui se voulait insouciant, mais qui resta tendu, avant d’ébouriffer tendrement les cheveux de son fils. — Peut-être, qui sait ? Il songea que s’ils se revoyaient un jour ce serait face à face en combattant pour deux pays qui ne pourraient jamais s’entendre. — Je vous demande ça, continua l’enfant, parce que je vous apprécie. Je sais que vous faites peur à ma mère et à tout le monde chez moi. Et vous m’avez enlevé. Mais vous avez été bon avec moi, et je vois bien que vous allez me rendre. Et puis, surtout… vous êtes comme moi. Vous avez les mêmes yeux, la même façon d’essayer de ne pas vous transformer… Je ne suis pas seul. Je ne suis pas… Je suis comme vous. Rodolphe recula, le regard soudain assombri et la respiration presque sifflante.
Plus tard, dans quelques années, que penserait le prince de l’AM.Erica ? Aileen choisirait-elle un jour de lui révéler la vérité de ses origines ? Rodolphe ne se sentait pas en droit de le faire. Il avait caché ce qu’il était à la reine, c’était à elle de choisir ce qu’elle voulait bien dire à l’enfant. Mais cela déchirait le jeune homme un peu plus à chaque sourire que lui adressait Théobald. Sans compter qu’avouer la vérité serait aussi le mettre en danger. Le petit prince parvint à le surprendre en redevenant très grave tout à coup et en prenant la main de l’adulte, inversant presque les rôles. — Dites... quand je serai grand, je serai le roi de l’AM.Erica, c’est Maman qui me l’a dit. Alors, vous serez mon ennemi, non ? Ses yeux inquiets se posèrent dans les siens et Rodolphe ne trouva plus de mots pour exprimer sa souf. Il répondit enfin d’une voix basse sans dégager sa main. — Je... Je suppose, oui. — Je n’en ai pas envie. Je voudrais vous promettre une chose. Je vous jure que vous n’aurez jamais rien à craindre de moi. Le cœur en un millier de morceaux, les nerfs à vif et l’âme brisée, l’empereur parvint à répliquer. — Je ne peux pas accepter une parole pareille. Tu es un enfant et tu découvriras que, lorsque l’on dirige, on fait toujours des sacrifices. Mais sache que jamais, jamais je n’oublierai ce que tu viens de dire, merci pour cela, Théo-bald. Le prince le fixa longuement en fronçant les sourcils et dégagea sa main doucement. — Et vous, vous avez de l’affection pour moi ? questionna-t-il. Rodolphe aurait pu tenter de mentir pour le protéger un peu plus, mais il n’en eut pas la force. — Bien sûr. J’ai rarement rencontré un petit bonhomme si courageux.
Les yeux du prince brillèrent alors et il laissa échapper un grand sourire. — Alors je ferai comme je vous l’ai dit. Quand je serai grand, je dirai que je vous ai promis d’être votre ami. Vous verrez ! L’enfant, soudain ému, vint poser la tête sur l’épaule de son aîné, tout doucement, avec une confiance nouvelle. — Moi... Moi aussi, je te le jure. Je ne te ferai jamais de mal, Théobald, souffla le jeune homme en entourant le prince d’un bras protecteur. Ce fut à cet instant précis que la porte de la pièce s’ouvrit de nouveau. Sibylle surprit les dernières paroles de son frère et resta quelques secondes stupéfaite en les voyant tous les deux dans les bras l’un de l’autre. Un sourire triste affleura à ses lèvres et elle quitta la chambre en silence, comme elle était venue, sans avoir troublé le prince et l’empereur. La promesse qu’il venait de faire, Rodolphe songea qu’il la respecterait toujours, quelles qu’en soient les conséquences, même si l’enfant qu’il serrait contre lui devait oublier la sienne.
Les révolutionnaires martiens ont vu leur unicité voler en éclats. Taery et Kaldion, deux des principaux chefs, ont eu une violente altercation. Il est difficile aujourd’hui d’en relever exactement le sujet, mais il se pourrait que ce soit lié à la dernière des chefs, Loreleï.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P .
Chapitre 20
- Cyndie -
Vingt-deux heures. La jeune fille ne s’était jamais sentie aussi tendue qu’à cet instant, du moins en avait-elle l’impression. L’aéronef la conduisant au gigantesque stade Vio-lin venait de se poser derrière le bâtiment. Les bancs en arc de cercle sur les gradins étaient combles, et l’atmosphère électrique. Tout le monde gardait le silence, y compris les journalistes de la galaxie, dans leurs loges réservées, au centre des estrades. Dans la loge officielle devaient se tenir Aileen, ainsi que le commandant Andrei, sa sœur Sandrine, et a priori deux ou trois gardes. Tout avait été préparé et minuté. Il avait beau faire nuit noire à cette heure, de grands projecteurs balayaient la piste de sable, sur laquelle se déroulaient habituellement les épreuves sportives, et diffusaient une lueur bleutée blafarde. Le bâtiment ressemblait à un large ovale à ciel ouvert. Cyndie ferait son apparition par la partie la plus à gauche tandis que l’envoyé astrayen surgirait au même moment de la porte du stade opposée. Ensuite, ils gagneraient la tente qui avait été dressée au centre de l’endroit et auraient deux heures pour discuter des
termes de l’accord. — Mademoiselle ? Est-ce que ça va ? Cyndie porta instinctivement sa main à la poche intérieure de sa veste pour s’assurer qu’elle avait toujours sur elle l’écran contenant toutes les propositions que pouvait valider le parlement ou Aileen. Elle hocha la tête, le sourire un peu crispé, en direction du pilote de son aéronef. — Oui, merci de vous en inquiéter. Pourtant, en posant le pied à terre sur la pelouse trempée par une pluie qui venait de tomber, elle sentit un léger tressaillement la parcourir. Elle avait de nouveau l’impression de n’être qu’une enfant seule et effrayée. Elle fit un pas en avant, puis un autre. Elle ne pouvait plus faire marche arrière. Cyndie parvint ainsi jusqu’à la grande porte où deux gardes la dévisagèrent avec une légère animosité. — Vérification d’identité. L’adolescente tendit le bras pour poser son doigt dans leur analyseur d’ADN. — Cyndie Astra. Vous pourrez entrer d’ici deux minutes exactement. La jeune fille avala nerveusement sa salive en songeant que tout cela ne ressemblait qu’à une mauvaise pièce de théâtre. Sa révolte, qui ne la quittait jamais, reprit le dessus et elle ne put s’empêcher de s’am à les mettre mal à l’aise. — Pourquoi me détestez-vous ? L’homme fit mine de ne pas comprendre, mais sa collègue la toisa quelques secondes avant de répliquer. — Vous n’êtes pas des nôtres. Ce n’est pas suffisant ? — Alors qui suis-je ? Les Astrayens ne me reconnaissent pas non plus. L’homme cracha légèrement ses mots.
— Vous n’êtes de nulle part. Presque une erreur en fait... Logiquement, vous ne devriez plus être en vie, puisque tout votre peuple a disparu. Vous n’êtes rien. Cette fois-ci, Cyndie ne répondit pas et se détourna vers la porte pour ne plus avoir à soutenir leur regard. C’était trop dur de se voir de nouveau rejetée avec en plus les mots qu’elle se répétait à elle-même, tous les soirs, avant de s’endormir. — Bien. Il est l’heure ? — Attendez... C’est bon. Un énorme « gong » retentit et les portes coulissèrent pour lui ménager un age. Sans un regard supplémentaire pour les deux gardes, l’adolescente remonta son sac sur son épaule, vérifia une énième fois qu’elle avait bien sa tablette numérique, resserra sa veste ouverte et s’avança dans l’allée de sable entre les hauts gradins emplis d’une foule dangereusement silencieuse. De l’autre côté devait s’avancer, de la même façon, l’envoyé astrayen. Cyndie avait refusé de porter l’uniforme eriquien et elle le regretta presque lorsqu’elle entendit une explosion de cris, à l’autre bout du stade. Des cris, des hurlements d’enthousiasme et de soutien qui résonnaient dans l’espace vide. — AS-TRA ! AS-TRA ! AS-TRA ! POUR ASTRA ! Du côté eriquien, il n’y avait que le silence. Elle se sentit rougir de honte et songea, de nouveau, que personne ne tenterait jamais de la comprendre. Elle faisait l’effort de venir, mais qu’importe, ils la haïssaient tous. Les yeux pleins d’une rage et d’une colère qu’elle ne maîtrisait pas, Cyndie releva la tête vers la loge centrale surélevée qui délimitait les deux parties du stade. Était-ce une impression ? Elle eut la sensation que Sandrine lui adressait un léger sourire d’encouragement, et qu’Aileen dardait sur elle un regard moins dur que de coutume. Mais avec la distance, rien n’était moins sûr. Il pleuvait. Quelques gouttes qui s’infiltraient sous ses vêtements légers et dégoulinaient le long de ses joues et de ses boucles blondes. Et puis, presque brusquement, elle fut devant la tente. Elle attrapa l’un des pans de la porte de tissu, le souleva et se glissa à l’intérieur.
La première chose qui la frappa de plein fouet fut le soulagement. Enfin, elle n’était plus exposée aux milliers de regards hostiles ! La seconde fut la vive lumière qui éclairait l’endroit. Les cris d’encouragement cessèrent en même temps que les yeux de Cyndie s’habituèrent au changement d’éclairage et ce qu’elle vit la glaça bien plus que le silence qui l’avait accueillie précédemment. Debout, bien droite, à l’opposé de la tente, bras croisés sur sa poitrine, une jeune femme la regardait sans dire un mot, le front barré d’une ride dure. Sibylle Astra. En un instant, des rires envahirent l’esprit de Cyndie, et puis les flammes, le cauchemar, le voyage seule en capsule dans l’espace, et sa cousine qui l’accueillait à l’arrivée et la prenait dans ses bras. Mais elle l’avait abandonnée après leur arrivée en AM.Erica. N’avait-elle jamais cherché à la revoir ? La jeune fille s’efforça de se raccrocher à cette pensée sans vraiment y parvenir. — Si j’avais su que ce serait toi, souffla l’adolescente d’une voix amère, je ne serais pas venue. — Moi je serais quand même venue, répondit la sœur de l’empereur. Tu as choisi le camp des traîtres et de la mort, Cyndie. Elle releva la tête. La vive lumière éclaira alors le Ravageur sur sa gorge et l’adolescente tressaillit. Elle savait que sa cousine en portait un, mais le voir en vrai, voir la boule de métal implantée dans sa gorge qui pulsait à chacune de ses respirations comme un être vivant... Cyndie détourna les yeux sans répondre. — Je ne m’adresserai pas à ma cousine, ce soir, elle est morte il y a longtemps pour moi. Je ne parlerai qu’à l’ambassadrice eriquienne... En silence, l’adolescente alla s’asseoir dans le siège le plus proche, face à la table, les yeux rivés sur le sol. Les mots qu’elle venait d’entendre déchiraient son âme. Sibylle ne fit pas un geste pour s’asseoir et Cyndie remarqua que sa cousine évitait simplement d’effleurer tout ce qui l’entourait. L’adolescente s’obligea à
adopter le même ton froid que son interlocutrice et sortit d’un geste nerveux l’écran de sa veste. — Quelles sont les revendications d’Astra ? Si elle avait été face à une cousine prête à l’aimer et l’écouter, Cyndie lui aurait hurlé son désespoir à la figure. Quelle différence y avait-il entre trahir sa famille et enlever un enfant ? Les deux crimes ne se valaient-ils pas ? Mais elle ne conservait aucune illusion. S’il y avait bien une chose plus précieuse que tout aux yeux de Sibylle, c’était son frère. Que Cyndie ait osé mettre sa vie en danger devait lui paraître tout simplement intolérable. — Nous voulons qu’un décret officiel nous redonne la planète connue sous le nom d’Astra. Et que nous obtenions l’accès de la flotte aérospatiale pour nous y rendre. La jeune fille eut du mal à retenir une grimace horrifiée. Elle avait beau s’attendre à cette demande, il était quand même difficile de l’entendre, et ce même si elle était aussi légitime que sa volonté de retourner sur Sagan. Pendant un instant, elle eut envie de supplier sa cousine de la laisser redre leur camp. Mais elle se rappela ensuite de la haine que lui vouaient les Astrayens et baissa ses paupières pour cacher son regard enflammé par la peur et la peine. — Le parlement et la reine n’accepteront jamais. Sibylle s’énerva suffisamment pour oublier de faire attention et elle balança sa main en direction du bureau. Au moment où son poing heurta la surface dure, elle perdit pendant quelques secondes le contrôle d’elle-même et une terrifiante grimace de douleur ravagea ses traits. Elle se reprit bien vite pourtant et se releva lentement sous le regard stupéfait de sa cousine. — Nous ne voulons négocier que sur cette base... Notre retour à Astra. Cyndie posa sa tablette de verre devant elle et l’alluma en posant un doigt tremblant dessus. — Les Eriquiens sont prêts à proposer, à une petite unité, dix personnes maximum, le retour à Astra dans une parcelle qui leur sera attribuée sur l’avis du conseil des Nations unies. Voilà le contrat et...
Sibylle l’interrompit sans la regarder d’une voix radicalement différente. — Tu sais très bien que ce n’est pas ce que nous voulons Cyn’... L’adolescente ferma les yeux quelques secondes avant de les rouvrir. — Ne me parle pas comme ça. Si tu veux me détester, n’essaie pas de me rappeler ce que nous avons vécu toutes les deux. Il y eut un silence, puis la sœur de l’empereur hocha la tête, son regard rêveur laissant de nouveau place à une expression dure. Cyndie sentit comme un regret poindre en elle. Pendant quelques secondes, sa cousine s’était laissé aller et l’amitié qu’elle lui portait toujours s’était vue. — Ce n’est peut-être pas ce que vous voulez, cette parcelle et ces dix citoyens astrayens... Mais l’AM.Erica ne lâchera pas grand-chose de plus. Sibylle fit quelques pas dans la pièce, avant de répliquer. — Mille astrayens, les moyens de redre notre planète et au moins cent mille mètres carrés de terre réhabilitable. Et l’amnistie générale… Cela, vous nous le devez. Nous voulons également récupérer le prisonnier Saedor et la couronne de notre empereur. Cyndie ne s’était pas attendue à ce qu’elle capitule si vite, mais elle comprit rapidement. Sibylle n’avait jamais cru obtenir tout Astra, mais une première base était déjà un début, une faille dans le raisonnement eriquien qui avait voulu les intégrer. L’adolescente ralluma son écran et consulta les notes que lui avait laissées Aileen, bien qu’elle les connaisse par cœur. Cela lui apportait une contenance à opposer à la froideur de sa cousine. Cyndie ferma les yeux et fit er devant elle l’écran pour le tendre à la jeune femme sans un mot. Celle-ci lut attentivement les consignes d’une voix neutre. — Tu as le droit de m’accorder soixante-quinze mille mètres carrés et une population de quatre cents personnes... Je vois. Propose à ta reine six-cents personnes, dix mille mètres carrés de plus et insiste sur l’immunité pour tous les Astrayens. Ainsi que la promesse que, lorsqu’on rendra Théobald à sa mère,
personne ne sera enlevé ni tué parmi les nôtres. Mes autres demandes ne sont pas négociables. Cyndie ne prit pas la peine de répondre et récupéra sa tablette. En quelques minutes, elle tapa le message et l’envoya à Aileen. Elle éteignit ensuite l’écran, s’adossa au fond de son siège, et murmura sans regarder Sibylle. — La reine va accepter. Ta demande est très raisonnable... — Je le sais. Nous obtiendrons plus dans quelques mois. Elle avait raison. En autorisant une base sur Astra, les Eriquiens acceptaient des transports réguliers d’une planète à l’autre. Qui empêcherait les Astrayens de débarquer petit à petit et de coloniser de nouvelles terres ? Sans compter le fait que la galaxie entière se rangeait de plus en plus à leurs côtés... Tandis qu’elle n’arrivait même pas à regagner Sagan ! Une jalousie terrible mêlée de tristesse l’envahit et elle cria brusquement. — Tu n’y arriveras pas ! Vous n’y arriverez pas ! Il y aura bien un combat à un moment donné... Et ce jour-là, vous perdrez tout, comme moi ! Le regard de Sibylle s’illumina d’un sentiment étrange tandis que Cyndie retombait dans son siège sans plus retenir ses sanglots, ces larmes qu’elle attendait de verser depuis des années. Sa cousine fit comme un geste pour venir vers elle, lorsque l’écran sur la table s’illumina porteur de quelques mots simples :
« Requête acceptée. »
Retrouvant sa froideur diplomatique, la jeune femme s’inclina avant de tourner les talons et de quitter la tente. — J’attends que ce soit annoncé publiquement dans les prochaines minutes, devant les journalistes de la galaxie.
Puis le pan de tente retomba et Cyndie se retrouva de nouveau seule. Elle l’avait fait. Théobald serait rendu aux siens, mais l’adolescente n’en ressentait aucune joie, juste un grand vide. Il fallait qu’elle essaie de revoir James et Sandrine. Elle avait terriblement besoin d’une seule chose : que quelqu’un la console. Jusqu’ici, personne n’y était totalement parvenu. Dehors, lorsqu’elle souleva de nouveau le pan de la tente, il pleuvait à verse. Malgré cela, les gradins étaient toujours pleins et les cris plus enthousiastes que jamais du côté astrayen. Pour elle, il n’y eut de nouveau qu’un lourd silence.
Le prince Liam avait repris le contrôle de Mars. Avec la résistance divisée, de nombreuses arrestations et la peur des camps, le pouvoir semblait assuré dans ses mains pour encore de nombreuses années.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 21
- Aileen -
La jeune femme se tenait sur l’immense trône au fond de la salle aux colonnades et s’efforçait d’avoir l’air maîtresse d’elle-même. Il faisait frais et la pièce était comble malgré sa taille. Des milliers de journalistes étaient réunis pour entendre sa déclaration au lendemain de la visite de Sibylle Astra. La foule s’agita encore dans la salle et Andrei, placé à côté d’elle, avec Sandrine, posa une main nerveusement sur son arme. La sécurité avait été renforcée et la tension était à son comble. — Hum, hum... Cette voix ! La jeune femme se retourna d’un bond vers sa droite et un immense sourire lui monta aux lèvres. — James ! Les médecins avaient enfin trouvé un médicament que son organisme ne rejetait
pas. Il était pâle, les traits tirés par la fatigue et faisait presque peur, soutenu par une Cyndie vacillante sous le poids du prince. Néanmoins, il affichait un courageux sourire. — Salut p’tite sœur, répondit-il d’une voix rauque. Je voulais être là pour voir ça... Et me soutenir. Il ne l’avait pas dit, mais son regard l’exprimait assez explicitement. Sandrine, pour sa part, eut du mal à rester à sa place. Elle lança un coup d’œil resplendissant au jeune homme et quelques paroles de son habituel ton amusé et mesuré. — Contente de te revoir debout, James... Si l’on peut appeler cela debout, cependant. Soutenu par un garde qu’Andrei avait fait venir d’un geste et Cyndie, le jeune homme ne paraissait pas au mieux de sa forme. Mais, pour sa sœur, il fit mine d’être vexé et écarta ses aides. Il faillit tomber malgré son sourire et sembla profondément soulagé lorsqu’il put enfin s’asseoir. Sandrine s’exprimait rarement avec enthousiasme, toujours terriblement sérieuse en toute occasion. Son émotion ne s’était manifestée cette fois-ci que par un léger frémissement de sa lèvre inférieure et un regard plus ardent que de coutume. Aileen se sentit touchée de cet échange entre ses aînés et plus forte pour affronter ce qui allait suivre. Lorsqu’elle avait pris connaissance des conditions demandées par Sibylle Astra, elle avait cru perdre tout espoir. Comment le parlement pourrait-il seulement accepter ? Pourtant, à sa grande surprise, les représentants que l’assemblée lui avait affectés avaient été unanimes : c’était un prix fort, mais cela en valait la peine pour récupérer le prince. Aileen eut un léger pincement au cœur en y repensant et s’installa plus profondément dans le trône inconfortable en contemplant la petite foule qui prenait place devant elle. Les représentants du parlement avaient cédé à toutes les exigences astrayennes parce qu’ils croyaient son fils, leur prince héritier, en danger. S’ils avaient su que
Rodolphe Astra en était le père, les choses auraient été bien différentes. Elle appréhendait presque le moment de retrouver son enfant en même temps qu’elle l’attendait avec impatience. Comment Rodolphe avait-il réagi face à Théobald ? Elle le découvrirait bien assez tôt. — Majesté ? Aileen rouvrit les yeux vivement pour se tourner vers son commandant. — Andrei ? — Je pense que tout le monde est prêt et que nous pouvons commencer l’annonce. Aileen acquiesça en remarquant que la salle s’était installée et que le silence avait petit à petit envahi l’espace. Elle jeta un regard à son frère qui lui lança un pâle sourire encourageant, à Cyndie, qui lui retourna son habituelle grimace furieuse, et vers Sandrine qui hocha la tête doucement. Son aînée ressemblait plus que jamais à une reine. Longue robe dénudant l’une de ses épaules, élégante, cheveux coiffés avec soin et ramenés en une couronne de tresses, maquillée : elle était superbe et Aileen lui avait rarement aussi peu ressemblé. Mais la jeune femme n’avait pas le temps ni l’envie de s’attarder sur de pareils détails. Aileen se leva de son siège et aussitôt, dans un ensemble parfait, toute la salle s’inclina, y compris sa famille et Andrei. Lorsque tout le monde se fut redressé et que chacune des caméras fut allumée, la jeune femme fit deux pas avant de s’immobiliser sur l’espace en hauteur entre les deux escaliers colossaux menant au reste du palais. — Mesdames, messieurs, je crois que tout le monde sait pour quelle raison nous sommes réunis aujourd’hui. Je vais prendre l’engagement, au nom de notre nation et du parlement, devant vous tous ici présents, et ceux qui regardent en ce moment même leur écran, de respecter les conditions débattues hier avec la représentante envoyée par les Astrayens pour négocier le retour du prince héritier, Théobald. La jeune femme fit une pause, dévisageant un instant ceux qui lui faisaient face.
Aucune réaction. Seul Andrei, à sa gauche en contrebas à côté de Sandrine, releva son regard de l’écran qu’il consultait pour chuchoter quelques paroles à l’adresse de sa souveraine. — Un aéronef cercle autour du bâtiment depuis quelques minutes. Il n’avait pas besoin d’en dire plus. Aileen, comme son frère et ses deux sœurs, avait parfaitement compris. À l’extérieur, tout près, les Astrayens devaient attendre qu’elle ait fini de prononcer les engagements qu’elle prenait face à la galaxie. Théobald devait être avec eux. Un léger sourire monta aux lèvres de la jeune femme qui répondit alors en direction d’Andrei tout en songeant qu’elle n’avait plus qu’une envie, terminer rapidement son discours pour pouvoir serrer son petit garçon dans ses bras. — Dites aux gardes de les laisser tranquilles et de leur permettre de se poser. Je ne tiens pas à ce qu’ils repartent avec Théobald. Andrei hocha la tête avant de répliquer d’un ton égal qui cachait sa propre émotion. — Ordre déjà donné. Alors la jeune reine s’efforça de ne plus penser qu’à son discours. Elle reprit la parole plus fortement, sa voix se répercutant contre les voûtes, amplifiée par le lieu et les multiples micros qu’elle venait de réactiver d’un clic sur son écran. — Je prends donc, en notre nom à tous, l’engagement de libérer le prisonnier Saedor Astra, plus communément connu sous le nom du « régent » ; de laisser des Astrayens d’origine s’installer sur leur ancienne planète dans les limites définies, dix mille kilomètres carrés, mille habitants ; de rendre la couronne de l’empereur, et enfin... j’annonce une amnistie générale. Aileen hésita un instant, cherchant brusquement ses mots avant d’enfin terminer devant la foule. — Donc, à la condition toutefois qu’il ne soit pas prouvé dans l’avenir que l’empereur, ou n’importe lequel des Astrayens, tente de déstabiliser l’AM.Erica ou de changer de nouveau le cours de la guerre, aucun de nos soldats ne recevra l’ordre de les arrêter ou d’atteindre à leurs libertés, de quelque manière que ce
soit. Rodolphe Astra peut donc cesser de se cacher, à condition de ne plus tenter de renverser le gouvernement et que Théobald d’Erica nous soit rendu. Aileen poussa un léger soupir en désactivant les micros et la salle éclata en un brusque tonnerre d’applaudissements. — Super discours. Elle adressa un sourire à James en réponse avant de reculer pour se rasseoir dans son siège. La jeune femme avait du mal à penser correctement. Rodolphe était libre, mais qu’est-ce que cela changeait pour eux et leur encombrant secret ? Elle inspira profondément avant de se résoudre à la réponse : rien malheureusement ! Quant à libérer Saedor... Cela la rendait heureuse. Elle était retournée de nombreuses fois discuter avec le régent d’Astra et s’était prise d’une profonde iration et amitié pour lui. D’autant plus qu’elle adorait, malgré elle, l’entendre dire qu’il avait toujours estimé Orys et qu’elle tenait de lui ses meilleures qualités. Soudain, l’immense double porte de la grande salle s’ouvrit et Aileen distingua, au bout de l’allée, entre les rangées de sièges, deux silhouettes qui se détachèrent à la clarté du soleil qui les accompagnait. La jeune femme perdit le peu de couleur qui lui restait au visage en se levant en même temps que toute la foule plongée dans un religieux silence. Le garde préposé à la porte annonça alors d’une voix grave qui résonna dans les micros : — Son Altesse, le prince Théobald d’Erica, et... Il hésita, ne sachant s’il devait donner le titre de l’autre visiteur ou feindre de ne voir en lui qu’un homme parmi tant d’autres, mais il finit tout de même par se résoudre, portant un coup invisible au cœur de sa souveraine. — L’empereur, Rodolphe Astra ! La jeune femme étendit le bras d’un geste instinctif pour faire signe à ses gardes
de baisser leurs armes, le cœur au bord des lèvres. Venait-il la voir ? Sentait-il, lui aussi, cette sensation étrange dans tout son être ? Tendait-il vers un seul but, être face à elle, la serrer contre lui ? Sandrine mit fin à ses espérances illusoires. — Quel coup de génie que de venir en personne, lâcha-t-elle en contrebas. Nous venons, devant toutes les caméras du monde, de confirmer son rang. Un titre qu’il vient lui-même assurer. James acquiesça et Aileen sentit quelque chose lui déchirer les entrailles. Elle détesta soudain de toutes ses forces le jeune homme qui s’avançait dans l’allée, une main sur l’épaule de Théobald, au milieu de la foule chuchotant. Cet espoir... Cet espoir qu’il soit venu pour elle si vite éteint par l’implacable logique politique et militaire. Et bien qu’elle crût ne plus être capable de garder son calme, elle s’appliqua tant bien que mal à conserver un visage parfaitement impénétrable, même lorsqu’elle sentit peser sur elle le regard d’Andrei. Lorsque les deux visiteurs furent à mi-chemin de l’allée, le cœur d’Aileen choisit, de lui-même, de se concentrer sur son fils et de se libérer de cette peur viscérale qui l’avait étreint : celle de le perdre. Il lui sembla s’écouler un siècle lorsque l’enfant, auparavant intimidé par tous les regards fixés sur lui, oublia tout pour se mettre à courir dans la salle en criant. — Maman ! Il n’y eut alors plus de titre ou de couronne. Elle descendit précipitamment les quelques marches qui la séparaient du sol et se précipita vers son fils en ouvrant grand les bras. Lorsqu’il s’y engouffra, elle put alors, devant toute la foule, le serrer très fort contre elle en plongeant sa tête contre l’épaule de l’enfant. — Oh, Théo, j’ai eu si peur... Tu m’as tellement, tellement manqué... La salle fut alors prise d’un délire faisant s’élever des cris de joie et crépiter les flashs des caméras, sous les applaudissements. Devant cette scène émouvante, tout le monde semblait avoir oublié l’empereur qui continuait de s’avancer d’un pas égal, une main dans la poche de sa veste noire.
— Un pas de plus et je tire. Dans la joie ambiante, seule Aileen et sa famille entendirent la phrase lâchée par Andrei. La jeune femme releva alors la tête, sans lâcher son fils. Rodolphe se tenait à un mètre d’elle, son regard à la fois brûlant et doré, comme celui de Théobald, vrillé sur elle. Un déluge d’émotions l’envahit en même temps que le jeune homme s’immobilisa, dévisageant calmement Andrei qui visiblement ne tenait pas plus que cela à devoir mettre à exécution sa menace. Sandrine venait de redre sa sœur et elle déposa un baiser sur les deux joues de Théobald avant de se redresser et de foudroyer l’empereur des yeux. — Pourquoi restez-vous là ? Vous avez eu ce que vous vouliez, non ? L’empereur la rassura en reculant d’un pas. Lorsqu’il prit la parole, la jeune femme eut l’impression que son sang se changeait en un feu brûlant et elle eut conscience de rougir de nouveau, le cachant derrière ses longs cheveux sans oser encore affronter le regard de l’homme à qui elle était mariée. Elle ne voulait pas y voir l’oubli de leurs sentiments. Tout, mais pas cela. — On s’attache à un enfant qu’on enlève, mine de rien. Je voulais vérifier qu’il irait bien et lui dire au revoir. James, derrière eux, poussa un juron et Sandrine parut furieuse, outrée, comme si elle pensait qu’il se moquait ouvertement de leur joie à tous de retrouver le prince. Aileen, cependant, ne put s’empêcher de se demander si ce n’était pas un message qui lui était adressé. Elle n’osa toujours pas relever les yeux, même lorsqu’elle se remit debout, quittant l’étreinte de Théobald. Il devait l’aimer encore, il..., mais les paroles de Sandrine lui revinrent. Un calcul ! Rien qu’un maudit calcul ! Peut-être même que la déstabiliser faisait partie du plan. Une douleur aiguë ainsi qu’un terrible sentiment d’abandon la traversèrent, et sa fierté lui fit soudain vriller son regard dans celui de l’empereur. Erreur. Son visage, ses cheveux sombres, ses lèvres qu’elle aimait embrasser, ses bras qu’elle aimait sentir autour d’elle... Elle pouvait presque sentir d’ici son odeur qui lui rappelait parfois celle d’un fauve, un loup, comme Théo-bald. Les traits
du jeune homme se contractèrent sous son examen et quelque chose qui ressemblait vaguement à un sourire étira ses lèvres. — Votre Majesté, je... Quel coup de maître que de venir en personne ! Aileen n’arrivait pas à s’enlever ces mots de la tête. Refrénant avec beaucoup de difficultés son envie de laisser tomber le masque, elle coupa violemment l’empereur. — Je ne vous dis pas merci pour mon fils, lâcha-t-elle froidement sous le regard soulagé d’Andrei. Vous pouvez partir. Nous ne désirons pas davantage votre présence. Elle vit alors le jeune homme hésiter longuement, puis lui lancer un coup d’œil qu’elle ne parvint pas à interpréter, avant qu’il ne s’exprime enfin. — Très bien... Non. Quand libérez-vous Saedor ? Et concernant la couronne ? Sandrine reprit la parole. — Douteriez-vous de la promesse d’une reine ? Sae-dor vous sera rendu dans les prochaines heures, et il aura l’objet avec lui. Partez maintenant. La jeune femme avait rarement entendu sa sœur parler d’une voix aussi glaciale. Elle sentit Théobald resserrer ses bras autour de son cou d’un air inquiet et Aileen devina qu’elle était à deux doigts de craquer. C’était cela qui inquiétait Rodolphe ? Qu’elle tienne sa parole ? Qu’avait-elle imaginé ? Mais l’empereur fit alors un brusque pas en avant, sans que personne n’ait le temps de réagir, et, devant les caméras de la galaxie, déposa un léger baiser sur la joue de Théobald dans les bras d’Aileen. — Adieu, murmura-t-il. La jeune femme sentit son souffle et cette fois-ci aucune pensée raisonnable ne put l’empêcher de se demander à qui s’adressait ce dernier mot. Puis, l’empereur fit demi-tour et s’enfonça de nouveau dans la grande allée.
Était-ce une impression ? Il semblait plus voûté qu’à l’arrivée et ses traits durcis. Le silence revint sur son age en même temps que tous s’écartaient devant lui. Ses pas résonnèrent entre les colonnes de pierre, mais aussi, plus lourdement, dans l’âme assombrie d’Aileen. Que venait-elle de faire ? L’aimait-il encore ? Pourquoi était-ce si compliqué ? Alors son fils s’agita dans ses bras et eut un sourire. — Vous savez Maman, il a été gentil avec moi. Sandrine parut choquée, James aussi, mais pas Andrei, et surtout pas Cyndie. L’adolescente affichait une mine défaite qu’Aileen ne lui avait vue que la veille après son entretien avec Sibylle. Ne venait-elle pas de se retrouver face à l’homme qu’elle avait trahi ? Mais avant que la reine puisse dire le moindre mot, Cyndie profita du brouhaha renaissant et des centaines de personnes qui s’approchaient pour venir voir leur prince héritier, pour s’éclipser et cacher la peine qu’elle éprouvait. Aileen aurait adoré pouvoir faire de même et er ces précieux instants avec son fils retrouvé. Elle souriait aux félicitations, comme si elle venait de remporter une bataille, mais ne venait-elle pas, au contraire, de perdre beaucoup ? Encore une partie de son cœur... Mais il y avait Théobald, et il serait toujours présent à ses côtés... En le regardant grandir, ne verrait-elle pas dans ses traits cet homme qui lui manquait tant ? D’une certaine façon, il serait toujours là lui aussi. Dans cet enfant qui était le leur et qu’elle aimait autant qu’il était possible, avec tout l’amour inconditionnel d’une mère.
Les étoiles danseront pour nous ce soir Au rythme du désir dans nos yeux Et pour la liberté et pour le drapeau Le sang rougira au matin Mais d’ici là que l’amour résonne Sous l’éclat argenté de la Lune
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 22
- Aileen -
Sandrine, James, Aileen et Théobald s’étaient réunis, une heure plus tard, dans le salon privé de la jeune femme, laissant les représentants du parlement répondre aux multiples interviews des journalistes et des robots. Aileen aurait aimé être seule avec son fils pour pouvoir l’interroger librement et l’idée de demander à son frère et sa sœur de les laisser la démangeait, alors même qu’elle savait que ce n’était pas envisageable. Elle venait seulement de retrouver leur appui et leur amitié. Théobald était, pour l’heure, assis dans un large siège à suspenseurs près de Sandrine qui lui caressait doucement les cheveux.
— Tu as dit tout à l’heure que tu avais trouvé leur empereur gentil... Pourquoi ? demanda-t-elle. Que faisait-il ? Aileen se tenait debout près d’une vasque de marbre qui crachait un mince filet d’eau en continu. Elle a ses doigts sous le jet d’un geste tremblant pour se tamponner ensuite le front dans un effort vain de faire taire l’émotion qui la saisissait. — Oui, répondit l’enfant en riant, bien sûr qu’il l’était, c’est lui qui s’est occupé de moi, vous savez ! Les mains de sa mère blanchirent lorsqu’elle resserra ses doigts sur la vasque pour ne pas tomber. James, concentré sur le petit prince, répondait déjà avec étonnement d’une voix encore rauque. — Je ne voyais pourtant pas Rodolphe Astra en bonne d’enfant... — J’ai six ans ! Je suis grand ! Sa réplique parvint à arracher un sourire suffisant à Aileen pour qu’elle puisse reprendre le contrôle de ses émotions et elle se retourna pour revenir vers eux, se laissant elle aussi tomber dans un fauteuil. — Très grand, en effet, Théobald... Et adorable. Tu as dû réussir à lui plaire. Rodolphe s’était occupé de son fils ! Cela ne pouvait signifier qu’une chose : qu’il l’aimait et s’en sentait responsable. Au fond, rien n’aurait pu lui faire plus plaisir. Mais Sandrine, comme James, ne parvenait pas à comprendre et ne cachait pas son étonnement. — Il se serait vraiment attaché à Théobald ? C’est une idée ridicule... Ils pourraient même avoir à se battre dans un futur proche si Rodolphe Astra ne renonce pas à regagner son ancienne planète ! Aileen s’apprêtait à répondre lorsque son fils prit gravement la parole en resserrant sa main sur celle de Sandrine d’un geste amical et en lançant un regard de presque défi à son oncle, James.
— Non. Je lui ai promis que je ne lui ferai jamais de mal, même quand je serai grand ! Quelque chose s’éveilla dans la conscience d’Aileen et elle eut envie que son fils la rejoigne pour qu’elle puisse le serrer contre elle. Avec toute son innocence d’enfant, il venait de dire quelque chose de merveilleux. Quelle hantise, en effet, de l’imaginer, un jour, face à son père, armes à la main ! La déclaration de Théobald arracha seulement un rire de gorge, toujours rauque, à James, et un sourire indulgent à Sandrine. — Promesse d’enfant Théo ! Plus tard, tu changeras d’avis et tu défendras ton pays, souffla son oncle. Le jeune prince rougit, mécontent qu’on ne le prenne pas au sérieux, et se redressa sur les genoux de Sandrine pour répliquer d’une voix très calme. — Je défendrai toujours mon pays... Mais je ne ferai jamais de mal à l’empereur. Et lui m’a promis la même chose. Qu’il ne me combattrait pas quand je serai grand ! Il y avait une joie dans les yeux de Théobald et une fierté d’annoncer cela qui réchauffa le cœur de la reine tout en stupéfiant ses deux aînés. — Je ne comprends plus, là, fut la première à dire Sandrine. Tu es sûr de ça, Théobald ? Aileen regarda attentivement son fils lorsqu’il hocha la tête. La réponse était là, toute proche, mais la jeune femme ne voulait pas encore en prendre conscience, sentant déjà ses émotions se troubler au point de lui faire monter des larmes aux yeux. — Ainsi, il t’a fait cette promesse, Théobald, murmura-t-elle seulement. Son sourire s’accentua, unique, l’espace d’un instant sans que son frère et sa sœur le remarquent. Rodolphe avait accepté son fils et le lien du sang qui les unissait. Désormais, si Aileen veillait à l’éducation de Théobald, elle n’aurait plus à craindre de les voir s’affronter. James reprit alors la parole, la tirant de ses pensées.
— Si l’empereur ressemble à son oncle... Papa disait toujours que Saedor aurait perdu un pays entier plutôt que trahir son sens de la justice ou une parole donnée, et que c’était pour cela qu’il avait perdu la guerre. S’il lui ressemble donc, Rodolphe devrait tenir cette promesse. Alors pourquoi l’a-t-il faite ? Aileen n’essaya même pas de répondre, mais adressa un clin d’œil à son fils qui descendit des genoux de Sandrine pour courir vers elle et la laisser le prendre dans ses bras. Sa sœur répondit tandis qu’elle plantait deux baisers sur les joues de l’enfant en riant joyeusement. — Je crois qu’il y a quelque chose qui nous échappe. Théobald doit avoir mal compris, il n’y a pas d’autre explication. L’enfant fronça le nez s’apprêtant à répondre qu’il savait très bien ce qu’il disait, mais sa mère posa un doigt sur ses lèvres. — C’est notre secret, c’est ça ? chuchota-t-il alors, tandis que James et Sandrine continuaient de discuter. Ses yeux brillaient d’amusement et la jeune femme acquiesça avant de froncer les sourcils. — Notre secret. Et l’autre, tu l’as bien gardé ? — Je... Je n’ai pas pu. Je me suis enfui, mais il m’a rattrapé. — Qui ça « il » ? — L’empereur ! Il est exactement comme moi, vous le saviez ? On a la même fourrure et les mêmes moustaches ! Il sait la vérité, mais juste lui et sa sœur. L’image des moustaches arracha un léger rire à Aileen qui déposa alors son fils par terre. — N’en parle toujours pas, précisa-t-elle. File te coucher, tu ne tiens pas debout et je crois qu’une bonne sieste te ferait du bien... — Eh ! Mais vous venez à peine de me retrouver ! Il fit mine de ronchonner, mais son sourire craquant démentit ses paroles. Ainsi
que, accessoirement, le fait qu’il baillait à s’en décrocher la mâchoire depuis une heure. Sandrine et James arrêtèrent de chercher une explication aux nouvelles étranges et se levèrent, tour à tour, pour l’embrasser avant qu’il ne sorte du salon. Il leur fit un dernier salut, puis la porte se referma et alors seulement Aileen s’autorisa mentalement à penser à ses dernières paroles. Rodolphe savait tout... Et Sibylle. Mais s’il fallait en croire Théobald, personne d’autre. Encore une fois, l’empereur protégeait son fils. Pourtant, il n’avait pas hésité à l’utiliser en l’enlevant. Alors ? Mais s’il n’avait pas eu le choix ? Alors peut-être qu’il l’aimait encore malgré son message d’adieu lui jurant de la détester. Elle s’assombrit soudain et sentit une douleur sourde menacer de la submerger. — Aileen, intervint alors James. Soulagée d’avoir retrouvé ton fils ? La jeune femme s’obligea à répondre d’un ton insouciant et joyeux. — Complètement ! — Ça ne t’étonne pas, toi, cet échange de promesse avec l’empereur ? demanda alors Sandrine. Aileen resta quelques secondes, prise de court, mais heureusement, à cet instant, quelqu’un toqua à la porte. — Entrez ! Le battant coulissa quelques secondes plus tard et un garde en uniforme entra avant de s’incliner devant la reine, le prince et la princesse. Il prit la parole. — Majesté, vous aviez demandé à ce que l’on vous rappelle qu’à quatre heures... — … je dois aller voir Saedor et le libérer, compléta-t-elle. Merci beaucoup, Gregor. Attendez-moi dans le couloir, j’arrive tout de suite. Le garde claqua des talons, salua, puis s’éloigna. Le battant se referma derrière lui tandis qu’Aileen se dirigeait le cœur soudain battant vers un petit meuble
d’angle derrière le cercle de fauteuils. Elle l’avait rangée là dans la matinée en prévision de ce moment, mais elle tremblait à l’idée de la tenir de nouveau entre ses doigts. James, toujours sans force et très pâle, venait de sortir de la poche de son pantalon un tube contenant quelques pastilles. Il en avala trois avant de fermer les yeux comme si cela lui faisait un bien fou avant que Sandrine ne se tourne vers sa sœur. — Tu cherches quoi ? La jeune femme ne répondit pas tout de suite. Elle venait d’ouvrir la porte de bois et ses doigts plongèrent dans l’ombre du meuble pour en sortir un objet de métal froid et sombre. Derrière elle, son frère rangea ses cachets et laissa échapper après une quinte de toux déchirante la réponse. — L... La couronne ! Aileen se redressa en acquiesçant. Ses doigts glissèrent sur le métal, moites de sueur, tandis qu’elle éprouvait une envie déraisonnée de détruire l’objet. Ne représentait-il pas tout ce qui la séparait de Rodolphe ? Mais elle avait donné sa parole de la rendre devant toute la galaxie et, de toute façon, personne ne devait se douter de ses émotions, pas même et surtout pas son frère et sa sœur. Elle afficha un léger sourire. — La couronne, en effet. Je dois la donner à Saedor, je vous le rappelle. Puis, comme si tout cela n’avait aucune importance, elle compléta d’un ton enjoué en tâchant d’oublier l’objet de métal lourd entre ses doigts. — Bon, j’y vais, nous nous retrouverons ce soir, au dîner... Mais alors qu’elle se dirigeait déjà vers la porte pour sortir, sa sœur l’interpella. — Ça te fait plaisir de libérer Saedor, hein ? Tu l’apprécies. C’était une constatation qui n’appelait pas vraiment de réponse et Aileen ne
chercha pas à s’en défendre, répondant simplement, sans se retourner. — Oui. Il te plairait aussi beaucoup si tu avais voulu tenter de le connaître. Puis, elle sortit. Le garde l’attendait dans le couloir et la reine lui adressa un sourire calme avant de se diriger d’elle-même vers la droite, plus avant dans le palais, jusqu’à atteindre une salle de transfert. Les efforts d’après-guerre avaient permis d’augmenter considérablement les réserves d’énergie et au-jourd’hui exceptionnellement, elle en utiliserait pour se rendre au plus vite auprès de Saedor. Elle pénétra donc dans l’un des tubes diffusant une lueur bleutée, suivie du garde, avant qu’une voix informatique ne brise le silence : — Où souhaitez-vous vous rendre ? — Les souterrains du palais. — Vérifications d’identité digitale et d’accès nécessaires. Sur l’une des parois de verre se matérialisa un espace ovale et la jeune femme y apposa le doigt en annonçant à voix haute son nom. — Aileen d’Erica, avec le garde Gregor UA-786. Ce dernier appliqua ensuite lui-même son pouce dans un espace similaire et la voix informatique répondit. — Autorisation d’accéder à la zone « souterrains ». Il y eut une légère lueur bleue un peu plus forte et ils se retrouvèrent dans une nouvelle salle, en tous points identiques à la précédente à ceci près qu’elle donnait sur un couloir de béton uniquement éclairé à la lumière artificielle. Deux hommes gardaient l’entrée de la double porte blindée sur la droite menant aux cellules les plus sécurisées et Aileen dut les laisser vérifier son ADN avec une prise de sang et un scanner.
— Vous pouvez y aller, Votre Majesté. — Très bien, merci beaucoup. Gregor, allez dans la salle principale d’intendance de cet étage et demandez des vêtements civils pour le régent. Je vous res ici avec lui... — Bien, Majesté. Les deux lourds battants blindés s’écartèrent alors et la jeune femme s’enfonça dans le couloir. Les soldats, postés un peu partout, la saluèrent tous au age, leurs regards s’attardant parfois à l’objet qu’elle tenait en main et qui semblait toujours lui brûler les doigts, jusqu’à ce qu’elle arrive devant la fameuse cellule aux vitres sans tain qu’elle cherchait. Saedor était debout, comme la plupart du temps. Il dormait même parfois dans cette position, lorsqu’il n’était pas complètement épuisé. La reine sentit son sang battre plus fortement dans ses veines. Elle fit un signe à une garde qui vint aussitôt vers le pavé digital devant la porte taper le code d’accès. Mécaniquement, et par habitude, bien qu’elle n’ait rien à cacher, Aileen donna un ordre rapide. — Coupez les écoutes et visualisations de cette cellule, s’il vous plaît. La garde hocha la tête et appuya sur une nouvelle touche du pavé avant de s’incliner de nouveau et de regagner sa place initiale. — C’est fait, Votre Majesté. Aileen perdit quelques secondes au moment de franchir la porte. Elle avait toujours cet instant d’hésitation et de peur étrange à l’idée d’avoir à affronter le regard de l’homme aux traits altiers, aux cheveux gris, mais aux yeux vifs qui ait pour l’instigateur du plan 439. Il avait tenté de sauver le peuple dont il avait la responsabilité, tous ceux qu’il pouvait en tout cas, et cela ne pouvait que lui attirer l’estime de la jeune femme. À la vue de la reine, le regard de Saedor brilla et il eut même ce demi-sourire qu’il semblait réserver aux gens qu’il appréciait. — Aileen ! Comment vas-tu ?
Il lui parlait comme il aurait parlé à Rodolphe... Enfin, c’est ce que la jeune femme supposait. Et elle le prenait toujours, à juste titre, comme un très beau compliment. — Bien. — Tu as oublié de refermer la porte de la cellule. Tu as conscience du fait que tes gardes ne vont pas être contents de cette infraction au règlement ? Il parvint à faire sourire la jeune femme qui s’avança d’un pas vers lui. — Non, c’est normal. Vous êtes libre, Saedor. — Je suis libre ? Le sourire du régent disparut. — Aileen, commença-t-il, si c’est une nouvelle façon de me torturer ou une manière de me tuer en disant ensuite que j’ai fui, je... Il lut alors dans le regard de la reine la peine que lui infligeait l’idée qu’il ne la croie pas et son visage s’éclaira alors de son habituel sourire plein de nostalgie. — Pardonne-moi d’avoir douté de toi. Comment est-ce possible ? — Je... Je ne voulais vous le dire qu’aujourd’hui. J’avais peur qu’entre hier et cette heure-ci, il ne se e quelque chose qui ne ruine cette possibilité. Mais non, c’est officiel : je dois vous libérer. Elle détourna alors son regard du sien qui la fixait avec une trop grande intensité. — Je vous ai tout dit de mes pensées, murmura-t-elle. Tout, y compris l’enlèvement de Théobald, ma colère et ma révolte, mais il est de nouveau près de moi, maintenant... Saedor reprit la parole avec beaucoup de douceur. — Mon neveu te l’a rendu ? — Oui. Sous diverses conditions... Vous en faites partie.
Elle releva alors son regard vers son ancien prisonnier. — J’ai promis que vous seriez en haut des escaliers à seize heures trente, acheva-t-elle. Je sais que, ce soir, les Astrayens feront la fête en votre honneur, toute la nuit, mais... — Mais ? — Malgré tout, ce soir, je perds un ami. Un ami que je devrai combattre. Saedor fit un pas vers elle et lui prit doucement la main. Elle l’en enleva prestement malgré la chaleur que ce geste lui apportait. — Non. Je sais que vous souffrez au moindre ... Le régent n’essaya pas de le nier et ils restèrent longuement silencieux, face à face. — Je ne peux rien te promettre, Aileen, murmura-t-il enfin à son tour. Je serai effectivement ton adversaire. Mais si nous ne devons jamais nous revoir... Sache que j’ai beaucoup d’estime pour toi et que je t’aime comme mon neveu et ma nièce. Je suis heureux de savoir que tu es la femme de Rodolphe. Cela me donne une raison de ne pas détester cette amitié que j’éprouve pour toi. Merci pour tes visites ces derniers temps, tu m’as apporté, au moment où je pensais mettre fin à mon calvaire, une raison de continuer... Une émotion sans nom envahit la reine qui resta quelques secondes immobile. — Vous ne m’aviez jamais dit que... — J’avais envisagé de me suicider ? Non, Aileen, quelle importance de toute façon puisque je ne l’ai pas fait. Mais je tenais à te dire tout ce que je te dois. — Majesté ? Chamboulée par cet aveu, Aileen parvint pourtant à se retourner vers la porte de la cellule ouverte. Gregor s’y tenait, tendant une poignée de vêtements. Il esquissa un sourire d’excuse avant de s’expliquer. — Je sais que vous comptiez à ce que je vous attende là-bas, mais j’ai pensé
qu’il serait plus pratique que le... le régent se change ici. Saedor s’avança et Aileen constata qu’elle n’était pas la seule à subir son pouvoir d’intimidation. Le garde recula quelque peu, voulut presque s’incliner et sortit de la pièce sans un mot de plus, après un hochement de tête d’Aileen. Cette dernière se dirigea vers la sortie et Saedor vers la gauche de la cellule pour se changer. Il s’écoula quelques minutes avant que le régent ne sorte dans le couloir, vêtu du pantalon clair, de la chemise et du manteau large qui lui avaient été remis. Saedor salua Gregor d’un sourire. — Merci... Aileen ne se retourna pas et s’avança simplement dans le couloir en l’interpellant d’un ton calme qui cachait sa peine grandissante de le voir la quitter. — Suivez-moi, votre liberté se trouve au-delà de ces murs. Sur leur chemin, elle remarqua les regards défiants, nerveux ou tout simplement iratifs que posaient les gardes sur Saedor. Au bout de quelques minutes, ils franchirent la porte et Aileen se retourna vers Gregor. — Merci pour l’escorte, je n’en ai plus besoin, vous pouvez retourner à votre service. — Bien, Votre Majesté. L’homme brun claqua des talons, s’inclina puis s’éloigna vers une autre salle de transfert que celle vers laquelle Aileen dirigeait Saedor. Lorsqu’ils furent dans la pièce, Sae-dor esquissa un sourire crispé. — Cela paraît tellement fou... Je n’arrive pas à y croire. La liberté... Mais ce n’est pas cela Aileen qui me rend tellement heureux, car je ne serai plus jamais totalement libre. Elle savait ce qu’il voulait dire. Lui avait vu des Eriquiens entrer dans le palais dévasté d’Astra, tuer les quelques personnes qui avaient survécu aux gaz et aux milliers d’explosions... Il était resté seul, pendant des mois sans savoir s’il
n’avait pas condamné à mort les enfants en les enfermant dans les souterrains. — Je vais revoir Rodolphe et Sibylle, ajouta-t-il soudain d’une voix heureuse. Je ne l’espérais plus dans ce monde-ci. La jeune femme ne répondit rien, la gorge serrée. Elle se rappela alors seulement qu’elle avait entre les doigts la couronne de l’empereur. Elle arriva seulement à formuler leur destination à la salle de transfert avant de disparaître en compagnie de Saedor. Un instant après, ils y étaient, au premier étage face à l’un des escaliers en colimaçon, mais la reine ne sortit pas tout de suite, baissant les yeux sur l’objet qu’elle avait gardé serré entre ses doigts avant de le relever à hauteur des mains du régent. — Je... J’avais juré de vous la donner, souffla-t-elle la gorge sèche. Son ancien prisonnier s’empara de l’emblème d’une main sûre, malgré la douleur qui devait déferler en lui, et il adressa un sourire peiné à la jeune femme. — Je l’avais vue dans tes mains, mais... Aileen, merci pour tout. Je sais ce que cet objet représente pour toi. Je n’oublierai jamais cela, même si cela n’apportera rien. Il y a des choses qu’un homme qui a l’impression d’avoir, comme moi, vécu cent ans veut garder en mémoire. Et cette ion pure que tu éprouves pour mon neveu... c’est quelque chose qui me fait croire que la vie et l’amour peuvent triompher sur les guerres et la mort. Chaque fois que je la verrai posée sur les cheveux de l’empereur, c’est à toi et à cela que je penserai. — M... Merci à vous aussi. Elle ne se sentait pas capable d’ajouter un mot de plus. Elle sortit de la salle de transfert, laissant la couronne entre ses doigts, et traversa le large couloir en tentant de ne pas prêter attention aux regards curieux des soldats postés le long du mur. Elle s’avança jusqu’en haut de l’escalier et lorsque Saedor la rejoignit, elle compléta simplement à mivoix. — Partez, maintenant, s’il vous plaît. Je n’irai pas plus loin, c’est mieux pour nous deux. Le régent resta immobile, la contemplant longuement, avant de revenir à la
couronne. Alors sans un mot, il commença à descendre l’escalier. Ce ne fut que quelques marches plus bas qu’Aileen entendit sa réponse. — Je suppose que c’est mieux, en effet. Lorsqu’il arriva en bas, elle le perdit de vue. Il s’écoula cinq bonnes minutes où elle n’entendit rien, puis un tonnerre d’applaudissements envahit l’espace. Le régent d’Astra avait atteint les escaliers extérieurs... et son peuple l’acclamait. Aileen songea brusquement, avec une grande lucidité, qu’Astra avait retrouvé tous ses chefs et que, bientôt, elle ne pourrait plus contenir les Astrayens et leurs soutiens. Ils finiraient tous par regagner leur planète, tôt ou tard. Ils avaient gagné.
Il convient de rappeler que Mars n’a jamais été une planète centralisée. Les cités-États avaient chacune leurs chefs, et vouloir à tout prix établir un gouvernement unique, même sans désaccords majeurs, relevait du miracle. C’était comme étendre un élastique au maximum en sachant qu’un jour ou l’autre il craquerait.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 23
- Edward -
Le jeune homme avait toujours trouvé la planète Nepsys fascinante, et ce depuis les rares cours de géographie qu’il avait retenus de son apprentissage élémentaire. Entièrement peuplée d’Asiatiques, de Chinois plus précisément, colonisée par ces derniers environ deux-cents ans auparavant, elle avait la particularité de ne posséder... aucune terre ferme. Uniquement de l’eau et de l’eau salée de surcroît. Bref, pas vraiment l’idéal pour une installation. Et pourtant Nepsys était aujourd’hui aussi peuplée que l’AM.Erica. Edward, à son arrivée comme visiteur, avait été chaleureusement accueilli par le président tout récemment élu, Xin DanPing. Et pourtant, il avait trouvé chez les habitants de la planète une certaine réserve. Ces derniers temps, toute la galaxie avait tendance à voir d’un mauvais œil la puissante AM.Erica. Et il valait mieux éviter de se mettre tout le monde à dos...
Edward laissa échapper un léger soupir en jetant un coup d’œil par la baie vitrée. À vingt kilomètres en dessous du niveau de la mer, dans une tour de plus d’une centaine d’étages, le jeune homme avait sous les yeux un immense champ d’algues aquatiques extrêmement nourrissantes. Des robots les récoltaient grâce à d’énormes machines et la plupart des poissons avaient pour l’heure déserté la zone, rendant le spectacle moins apaisant et beau que d’habitude. Lorsque le prince entendit la porte de la pièce s’ouvrir derrière lui brusquement, il en déduisit que Carlys le rejoignait. Il n’y avait que lui pour ne jamais prendre la peine de frapper à la porte. — Salut Carlys. Pas trop dormi ce matin ? — Mmm... Franchement, je pense que j’aurais pu me reposer encore une heure ou deux. Son ami laissa échapper un bruyant bâillement. Le prince se retourna vers lui pour lui lancer un coup d’œil moqueur. — Tu as conscience du fait qu’il est plus de midi, heure astrayenne ? Dans une journée sur Nepsys, il y avait vingt-six heures, ce qui n’était pas vraiment évident à intégrer les premiers jours. — Je sais. Le moment du déjeuner... C’est bien pour cela que je me suis levé. Edward eut du mal à retenir une légère pointe d’agacement cette fois-ci. — Tous les membres de mon équipe de voyage sont au travail depuis des heures. Et toi, je te rappelle que tu es mon responsable communication, alors j’aimerais bien que l’on ne recommence pas comme la dernière fois... Carlys leva deux mains devant lui d’un geste faussement désolé. — Oui, je me souviens, j’aurais dû décrocher le téléphone à onze heures. D’accord, et j’aurais dû donner ton autorisation à Éléonore et son gamin d’atterrir à Egrabe... Désolé. Navré. Toutes mes excuses. Il n’avait pas l’air désolé du tout avec ses cheveux en pétard et son air encore endormi. Le prince décida, une fois de plus, d’abandonner avant de songer qu’il
avait hâte de rentrer sur sa planète. Mais il devait bien attendre Éléonore après lui avoir inconsciemment interdit les portes de sa planète. D’habitude, personne ne le ait pour ce genre de demandes, mais sans en faire part à la jeune femme le service d’accueil avait essayé de le dre, jugeant que la nouvelle pouvait tout de même l’intéresser. C’était sans compter sur le fait qu’il avait un responsable communication qui avait décidé qu’il entrait dans, citons-le, la « période hivernale » en plein été. En clair, Carlys ne travaillait pas plus de deux heures, soi-disant syndicales, par jour. Le reste du temps, il dévorait des livres, allongé sur son lit, ou se promenait dans les couloirs de la capitale, tâchant de parler le chinois nouvelle version, simplifiée de nouveau pour la dernière fois en 3105, avec toutes les personnes qu’il croisait. Généralement, ces dernières sortaient leurs traducteurs et lui demandaient poliment de bien vouloir parler sa langue natale afin qu’ils puissent comprendre ce qu’il leur voulait, et ce pour son plus grand désappointement. Edward alla s’asseoir sur le premier siège venu dans la pièce blanche et verte, basse de plafond, tandis que son ami s’installait en face de lui. Carlys détacha son écran de son poignet pour pouvoir plus facilement accéder aux messageries et le questionna tout en pianotant sur la surface de verre. — Tu n’as pas de rendez-vous avec le président au-jourd’hui, Ed’ ? Le prince retint un soupir. Pour lui montrer sa bonne volonté par rapport à l’AM.Erica, Xin DanPing n’avait pas arrêté de multiplier les visites et, en bon représentant, Edward n’avait pu y échapper. Il n’espérait pourtant qu’une chose : rentrer en Egrabe et se reposer, même s’il doutait de pouvoir avoir ce luxe-là. Depuis plusieurs jours, la raison de la venue d’Éléonore le travaillait. Il devait l’attendre pour en avoir le cœur net, mais il se méfiait d’elle. Il ne l’aimait pas auparavant et tentait maintenant de surmonter ce sentiment étant donné le lien qui l’unissait à Liam. Pourquoi le cherchait-elle lui ? Et pourquoi Liam ne lui avait-il rien dit à ce sujet ? Connaissant son jumeau, il en avait déduit ou qu’il n’était pas au courant du départ d’Éléonore ce qui paraissait complètement impossible, ou qu’il s’agissait d’un sujet extrêmement sensible. Dans les deux cas, le jeune homme
préférait d’abord voir de quoi il en retournait. — Ed’ ? Le prince releva vivement la tête vers Carlys qui affichait un petit sourire en coin. — Des nouvelles de l’AM.Erica ? demanda-t-il précipitamment. — La confirmation de ce que nous avons appris des négociations d’hier. Tout le monde est gracié, Saedor est libéré, obtention d’une colonie astrayenne et... — Tout ça m’est égal et tu le sais ! Qu’en est-il de Théobald ? Le fils de ma sœur ? Le jeune homme s’était fait un sang d’encre pour son neveu et parvenait à peine à imaginer ce qu’avait dû être la souf de sa sœur cadette. Malgré leurs nombreux différends, il ne lui souhaitait pas de perdre son fils et il aurait aimé être à ses côtés pour l’aider. Carlys répondit alors avec un grand sourire en reposant l’écran à côté de lui sur une table métallique. — Théobald a bien été rendu à sa mère, en parfaite santé, d’après les messages. Je suppose que tu voudras en envoyer un à ta sœur dans quelques minutes ? Et à Liam aussi ? Edward acquiesça, se levant de son fauteuil pour faire quelques pas dans la pièce, laissant la joie l’envahir à cette excellente nouvelle. Il était réellement vraiment heureux pour Aileen... Et extrêmement soulagé. Théobald n’était qu’un enfant et ne méritait pas de se trouver pris dans des querelles d’adultes. Le prince s’immobilisa ensuite, songeant brusquement à un autre élément dans ce qu’il venait d’entendre, et se retourna pour faire face à Carlys qui le fixait de son habituel petit regard ironique. — Si tout le monde est gracié, demanda le prince en le fixant droit dans les yeux. Ton empereur pourra se montrer au grand jour sans risque. Tu comptes le
redre ? Carlys se laissa tomber contre le dossier de son siège avec un sourire amusé, mettant ses mains derrière sa tête dans une posture nonchalante. — Franchement, je n’en vois pas l’intérêt, lâcha-t-il calmement. — Mmm... Note bien que je ne cherche pas à t’inciter à le faire, mais... loyauté ? Edward croisa le regard rieur de son ami et ils éclatèrent d’un rire franc avant que le prince ne réponde lui-même à sa question. — D’accord, mettons que je n’ai rien dit ! Tu n’es loyal qu’à toi-même de toute façon... — Absolument ! Comme quoi, je commence à être prévisible. Il va falloir que je change cela ! Edward s’apprêtait à répondre lorsque l’écran de Car-lys émit un léger vrombissement. Le jeune homme fit un geste pour signifier que ce n’était pas urgent, mais devant le regard noir que lui adressa le prince, il se décida à prendre l’objet. Sous les yeux exaspérés d’Edward, qui regretta de n’avoir pas plus de temps à accorder à sa messagerie personnellement, Carlys lut lentement, de bout en bout, le message. — Bon, ça suffit ton cinéma. Quelle nouvelle cette fois-ci ? — Simplement le président Xin DanPing qui nous annonce que Éléonore vient d’atterrir dans la ville XinBejin avec son fils, le petit prince Ivan. A priori, elle demande à te voir.
***
Edward n’arrivait pas à s’habituer à vivre sous l’eau. Cela restait... perturbant. Il
avait du mal, assis dans un wagon réservé pour lui et sa suite, à ne pas s’inquiéter de l’étanchéité du tube de verre dans lequel le train filait à toute allure. Autour de lui, Carlys, Chiara, l’une de ses gardes du corps, et deux autres personnes composaient sa suite. Il n’y avait désormais plus qu’en Egrabe qu’il se sentait véritablement libre et chez lui. Le jeune homme laissa échapper un léger soupir, écoutant distraitement les conversations de ses compagnons de voyage. Carlys riait avec Chiara, sûrement d’une plaisanterie qu’il avait faite lui-même, et les deux autres discutaient en regardant fixement la vitre du train. Le trajet a plus vite que prévu et Edward fut le premier à se rendre compte que le train ralentissait. Quelques minutes plus tard, il s’arrêta tout à fait et il n’attendit pas pour se lever de son siège et attraper son sac à dos avant de se diriger vers la porte du compartiment. Les autres le suivirent, même si Carlys le fit de mauvaise grâce, et, un instant plus tard, ils étaient sur le quai du tube, directement devant l’énorme paroi de verre. Derrière, des poissons virevoltaient, les entourant de partout, et Edward aperçut même un gros kalepi. Une espèce typique de Nepsys, entre la baleine pour la taille et le requin pour le caractère. De temps en temps, ils s’amusaient à tester la solidité des structures de verre, mais le prince avait appris, é les premières frayeurs, à ne pas s’en préoccuper. — Votre Altesse ? Edward se retourna aussitôt, sa longue cape agrafée sur l’une de ses épaules accompagnant le mouvement d’un revers gracieux. — Vous êtes le représentant de Xin DanPing ? Le président leur avait promis de leur envoyer un guide parlant l’eriquien. Carlys haussa un sourcil et ne put s’empêcher de le questionner avec son petit sourire. — Dis donc, vous faites quelle taille exactement ? Chiara balança un coup de coude dans les côtes du jeune homme en le fustigeant du regard, ce qui dispensa Edward de le faire. L’Asiatique se contenta de hausser les épaules avec bonhomie avant de répondre.
— Un mètre trente. Je sais, ce n’est pas grand. Bon, vous me suivez ? Je dois vous conduire aux plateformes d’atterrissage à la surface... Edward s’empressa de répondre, avant que Carlys ne lâche encore l’un de ses commentaires. — Bien sûr. Merci d’avoir accepté de venir à notre rencontre. Vous faites bien partie du gouvernement du président ? Je me rappelle vous avoir déjà rencontré. — Je suis le ministre des Affaires étrangères. Le prince n’eut pas le temps de renchérir que l’homme s’enfonçait dans la foule qui descendait des autres wagons. — Bon sang, pesta Carlys. Il aurait dû mettre des talons plus un haut-de-forme, qu’on le repère... Edward s’autorisa un petit sourire qu’il perdit vite en s’apercevant du fait qu’il ne voyait réellement plus le ministre. Ce fut Chiara qui sauva la situation en tendant le doigt en avant. — Là, cria-t-elle, près de la vieille femme aux cheveux teints en rose, vous voyez ? Le prince l’aperçut et fut le premier à se frayer un age dans la foule à coups de coude et de pied donnés au hasard. Tant pis pour la bonne image ! Il préféra éviter de se retourner pour ne pas croiser le sourire moqueur et goguenard de Carlys qui se rappelait toutes ses leçons de morale. Ils parvinrent enfin à redre leur petit guide en bas de ce qui ressemblait à une large colonne de verre sculptée comme un arbre, partant s’enfoncer dans la voûte. Le ministre leur lança un regard un peu intrigué comme s’il ne comprenait pas qu’ils aient mis tant de temps à le redre. Edward s’efforça de garder son calme, au contraire de Carlys qui ne put retenir une remarque alors que les portes de ce qui se trouvait être un ascenseur se refermaient derrière eux. — J’adore les bains de foule, pas vous ? Surtout lorsque je suis guidé par un prince si poli, si bien élevé, qui ne bouscule absolument personne... Edward ne put s’empêcher de sourire et leva les yeux au ciel dans un
mouvement instinctif avant de répliquer. — Très bien, je m’arrangerai pour que la prochaine fois ce soit à toi de nous ouvrir un age. Chiara se mit à rire, les deux autres gardes aussi, mais pas Carlys qui afficha un air faussement catastrophé. À l’intérieur de l’ascenseur, qui devait être conçu pour au moins vingt personnes, un peu d’espace vital n’étant pas plus mal après la foule qu’ils venaient d’affronter, le ministre s’adressa à la voix informatique d’un ton bref. — Sommet. — Bien. Vous y serez dans une quinzaine de minutes. L’ascenseur s’ébranla. Il était dans une espèce d’alliage curieux de métaux, très beau : une imitation d’ancien astrayen de toute évidence qui n’était pas dépourvu de charme. Personne ne parla durant le trajet, chacun regardant le sol, s’accrochant au age aux barres d’appui de la petite cabine qui montait remarquablement vite. Seul Carlys observa avec attention l’homme qui leur servait de guide. Au bout du quart d’heure annoncé, avec une précision surprenante, l’habitacle stoppa net et ils faillirent tous tomber, sauf le ministre qui se contenta d’un sourire d’excuse. — Nous sommes arrivés sur la plateforme où ont atterri votre neveu et sa mère, lança ce dernier en même temps que les portes s’ouvraient. — Du vent ! Oh, ça fait du bien ! Carlys lâcha ces quelques mots et s’élança dehors sans attendre. Edward prit le temps de remercier le ministre d’une poignée de main avant d’ajouter quelques mots tandis que ses trois autres compagnons sortaient sur les traces de son ami. — Merci de nous avoir amenés jusqu’ici. Notre vaisseau nous attend puisque vous l’avez fait venir et je vais repartir... J’ai bien eu conscience, malgré les efforts de votre président durant ce trop bref séjour, que je n’étais pas le
bienvenu chez vous. Sachez seulement que l’Egrabe, comme l’AM.Erica, souhaitera toujours l’amitié et le soutien de Nepsys. Le petit homme laissa échapper une grimace et répliqua en penchant légèrement sa tête sur le côté comme pour mieux tenter de le comprendre. — Nepsys ne peut vous trahir. Nous avons toujours dépendu de votre alliance et vous êtes bien plus forts que nous, pour le moment. Edward répondit avec le sourire malgré l’inquiétude que ces derniers mots accroissaient en lui. — Nous souhaitons une planète amie et alliée, pas tenue par une force militaire. Le ministre des Affaires étrangères ne répondit rien et se contenta de tendre une main d’un geste cérémonieux au prince. Edward chercha désespérément quelque chose à ajouter, sans succès, et dut se contenter d’accepter cette poignée de main offerte avec un soupçon de regret. — Bon voyage, Votre Altesse. Sentant qu’il était ainsi congédié, le prince hocha la tête avant de sortir de l’ascenseur. Les portes se refermèrent juste derrière lui dans un claquement métallique désagréable avant que la cabine ne disparaisse. Quelques secondes plus tard, le haut de la tour était de nouveau parfaitement plat et une trappe venait refermer l’ouverture créée pour l’ascenseur. Le jeune homme s’avança alors, s’efforçant de ne plus penser à sa mission diplomatique qui semblait bien être un échec cuisant, et décida plutôt de profiter de l’instant. La tour, parmi tant d’autres, était la seule partie émergée des habitations de Nepsys. La terrasse était occupée par quelques vaisseaux spatiaux et des gardes nepsysiens immuables devant chacun des appareils. Il faisait beau, chaud, et le soleil brillait sur la mer dont les vagues venaient se briser à mi-hauteur des colonnes en un bruit pareil à celui des plages de ses vacances d’enfance. Puis un grand cri joyeux le sortit de sa rêverie et une petite furie déboula devant
lui pour sauter dans ses bras. — Oncle Edward ! Un immense sourire éclaira instantanément les lèvres du jeune homme qui éclata d’un rire grave et beau avant de soulever l’enfant dans ses bras. — Salut Ivan ! Vraiment content de te revoir. Qu’est-ce qui t’amène ? Edward le reposa et Ivan se serra contre lui sans vouloir le lâcher, avec une étrange expression. Bon sang, qu’avait fait encore Liam ? Car il y avait bien de la peur et de l’inquiétude dans les yeux du gamin. — Edward... Il releva lentement les yeux. Un petit groupe constitué de Carlys, ses autres compagnons, le commandant Tilgrat de Mars et enfin Éléonore, celle qui avait parlé, se dirigeait vers lui. Il sourit, tâchant d’ignorer l’agacement qu’il avait ressenti à la façon dont elle avait bizarrement prononcé son prénom et répliqua d’une voix joviale. — Salut, El’. Ça me fait plaisir de vous revoir même si je ne m’attendais pas si tôt à votre visite, je t’avoue. Ivan n’a pas eu le temps de me répondre. Que se e-t-il ? Il appréhendait malgré lui une mauvaise nouvelle et avait hâte de voir ses inquiétudes réduites à néant. Du moins, l’espérait-il. Le beau visage soudain hésitant d’Éléonore lui fit craindre le pire malgré lui. Elle dut sentir sa tension, car elle rougit et perdit, pour une fois, ses moyens. Elle portait l’une de ses habituelles combinaisons noires moulantes, un pistolet à fusée à sa ceinture et les cheveux laissés libres dans son dos. À n’en pas douter, elle était séduisante. — Je... En fait, je... Elle ne parvint pas à terminer sa phrase et Edward constata que ses compagnons reculaient pour les laisser discuter, excepté Carlys, bien entendu. Ivan l’avait lâché, mais restait tout près de lui, son regard allant du jeune homme à sa mère.
— Écoute, Edward, je voulais te demander si tu nous accepterais en Egrabe, mon fils, moi et Tilgrat. Ce n’était pas la terrible nouvelle à laquelle il s’attendait et la première émotion qui l’envahit fut le soulagement. Puis la surprise... Que venait-elle de dire exactement ? — El’, vous souhaitez visiter Egrabe, c’est ça ? Mais pourquoi... — Non ! Elle avait retrouvé sa fougue et sa franchise coutumière et désagréable. — Je veux dire... Non. Ce que je te demande c’est de nous accepter… pour toujours. Edward resta, deux longues minutes, silencieux, tâchant de comprendre. Que savait exactement son frère de tout ceci, et que s’était-il é entre eux ? — Éléonore, je ne vais pas te protéger de mon frère. Je ne vais pas risquer une guerre pour tes beaux yeux, si c’est cela que tu attends. Il avait prononcé froidement ces quelques mots et elle pâlit avant de redresser encore un peu plus la tête comme pour le braver du regard. — Malgré tout ce que tu crois savoir de moi, je ne suis pas là pour m’am ni déclencher une guerre. Liam sait parfaitement que je suis ici... Peut-être as-tu plus confiance en son commandant, si tu veux lui poser la question ? Tilgrat se tenait en retrait lui aussi, en compagnie des compagnons d’Edward. Le jeune homme avait une confiance absolue dans le commandant de Liam et donc s’il corroborait la version d’Éléonore... Cela voudrait dire que quelque chose lui échappait encore. — Pourquoi me redre sur un coup de tête, alors ? La jeune femme parut furieuse de sa réponse, mais prit rapidement sur elle. — Pour lui, pour mon fils.
Carlys ne put s’empêcher d’intervenir une énième fois, tandis que le prince tournait un regard surpris vers son filleul. — El’, j’aimerais bien comprendre, moi aussi. Qu’est-ce qu’un gamin vient faire dans cette histoire ? Edward se rapprocha d’Ivan et s’agenouilla à sa hauteur. Il commençait à soupçonner la vérité... Ne laissant ni à Carlys ni à Éléonore le temps de reprendre la parole, il a une main dans les cheveux du bambin et le questionna doucement d’un ton rassurant. — Tu voulais partir de Mars, Ivan ? L’enfant rougit et hésita, lançant un regard craintif à sa mère qui lui répondit sans sourire. — Tu peux lui dire. Alors Ivan se décida à lâcher sa pensée en baissant la tête vers le sol. — O... Oui. — Pourquoi ? — Parce que j’avais peur de lui, oncle Edward. Le jeune homme sentit sa respiration s’accélérer et il ferma les yeux quelques secondes avant de poser la seule question qui avait de l’importance et dont il connaissait déjà la réponse. — Qui ça, « lui » ? — Votre frère. Papa... La lueur de peur qui traversa le regard de l’enfant lorsqu’il prononça ce dernier mot n’était pas feinte et Edward l’attira contre lui sans réfléchir. — Je suis désolé de t’avoir laissé là-bas la dernière fois, alors que j’ai bien vu que quelque chose n’allait pas. Bien sûr que tu peux venir avec moi en Egrabe, petit bonhomme !
Les lèvres de l’enfant s’étirèrent en un sourire heureux et déjà plus insouciant qui fit chaud au cœur de son parrain. Ce dernier se releva alors après lui avoir donné une gentille claque dans le dos. — Je suppose que je dois te dire merci, souffla Éléonore. — Non. Je n’ai accepté qu’Ivan, pas toi. La jeune femme releva la tête et ses yeux lancèrent un éclair brûlant. — C’est mon fils ! Je l’aime, tu n’as pas le droit de me faire ça ! La dernière fois que nous nous sommes vus, n’étais-tu pas disposé à faire un effort ? Qu’est-ce qui a changé ? Deux réponses vinrent immédiatement à l’esprit d’Edward : d’abord, il détestait repenser au baiser qu’ils avaient échangé tous les deux alors qu’elle l’avait pris pour Liam... Et puis... il y avait autre chose. Les derniers s qu’il avait eus avec son frère, par appel-vidéo, l’avaient laissé inquiet. Liam n’était plus tout à fait le même. Si son jumeau ne lui avait jamais donné l’impression d’être véritablement heureux, il paraissait en revanche démoli depuis l’événement qu’il comprenait mieux maintenant : le départ d’Éléonore. Sans se l’avouer, il en voulait à la jeune femme pour cela. — Tout cela n’a aucune importance. Laisse-moi Ivan, je m’en occuperai comme mon fils. Mais je ne veux pas de toi dans les parages. — Je ne peux pas, Edward, je suis désolée. Ivan est la seule chose que j’ai... Elle étendit les bras et l’enfant se détacha du prince pour la redre tristement, mais sans un regard en arrière pour son oncle. Le jeune homme songea tout à coup que, d’une certaine façon, Éléonore devait ressembler à Aileen dans cet attachement profond à son unique enfant. — Ça suffit, Edward ! intervint alors Carlys. Qu’est-ce que tu es en train de faire ? Tu voudrais séparer un enfant de sa mère ? Ou les laisser repartir je ne sais où ? Ce n’est pas toi qui m’expliques, d’habitude, le sens des responsabilités ? Tu as choisi d’accepter qu’Ivan soit ton filleul, comme si le fait qu’il soit ton neveu ne suffisait pas pour l’aider. Tu dois le rendre heureux. Crois-tu que les envoyer à l’autre bout de la galaxie sur une petite planète
miteuse soit la bonne solution ? Ou le priver de sa mère ? Edward avait rarement été remis aussi violemment en place. Il s’apprêtait à vertement rappeler à Carlys qui il était, lorsque les paroles de son ami le heurtèrent de plein fouet. Il avait raison, il avait cent fois raison. Comment avaitil pu se laisser aveugler ? Il laissa er quelques secondes de silence avant de pousser un soupir. — Très bien, vous êtes tous les bienvenus à mes côtés en Egrabe, toi y compris, Éléonore. Mais j’avertirai Liam de tout ceci... La jeune femme eut l’air extrêmement soulagée et elle lança un sourire lumineux à Carlys en remerciement avant de répondre. — Pas de problème. De toute façon, Tilgrat le tient lui aussi informé des nouvelles nous concernant. Puis, sans attendre, elle tourna les talons, entraînant avec elle son fils, et se dirigea droit vers le vaisseau spatial d’Edward juste devant eux. Si les autres compagnons de voyage du prince ou Til-grat avaient entendu les échos de la dispute, ils n’en montrèrent rien. — Merci de m’avoir remis les idées en place, murmura Edward à l’attention de son ami, avant de redre, à son tour, la erelle menant au vaisseau.
Les soldats ayant entouré au plus près le prince Liam sont unanimes : il était intelligent et avait parfaitement conscience de la situation martienne. Il n’a jamais eu dans l’idée de rendre son gouvernement pérenne en organisant une monarchie héréditaire ou en s’assurant des héritiers autres. Sa seule motivation était l’attrait du pouvoir. N’eût été une forme de loyauté étrange à sa sœur et à la couronne, jamais il ne se serait arrêté seulement à Mars.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 24
- Rodolphe -
Il avait le cœur brisé, l’impression de mourir à chaque pas, mais il souriait pour la foule massée sur la place en contrebas des monumentaux escaliers du palais de l’AM.Erica. Ils attendaient tous la libération de Saedor, mais le jeune homme avait bien du mal à croire qu’il allait retrouver bientôt son presque-père... Il savait seulement qu’il aurait dû se sentir plus heureux que jamais. Or, il ne gardait à l’esprit que le fugitif baiser déposé sur la joue de son fils, avant de tourner les talons pour ne plus sentir peser sur lui le regard glacé d’Aileen. Qu’avait-il espéré en prenant le risque, et ce contre l’avis de tous, de ramener lui-même Théobald ? Il avait voulu un regard, un regard d’amour de celle qu’il adorait, mais elle s’était montrée si froide, si distante ! Pourtant, il ne pouvait pas réellement lui en vouloir. Ne venait-il pas de lui enlever son enfant ? Non, le
leur. Rodolphe s’était rarement senti aussi seul et aussi mal alors même que la foule en contrebas criait d’enthousiasme. — Ça va ? Il sentit une main se poser sur son épaule et s’efforça de sourire en se retournant vers la jeune femme à ses côtés. — Ça va, Sibylle. Je... Il ne put continuer et détourna brusquement la tête. Le jeune homme savait que sa sœur pouvait parfaitement deviner ses émotions, sachant qu’il venait de voir Théobald, son fils, face à face, peut-être pour la dernière fois, et que la femme qu’il aimait toujours semblait le haïr. Rodolphe sentit ses yeux s’embuer à cette idée en même temps qu’ils changeaient de couleur sous le coup de sa violente émotion. Malgré la douleur, il parvint à garder le contrôle tout en se concentrant sur ceux qui l’entouraient. Les gardes d’Aileen sur les escaliers, devant eux, avaient reçu l’ordre de ne pas bouger, ce qui ne les empêchait pas de faire peser sur le jeune homme et sa sœur des regards emplis de colère et d’hostilité. Alors que le jeune homme s’apprêtait à reprendre la parole, jetant au age un coup d’œil à Ralph et Lucie qui se tenaient tout près d’eux, un lourd silence tomba sur la place. Au loin, la silhouette d’un homme se détachait de l’ombre du palais de l’AM.Erica. — Oncle Saedor, souffla le jeune homme, la gorge serrée. Le régent arriva au bout de la salle et parut surgir devant eux, quelques secondes plus tard, se détachant alors tout à fait à la lumière du soleil de la fin d’aprèsmidi, devant les grandes colonnes de marbre. Ils restèrent un instant à quelques pas les uns des autres, jusqu’à ce que la foule soit la première à prendre les devants. Elle parut s’embraser et les vivats qui
éclatèrent alors étaient sans commune mesure avec l’instant précédent. Des journalistes dans des aéronefs, jusque-là en attente posés au sol, s’empressèrent de démarrer leurs appareils pour gagner le plus haut palier des escaliers où ils se trouvaient. Ils se précipitèrent, micros portatifs enregistreurs à la main et attendirent de voir les retrouvailles tant attendues pour filmer. Rodolphe ne savait plus ce qu’il ressentait. Une immense joie d’être face à Saedor, malgré son aspect amaigri et vieilli, mais en même temps un terrible sentiment de ne plus mériter son affection. Mais Sibylle le tira de ses pensées en s’avançant alors vers leur oncle, le visage rayonnant. — Je peux vous serrer dans mes bras ? Le visage du régent s’éclaira d’un radieux sourire. Il ouvrit grand les bras et la jeune femme s’y précipita en étouffant un sanglot, redevenant un instant l’enfant qui avait peur de le quitter pour s’enfoncer seule dans les souterrains. Son frère resta en retrait, observant la scène, mais n’osant s’y dre, jusqu’à ce que son oncle lui fît signe de venir près de lui. Le jeune homme détestait l’idée de le faire souffrir, mais il devinait ce besoin qu’il ressentait aussi de le sentir contre lui. Alors, abandonnant ses tristesses et sa froide réserve, Rodolphe se précipita à son tour vers son oncle et sa sœur. Un instant plus tard, il était dans les bras de l’homme qui l’avait élevé à la mort de ses parents et les flashs des journalistes crépitèrent tout autour d’eux en même temps que la foule reprenait ses acclamations avec trois fois plus de vigueur. Derrière eux, Lucie et Ralph essayaient, tant bien que mal, de retenir leurs larmes. Rodolphe eut du mal à reculer et à se détacher de son oncle après que Sibylle l’eut fait. — Vous m’avez tellement manqué ces dernières années... — Et toi donc ! Tu ne peux pas savoir comme je suis heureux de te retrouver en vie et comme je me suis inquiété pour toi... L’empereur vit er comme un nuage au fond des yeux de son oncle et sentit
sa respiration s’accélérer. Se pouvait-il que Saedor regrette d’avoir fait peser sur ses épaules tout le poids du plan 439 ? Soudain, un homme en costume étrangement dépareillé fut le premier à se précipiter sans façon vers le régent, micro en main, pour le questionner d’une voix forte. — Votre Altesse... Deux mots, deux mots sur votre ressenti de la captivité ? Saedor détourna les yeux du journaliste pour lancer un regard étrange à Rodolphe qui ne sut ce que cela pouvait signifier. — Long. Et... instructif. — Instructif ? L’empereur sentit, sans raison apparente, tout son être se tendre, tandis que Saedor répondait sans le quitter des yeux. — Oui, je n’étais pas suffisamment patient auparavant. Dorénavant, c’est une vertu que je possède. Une autre journaliste s’interposa ensuite devant son prédécesseur et cria : — Votre Altesse ! C’est bien l’objet réclamé que vous tenez en main ? La femme semblait avoir eu du mal à mettre un mot sur ce qu’elle voulait décrire. Les joues brusquement embrasées d’une rougeur de doute et d’incertitude, Rodolphe posa son regard sur la main droite de son oncle, resserrée autour d’une couronne d’acier noir. Il se trouvait, de nouveau, remis face à son titre et à ses responsabilités et ses doigts s’avancèrent avant même qu’il ait conscience de ce qu’il faisait. — RO-DOL-PHE !... RO-DOL-PHE ! La foule entière criait à pleine voix après l’avoir vu prendre, d’une main qui ne tremblait pas, la couronne que lui tendait son oncle en haut des escaliers. Il sentit son souffle se raréfier dans sa poitrine tant il luttait contre sa mutation
qui tentait de reprendre le dessus, mais parvint à afficher un visage heureux. Sibylle le rejoignit alors qu’il se retournait d’un mouvement lent pour faire face à la foule en délire. Il tâcha d’ignorer les journalistes, les flashs qui crépitaient, le regard haineux des gardes eriquiens immobiles, les cris de son peuple en contrebas, et il interrogea simplement d’une voix basse sa sœur et son oncle juste derrière lui. — Faut-il vraiment que je la remette ? — C’est ce qu’ils attendent tous. Tu n’as pas remarqué ? Ce n’est pas moi qu’ils acclament, pas notre oncle... C’est toi, l’empereur. Rodolphe ne répondit rien. Il ferma ses paupières quelques secondes, et lorsqu’il les rouvrit pour regarder droit devant lui, il put se retourner vers sa sœur en souriant. — Très bien. Mais c’est toi qui me la poses, s’il te plaît... Sibylle murmura sa réponse, ses yeux brillants vrillés dans les siens tandis que la foule redevenait silencieuse. — Cela sera un honneur. Il sut qu’elle le pensait lorsqu’elle leva la main pour se saisir de la couronne noire. Il avait déjà été couronné, certes, mais pas face à l’AM.Erica, pas face à une foule aussi immense regroupée devant le palais de l’ennemi. La jeune femme éleva la couronne à bout de bras et la déposa doucement sur sa tête tandis que Saedor venait placer sa main d’un geste ferme sur l’épaule du jeune homme. Le silence, seulement troublé par les dizaines de photographes de la galaxie, robots et humains, accompagnait le couronnement du jeune homme — LONGUE VIE À L’EMPEREUR ! cria alors Saedor, avant de s’incliner. VIVE L’EMPEREUR ! Comme si elle avait attendu ce signal, la foule éclata de nouveau en un tonnerre
de cris et d’applaudissements. Le jeune homme se tourna vers son oncle et ils échangèrent un long regard. — Vous n’avez pas à vous incliner devant moi, oncle Saedor... — Si, tu es mon souverain, répondit-il avec un sourire. Mais avant que tu fasses une nouvelle objection... Si je te disais que cela me rend heureux de m’incliner de nouveau devant un chef légitime d’Astra ? Astra est vivante en toi, et je chéris cette image, en plus de celle de mon neveu. Laisse-moi donc m’incliner. Affichant alors son plus beau sourire, sans plus se forcer, Rodolphe descendit les marches du gigantesque escalier aux côtés de sa sœur qui saluait avec une grâce et un charme inimitables la foule en délire. Leur aéronef les attendait à miparcours, sur l’un des paliers de l’escalier. — RO-DOL-PHE ! SAEDOR ! VIVE LE RÉGENT ET L’EMPEREUR ! Saedor venait d’arriver devant l’aéronef. Il adressa un dernier sourire à la foule avant de grimper à l’intérieur, suivi ensuite de Sibylle et Rodolphe. Tout ce qu’il pouvait faire pour les remercier, désormais, était de ne pas les décevoir et de ne jamais les abandonner. — Tout le monde est là ? Installée aux commandes de l’appareil, Lucie les dévisageait tous avec un regard rayonnant. Rodolphe, installé entre la vitre et son oncle, se contenta de hocher la tête. — Oui, répondit Sibylle, tu peux démarrer. L’aéronef s’éleva lentement dans les airs, puis accéléra et, un instant plus tard, Lucie lui faisait faire un large tour au-dessus de la place sous les acclamations en guise de dernier au revoir, avant de se diriger plein nord. Rodolphe avait la curieuse impression de laisser derrière lui une partie de son âme en la personne d’Aileen, malgré le fait qu’elle le déteste, et de Théobald. Il n’avait plus peur, en y pensant, de l’avouer à Saedor. Dans l’aéronef régnait un silence inhabituel et ce fut Ralph, assis à l’avant de
l’appareil, qui finit par le troubler. — Qu’est-ce que cela vous fait d’être enfin libre ? Le régent répondit tranquillement. — Et à vous ? Personne ne lui répondit. Ils avaient encore tous du mal à se faire à leur liberté nouvelle. Le silence retomba avant que Ralph finisse par lâcher une plaisanterie aux accents de vérité : — Après tout ce temps... ça fait bizarre d’avoir un adulte avec nous. Je veux dire, pas quelqu’un de vingt ans. Encore plus vous, le régent d’Astra... Saedor esquissa un léger sourire. — Je ne suis pas un homme exceptionnel. Vous avez bien réussi à conduire toutes les premières étapes du plan avec brio, jusqu’à la restitution d’une première partie de notre planète. Vous pourriez très bien continuer sans moi, je suis ordinaire. Les quatre jeunes gens échangèrent un regard marquant clairement leur désaccord et c’est Lucie qui formula leur pensée commune : — Vous n’êtes pas un homme ordinaire. Vous êtes un héros.
Loreleï, durant ce printemps 3137, accoucha d’une petite fille. Kaldion en était le père, Taery le parrain. Fut-ce la raison de la réconciliation ou un résultat de celle-ci ? Quoi qu’il en soit, les débris de la résistance commencèrent à se reformer autour de leurs trois chefs de nouveau unis.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 25
- Rodolphe -
Pouvoir se promener librement dans les rues... Un rêve que, quelques jours auparavant, le jeune homme n’aurait pas cru possible. Pourtant, malgré l’amnistie dont il bénéficiait, il ne se sentait pas complètement libre. Il y avait le poids des regards ainsi que ses deux gardes du corps, toujours à ses côtés. Mais pour l’heure, il ne pouvait se permettre de penser à cela. Ils avaient choisi, avec Saedor, Sibylle et quelques importants chefs de réunion, d’installer officiellement leur quartier général dans la capitale d’Aileen, pour être au cœur des événements. Officiellement, ils discutaient uniquement de la parcelle d’Astra qu’ils avaient récupérée et non de révolte. Au premier étage de la tour dans laquelle ils s’étaient installés, Rodolphe se tenait debout seul dans son bureau lorsqu’il entendit toquer à sa porte. Il mit quelques secondes à répondre, chassant tant bien que mal la nostalgie et la tristesse qui l’imprégnaient depuis qu’il avait quitté son fils.
— Entrez ! Le battant coulissa presque aussitôt et Rodolphe esquissa un sourire d’excuse en même temps qu’il voyait son oncle entrer dans la pièce. — Excusez-moi de ne pas vous avoir répondu plus tôt. Le régent d’Astra lui sourit simplement avant de venir se poster à côté de lui, près du rebord de la fenêtre sur lequel le jeune homme était assis. Ils restèrent silencieux un instant avant que l’empereur ne reprenne la parole. — Oncle Saedor... — Je sais, Rodolphe. Ce que tu n’oses pas me dire... Il se redressa brusquement sur l’appui de la fenêtre pour se tourner vers son oncle, vrillant sur lui un regard fiévreux. — Non, vous ne pouvez pas savoir cela. Je connais Sibylle et je sais que jamais elle ne trahirait mes secrets, comme vous. Alors vous ne pouvez être au courant. — De ce qui te dévore de l’intérieur ? De ton amour pour Aileen, et de cet enfant que tu adores et dont tu seras toujours séparé ? — Comment l’avez-vous su ? lâcha-t-il simplement d’une voix lasse en évitant le regard de son oncle, mais sans chercher un instant à nier. — Par la seule autre personne qui pouvait me le dire... Ta femme a paniqué lorsque son fils s’est transformé pour la première fois. Elle est venue me voir en me demandant mon aide pour apprendre à l’enfant à gérer au mieux la mutation. Elle m’a demandé de ne jamais en parler. Je lui ai répondu que je pourrais révéler n’importe quelle faiblesse de l’AM.Erica, mais pas un secret qu’avait choisi de garder mon neveu. C’est pour cela que je n’ai rien dit. Rodolphe a une main dans ses cheveux d’un geste triste. — Alors, elle vous l’a partagé... Comment... Comment était-elle en vous révélant cela ? — Elle t’aime toujours, si c’est cela qui te rend si malheureux. Elle t’aime plus
que beaucoup de choses... Rodolphe releva lentement la tête, osant enfin regarder le régent d’Astra droit dans les yeux. — Si elle m’aimait encore, lâcha-t-il d’une voix d’outre-tombe, cela doit être fini maintenant. — Je ne pense pas. Cette ion entre vous deux est trop forte. Vous vous êtes aimés alors que depuis votre naissance, sans le savoir, d’une certaine façon, vous étiez destinés à vous entretuer. Crois-tu qu’Aileen puisse t’oublier plus facilement que toi-même ? Tu penses toujours à elle et cela se voit dans la façon dont tu réagis lorsque l’on parle d’elle, encore plus lorsque les propos sont insultants. Le jeune homme se sentit presque amer lorsqu’il répliqua sans sourire, sans croire qu’Aileen pût encore l’aimer. — Alors je ne garderai pas longtemps mon secret... — Si. Personne ne peut imaginer un tel lien entre vous sans preuve tangible ou déclaration de votre part. Moi-même, j’ai eu du mal à croire Aileen lorsqu’elle est venue chercher mon aide. Le jeune homme hésita un long moment, puis un pâle sourire vint éclairer ses traits. — Si vous saviez comme j’ignorais comment vous révéler la vérité... Quelque part, je suis soulagé que vous l’ayez su ainsi. Le régent esquissa son habituel doux sourire en réponse et Rodolphe s’avança instinctivement vers lui avant d’hésiter. Saedor fut le premier à le serrer dans ses bras d’un geste protecteur. — Je peux comprendre cet amour Rodolphe et, crois-moi, je le respecte. Je n’essaierai jamais de vous dresser l’un contre l’autre même si j’appréhende le moment où cela arrivera... Ou avec ton fils éventuellement ce qui serait peut-être pire pour toi. Rodolphe se sépara de lui et repensa alors avec tendresse à la promesse que lui
avait faite solennellement le petit garçon. De son côté, il était décidé à tenir la sienne envers et contre tout. — Oncle Saedor... Vous avez déjà aimé quelqu’un ? Pardon, ça ne me regarde pas. Je ne sais pas ce qui m’a pris... — Non, tu as le droit de me poser cette question. Je t’aime toi et ta sœur déjà... Mais je sais que ce n’était pas le sens de ton interrogation. Je suis tombé amoureux l’année précédant le mariage de ton père. De la jeune femme qu’il avait rencontrée. De ta mère… Valentine. — Mais elle… Rodolphe s’arrêta, sachant trop bien toute la souf qu’infligeait un amour impossible. Saedor s’efforça de sourire. — Elle me détestait, au départ, oui. Je ne sais toujours pas comment j’ai pu tomber amoureux d’elle alors qu’elle n’a pas cessé de me dire que je n’étais pas à la hauteur de ton père, Rodolphe. Mais je ne l’ai jamais oubliée. Avec les années, elle a fini par me voir comme un ami. Finalement, peu avant qu’elle ne nous quitte, elle m’a confié que si elle m’avait mieux connu auparavant, c’est moi qu’elle aurait aimé. Il fit une pause puis termina un peu brusquement. — Mais c’est bien ton père qu’elle aimait ! Et elle adorait la famille unie que vous formiez. J’étais heureux d’y être intégré. Ton père et moi… Tu sais que nous ne nous entendions pas au début. Lorsqu’il a rencontré Valentine, il n’éprouvait pas les mêmes sentiments que moi. Je lui en ai voulu pour cela, de me l’avoir ravie. Mais je n’aurais pas dû, c’était à elle d’être libre et de choisir. Le jeune homme n’était pas si surpris de cet aveu. Des histoires de couloir, des regards, le célibat de Saedor, quelque chose en lui avait déjà deviné cette vérité. Elle n’en demeurait pas moins difficile à entendre. — Quand elle est morte, cela m’a fait un choc. Je croyais être é outre ce sentiment depuis des années, mais non. Et mon frère m’a été enlevé le même jour. Sans vous, sans la mission de vous éduquer et de vous aider à grandir, je crois que je n’aurais jamais retrouvé de raison de me battre. Crois-moi, Rodolphe, je ne jugerai jamais ton amour, parce que je sais ce que c’est de
ressentir cela pour quelqu’un. Mais n’oublie jamais de sauver, avant tout, les seules personnes que nous avons pu garder en vie : les enfants d’Astra. Le jeune homme ne répondit rien, mais ils échangèrent un long regard évocateur. — Merci de m’avoir confié cela, répondit-il doucement. Cela n’a pas dû être facile pour vous. Saedor retrouva en apparence son humeur égale pour lui lancer un clin d’œil. — Non, répliqua-t-il. Nous nous ressemblons sur ce point, non ? Toujours en dire le moins possible sur nous-même. Rodolphe s’apprêtait à ajouter quelque chose lorsqu’une voix amusée les interrompit. — Je n’ai pas entendu le reste de votre conversation, mais ça, je confirme ! — Dis donc, Sybille, toquer à une porte c’est trop compliqué ? se moqua son frère. Malgré son piètre choix de mots, la jeune femme laissa échapper un léger rire. Depuis les négociations pour rendre Théobald, elle semblait beaucoup plus heureuse et détendue. — Oh, si, mais j’ai envie de jouer à la rebelle. Saedor sourit plus largement lui aussi. — Alors j’ai dû très bien réussir ton éducation. Si se rebeller est juste ne pas toquer aux portes pour toi... Sibylle hocha la tête en riant. — Sans aucun doute, mon oncle. Puis elle s’avança dans la pièce, les dévisageant tour à tour avant de reprendre la parole, ses cheveux courts en bataille. — Plus sérieusement, je suis heureuse de vous trouver tous les deux. C’est à vous, oncle Saedor, que je vais m’adresser parce que je parie que si je dis ça
directement à Rodolphe, il va faire une attaque. Le jeune homme fronça aussitôt les sourcils, détestant d’avance ce que Sibylle allait dire. — Laisse-moi deviner, intervint le régent. Tu veux faire partie du premier vaisseau spatial transportant des Astrayens en direction de la parcelle récupérée d’Astra ? Rodolphe eut l’impression qu’il venait de recevoir un coup de poing et Sibylle le dévisagea avec une moue à moitié amusée et triste. — Oui, c’est ça. Vous voyez ? J’avais raison... Il se fait déjà un sang d’encre pour moi. Ce dernier inspira, expira, contrôlant chacun de ses muscles pour ne pas brusquement er sous sa peau de mutant. Des efforts qui ne èrent pas inaperçus aux yeux amusés de ses proches. — Sibylle, s’il te plaît... — Attends, laisse-moi t’expliquer. Elle avait cessé de sourire et s’approchait doucement de son frère en le regardant avec un immense amour fraternel brillant au fond de ses prunelles. — Depuis quelques jours, je ne pense qu’à ça... Astra fait partie de moi, c’est ma planète d’origine. Mais plus que ça, c’est un but, un objectif. Y retourner maintenant c’est presque inespéré... Et il leur faudra un chef là-bas. Quant aux dangers de l’expédition... Ils sont imaginaires ou minimes. Nous serons sous la protection de l’AM.Erica qui s’est engagée, devant toute la galaxie, à nous transporter jusque là-bas. Je veux y aller, Rodolphe. Mais j’aimerais que tu ne sois pas fou d’inquiétude pour moi. Le jeune homme s’efforça de lui sourire et de faire taire les milliers d’objections qui lui traversaient l’esprit. — Nous avons discuté avec Saedor. Aileen lui avait tout dit concernant notre relation.
Sibylle ouvrit de grands yeux étonnés. — Aileen ? — En effet. Elle avait besoin d’aide pour les gènes mutants de son fils, mais... j’ai fini par m’attacher à ma belle-fille et je crois que la réciproque est vraie. La jeune femme ne répondit rien et Rodolphe lui en sut gré. Il connaissait sa rancœur pour celle qui l’avait condamnée à une vie de soufs. — Syb’, reprit-il. Je ne chercherai pas à t’empêcher de partir et je sais bien que tout ce que je pourrais te dire ne te retiendrait pas, encore une fois. Mais tu te souviens d’Egrabe ? Si tu n’étais pas partie... — Les enfants d’Astra seraient morts. Moi, j’ai... j’ai juste été torturée. Donc j’ai bien fait d’y aller et je ne regrette rien, grand frère. — Bien, dans ce cas, il y a des personnes en particulier avec qui tu veux partir et qui seraient prêtes à y aller avec toi ? demanda Saedor. — Pratiquement tous les enfants sont impatients de retourner à Astra... Mais il y a quelqu’un que je vais aller chercher. Je crois qu’il va détester que je l’entraîne dans cette nouvelle aventure, mais j’ai besoin d’un ami, un vrai, à mes côtés. Vu la description faite par Sibylle, Rodolphe pouvait deviner de qui il s’agissait alors que son oncle affichait une mine perplexe. — Carlys, n’est-ce pas ? Il n’y a que lui qui détesterait être obligé de brusquement partir pour Astra. La jeune femme hocha la tête d’un air amusé et le régent haussa de nouveau les épaules, n’y attachant pas plus d’importance. — Où est-il ? — D’après une conversation que j’ai eue récemment avec lui, par message, il est aux côtés d’Edward d’Erica. Rodolphe fronça les sourcils en même temps que Sae-dor, mais Sibylle eut un léger rire avant de tourner les talons pour quitter la pièce.
— Ne vous inquiétez pas, le premier vaisseau spatial en direction d’Astra part dans deux mois. Je serai de retour avec lui avant cela et Carlys n’est pas un traître. Juste quelqu’un qui ne voit pas l’intérêt du patriotisme... Elle sortit sur un dernier sourire et la porte se referma derrière elle. Rodolphe attendit quelques secondes avant de se tourner vers son oncle. — Comment va-t-elle se rendre en Egrabe pour le retrouver ? — Je suppose qu’elle a acheté un ticket à bord d’un vaisseau spatial de transport de agers pour Egrabe avec les crédits réunis par chacun des Astrayens. Dorénavant, elle est libre d’utiliser les transports en commun. C’était si vrai. Il fallait encore s’habituer à cette idée. Ils étaient libres.
« J’avais de nouveau de l’espoir. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que je voyais grandir dans tous les esprits l’influence des Astrayens et que je me suis dit que si eux continuaient à se battre, je pouvais continuer aussi… » Loreleï.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 26
- Éléonore -
La jeune femme n’osait pas sortir du palais de pierre froid et inconfortable d’Egrabe. La première fois qu’elle avait tenté de monter un tricorne, des semaines auparavant, elle avait cru devenir folle. D’abord, l’animal sentait mauvais, ensuite, comment rester en selle ? En revanche, Ivan avait adoré le jeune poney cornu que lui avait offert son oncle. Il était encore dans la cour et elle pouvait l’entendre du salon criant joyeusement qu’il voulait aller plus vite alors que son professeur exigeait fort heureusement de lui une certaine prudence pour ses premières leçons. Éléonore pour sa part s’ennuyait. Assise dans l’une des salles communes du palais, elle fixait étrangement le feu vacillant qui craquait dans la cheminée malgré la température clémente. Edward avait un jour laissé échapper devant l’un de ses serviteurs qu’il adorait la lueur d’un feu, même au cœur de l’été, et, depuis, il n’y avait pas un jour sans qu’il y en eût un d’allumé dans les pièces où il se rendait. Un des nombreux signes d’iration et d’amour que lui portaient ses gens et le peuple d’Egrabe. Cette affection arrachait toujours un sourire ironique à Éléonore lorsqu’elle
venait dans la salle du conseil où Edward recevait tous ceux qui demandaient à le voir. Un sentiment qu’ils partageaient étonnamment pour Ivan, bien qu’ils ne portent pas sa mère dans son cœur. Le jeune prince ne ait plus un instant sans être auprès de son oncle. Une proximité qu’Éléonore s’efforçait à regarder d’un bon œil : après tout son fils était heureux… mais qu’en était-il d’elle ? Elle ne savait plus ce qu’elle désirait. Entourée par les plus grandes richesses de cette planète, elle se sentait pourtant seule et maintenue à l’écart. Edward ne lui refusait rien tant qu’elle ne se mêlait pas de politique, mais il la considérait toujours comme une potentielle menace. Une considération qui, par moment, la blessait plus que de raison. Lorsqu’elle se trouvait face au jumeau de Liam, son cœur balançait entre la haine et une irrésistible envie de se jeter dans ses bras pour l’embrasser. Il lui ressemblait tant malgré cette légère différence, cette bonté, qui le rendait attachant et désirable d’une autre façon. — Éléonore ? La jeune femme, soudainement sortie de ses pensées, se retourna d’un bond comme si elle avait été prise en faute. — Oh, Edward ! — Que faisais-tu ? Il accompagna ses mots d’un regard accusateur. Elle retint un geste d’agacement alors que les battements de son cœur accéléraient. — Rien. Je pensais, c’est tout. Le prince hésita, puis vint se poster à côté d’elle près de la fenêtre. Son regard s’adoucit immédiatement lorsqu’il vit ce qu’elle observait quelques minutes plus tôt : Ivan, riant en contrebas dans la cour, sur son poney. — Éléonore... Je me suis renseigné sur toi. Quelque chose se figea dans l’âme de la jeune femme et son cœur se serra sans qu’elle n'en laisse rien paraître.
— Ah oui ? — Liam t’a trouvée dans un bar, pas vrai ? Tu étais serveuse, tu n’avais pas un sou, c’est pour ça que tu aimes autant... l’argent. La jeune femme ne chercha pas à nier. — Dès mes seize ans, j’ai appris qu’être jolie pouvait me servir, ajouta-t-elle. C’est pour ça que je suis aussi... Comment dis-tu déjà ? Aguicheuse et fausse. Il vaut mieux savoir sourire et se faire payer un dîner que mourir de faim. Contrairement à ce à quoi elle s’attendait, il ne lui lança pas le regard exaspéré et méfiant qu’il lui réservait d’ordinaire. — Je suis désolé pour ce que tu as vécu El’, dit-il simplement en posant une main réconfortante sur son épaule. Si je l’avais su plus tôt, j’aurais fait plus d’efforts, crois-moi. Les joues soudain brûlantes, Éléonore détourna la tête sans répondre. À son grand étonnement, Edward ne retira pas sa main de son épaule et il s’écoula quelques secondes où il parut hésiter à ajouter quelque chose. Totalement perdue dans ses sentiments, Éléonore laissa alors son regard revenir sur les traits du jeune homme sans plus chercher à cacher son émotion. — Tu... Edward, je... Elle ne fut pas capable de continuer et ne sut dire qui de lui ou d’elle s’était rapproché, mais leurs visages étaient maintenant tout proches et leurs souffles se confondaient. Dans son esprit se superposait l’unique baiser qu’ils avaient échangé et son instinct prit le dessus. Elle ferma doucement les paupières, avant de se pencher un peu plus en avant, mais, alors qu’elle s’y attendait le moins, Edward la saisit par la taille et l’écarta doucement de lui sans oser la regarder. — Désolé, je ne peux pas faire ça. Je veux dire... Je sais que c’est ma faute. Ça... Ça ne se reproduira plus. Sans attendre de réponse, il tourna les talons et la laissa sans lui laisser le temps
de trouver les mots pour le rappeler et de le supplier de revenir pour combler ce manque que sa fuite lui laissait.
***
— Salut les tourtereaux ! S’il y avait bien une personne que détestait Éléonore, c’était bien Carlys et sa nouvelle blague était de bien mauvais goût aux yeux de la jeune femme. Edward parvint tout de même à lâcher un sourire qu’elle analysa tout de suite comme gêné. Il pliait puis dépliait ses doigts du mouvement qu’il avait chaque fois qu’il était mal à l’aise. Comme tous les soirs ou presque, ils se réunissaient dans le salon : Edward assis près du feu, Ivan qui jouait avec un cheval de bois à bascule, et maintenant Carlys qui venait de refermer la porte et de s’adosser au battant d’un air moqueur, bras croisés sur sa poitrine. — Pas la peine de faire cette tête-là El’. Edward ne te laissera pas m’assassiner, même si c’est ton plus grand désir. — En effet, ce serait avec plaisir ! Edward lui lança un coup d’œil qu’elle eut du mal à interpréter. Avait-il pensé qu’elle était vraiment capable de le faire ? Elle se corrigea à contrecœur. — Je veux dire, je plaisantais. Je serais absolument navrée qu’il t’arrive un grave accident, Carlys. — Voyez-vous ça ? Ça doit être plus grave que ce que je pensais. Tu aimes vraiment Ed’ ? Cette fois-ci, Éléonore ne put se contenir et elle se leva d’un bond, sa colère lui embrasant les joues. Ou bien était-ce son embarras ?
— Tellement facile de te faire perdre ton calme, ajouta-t-il. Bon, soyons sérieux un instant, voulez-vous ? — Aux dernières nouvelles, le seul à faire des plaisanteries stupides ici, c’est toi, Carlys, remarqua Edward d’un air las. L’Astrayen acquiesça et son sourire disparut de ses traits pour laisser place à une expression songeuse. — Je n’aime pas quand tu parles pour ne rien dire, Carlys, mais c’est encore pire quand tu as l’air sérieux. Ça t’arrive si peu souvent... La dernière fois, si je me souviens bien, c’était pour m’annoncer que le fils d’Aileen avait été enlevé. Que se e-t-il maintenant ? Le jeune homme s’empressa de rassurer Edward en levant les mains d’un geste calme. — Non, non rien de grave cette fois-ci, vraiment. C’est juste que j’ai échangé quelques messages avec Sibylle Astra et qu’elle tente de me convaincre de retourner, avec elle, sur notre ancienne planète. Edward se leva alors d’un bond, les traits soudain pâles. Même si Carlys l’exaspérait régulièrement, Éléonore savait qu’il le considérait comme un véritable ami. — Tu as l’intention d’accepter ? — Oui. — Mais cette fille, c’est... — Oh là, ne va rien t’imaginer surtout ! Juste une amie ! Et, malheureusement aussi, une princesse têtue dans ton genre. Le problème de vous autres c’est que vous avez l’habitude qu’on vous obéisse, donc je n’ai pas trop le choix en soi si je ne veux pas qu’elle m’assassine, avec la complicité de notre chère Éléonore. Elle compte venir me chercher ici, mais je préfère aller directement en AM.Erica parce qu’une princesse astrayenne chez toi... ça ne te plaira pas. — Carlys, nous sommes amis, pas vrai ?
— Exact. Mais j’aime penser que je suis un électron libre, même si je sais que je dépends de la société et que je ne le serai jamais complètement. Je suis resté suffisamment longtemps ici... Et deux choses me font bouger. Carlys retrouva son sourire unique, et ses yeux brillèrent d’une lueur malicieuse et joyeuse tandis qu’il se tournait vers la jeune femme pour répondre. — Premièrement, par curiosité. J’ai envie d’être au cœur des événements à venir. Ensuite parce que je pense que Sibylle a plus besoin de moi que toi, Edward. Et j’ai envie de l’aider. Éléonore ne put s’empêcher de hausser un sourcil moqueur. — Tu veux l’aider à renverser le cours de la guerre ? demanda-t-elle. Je croyais que, pour toi, le patriotisme n’avait aucune importance ? — C’est le cas. Ai-je dit que je voulais l’aider à gagner ? Je veux qu’elle puisse voir le positif dans sa vie, y compris ailleurs que dans un pays à reconquérir justement. Je pense qu’elle en a besoin. Edward, resté silencieux jusque-là, eut alors un sourire triste avant de répondre. — Alors, vas-y, Carlys. Je n’aurais pas pensé m’attacher à toi ainsi... Tâche de venir me voir, un jour. L’Astrayen cachait sa propre peine derrière ses insolents sourires, mais, pour Éléonore, il n’y avait pas le moindre doute que cette séparation n’était pas facile pour lui non plus. Le jeune homme en question fit alors une accolade à Edward, puis vint ébouriffer les cheveux d’Ivan. — Au revoir, p’tit bonhomme... Tâche de devenir un inable prince, comme ton oncle Edward que tout le monde adore. Puis il se redressa et eut un sourire pour Éléonore. — J’ai le droit de te dire au revoir ? Elle hésita très brièvement, puis sa nature sombre et défensive reprit le dessus.
Elle secoua la tête, affichant une froideur qu’elle était loin d’éprouver. — Non. Personne n’ajouta le moindre mot, même lorsque Car-lys tourna les talons pour sortir de la pièce avant de se retourner. — Je me suis servi de ta signature électronique que je sais parfaitement imiter Edward pour me donner le droit de décoller. Voilà, juste pour que tu ne t’inquiètes pas des détails pratiques... Ne m’accompagne pas. Je déteste les adieux, alors je préfère les écourter maintenant. Le prince ne bougea pas de sa place, bien droit, et répliqua d’une voix ferme. — Je les déteste aussi. Tâche de ne pas te mettre tout le monde à dos et de devenir un peu raisonnable, Carlys. — Je tiendrai compte du conseil. Et toi essaie d’oublier qu’El’ est la presquefemme de ton frère. Puis il quitta la pièce sans se retourner et Éléonore sentit sa colère contre lui renaître. Elle haïssait tout ce qui pouvait la rendre mal à l’aise et clairement ce que venait de lâcher Carlys en faisait partie. Edward se retourna vers elle, le regard un peu froid. — Il a tort. Je veux dire, je ne peux pas l’oublier... Éléonore ne sut jamais ce qui la poussa à le redre en quelques enjambées. Elle se planta devant lui, les yeux brillants et le visage à quelques centimètres du sien, oubliant jusqu’à Ivan qui avait cessé de se balancer sur son cheval à bascule pour les fixer avec de grands yeux. — Tu ne crois pas qu’on est assez grands pour faire nos choix ? J’ai aimé Liam, mais c’est terminé... J’ai bien le droit de t’aimer toi maintenant, non ? — Mais c’est mon frère et... Elle le fit taire d’un baiser. Elle crut pendant quelques secondes qu’il allait la repousser, mais les bras du jeune homme se refermèrent sur sa taille et il le lui
rendit ionnément, lui rappelant Liam un instant. Tandis qu’elle se détendait enfin dans ses bras, oubliant tout et se sentant enfin complètement heureuse, elle se demanda fugitivement si elle avait dit toute la vérité. L’aurait-elle aimé et désiré ainsi s’il n’avait pas été le portrait craché de son jumeau ?
La cité Rock’dach était secouée par les rumeurs d’une révolte ouverte. Les marchés publics ressemblaient à des places de conspirateurs et le gouverneur de la ville, connu de longue date pour ne pas porter le tyran dans son cœur, fit même décrocher les drapeaux eriquiens.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 27
- Liam -
— Altesse ? — Quoi encore ? Le jeune homme s’était brusquement retourné pour faire face à la nouvelle chef de sa garde après le départ de Tilgrat : asiatique, originaire de Mars, grande et caractérisée par ses vêtements militaires et son terrible manque de sourires. Assis sur son siège de marbre noir, au centre d’une salle de verre circulaire de même ton, il toisait sa commandante d’un regard furieux tandis que les deux gardes postés de chaque côté restaient sur le qui-vive. La commandante semblait craindre sa réaction, mais elle avait l’habitude d’être carrée et franche. — L’une des cités-États, Turrand, s’est rebellée. Nous attendons vos ordres pour les chefs du mouvement capturé.
Liam resta pensif un instant avant de répondre. — Exécutez-les tous. Cela fera une excellente leçon pour les autres. La commandante parut hésiter, puis objecta d’un ton dur et tranchant. — Cela pourrait entraîner d’autres révoltes... Le jeune homme abattit violemment son poing sur l’accoudoir. — Alors, tuez-les tous et rasez leur cité ! Faites ce que vous voulez, mais que plus un seul d’entre eux n’ose seulement penser à s’attaquer aux dômes et à mon gouvernement ! La commandante claqua des talons et s’inclina sans plus chercher à s’interposer. Lorsqu’elle eut quitté la pièce, il lança un ordre sans regarder ses gardes. — Laissez-moi seul. Que personne ne me dérange, même si la planète tout entière était en feu, d’accord ? Ils s’inclinèrent devant avant de quitter la salle sans un regard en arrière. Tout le monde savait que, exaspéré, le tyran avait la gâchette facile. Lorsqu’il fut enfin seul, Liam s’autorisa à penser à la seule chose qui lui manquait terriblement : Éléonore. À croire qu’il s’y était attaché plus que prévu. Il avait essayé de retrouver une femme comme elle dans son entourage, mais personne n’avait su lui inspirer cette étrange ion qu’il vouait à Éléonore. Le jeune homme posa mécaniquement sa main sur son arme à sa ceinture et laissa échapper un soupir nerveux. Il avait envie de se défouler, de hurler sur ses hommes, de tirer sur ces imbéciles qui osaient se rebeller. Il ressentait constamment cette colère, mais de façon accentuée depuis le départ d’Éléonore. Il se prenait parfois à penser qu’il aurait mieux fait de faire plus attention à son gosse, histoire qu’elle ne choisisse pas de le quitter, mais, la minute suivante, il se trouvait stupide de dépendre autant de son ancienne compagne. Il poussa un léger grognement, puis se leva de son siège pour redre la fausse
fenêtre qui affichait une vue numérique d’une forêt en contrebas si réelle qu’elle donnait envie de se pencher par la vitre inexistante pour humer le parfum de l’écorce et des herbes sauvages. Le tyran de mars se souvint alors de jours où il avait été quelqu’un de fondamentalement gentil. C’était il y a longtemps... Quand l’inattention de ses parents le faisait encore pleurer alors qu’il ne rêvait que d’un sourire. Sa mère... Une égoïste qui ne pensait qu’à elle et ne tolérait près d’elle que sa dernière fille. Quant à leur père, il partageait aussi cette préférence à tel point que le petit garçon qu’il était alors avait maintes fois eu envie de se fâcher contre sa sœur. Mais c’était sans compter sur Edward qui savait le calmer et le faire rire. Seulement, aujourd’hui, son jumeau n’était pas là pour retenir sa main. Liam était furieux contre lui-même de repenser à tout cela, mais ne parvenait plus à évacuer la tristesse qui venait s’ajouter à sa rage. Pourquoi n’avait-il pas été fichu, comme n’importe quel père normal, de s’attacher à Ivan ? Il lâcha un nouveau soupir plein de colère et ses yeux lancèrent un éclair tandis qu’il avançait mécaniquement la main vers le bouton de commande placé à côté de la fenêtre-écran. Aussitôt, différentes fonctionnalités apparurent et le jeune homme trouva les dernières informations rassemblées pour lui par ses gardes. L’une d’elles attira curieusement son attention, malgré la colère qui l’aveuglait. « Astra devient très populaire et la plupart des réseaux sociaux en activité montrent que beaucoup de ceux qui suivent les réalités virtuelles de batailles reconstituées sont pour le fait que cette équipe gagne. Si cela continue ainsi, les médias pourraient être en partie liés au déclenchement d’une révolution en faveur d’Astra par les Eriquiens eux-mêmes ». Liam retint un juron en lisant ces quelques phrases. Il connaissait mieux que personne le pouvoir de la télévision et de la propagande pour en abondamment. Les médias étaient-ils réellement en train de devenir un problème ? Il allait falloir qu’il visualise les derniers messages des forums de discussion et qu’il charge quelqu’un de surveiller très attentivement la toile, quitte à mettre des contrôles illégaux en place.
Le second message concernait quant à lui la création de certains groupes révolutionnaires. Il fit défiler les informations pour accéder aux profils des chefs les plus recherchés. Un certain Kaldion, jeune homme de son âge environ, assez insignifiant et d’origine modeste. Mais bien plus étonnant, la star de la chanson Loreleï Wolf. Disparue quelques mois auparavant des radars. De telles personnalités ne pouvaient pas devenir les figures de proue d’un mouvement de résistance. Il en était hors de question.
La répression contre Rock’dach fut discrète, mais d’une redoutable efficacité. Du jour au lendemain, il y eut un nouveau gouverneur, issu de la noblesse eriquienne et cousin éloigné de la famille d’Erica, connu pour être proche de Liam et partager ses visions. Les réunions publiques ne furent pas interdites, mais les participants étaient emmenés de force par une police en provenance de la capitale. Rapidement la peur se répandit suffisamment pour étouffer dans l’œuf toute nouvelle tentative.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 28
- Rodolphe -
La piste de décollage principale de Graël était bondée. L’énorme vaisseau aérospatial destiné à accueillir les premiers Astrayens partant pour Astra attirait les foules. Il y avait en revanche moins de monde près de l’avant du véhicule, chacun semblant s’être tacitement mis d’accord pour laisser un peu d’intimité à l’empereur et à ses proches... Les journalistes, humanoïdes ou non, n’avaient pas été acceptés sur la zone de décollage. — Au revoir, chère nièce. Promets-moi d’essayer d’être heureuse... Rodolphe les observait à quelques pas. Sibylle avait coiffé ses cheveux pour l’occasion et ils étaient un tout petit peu moins désordonnés qu’à leur habitude. Elle portait par ailleurs un pantalon renforcé aux cuisses, des bottes de cuir, des gants solides et une tunique serrée à la taille qui faisait ressortir sa minceur. La princesse laissa échapper un fin sourire en répondant à son oncle.
— Bien sûr. Je retourne chez moi, rien ne pourrait me faire plus de bien ! Saedor ajouta quelques mots que Rodolphe n’entendit pas, mais sa sœur éclata de son joli rire en réponse et le jeune homme se sentit plus heureux en la regardant. Il sentait peser sur sa nuque les regards des gardes eriquiens de la zone et des Astrayens qui embarquaient à bord. La couronne de métal noir pesait sur sa tête, mais il avait déjà la sensation de bien trop vite s’habituer à ce poids qu’il ne sentait presque plus. Il s’apprêtait à faire quelques pas pour redre sa sœur et son oncle lorsque quelqu’un posa une main sur son bras d’un geste familier et qu’une voix à l’accent moqueur retentit à côté de lui. — Salut, Ta Majesté Sérénissime, comment ça va ? Pas trop effondré de voir partir ta petite sœur adorée ? Carlys. Bien qu’il ait un don pour le mettre de mauvais poil, en ce jour, il ne pouvait lui en vouloir. Il possédait une qualité que le jeune homme était capable d’apprécier à sa juste valeur : il savait faire rire Sibylle aux éclats. Carlys semblait être le seul à vraiment y parvenir depuis qu’elle portait le ravageur. Rodolphe, tout à ses pensées, répondit donc distraitement. — Complètement effondré pour être honnête. Mais tu as intérêt à veiller un minimum sur elle. — À mon avis, c’est plutôt elle qui veillera à ce que je ne fasse pas trop de bêtises. Je crois qu’elle pense que je serais capable, à moi tout seul, de déclencher une nouvelle guerre. Difficile de ne pas sourire en imaginant Sibylle sermonner son meilleur ami en levant les yeux au ciel. — Elle n’a pas tort. Alors, essayez juste de ne pas détruire Astra une nouvelle fois, tous les deux, d’accord ?
Carlys ne répondit rien et lorsque Rodolphe se tourna vers lui, étonné de le voir soudain silencieux, ce fut pour le surprendre avec une légère moue pensive au visage. — Désolé, Sérénissime Altesse, j’étais en train de penser à la relation que tu as avec ta sœur. Je crois que je trouve cela assez impressionnant, en fait, que vous vous appréciez autant. Venant de Carlys c’était presque un compliment. Rodolphe esquissa un sourire, mais n’eut pas le temps de répondre qu’une furie se jetait dans ses bras. — Sibylle ! Arrête de faire ça, tu te fais mal ! Sa sœur ne l’écouta pas et resserra son étreinte. — Oh Rodolphe ! Il y a des soufs qui font du bien... Je n’aurais pas pu partir si loin en te faisant juste un petit geste de la main. Tu te rends compte ? Je retourne à Astra ! On se revoit bientôt, promis ? Je viendrai t’accueillir lorsque toute la planète sera à nous et que l’on te portera en triomphe ! Le jeune homme ne sut que répondre. Il avait envie de tenter, encore une fois, de retenir près de lui son aventurière de sœur, même en sachant que c’était impossible, et ce ne fut qu’en croisant le regard calme de Saedor qu’il abandonna cette idée. — À bientôt, Sibylle. Reste en vie... — Toi aussi. Elle se détacha de lui et ils échangèrent un long regard. Le ravageur pulsait à son cou comme un organisme vivant et, un instant, Rodolphe fut saisi d’une violente envie de le lui arracher avec ses crocs. Une sirène se mit alors à retentir dans la zone d’embarquement et, en se retournant vers le vaisseau, Rodolphe constata que tous les enfants d’Astra choisis pour un rapatriement étaient montés dans l’appareil. Ne restaient sur le bitume que les soldats qui leur lançaient des regards sombres, Carlys, Lucie et Ralph en retrait, ainsi que son oncle et bien sûr Sibylle. — Au revoir, murmura-t-il dans un dernier adieu en s’efforçant de sourire. Je
t’aime ! — Moi aussi, Rodolphe ! Puis elle se tourna vers Carlys et hocha la tête, les yeux brillants. Elle se dirigea, son ami derrière elle, vers la erelle d’embarquement. Deux gardes les attendaient. Ils èrent un scanner pour vérifier qu’ils n’avaient aucune arme sur eux, puis leur délivrèrent l’accès de la erelle métallique. La menace d’un attentat d’Eriquiens n’acceptant pas la décision du gouvernement restait très probable et le cœur de Rodolphe se serra un peu plus fortement dans sa poitrine lorsqu’il songea à tous les dangers que courait sa sœur. Lorsqu’ils atteignirent le haut de la erelle, la jeune femme marqua un léger temps d’arrêt et Rodolphe crut qu’elle se retournerait vers lui une dernière fois. Mais c’était mal connaître sa sœur. Elle inspira fortement, s’encouragea mentalement, puis entra à l’intérieur de l’appareil. Carlys, quant à lui, se retourna, adressa un sourire à Rodolphe, comme pour lui dire que tout irait bien, puis s’enfonça à son tour dans l’ombre de l’appareil. Plusieurs autres gardes eriquiens s’avancèrent alors vers le vaisseau pour ôter la erelle après que l’un d’eux eut claqué la porte extérieure de l’appareil. Lorsqu’il entendit le claquement métallique du battant, Rodolphe sentit de nouveau cette peur violente de peut-être perdre pour toujours sa sœur. Devinant ses pensées, Saedor se plaça doucement derrière le jeune homme. — Ça ne sera pas comme la dernière fois. Rodolphe déglutit en reculant lorsque les moteurs du vaisseau spatial commencèrent à tourner. — Pas comme Egrabe, vous voulez dire ? répondit-il d’une voix brisée. Elle ne sera pas torturée, il ne lui arrivera rien, elle est en sécurité et... — Rodolphe, tu es l’empereur. Tu ne peux pas te permettre de pleurer ou de t’inquiéter outre mesure pour elle. Ta sœur a fait ses choix.
Le jeune homme ne répondit rien, mais se détourna brusquement de l’appareil qui n’avait pas encore bougé sur la piste de décollage pour s’éloigner à son tour sans se retourner, rejoignant ainsi Ralph et Lucie. Il comprit brusquement pour quelle raison sa sœur n’avait pas fait volte-face. Une fois encore elle avait su comprendre avant lui que le rôle d’un empereur n’était pas de se préoccuper de sa famille, mais de sa patrie avant tout autre chose. Il devait apprendre à ne plus rien ressentir, à ne plus souffrir pour tous ceux qu’il aimait... Mais pourquoi n’y parvenait-il jamais ?
***
En rentrant de la zone de décollage, une fois seul dans son bureau, il s’était immédiatement métamorphosé et la moquette au sol était désormais en lambeaux, déchirée par le loup empli de colère. Rétrospectivement, il ne regrettait pas. Il en avait eu besoin. Assis derrière son bureau, simplement vêtu d’un pantalon et d’une chemise ouverte, il contemplait d’un regard orageux le meuble devant lui, le seul qui avait échappé au carnage. Sa peur pour sa sœur lui semblait à même de le rendre complètement fou et il s’efforçait de ne pas imaginer tous les accidents qui pourraient lui arriver. Et comment réagirait Sibylle face à leur planète en cendres ? Elle cachait mieux ses émotions que lui, mais le jeune homme savait qu’elle n’en ressentait pas moins la même tristesse et colère chaque fois qu’elle repensait à leur é. Et l’empereur avait peur de la perdre, peur qu’elle lâche prise, seule sur Astra, avec le ravageur à la gorge. — Sibylle... Il étendit la main sur son bureau, juste pour sentir sous ses doigts la matière dure comme pour s’accrocher à une bouée. Cela faisait déjà une heure qu’il ne faisait rien et il avait interdit que l’on vienne le voir.
Mais, visiblement, ce dernier ordre n’allait pas être respecté bien longtemps. Quelqu’un venait de lui faire redresser la tête en toquant à sa porte. Or, seul Saedor était capable d’avoir envie de le déranger lorsqu’il était dans une colère noire. Rodolphe inspira fortement, regretta soudain que toute la pièce montre à elle seule sa rage intérieure, et eut l’impression, pendant un instant, d’être redevenu un tout petit enfant craignant le regard de son oncle, de peur de le décevoir. — Entrez ! Comme il s’y attendait, après que le battant eut coulissé, ce fut bien Saedor qui s’avança dans la pièce. La porte se referma derrière lui et le régent esquissa un petit sourire avant de venir s’asseoir dans l’un des derniers sièges que Rodolphe n’avait pas complètement réduits en miettes. L’empereur aurait préféré le voir rester debout, sachant qu’il souffrirait moins, mais c’était sans compter sur l’entêtement de son oncle. — Alors, Rodolphe, tu vas mieux ? Je t’ai laissé trois heures pour... te détendre. Saedor avait sur le jeune homme un effet remarquablement calmant et ce dernier se laissa aller, esquissant une grimace qui pouvait sembler être un sourire. — Vous saviez que j’allais réagir ainsi... — Tu n’as pas tellement changé, tu sais, et je te connais bien. — Ah ah, vous n’avez pas tort. Mais vous aussi, je vous connais... Si vous venez maintenant c’est dans un but bien précis. Que voulez-vous me dire ? Les traits du régent s’agrandirent d’un nouveau sourire et il se releva de son siège sans tout de suite répondre. — Il y a deux choses dont il faut que nous discutions aujourd’hui... — Me sermonner sur ma colère devant le départ de ma sœur fait partie du programme ? Rodolphe avait posé la question d’un ton mi-sérieux, mi-rieur.
Saedor secoua la tête et le jeune homme se sentit à la fois plus inquiet et intrigué. — Alors quelles sont ces deux choses ? — La première est un objet qu’il est temps que je te remette. Rodolphe ne bougea pas d’un millimètre lorsque son oncle sortit, d’une poche de sa veste, une petite boite carrée qui ne devait pas faire plus de quelques centimètres. Étrangement, l’empereur sentait déjà qu’il allait avoir la gorge serrée par l’émotion et ses yeux brillaient d’un éclat trop vif. — Oncle Saedor... Qu’est-ce que c’est ? Le régent ouvrit la boite d’un air triste avant de la déposer devant le jeune homme. — Je n’avais pas beaucoup d’objets personnels sur moi lorsque j’ai été arrêté, expliqua-t-il. Mais cette bague en faisait partie. Les Eriquiens me l’ont rendue à ma sortie de prison en me donnant de nouveaux vêtements autres que mon costume de prisonnier. Elle appartenait à mon frère, à ton père donc. Je sais qu’il aurait aimé te la voir porter un jour... Alors la voilà. Rodolphe ne répondit rien. Il avait pris la chevalière en or d’un geste mécanique et la tournait maintenant entre ses doigts sans même la voir. Il en connaissait par cœur les gravures : les armes d’Astra. Le dragon stylisé, ajouté deux cents ans auparavant environ pour marquer leur alliance avec les terribles animaux libérés du joug des hommes qui les avaient créés en laboratoire, les trois sabliers, pour évoquer les voyages dans le temps à l’origine de leur histoire et dynastie, la couronne bien sûr pour leur royauté et le glaive pour signifier leur force. Pour quelle raison cette chevalière donnait-elle tant envie à Rodolphe de pleurer ? Probablement parce qu’elle venait s’ajouter au départ de sa sœur le matin même. Le jeune homme releva alors enfin les yeux vers son oncle et reposa devant lui l’objet. — Je n’en veux pas, lâcha-t-il simplement. Saedor ne bougea pas, mais son regard s’ancra un peu plus dans celui de son
neveu. — Pourquoi ? demanda-t-il. Le jeune homme n’eut pas besoin de chercher ses mots bien longtemps. — Lorsque j’ai demandé à mon père à quel moment j’aurais sa chevalière, il m’a dit qu’il m’en ferait faire une pour mes dix-huit ans. Je lui ai répondu qu’aucune ne serait exactement comme la sienne... Il a ri et m’a dit que je l’aurais un jour, lorsqu’il serait mort. Alors j’ai dit que je n’en voudrais jamais... Sa voix se brisa et son oncle se pencha sur le bureau pour prendre sa main dans la sienne, ainsi que la chevalière. Sans un mot, il la lui a au doigt sans que le garçon offre la moindre résistance et lorsque le régent s’éloigna de nouveau, laissant l’empereur avec l’objet, il répondit enfin. — C’est là un souvenir heureux, Rodolphe. Ne regarde pas cet objet avec tristesse, mais plutôt en te disant que ton père aurait aimé que tu l’aies et qu’il représente pour toi la joie des discussions de ton enfance. Rodolphe ne pouvait se résoudre à cela, mais quelque chose dans la voix de son oncle lui fit garder le silence. Il venait de comprendre que pour Saedor luimême, voir à son doigt la chevalière de son frère était une chose importante, l’un de ces riens que vous offre la vie et qui vous pousse à continuer : un parfait message d’espoir. — Et quelle est l’autre chose que vous vouliez me dire ? Saedor inspira profondément et se força à détacher son regard de la chevalière. Lui-même en avait porté une au doigt jadis, mais il l’avait perdue au départ d’Astra. Il s’en referait une, de même qu’il en était prévu pour Sibylle. — Il y a quelqu’un qui veut redre notre groupe de révolte. Un Eriquien. — Mais il y en a tous les jours... On l’intègre à un groupe où ne circulera pas d’information majeure, et on contrôle ses motivations. Où est le problème ? Si son oncle prenait la peine de lui en parler, cela ne devait pas être aussi simple. — Je crois qu’il vaut mieux que tu le voies toi-même et que tu lui parles
directement, répondit Saedor après un léger silence. Il attend dans le bureau de Lucie... Je peux le faire venir ? Rodolphe n’avait rien à ref à son oncle et il répondit en inclinant la tête. Saedor se dirigeait déjà vers la porte du bureau lorsqu’il l’interpella. — L’état du bureau ne le choquera pas ? — Aucun risque. Il en a vu d’autres, crois-moi. Son oncle n’attendit pas un instant de plus et sortit de la pièce en laissant la porte ouverte. Rodolphe eut l’impression qu’il s’était écoulé à peine une minute lorsque le régent revint suivi d’un autre homme. Le battant se referma derrière eux et l’empereur redressa très lentement la tête pour venir fixer son regard sur celui de l’inconnu. Il retint alors un cri instinctif d’horreur et de surprise. Son visiteur ébaucha un horrible sourire et prit la parole d’une voix rauque. — Je sais... Ce n’est pas beau à voir, n’est-ce pas ? Son visage était brûlé sur toute la partie droite et bien abîmé à gauche. Il était absolument méconnaissable et même si Rodolphe l’avait connu il aurait été incapable de remettre un nom sur ces traits. — Que vous est-il arrivé ? — Je me suis brûlé volontairement. C’était le seul moyen pour que personne ne me reconnaisse. Rodolphe sentit quelque chose s’emballer en lui et il devint plus pâle encore qu’il ne l’était lorsque son oncle lui avait é au doigt la chevalière. — Mais qui êtes-vous donc ? — Votre pire ennemi. L’ancien roi Orys... Rodolphe sentit la violence familière toujours présente au fond de lui menacer de
le submerger et ce ne fut qu’après un énorme effort qu’il parvint à contenir ses gènes mutants. Orys avait surpris le changement de couleur de ses yeux et l’apparition de griffes à ses doigts avant qu’il ne reprenne le contrôle de l’envie de vengeance qui illuminait son regard.
— Que venez-vous faire ici ? Me provoquer pour que je vous tue ?
— Oh non, je viens faire pire. Je viens vous proposer mon aide. Rodolphe se leva lentement de son siège et contourna le bureau pour venir faire face au chef de l’AM.Erica qui avait conduit à la destruction d’Astra. — Vous avez tué et fait souffrir tous ceux que j’aimais ! hurla-t-il. Comment pouvez-vous oser encore venir vous présenter face à moi ? Il dégaina son pistolet sans plus attendre, les oreilles bourdonnantes et le cœur au bord des lèvres, lorsqu’il sentit la main de Saedor le tirer fermement en arrière. — Calme-toi, Rodolphe, s’il te plaît et écoute ce qu’il a à dire. Orys ne le regarda pas lorsqu’il reprit la parole, mais fixa plutôt son regard sur Saedor. — Lorsque j’ai laissé le pouvoir à ma fille, Aileen, je pensais toujours rester à ses côtés pour la conseiller. Elle m’a chassé, ce que je peux comprendre, mais je me suis alors retrouvé, pour la première fois de mon existence, entièrement libre. Mes enfants ne m’aiment plus et mon pays n’avait plus besoin de moi. Je n’ai jamais choisi la guerre... Que Votre Majesté rassemble ses plus vieux souvenirs... C’est mon propre père et le conseil qui ont attaqué Astra, personne ne m’a écouté lorsque j’ai tenté d’obtenir la paix. C’était vrai. De vieux souvenirs remontèrent à l’esprit de Rodolphe pour corroborer les dires de l’un des hommes qu’il détestait le plus au monde. — Mon père est mort après l’attaque de Sagan que j’avais tenté d’arrêter. Lorsque je me suis retrouvé roi, ni le conseil ni l’AM.Erica ne m’ont laissé le
choix : il fallait faire tomber Astra. Et j’ai compris que, de toute façon, il n’y avait pas d’autre voie pour mon pays. Si je vous avais laissé redresser la tête, vous vous seriez vengé. J’ai mené la même guerre que mes prédécesseurs... À une différence cependant qui n’a probablement rien d’important à vos yeux, mais qui en avait pour moi. Je me haïssais. J’avais fait enlever tous les miroirs de mes appartements, ne ant plus de me voir en face. Je ne me suis jamais remis de l’expédition à Sagan... Il y avait eu là, quelques années auparavant, une femme que j’avais aimée. De toute mon âme, plus que la mère de mes enfants : Sandrine, James, les jumeaux et Aileen. Je ne voulais pas détruire son monde ni son enfant... Et la mienne. Détruire Sagan m’a détruit moi-même. Mais j’ai dû recommencer sur Astra... Parce que j’étais le roi, et que je n’avais pas le droit d’exister. Seul le bien de l’AM.Erica et de ses habitants devait compter pour moi et mon sacrifice personnel n’avait aucune importance. L’empereur Rodolphe devrait pouvoir comprendre ceci, non ? Le jeune homme prit une grande inspiration avant de lui répondre. — Je le peux. — Alors vous ettrez que je n’ai jamais été libre lorsque j’ai ordonné la destruction de votre monde. — Quel est le rapport entre toute cette histoire et votre présence ici ? s’impatienta Rodolphe. Il ne l’avait pas encore tué uniquement parce que Saedor se trouvait derrière lui. Orys plongea alors son regard dans le sien pour la première fois depuis son entrée dans la pièce. Pour lequel des deux était-ce le plus douloureux ? Rodolphe n’aurait pas su le dire. — Je ne suis plus rien. Je ne suis plus un seigneur d’Erica et je suis libre. Libre d’être un homme comme les autres, simplement remarquable par une brûlure au visage. Pouvez-vous savoir ce que c’est que de vivre sans pouvoir er son visage dans un miroir ? Je viens me présenter à vous en tant qu’homme et non en tant que roi. Je viens vous aider à reprendre votre planète pour que je puisse mourir en sachant que j’ai tenté de réparer le mal que j’ai fait. Orys ne pouvait pas se le permettre... L’inconnu que je suis le peut. — Non ! Jamais je ne vous accepterai à mes côtés !
Le cri avait jailli du plus profond de ses entrailles, mais son oncle s’avança à son tour. — Rodolphe, s’il te plaît, commença-t-il simplement. Je ne te demande pas d’accepter, mais simplement de réfléchir quelques minutes avant de prendre une décision. Orys pourra t’aider autant que moi-même... Et concernant les crimes du é, je te demande simplement de me dire comment tu aurais réagi à sa place. Le jeune homme recula jusqu’à atteindre son bureau auquel il s’adossa. Il ferma alors les yeux et tenta, pendant quelques secondes, d’analyser et comprendre ce que lui avait dit Orys. Au bout d’un instant, la question de son oncle ne le quittait plus. Qu’aurait-il fait à la place d’Orys ? Si tout son peuple avait voulu une guerre et l’avait forcé à la poursuivre ? Si, à un moment donné, il avait pu, en tant que roi, tenter de l’arrêter au risque de détruire son pays, comment aurait-il réagi ? Mais le but d’un roi était justement de préserver son pays et chacun de ses habitants... Alors le doute s’insinua en lui et Rodolphe rouvrit ses yeux aux éclats d’or. Peutêtre qu’il aurait agi de la même façon... Et dans ce cas-là, il était sûr qu’il aurait voulu une chance, n’importe laquelle, de rattraper le é. Il était plus calme, mais aussi plus sombre lorsqu’il questionna d’une voix glacée et lointaine. — Pourquoi n’êtes-vous pas venu me trouver plus tôt ? Les traits de l’ancien roi furent traversés d’un nuage de tristesse. — Je ne vous trouvais pas. Ce n’est qu’après que vous avez été gracié que j’ai pu déterminer l’endroit où vous étiez. Rodolphe laissa planer quelques secondes de silence durant lesquelles il songea brusquement à la figure qu’aurait faite Orys s’il avait su qu’il se trouvait face à son gendre. Mais c’était un secret qu’il n’était pas prêt à lui confier. — Très bien. Soyez mon conseiller et mon aide... Au moindre signe de trahison je vous tuerai néanmoins, n’en doutez pas.
Orys s’inclina légèrement sans mot dire. Astra avait toujours demandé à ses souverains de la justice et de l’équité. Mais si la planète avait demandé autre chose, comment aurait-il réagi ? Lorsque l’homme au visage brûlé tourna les talons pour sortir de la pièce et que l’empereur échangea un lourd regard avec son oncle, il sut que, pour la première fois depuis des années, il éprouvait de la pitié pour le roi qu’il avait haï de toute son âme pendant si longtemps.
Loreleï, Kaldion et Taery redoublèrent de prudence. Pour la première fois de leur histoire centenaire, les cités de Mars commençaient étrangement à se souder contre un ennemi commun, et c’est peut-être là que résidait le plus grand danger pour Liam.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 29
- Cyndie -
La jeune fille ramena mécaniquement un pan de sa veste vers elle avant de toquer à la porte en refermant ses doigts en poing. — James ! James, ouvre ! Silence. Toujours ce silence... Le jeune homme les évitait tous depuis quelques jours et avait quitté leur appartement commun pour s’installer dans une chambre solitaire du palais. Aileen était bien trop occupée par tous les problèmes politiques du moment pour s’en être rendu compte. Cyndie, qui avait toujours eu tendance à affecter un parfait désintéressement visà-vis de son frère d’adoption, s’était rendue à l’évidence : elle ne ait plus de ne pas le voir et de sentir l’incompréhension de Sandrine. — James ! Bon sang, réponds !
La porte resta close et Cyndie s’apprêtait à faire demi-tour, furieuse comme la veille et l’avant-veille, lorsqu’elle s’arrêta, sûre soudain d’avoir entendu un léger bruit de l’autre côté du battant. Le bruit retentit de nouveau. Des gémissements... La jeune fille revint vers le battant en quelques pas pour poser ses deux mains sur la porte. — James ? Puis, baissant la tête et rougissant, car ce n’était pas un mot que l’adolescente révoltée qu’elle était avait l’habitude d’utiliser, elle poursuivit. — S’il te plaît... Je t’en supplie... Ne me laisse pas toi aussi. Comme répondant à son ton pitoyable, la porte se mit alors brusquement à coulisser pour s’ouvrir et la jeune fille tressaillit, retirant ses deux mains du battant. — Cyn’..., Re... referme la porte, s’il te plaît. James était allongé à même le sol et ses traits brûlaient de fièvre. Il avait un regard atone et transpirait abondamment. Sa main était encore tendue devant lui dans l’effort qu’il avait fait pour atteindre l’ouverture manuelle de la porte. L’adolescente oublia toutes ses préoccupations et ses colères pour obtempérer, refermant la porte derrière elle, puis se laissa tomber au sol à côté de lui, sans arriver à croire au spectacle affreux qu’elle découvrait. — Que... Que t’arrive-t-il ? Les traits du jeune homme s’écartèrent en un sourire douloureux avant qu’il ne réplique en tentant de se redresser sur un coude. — Je ne vous ai pas tout à fait dit la vérité quand j’ai laissé entendre que j’étais totalement guéri. Mes allergies aux médicaments… n’ont pas permis de me soigner correctement… mais simplement de m’offrir un peu de répit pendant une très courte période. Maintenant… je paye le prix fort... C’est... C’est simplement que je ne voulais pas que vous me voyiez ainsi.
Il parvint à se redresser contre le mur et à s’asseoir, mais ce simple effort lui coûta tant que Cyndie sentit son cœur s’affoler un peu plus de peur qu’il ne s’évanouisse. — James, tu... ça va aller, ça va... Les mots s’étranglèrent dans sa gorge et elle ne put poursuivre, baissant brusquement les yeux pour qu’il ne voie pas la tristesse perçant au fond de ses pupilles bleutées. Elle ne pleurait jamais, pas depuis qu’elle avait ret le palais, mais, à cet instant, elle avait l’impression que quelqu’un lui déchirait ce qu’il lui restait de cœur. Elle resta simplement prostrée aux côtés du jeune homme tête baissée sans pouvoir trouver un mot à dire, jusqu’à ce qu’il lui prenne le menton dans sa main avec son doux et grave sourire. — Eh Cyn’ ! Je ne vais pas mourir, tu sais... Juste d’après le médecin qui vient me voir chaque jour... Je vais juste perdre l’usage de mes jambes. Lorsque j’aurai accepté que l’on me fasse une injection de ZB-2. Cela devrait totalement stopper le début des infections, mais c’est si fort que je ne marcherai plus jamais, ou avec des prothèses. Il s’efforça de sourire lorsque l’adolescente releva les yeux pour le regarder, sans pouvoir répondre, et il ajouta quelques mots pour la dérider. — Ce n’est pas la fin du monde. Tu me trouveras encore moins sympathique qu’avant, en fauteuil roulant, le temps que l’on puisse me mettre des jambes artificielles quand je serai en meilleure santé, mais ce sera mon seul regret... Cyndie détourna la tête, reculant brusquement, et James esquissa un nouveau sourire grave tandis qu’il laissait sa main retomber de nouveau durement à terre. — Oh, le petit chat sauvage est de retour... — James... Dis-moi que tu as donné ton autorisation à cette injection ? Devant le silence de son frère adoptif, une nouvelle peur l’envahit. — Non ! Non, tu ne veux pas ! Tu viens pourtant de me dire que ce n’était pas grave de perdre tes jambes... Tu essaies encore de me rassurer avant de m’annoncer plus tard le pire ? Ne t’en va pas !
James dut être sensible à la panique qui perçait dans le regard de Cyndie, car il se rapprocha, essayant de s’expliquer maladroitement. — Cyn’... Je voudrais que tu sois heureuse... — Alors, reste en vie. Je t’aimerai tout autant dans un fauteuil roulant. James ne répondit pas tout de suite, touché malgré lui. Cyndie ne montrait pratiquement jamais son attachement à son entourage. — Cyn’... Y a-t-il quelque chose de plus ridicule qu’un prince de l’AM.Erica sans jambes ? Ou assisté d’un corps à moitié artificiel ? Les hommes en partie robotiques sont méprisables, plus tout à fait des hommes… Elle se retourna de nouveau vers lui et un éclat métallique traversa ses pupilles tandis qu’elle répliquait froidement. — Oui, il y a plus ridicule que cela. Un prince qui se suicide par peur du regard des autres. James se braqua et ils s’affrontèrent du regard. — Qu’est-ce que tu m’aurais conseillé si nos cas avaient été inversés, James ? Si c’était moi qui avais dû choisir entre mes jambes et la vie ? — Ce n’est pas pareil, c’est... — James ! Tu es stupide ? Tu sais entre quoi j’ai dû choisir, moi ? Sais-tu à quoi je pense chaque matin lorsque je me réveille ? Je me demande simplement pourquoi je vis encore alors que tous ceux que j’aime sont morts. Et pourtant je continue... parce que je pense à toi et Sandrine en ce moment. Avant... avant, il n’y avait rien. Ne m’enlève pas la lumière... Comment peux-tu oser comparer une paire de jambes à toute ma famille, toute ma planète que j’ai perdue ? Si ta vie n’a pas de valeur, qu’en est-il de la mienne ? Les cauchemars qui la hantaient chaque nuit retraversaient déjà son esprit et elle se releva furieuse et désorientée. Elle atteignait déjà la porte de la pièce lorsqu’elle prit conscience de la brutalité dont elle venait de faire part. — James, je...
Elle voulut se retourner, mais le jeune homme la coupa dans son élan, froidement. — Va-t’en si c’est ce que tu penses et ne dis rien de tout cela à personne. Tu as peut-être des problèmes, mais j’en ai aussi. Arrête de penser que tu es le centre du monde et laisse-moi au moins le droit d’être malheureux ! La dernière phrase avait été un pur cri de douleur et quelque chose en Cyndie la poussa, un instant, à revenir vers lui malgré ce qu’il venait de dire, mais sa fierté et cette tristesse sourde qui lui faisait toujours rentrer les épaules, la firent ouvrir la porte de la pièce, le cœur plus brisé qu’en y entrant, ce qu’elle n’aurait pas cru possible. Lorsqu’elle prit conscience qu’elle espérait contre toute attente que James la rappelle, Cyndie se força à accélérer le pas. Elle marcha ainsi dans les couloirs sans véritable but et finit par se retrouver, sans trop savoir comment, devant la porte de l’appartement qu’elle ne partageait désormais plus qu’avec Sandrine. Elle avait le cœur à l’envers et une violente envie de vomir, mais n’en poussa pas moins le battant. Sandrine l’attendait visiblement dans le salon, car elle s’immobilisa immédiatement dès qu’elle entendit la porte et se retourna brusquement pour lui faire face. — Cyndie ! Il a accepté de te voir ! Ce n’était pas une question : le visage ravagé de la jeune fille laissait assez supposer qu’elle avait subi un choc. Sandrine, avec sa présence d’esprit habituelle, ne l’interrogea cependant pas tout de suite et l’entraîna vers le premier siège confortable venu où elle la força presque à s’asseoir. Puis la jeune femme a dans la cuisine adjacente avant de revenir avec un gobelet de chocolat chaud commandé sur le pupitre. La chaleur qui s’en dégageait sembla réchauffer un peu son cœur, à moins que ce ne soit le sourire crispé de la jeune femme face à elle qui tentait de la réconforter avant de l’interroger. — Sandrine, je... j’ai...
Cyndie baissa un peu plus la tête, les mèches de ses cheveux blonds s’échappant de sa queue de cheval et lui retombant sur le visage pour mieux cacher ses traits. — Cyndie... Tu n’es pas obligée de tout me dire. Si James a choisi de te faire confiance et pas à moi... La voix de la jeune femme se brisa en disant cela et l’adolescente releva enfin les yeux pour les vriller dans ceux de sa sœur d’adoption. — Bois ton chocolat, ça te fera du bien. Cyndie releva un peu plus la tête, avant de poser sans un mot la boisson à côté d’elle. L’adolescente se leva ensuite de son siège et fit quelques pas dans la pièce, suivie des yeux par Sandrine. Elle devait tout dire à sa sœur d’adoption. À celle qui depuis tant de jours essayait de la rendre heureuse alors qu’elle se montrait toujours inable... James avait tort de vouloir la tenir à l’écart. — Tu sais bien que le chocolat ce n’est pas mon truc. J’aime les trucs plus forts, qui me font quelque chose. Elle sentit dans la voix de Sandrine, lorsque la jeune femme répondit dans son dos, qu’elle était parvenue à la détendre un peu. Cyndie ne bougeait plus, debout au centre de la pièce, lorsqu’elle se décida à reprendre la parole d’une voix douce les yeux fixés sur l’unique fenêtre de la pièce qu’elle avait toujours trouvée trop petite, si éloignée des immenses baies vitrées habituelles au style architectural d’Astra et de Sagan ! — J’ai discuté avec James et j’ai compris pourquoi il ne voulait pas que nous le voyions, lâcha-t-elle. Il n’est pas du tout guéri, au contraire... Il peut perdre pour toujours l’usage de ses jambes, mais continuer à vivre, ou bien mourir à cause de ses allergies aux médicaments. Et je crois qu’il… a choisi de mourir. Pendant quelques secondes, il y eut un silence, puis Cyndie entendit distinctement un petit sanglot étouffé derrière elle et elle se retourna lentement, comme à travers un rêve. Sandrine s’était recroquevillée sur un siège et avait laissé tomber sa tête entre ses
mains. Elle s’agita en sentant le regard de Cyndie peser sur elle et ses joues ruisselantes de larmes lorsqu’elle redressa la tête : — J’avais peur, murmura-t-elle. Peur de quelque chose comme ça... Tu vois, James et moi on ne s’est jamais séparés... Maman ne s’occupait pas de nous, Papa un peu plus, mais très vite il y a eu les jumeaux et nous avons dû aider... Et puis Aileen et ce maudit voyage à Sagan. Papa n’était plus le même après. Alors j’ai toujours été avec James, comme Edward était avec Liam... Comment imaginer le perdre ? Et pire que ça, qu’il ne veuille pas m’en parler, qu’il me rejette ? Rien ne pouvait davantage émouvoir Cyndie que cette dernière question. L’adolescente sortit soudain de son apathie pour se précipiter vers sa grande sœur et s’agenouiller près d’elle à même le sol. — Non, Sandrine ! Ne te sens pas rejetée, pas toi, tu es formidable ! Alors que Sandrine laissait échapper un nouveau sanglot, les yeux pleins de larmes qu’elle ne tentait pas de retenir et de cacher, Cyndie entendit distinctement quelqu’un frapper à la porte. — Sandrine... Je peux ouvrir ? Quelqu’un toque à la porte. La jeune femme releva un regard hagard et acquiesça. — Cyn’, ouvre, mais ne fais entrer personne. Je n’ai pas très envie que l’on me voie ainsi. L’adolescente se dirigea vers le battant à pas lents, la respiration difficile comme chaque fois qu’elle était sous le coup d’une violente émotion. Lorsqu’elle débloqua l’ouverture, Cyndie retint un mouvement de recul instinctif devant le garde présent face à elle, mais l’homme ne parut pas s’apercevoir de son trouble. — J’ai un message de la part du prince James, se contenta-t-il de lâcher d’un ton laconique. Il souhaitait vous dire qu’il voulait vous parler, à vous et à Son Altesse Sandrine. Vous pouvez aller le voir n’importe quand, mais le plus tôt
sera le mieux... Voilà, je vous ai transmis textuellement son message. Les yeux de la jeune fille s’enflammèrent d’un mélange étrange de colère et d’espoir. — Très bien, vous pouvez disposer. Le garde claqua des talons, puis s’inclina avant s’éloigner à pas cadencés dans le couloir. Ce ne fut qu’alors que Cyndie se tourna vers Sandrine d’un air rageur. — Je n’y retournerai pas... Pas après ce qu’il m’a dit. Au ton de l’adolescente, il ne fallait pas être devin pour comprendre que les deux jeunes gens s’étaient violemment heurtés, mais Sandrine était déjà debout, les traits moins rouges après avoir é un peu d’eau sur son visage. — Il est malade, Cyn’, observa-t-elle simplement. Il doit être à moitié fou d’angoisse, de peur et de colère. Pardonne-lui cet écart, s’il te plaît... L’adolescente détourna les yeux. Sa sœur adoptive pouvait-elle seulement comprendre ? James lui avait parlé comme s’il était le seul à savoir ce qu’était la souf... Comme si Cyndie n’en avait jamais fait la douloureuse expérience ! Mais elle parvint tout de même à faire un effort sur elle-même et inclina la tête en réponse, se dispensant d’un autre commentaire. Elles sortirent de la salle et marchèrent rapidement dans les couloirs, jusqu’à atteindre l’un des étages les moins fréquentés et les plus hauts du bâtiment. Cyndie put sentir l’émotion de Sandrine lorsque celle-ci posa sa main sur le battant de la dernière porte du couloir sombre. — James ? Sa question était suppliante. Comme Cyndie un peu plus tôt... Mais cette fois-ci la porte s’ouvrit à l’instant. Si Sandrine entra immédiatement, la jeune fille mit un peu plus de temps avant de franchir le seuil. James était allongé, le teint pâle et maladif, sur un divan, le torse et la tête surélevés par deux ou trois coussins de soie. Sandrine traversa lentement la pièce jusqu’à le redre et vint s’asseoir au bord du lit. Ses longs cheveux
effleurèrent le visage de son frère lorsqu’elle se pencha vers lui avec un sourire triste. — Tu voulais vraiment me cacher ça ? demanda-t-elle d’une voix brisée. James hésita puis choisit d’affronter son jugement et de répondre avec franchise. — Oui, mais je le regrette. James n’en avait pas fini cependant puisqu’il se redressa encore un peu plus pour diriger son regard vers Cyn-die, debout et statique à quelques pas du divan. — Cyn’... Pardonne-moi. Tu avais raison... Je ne suis qu’un égoïste. Je... J’espère sincèrement que tu voudras bien me pardonner. Cette opération... je vais l’accepter. Mais j’ai ta promesse, pas vrai ? Tu ne me trouveras pas plus inable en fauteuil roulant ou avec des jambes robotiques ? Il tentait de plaisanter, mais il était si incertain de la réaction de Cyndie que sa voix trop grave était marquée d’hésitations. Il attendit longuement la réponse de l’adolescente et Sandrine elle-même se retourna pour faire face à la jeune fille. Quelque chose venait de changer en Cyndie en entendant ces paroles. James tenait à elle... suffisamment pour reconnaître ses torts et souhaiter une réconciliation. C’était comme si un rayon de soleil avait brusquement illuminé un ciel noir d’orage. L’adolescente inclina la tête avec émotion et se rapprocha du lit. James eut alors un radieux sourire, qui se termina sur une grimace de souf. — Vous avez parlé de mon état à Aileen ? questionna-t-il de nouveau avec incertitude. Ses sœurs secouèrent la tête. — J’aurais aimé qu’elle l’ignore toujours, ajouta-t-il. Aileen n’aura pas le temps de s’occuper de moi... Et cela ne sera qu’un énième souci pour elle. Pourtant elle le saura bien assez vite... — Sauf si...
Cyndie releva un regard surpris vers Sandrine après s’être dirigée vers le bureau pour s’asseoir dessus. — Aileen l’apprendra tôt ou tard, Sandrine, murmura-t-elle, comment peux-tu envisager le contraire ? Les yeux de Sandrine brillèrent alors d’une lueur étrange, entre joie et peur. — Vous vous rappelez notre projet de partir très loin dans la galaxie et de nous installer dans un endroit où nous pourrions vivre incognito ? Le cœur de Cyndie fit un bond dans sa poitrine. Elle ne croyait pas vraiment à la possibilité d’un nouveau départ, mais une partie d’elle-même l’espérait tant... Il y avait beaucoup trop de choses de cette vie-ci auxquelles elle avait envie de dire adieu. James pour sa part sembla hésiter, puis se décida à demander d’une voix éraillée des précisions à sa sœur. — Oui, je m’en rappelle. Mais un tel endroit existe ? — Oui, je me suis renseignée. Figos, une petite planète proche de Sagan. Elle n’a pas assez d’importance pour les alliances et n’a jamais participé à aucune guerre... On y vit à peu près comme en Egrabe à ceci près que la population est dix fois moins importante. Alors, James, Cyndie... Si l’idée vous tente toujours, que diriez-vous du fait que nous partions le plus vite possible ? Dans quelques jours ? Libre à nous, alors, James, de ne rien dire à Aileen ni à personne d’autre de ta nouvelle... infirmité. Cyndie descendit du bureau pour les redre et s’assit à leurs côtés. — Moi, je suis d’accord. Je déteste tout ce qui m’entoure aujourd’hui, excepté vous... Partons. Partons très loin... Mais Sagan ne serait pas possible comme destination ? Sandrine posa une main sur son épaule et lui répondit le plus doucement possible. — Malheureusement, non. Comment rester incognito avec la princesse de Sagan sur sa planète ? Sans compter le fait qu’elle n’est pas viable...
L’adolescente ne répondit rien et sa sœur posa sa main sur la sienne d’un geste instinctif de protection. Ils restèrent ainsi quelques secondes tous les trois immobiles avant que James ne vienne à son tour poser sa main sur celles des deux jeunes femmes. — Je suis partant aussi. Allons-y. Allons-nous-en tous les trois très loin... Ils échangèrent alors un profond regard et Cyndie sentit que, cette fois-ci, tout était décidé. Leur vie allait vraiment changer et ils seraient ensemble pour toujours. Un mot que Cyndie pensait ne plus jamais employer.
12 juillet, les témoins de la scène ont dit que le soleil était haut dans le ciel, une de ces journées dont on se souvient pour le ciel bleu et les pique-niques dans le parc. Taery s’est effondré au détour de la rue 67-PLT. Un homme venait de le poignarder. À terre, il fut roué de coups sous les cris de son agresseur. « Pour que les esclaves apprennent leur place ! ».
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 30
- Aileen -
Elle était assise seule à son bureau, les yeux rivés sur la fenêtre. Il pleuvait et de grosses gouttes venaient régulièrement s’écraser sur les vitres en un bruit triste et nostalgique. — Maman ? Pourquoi vous ne dites rien ? — Mmm ? Aileen se retourna lentement pour faire face à son fils et un léger sourire naquit sur ses lèvres. — Pour rien, mon cher Théo... Je pensais juste à quelqu’un qui me manque, tu peux comprendre ? Le petit garçon descendit de son fauteuil puis courut pour venir se réfugier dans ses bras avant de relever la tête pour fixer la fenêtre.
— Moi aussi quelqu’un me manque, Maman. — Ah, et qui est-ce ? Aileen ne se sentait pas tout à fait présente. Ce matin était la date anniversaire du départ de Rodolphe et elle ne cessait d’y penser. — C’est l’empereur. Je sais que ce n’est pas bien de dire ça, Maman, et que vous allez vous fâcher, mais il était très gentil et... je ne sais pas pourquoi, mais il me manque. La jeune femme retrouva alors assez de présence d’esprit pour venir s’agenouiller face à son fils et se mettre à sa hauteur. Elle leva la main pour remettre l’une de ses mèches derrière son oreille droite et eut un doux sourire avant de répondre avec une franchise à laquelle elle-même ne s’attendait pas. — Garde cette amitié, Théobald. Personne n’a le droit de te l’enlever et croismoi, elle est belle. L’enfant esquissa un sourire et laissa échapper un rire joyeux. Alors que son fils se détournait pour regagner son siège et se pencher de nouveau sur son jeu numérique, ils entendirent tous les deux quelqu’un toquer à la porte. L’enfant esquissa une moue légèrement dépitée, mais Aileen lui adressa un sourire de réconfort. — Visiblement, quelqu’un me demande, compléta-telle. Tu sais ce que tu dois faire. — Oui. Depuis qu’il avait rencontré Rodolphe et vu ce dernier sous sa peau de mutant, l’enfant assumait parfaitement son métabolisme particulier. Il ferma donc son jeu, puis sauta de nouveau de son fauteuil avant de gagner une porte à droite de la pièce. Ce ne fut qu’alors que la reine haussa la voix et appuya sur une touche de son écran pour ordonner l’ouverture de la porte. — Entrez. Lorsqu’elle reconnut sa visiteuse, Aileen retint un geste d’agacement et voulut se détourner.
— Ah non, Aileen ! Tu ne vas pas encore m’ignorer comme les autres fois ! Je suis venue te parler en mon nom et en celui de James et Sandrine... Si la reine détestait cordialement Cyndie, elle ne pouvait en revanche ignorer un message de ses deux aînés. La jeune femme resta donc parfaitement statique, debout près de la fenêtre, dévisageant froidement l’adolescente rebelle aux cheveux blonds. Cette dernière avait un léger air de ressemblance avec leur père si on connaissait leur filiation, mais ce n’était pas plus visible que cela. La reine croisa ses bras sur sa poitrine avant de se rendre compte, agacée, que sa demi-sœur avait fait de même. Elle laissa donc ses bras retomber le long de sa jupe courte bleu marine. — Très bien. Que me veulent-ils ? D’ordinaire, Aileen aurait été plus aimable. Mais ce jour-ci, elle n’en avait pas la force. Pas alors qu’elle ne pouvait s’empêcher de songer que, sans Cyndie, leur père serait toujours dirigeant et elle libérée de ce poids et de ses responsabilités. — Nous voulons partir pour Figos, dans quelques jours. James et Sandrine me chargent de te dire qu’ils t’aiment et qu’ils sont désolés pour tous les malentendus qu’il y a eu entre vous... Ils te transmettent aussi leurs adieux. La reine fit inconsciemment deux pas vers l’adolescente. Elle ne parvenait pas à pleinement intégrer ce qu’elle venait d’entendre. — Non ! Tu veux dire qu’ils sont déjà... partis ? — Oui. Ils ne voulaient pas de pénibles adieux. Cyndie n’avait pas cillé, et elle vrillait maintenant sur son aînée un regard méprisant, comme si toute la peine que pouvait ressentir cette dernière lui était indifférente. — Ils sont des princes de l’AM.Erica donc... — Ils n’ont pas besoin de ton autorisation pour monter à bord d’un vaisseau spatial et décoller.
L’adolescente fit une pause, puis pencha la tête sur le côté avant de la questionner d’un ton ironique. — À moins que tu ne le leur interdises ? Je suis sûre que tu savais pourtant que, tôt ou tard, Sandrine te quitterait. Tu lui as pris un trône, logique qu’un jour elle ne puisse plus er l’idée et s’en aille, non ? — Non... Enfin, je veux dire... James... — Aux dernières nouvelles, ton frère suit toujours Sandrine. Alors tu as quelque chose à leur dire ou je m’en vais ? Le manque d’empathie de la gamine et la tristesse qui venait s’ajouter à sa terrible nostalgie et au sentiment de vide qui l’habitait au creux du ventre la firent bondir. Elle agrippa Cyndie sans ménagement au col de sa veste. — Et toi qui es si contente de me voir triste, cracha-telle. On peut savoir pourquoi tu t’en vas ? Cyndie se dégagea d’un geste sec avant de reculer en jetant à la reine un regard noir. — Que personne ne désire particulièrement ma présence ici n’est pas une raison suffisante ? Un éclair traversa le regard de la jeune fille et Aileen comprit en un instant que toute son agressivité et sa colère n’étaient qu’une façade. Au fond, l’adolescente était toujours cette enfant qui ne voulait pas dormir de peur de voir encore et encore ses vieux cauchemars. — Cyndie... Je ne pourrai pas vous empêcher de partir, même si ce départ, sans même un au revoir de vive voix, me brise le cœur. Mais je crois que quelque chose en moi comprend... Pourtant, il y a une chose que je peux vous conseiller : n’allez pas à Figos, c’est pour toi que je dis ça. L’adolescente recula très légèrement. — Pourquoi ça ? — Figos est trop proche de Sagan. Combien de temps résisteras-tu à l’envie de
retourner sur une planète qui n’a plus rien à offrir ? L’adolescente s’enflamma et Aileen sut qu’elle avait touché juste. — Tu n’as rien le droit de me dire là-dessus ! Sagan est ma maison ! — C’est ridicule, Cyndie ! On te l’a tous caché, mais il est temps que tu grandisses un peu et que tu apprennes la vérité... Tu ne t’es jamais demandé pourquoi notre père avait pris tous ces risques pour toi ? La jeune fille ne parut pas comprendre et se contenta d’ouvrir de grands yeux avant d’articuler péniblement. — Q… Quoi ? À cet instant, Aileen ne raisonnait plus et ne souhaitait plus que lui faire comprendre cette vérité qu’elle-même n’avait jamais pu totalement accepter. — Notre père était comme par hasard présent près du palais de Sagan le jour du génocide... Et parmi tous les enfants qu’il devait y avoir, c’est toi qu’il a sauvée. Plus tard encore, lorsqu’il te capture, il renonce à un trône plutôt que de te voir mourir ou finir tes jours en prison ! Ça ne t’a jamais interrogée ? Comment te regardait ton père sur Sagan, Cyndie ? Comment parlait-il à la fille que sa femme avait eue avec un autre ? — Assez ! Arrête de dire cela ! Elle était si pâle qu’Aileen envisagea un instant de s’interrompre, mais la colère qu’elle refoulait depuis des années resurgit et elle poursuivit froidement. — Nous avons le même père et c’est pour ma demi-sœur qu’Orys a renoncé au trône. Estime-toi heureuse : tu n’as aucun droit sur Sagan... Tu es une princesse de l’AM.Erica selon les droits du sang. — Non ! Non, arrête, je t’en supplie ! Mon père n’était pas Orys, c’était... — Vizar de Sagan ? Vraiment ? N’as-tu pas des souvenirs de lui te regardant étrangement ? — Non, je... Si. Une... Une fois. Mais ça n’était pas ça ! Maman venait de lui
dire qu’elle l’aimait, mais il était en colère contre elle... Il m’a désignée du doigt et il a dit « c’est ma fille d’accord, mais pas par... » La voix de Cyndie se brisa et elle vacilla sur ses jambes sous le regard froid d’Aileen. L’adolescente acheva d’une voix à peine audible, les mots se devinant plus sur ses lèvres qu’ils ne s’entendaient. — … la voie du sang ». J’avais... oublié… La jeune fille releva deux yeux fous vers son aînée et un éclair de répulsion la traversa tandis qu’elle se mettait à trembler comme une feuille. Redevenant enfin elle-même, Aileen se prit à regretter amèrement ce qu’elle venait de faire. Elle fit un pas en avant, élevant la main dans un geste instinctif de réconfort, mais l’adolescente recula brusquement. — Jamais ! Jamais je ne serai autre chose qu’une enfant de Sagan ! Tu n’avais pas le droit de détruire la seule chose qui me restait ! — Cyndie, je... Je n’ai pas réfléchi… — Je n’y peux rien si tu n’as plus ton père, ce n’est pas moi qui te l’ai pris ! Aileen eut l’impression que Cyndie venait de la frapper en comprenant ainsi l’origine de sa colère et de sa jalousie mal dissimulée. — Si, justement... Si notre père n’avait pas voulu à tout prix te sauver... — J’aurais préféré qu’il me laisse mourir ! Tout plutôt que perdre Sagan. Aileen ne savait pas comment réagir et ses doutes se muèrent à cet instant précis en une exaspération qu’elle ne contrôla pas. — Sagan n’est plus rien qu’une planète brûlée… Cyndie posa son regard troublé de larmes sur son aînée. — Juste une planète, pour toi, peut-être... Pour moi, c’est un rêve. Certains tiennent plus que tout à une villa de luxe, à un palais comme celui-ci, à un nom
gravé sur des armoiries... Moi, c’est un pays. Une planète dont je suis la seule survivante... Quand comprendras-tu que j’ai grandi avec le désir toujours plus vif de retrouver un jour Sagan ?... Tu viens de détruire cela. Aileen n’avait rien à répondre et elle s’en voulait. Elle avait agi sur une impulsion. Avait-elle vraiment commis cette erreur ? Cyndie s’éloigna alors d’un pas vif, arrachant la jeune femme à ses pensées. — Attends ! Où vas-tu ? fit-elle, la voix étranglée par une angoisse nouvelle. La cadette d’Orys ne s’arrêta pas, mais jeta quelques mots froids qui cachèrent sa peine. — Je vais retrouver James et Sandrine... Je ne veux plus rien avoir sous les yeux de ce qui a détruit mon rêve. La jeune femme se sentit emplie d’un immense sentiment de vide lorsque Cyndie disparut au bout du couloir. Son rêve... Aurait-elle pu rétorquer qu’elle connaissait la douleur d’un rêve brisé ? Cyndie pouvait-elle aimer Sagan comme elle-même adorait Rodolphe ? Quelque chose dans le regard de l’adolescente au moment où elle avait prononcé le nom de sa planète lui avait rappelé cette façon personnelle et étrange qu’elle avait elle-même de prononcer le prénom du jeune empereur. — Qu’ai-je fait, mais qu’ai-je fait… Elle leva mécaniquement sa main droite vers sa chevelure impeccablement tressée et attrapa le diadème qui couronnait sa tête. Elle l’enleva d’un geste sec et ses cheveux, libérés, retombèrent de façon désordonnée sur ses épaules et dans son dos. Elle contempla pendant de longues secondes l’objet, les yeux brouillés de larmes, tâchant de s’attacher à quelque chose pour combler son sentiment de solitude plus exacerbé que jamais.
Aileen avait rarement autant douté d’elle-même et de son aptitude à gouverner qu’à cet instant. Pourquoi, mais pourquoi avait-il fallu qu’elle révèle cette vérité à Cyndie ? Était-ce vraiment nécessaire comme elle s’en était brièvement convaincue ? — Majesté ? Vous allez bien ? La jeune femme tressaillit et constata qu’elle avait fermé les yeux. Elle se redressa rapidement et s’empressa de poser de nouveau sur sa tête le diadème avant de er une main dans ses cheveux pour tenter de leur donner de nouveau un air convenable. Son commandant, Andrei, se tenait à quelques mètres d’elle dans le couloir et s’approchait à pas lents, visiblement inquiet. La jeune femme s’efforça de sourire et hocha la tête avant de s’expliquer. — Très bien, merci. Juste un petit affrontement verbal avec Cyndie et vous savez comme elle n’est pas toujours facile... Andrei parut satisfait de l’explication, mais n’en demeura pas moins inquiet. — Vous me cherchiez ? s’empressa-t-elle de demander. Il s’est é quelque chose ? Le commandant la rassura d’un sourire un peu tendu. — Non, j’ai simplement pensé que vous aimeriez assister en direct à la diffusion de l’arrivée de l’équipe astrayenne chez elle, comme toute la planète... Leur vaisseau spatial n’est plus qu’à quinze minutes de l’ancienne Terre. La reine eut l’impression d’avoir subi un électrochoc et sa première pensée fut pour Rodolphe. Lui devait déjà être rivé devant un écran pour ne rien perdre de l’événement qui devait tant compter pour lui... Aileen devina au regard du commandant qu’il savait ce à quoi ou plutôt à qui elle pensait et elle rougit légèrement avant d’inspirer et d’afficher un sourire qui sonnait faux. — En effet. Je veux voir cela, et un compte rendu en temps réel de l’opinion et des commentaires des journalistes qui couvrent l’événement, toutes nationalités
confondues. — Ce sera fait, Majesté... Je pense que nous devons à partir de maintenant nous préoccuper plus que jamais de l’opinion publique.
Il est difficile de dire quelle fut l’influence de la mort de Taery dans la Révolution. Quoi qu’il en soit, le mouvement se durcit considérablement. Les explosions, les attaques de rue devinrent la norme, spécialement contre l’autorité centrale dans les cités hors dômes, moins sous le contrôle de Liam.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 31
- Sybille -
Personne ne parlait dans le vaisseau spatial malgré la proximité des sièges. Personne ne dormait non plus. Tout le monde gardait les yeux désespérément rivés sur les écrans devant eux sans que personne parvienne encore à totalement y croire. Ils n’étaient plus qu’à quelques minutes de chez eux ! Cette planète qu’ils avaient tous quittée des années auparavant… — Sibylle, ça va ? La jeune femme tressaillit et se retourna vivement vers Carlys à sa droite, en ébauchant l’ombre d’un sourire. Elle avait envie de lui répondre que rien que le du siège, de la ceinture sur ses hanches, du sol sous ses pieds, la brûlait de l’intérieur, sans compter ce mélange de peur et d’appréhension à l’approche d’Astra, mais elle savait que personne ne pouvait rien pour elle. — Oui, et toi ? Pas anxieux ?
Le regard du jeune homme se fit un peu plus lointain avant qu’il finisse par répondre. — Non. Je crois que je ne ressens rien pour ce retour si ce n’est de la curiosité... Il devait être le seul. Une voix mécanique résonna tout à coup dans l’appareil faisant sursauter tout le monde, y compris les gardes eriquiens armés et chargés de veiller à leur sécurité durant le voyage. — Atterrissage dans huit minutes. Veuillez attacher vos ceintures et vous préparer. Sibylle ferma les yeux, doucement, tâchant soudain de faire revivre pendant quelques secondes un é disparu. Le rire de son oncle, le sourire de ses parents, la gravité et la douceur de leur père comme de leur mère... Les jeux sur la plage avec son frère. Elle avala sa salive et déglutit avant de relever les yeux vers Carlys. — On ne retrouvera rien, n’est-ce pas ? Carlys posa ses yeux chocolat dans les siens avant de secouer la tête, dépourvu de son habituel sourire. — Non. Les acides ont dû réduire en poussière les corps... Il n’en restera rien. Quant aux robots, les ondes de destruction ont tous dû les détruire également. Pour le reste... disons que je vois mal, en tant que biologiste, comment autre chose que de petits végétaux et de petits animaux pourrait actuellement vivre sur Astra. Ça sera un désert, Sib’... Pas la planète luxuriante dont tu te souviens. — Je ne me souviens pas de la nature, mais des grandes villes de verre... Elles étaient tellement plus belles que les tours de pierre de l’AM.Erica ! — Moi j’adorais aller à la campagne, répliqua Carlys avec la même douceur. J’avais un ami qui aimait beaucoup aussi et qui m’y emmenait. Enfant, je détestais toutes les villes... Un léger sourire monta aux lèvres de la jeune femme qui se retourna brusquement vers lui, ignorant la douleur due aux légers chocs contre son dossier.
— Ah, lui dit-elle d’un air amusé, tu aimais donc des choses... — C’est toujours le cas aujourd’hui. Simplement, je relativise, à l’échelle de l’univers, rien n’a d’importance, pas vrai ? Sibylle leva les yeux au ciel en riant jusqu’à ce que la voix mécanique résonne de nouveau dans la salle. « Attention, nous entamons la descente. Nous aurons atterri dans moins de quatre minutes ». Sibylle ne se sentait maintenant plus capable de parler. Toujours à ressentir les choses trop fortement, elle ne pouvait pas rester neutre en ayant l’impression que dans quelques minutes elle allait renouer avec un é qu’elle avait parfois désespéré de revoir. — 3 minutes... Le changement de trajectoire de l’appareil était sensible et plusieurs jeunes du vaisseau laissèrent échapper de légers cris d’anxiété ou de joie pour certains. Sur leurs écrans apparaissait, en ce tout début de matinée, la surface de plus en plus proche d’une planète dont chacun gardait un souvenir flou : Astra. Elle paraissait plus sombre que dans les souvenirs de Sibylle, comme si d’énormes zones de sa surface avaient été carbonisées, mais la jeune femme ne pouvait détacher ses yeux de l’écran, même pas pour écouter plus attentivement la voix informatique du bord délivrant des informations. « Atterrissage prévu dans 2 minutes dans la zone eriquienne près de l’ancienne capitale, Ivy ». Les tours de verre multicolores... La ville la plus influente de la galaxie. Ce seul nom fit déferler en Sibylle une tornade de sensations et de souvenirs. La descente du vaisseau se ressentit soudain plus fortement lorsque l’appareil heurta tout en douceur le sol d’Astra. « Atterrissage en cours... Veuillez rester calme et ne pas quitter vos sièges ».
Comme si cela était possible ! L’appareil avançait toujours sur une piste aménagée récemment par les Eriquiens pour l’énorme vaisseau. Lorsque Sibylle se leva de son siège d’un bond pour se retourner et faire face à ses compagnons de route réunis, son cri retentit dans tout l’appareil : — Nous sommes de retour chez nous ! Rien ni personne ne nous fera plus jamais partir ! Elle brandit avec force son poing droit serré vers le ciel. Alors tout le monde se mit à reprendre son cri et l’idée de calme fut totalement oubliée. — Astra ! Chez nous ! — Vive notre princesse et Astra ! — On est de retour, et qu’ils essaient un peu de nous faire partir encore une fois... Les quelques journalistes qui avaient été autorisés à les accompagner filmaient la scène avec enthousiasme. Le vaisseau spatial s’immobilisa. Et si l’enthousiasme était à son comble, Sibylle parvint tout de même à entendre la voix du bord reprendre. « Atterrissage réussi. Ouverture des portes dans quelques minutes par les responsables de la sécurité. Vous serez attendus sur place par une équipe eriquienne qui vous aidera à vous installer ». Ces mots firent soudain taire la joie qui les avait gagnés, d’autant plus lorsque les gardes eriquiens se levèrent de leurs sièges et ouvrirent les portes de l’appareil. Deux minutes plus tard lorsqu’ils eurent fini de s’affairer, chacun entendit distinctement un léger « déclic » et l’un des gardes laissa son regard se poser sur Sibylle. Cette dernière était tout simplement incapable de réfléchir et elle resta debout près de son siège, sans bouger, même lorsque les battants coulissèrent. Un instant plus tard, un flot de lumière naturelle venait remplacer les lampes électriques de l’appareil et une odeur âcre de fumée remplissait l’engin.
Les portes étaient ouvertes. Malgré cela, Sibylle ne parvenait toujours pas à sortir de sa léthargie, tout comme les autres enfants d’Astra. Sans surprise, ce fut donc Carlys qui réagit le premier. Il a devant la jeune femme et gagna la porte la plus proche. Sous son impulsion, Sybille reprit le contrôle de son corps pour le suivre avant de s’immobiliser, à ses côtés, au seuil de la porte. Ce n’était pas les tentes dressées pour eux par les Eriquiens qui captaient son attention, mais le paysage. Une ville. Enfin, ce qu’il en restait. Il n’y avait plus aucune des tours de verre brillantes de l’esprit de Sibylle, mais seulement des décombres noirs, pointus, aiguisés, de bâtiments détruits. — Princesse ! Nous sommes heureux de vous souhaiter la bienvenue... L’homme qui venait de la sortir de sa rêverie se tenait devant elle, au sol, en bas de l’échelle qui s’était automatiquement dépliée à l’ouverture des portes. Vêtu de l’uniforme eriquien, âgé d’une soixantaine d’années, un début de ventre bedonnant et sa mine renfrognée signifiaient tout sauf le bonheur espéré. À ses côtés, plusieurs autres militaires étaient venus les accueillir et Sybille éprouva, un instant, l’envie brusque de tirer son arme de sa ceinture pour les abattre. Aucun d’eux n’avait le droit de fouler la terre d’Astra. — Je crois qu’il faut que tu descendes. La jeune femme jeta un léger coup d’œil à Carlys, puis aux jeunes gens derrière elle qui attendaient. Elle hocha la tête sans un mot et posa son pied sur la première marche de l’échelle, tenant la rampe malgré les picotements brûlants sous ses doigts pour éviter de tomber tant elle se sentait titubante. Combien de marches y avait-il ? Cinq peut-être ? Lorsqu’elle posa son pied sur la cinquième, elle eut du mal à faire le dernier pas. C’était si irréel... Ce fut Carlys qui atteignit la terre poussiéreuse le premier. Sibylle le rejoignit quelques secondes plus tard, inspirant l’air à pleins poumons malgré l’odeur persistante de fumée.
Selon les explications que lui avait données son ami un peu plus tôt, les derniers immenses incendies ne s’étaient éteints que quelques années plus tôt, après avoir brûlé pendant des mois et des mois sur les réserves souterraines de pétrole chimique reconstitué, énergie archaïque, mais qui pouvait pallier un temps à celle nécessaire au chargement des boucliers magnétiques entre autres choses. L’Eriquien qui lui avait souhaité la bienvenue sans un sourire se tenait maintenant devant elle et lui tendait une main à serrer. Sibylle la refusa d’un geste, ce que les journalistes ne manqueraient pas de souligner, avant de er devant les gardes sans s’arrêter. Tous s’avancèrent ainsi, sans un regard pour ceux qu’ils considéraient comme des envahisseurs, vers les décombres de la ville. Ne les en séparait qu’une étendue de quelques kilomètres pareille à une prairie d’herbe rase et sèche. — Eh ! cria quelqu’un derrière eux. Qu’est-ce que vous faites ? La ville est dangereuse, il y a des éclats de verre partout ! Mais cela n’avait aucune importance. Certains jeunes marchaient maintenant main dans la main, et Sibylle sentit qu’à un tout autre moment elle aurait souri, heureuse. S’il n’y avait eu sa peine de retrouver son univers détruit. Elle ne savait même pas ce qui la poussait à avancer vers les ruines. Probablement le désir de faire revivre ses souvenirs tout en s’obligeant à voir la vérité en face. Ce ne fut qu’au bout d’un temps indéterminable qu’ils déèrent les premiers débris. Bientôt, ils se séparèrent tous par petits groupes, chacun cherchant en silence un age pour s’enfoncer dans la ville qui n’en était plus une. Les rues se devinaient encore, mais d’énormes blocs de verre noircis tombés des tours obstruaient un age sur deux. Quant à la nature, elle avait repris ses droits sur une partie de la ville déserte. Mais c’était une bien pauvre nature. Quelques touffes d’herbe sèche et jaune ou des plantes grimpantes desséchées tentant de survivre sur les bâtiments écroulés. Rien n’était beau et pourtant il y avait quelque chose de saisissant dans le tableau que formaient ces jeunes en ce début de matinée, s’enfonçant dans une ville déserte, totalement silencieuse et couverte de poussière. Une poussière noire et écœurante qui s’immisçait partout, apportée par le vent,
tourbillonnant dans l’air. Une poussière de terre mêlée aux restes des innombrables cadavres. La princesse déglutit à cette pensée, lorsque ses yeux tombèrent sur une vieille poupée d’enfant, coincée sous un bloc de verre massif. Le jouet était brûlé en partie et craquelé par le temps, mais toujours si reconnaissable... Un souvenir de la vie d’autrefois. La jeune femme s’agenouilla près de l’objet tandis que Carlys restait debout, à côté d’elle, totalement silencieux. Sibylle redressa alors lentement la tête pour regarder devant elle et un sourire triste étira ses lèvres. — Nous sommes tout près de la plage... Tu sais ce que cela signifie ? — Cela signifie que nous sommes proches du palais. C’est bien à cela que tu pensais ? La princesse hocha la tête puis fit quelques pas dans la rue avant d’enjamber de nouveaux gravats. Au silence de sa progression, elle remarqua que son ami ne la suivait pas. — Tu ne viens pas ? Le jeune homme secoua la tête avec un petit sourire. — Je crois que tu préféreras être seule une fois là-bas. Il n’avait pas tort. Elle lui sourit en retour avant de reprendre son chemin, les souvenirs lui revenant petit à petit. Elle glissa à plusieurs reprises sur de gros morceaux de verre, sur des routes à moitié craquelées, avant d’atteindre une petite dune, au nord de la ville. Elle s’immobilisa et inspira l’air iodé à pleins poumons. La mer devant elle venait se briser sur le sable avec une certaine féerie et la jeune femme sentit son cœur se serrer un peu plus fortement dans sa poitrine. Rodolphe lui manquait soudain terriblement. Elle descendit ensuite de la dune et marcha sur le sable, ses pas la menant naturellement à sa destination.
Ce ne fut qu’un bon quart d’heure plus tard qu’elle parvint devant le palais d’Astra. Sibylle eut du mal à soutenir le spectacle qu’elle découvrit. Face à la mer, les jardins avaient totalement disparu et le sable recouvrait une partie des tours brisées. Tout était noir, terriblement noir, et le palais coloré de ses souvenirs ne semblait plus être qu’un vieux rêve éloigné. Quant à la partie plus proche de la ville, il n’en restait pratiquement rien. Une tour et deux hauts murs figurant les splendeurs d’autrefois, mais rien de plus. La jeune femme ferma les yeux, ne ant soudain plus cette vision, et s’efforça d’avaler sa salive pour tenter de reprendre le contrôle. — Un jour, ce palais sera de nouveau debout... J’en fais le serment. Puis, sans un mot de plus ni un regard en arrière, Sibylle se détourna et revint sur ses pas, courbant les épaules comme sous le poids d’un fardeau que personne ne pouvait totalement comprendre.
« On peut toujours vaincre. L’honneur c’est de se battre jusqu’au bout » s’exprima Kaldion dans une réunion du comité numéro 18, organisée sur le modèle astrayen.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 32
- Rodolphe -
Le jeune homme se tenait debout, les yeux rivés sur le grand écran mural. Orys et Saedor, ses deux conseillers, étaient assis derrière lui et tous trois retenaient leur souffle : le vaisseau transportant une bonne partie des Astrayens rentrant chez eux allait atterrir dans quelques minutes. Le cœur de Rodolphe battait sourdement dans sa poitrine. Il ne portait pas sa couronne, mais à son doigt brillait sa chevalière. — Le moment doit être crucial pour vous, j’imagine. — En effet, Orys. — Ça l’est pour moi aussi. Si j’étais encore roi, je serais désespéré de ne pas avoir pu empêcher cela. Un coup de génie d’avoir capturé mon petit-fils. Rodolphe détesta l’idée d’être vu comme quelqu’un d’aussi calculateur et ne a pas non plus l’idée de ce lien de parenté clairement affiché entre Orys et son enfant.
— En effet, se contenta-t-il de répondre. Théobald nous a permis d’avancer considérablement. — Théobald, hein ? Saedor laissa alors échapper un grognement sourd. — Qu’est-ce que tu sais exactement, Orys ? — Simplement que ma fille n’est pas du genre à avoir des relations avec quelqu’un qu’elle considère avant tout comme un mentor bienveillant. Andrei, franchement ? Le père de Théobald ? Je n’y crois pas. Reste à savoir si ma théorie est exacte ou non... Un ami d’Aileen s’enfuit du palais, mais quel ami ! Votre Majesté, vous appréciiez ma fille ou vous avez simplement exécuté un nouveau détail du plan ? Notez bien qu’en tant que père, je vous déteste, mais que j’ai juré de vous aider pour rattraper mon é... — ASSEZ ! Rodolphe s’était retourné d’un bond pour lui faire face. — Je vous ai peut-être autorisé à rester à mes côtés, mais je ne vous demande pas de juger ma vie ni d’essayer de me soutirer mes secrets ! M’am avec votre fille ! Connaissez-vous bien Aileen ? L’ancien roi lui renvoya un regard glacial. — Assez pour savoir que, ionnée, elle peut se montrer bien aveugle. Je suppose que ni l’enfant ni votre fuite n’étaient prévus dans le plan, c’est tout... Rien d’autre que ce ton cynique n’aurait pu mieux faire exploser Rodolphe. — Espèce d’imbécile ! J’AIME votre fille, c’est si dur à comprendre ? Et si je n’avais pas de couronne, je préférais être mort ou en prison plutôt qu’imaginer une seule seconde me retrouver à devoir la combattre, elle ou notre enfant ! Quelque chose traversa la pupille droite d’Orys, celle dont l’œil avait été épargné par le feu. — Très bien, Votre Majesté, reprit-il. Évitez simplement d’exploser ainsi devant
quelqu’un d’autre que moi. Vous êtes trop sensible sur le sujet et cela pourrait vous perdre. Le jeune homme ne répondit rien, mais Saedor inclina la tête montrant son accord, avant de river de nouveau son attention à l’écran. — L’atterrissage le plus attendu de l’histoire est en cours, reprit alors la présentatrice. Nous assistons à un événement d’une ampleur défiant toute imagination ! Au-jourd’hui, pour la première fois depuis huit ans, des Astrayens reviennent sur leur planète d’origine où ils ont failli perdre la vie dans les souterrains... Le vaisseau glissa le long de la piste avec une lenteur exaspérante jusqu’à s’immobiliser. Lorsque Rodolphe vit les portes coulisser, il tenta d’imaginer ce que devaient ressentir les jeunes présents à l’intérieur, sans y parvenir. Son cœur battait la chamade et ses joues étaient brûlantes de fièvre. — Les portes sont ouvertes ! Mesdames et messieurs, nous attendons avec impatience de voir la réaction en direct des premiers jeunes à sortir... Il s’écoula pourtant encore plusieurs minutes pendant lesquelles la présentatrice eut l’air de ne pas savoir quoi dire avant que deux personnes n’apparaissent. Rodolphe ne fut pas surpris de voir sa sœur et Carlys descendre en premier, mais il s’attarda avec émotion sur les traits de la jeune femme. Sibylle était plus pâle que d’ordinaire et ne cessait de porter la main au ravageur à son cou. Rodolphe se détourna de l’écran lorsque la caméra pivota pour montrer le paysage dans sa globalité. Voir apparaître les décombres d’Astra était, malgré le age des années, toujours aussi douloureux. Orys le tira alors de ses pensées en reprenant d’un ton neutre. — Bien. Qu’allez-vous faire ensuite ? Quelle est la suite du plan pour reprendre Astra dans son intégralité ? J’espère que vous y avez réfléchi, car cela risque d’être la manche la plus difficile à gagner. Rodolphe se tourna vers lui après avoir éteint l’écran portable. — Désirez-vous réellement me voir réussir ?
— Personnellement, non. Mais j’ai des crimes à me faire pardonner. Combien de fois faudra-t-il vous le répéter ? Je n’ai pas envie de mourir sans pouvoir me regarder dans une glace. Le jeune homme jeta un regard à son oncle qui laissa échapper un léger sourire. — Si quelqu’un peut en vouloir à Orys, c’est bien moi, Rodolphe. Il m’a fait implanter un ravageur. Mais je pense que tu as intérêt, aujourd’hui, à lui faire confiance, dans certaines mesures, et à t’appuyer sur ses conseils. — Très bien, souffla Rodolphe avant de venir se placer derrière le bureau et de s’asseoir dans le siège à suspenseur. Il laissa er quelques secondes avant de reprendre la parole. — Puisque vous voulez savoir, la suite du plan prévoit bien d’obtenir, de gré ou de force, toute la planète. Nous allons faire un maximum de lobbying dans les prochaines années jusqu’à obtenir gain de cause. Orys se pencha en avant, attentif, les coudes sur ses genoux. — Et si cela ne fonctionne pas ? Rodolphe n’avait pas envie de lâcher le mot qui lui vint tout de suite aux lèvres. C’était pour lui synonyme de peur, de larmes, de malheur... Mais il n’avait pas le choix, encore une fois. Il ferma les yeux d’un air sombre avant d’enfin s’y décider. — Alors, ce sera la guerre. C’est l’autre partie du plan que nous devons commencer à mettre en place. Nous allons entraîner tous les Astrayens à la guérilla et former des équipes avec les Eriquiens qui voudront combattre à nos côtés. Orys fronça les sourcils. — Beaucoup d’Eriquiens veulent déjà vous redre ? Un sourire ironique, mais sans joie, éclaira les traits de Rodolphe, mais ce fut Saedor qui se chargea de répondre.
— Oui. Beaucoup de vos compatriotes sont de plus en plus dégoûtés de la guerre qu’ils ont menée... Ils veulent, eux aussi, se racheter. — Mais, imaginons que vous gagnez, que ferez-vous d’eux ? — Astra a toujours été une nation connue pour sa justice et le restera, rétorqua l’empereur. Ceux qui auront combattu pour nous seront libres de venir s’installer à Astra. À condition, cependant, d’accepter de devenir Astrayens et de renoncer à tout héritage, moral ou culturel, eriquien. Mais je crois que cela ne posera aucun problème à ceux qui nous redront... Même si cela lui déplaisait, Orys était bien obligé de l’ettre. — Je crois qu’une guerre, idéalement, serait à éviter. Vous auriez beaucoup d’adversaires en plus de l’AM.Erica. Saedor laissa échapper une grimace avant d’acquiescer. — En effet. Il y a les jumeaux qui contrôlent Mars et Egrabe. Mais le pouvoir de Liam est fragile et pourrait être détruit par une révolution que l’on peut peut-être provoquer. Pour Edward, cela risque d’être plus compliqué. Une ombre traversa la seule pupille vivante d’Orys. — J’aime mes enfants, mais j’ai décidé de vous aider. Je déteste les trahir... — J’ai l’impression qu’aucune guerre ne se fait sans perdre son âme au age, remarqua Rodolphe avec davantage de comion cette fois-ci. L’ancien roi inclina la tête et, pour la première fois depuis le début de la journée, son regard n’était pas sombre et froid. — Je le crois aussi. Pour en revenir aux jumeaux, ils sont dangereux pour vous. Liam est peut-être un tyran mal aimé, mais il a assez de génie pour tenir Mars plus longtemps que vous ne le pensez. Les jumeaux se soutiendront toujours l’un l’autre, et même si vous pouvez fragiliser Liam, Edward viendra à sa rescousse. Et ils se rangeront toujours du côté d’Aileen, car mes enfants sont doués d’un sens de la famille étrange, certes, je vous l’accorde, mais bien présent. Les moins à craindre pour vous sont James et Sandrine, même s’ils restent des figures importantes de l’AM.Erica qui encourageront à vous combattre avec une
certaine influence. En clair, voilà mon seul véritable conseil : vous devez avoir fait tomber les jumeaux avant Aileen et ensuite seulement vous révolter publiquement si vous voulez avoir une chance. Les autres planètes du système, comme Nepsys, ne bougeront pas, sauf si l’AM.Erica a la force nécessaire pour les forcer à le faire, et cela erait par le contrôle de Mars et d’Egrabe. Faire tomber les jumeaux... Mais c’était presque impossible ! — Je ne sais pas comment nous pourrions faire… — Peut-être bien qu’il vous faudra renoncer à votre belle justice et agir par traîtrise. Ni Liam ni Edward ne refont de parlementer avec vous, et vu vos instincts de mutant... L’œil unique d’Orys brillait de larmes contenues en disant cela, mais il n’avait pas fléchi. Quelque chose en Rodolphe s’émut de cette douleur de père, mais Saedor le tira de ses songes. — Pour le moment, Sibylle et une équipe astrayenne ont débarqué à Astra. Concentrons-nous là-dessus et faisons un peu plus parler de nous en positif dans toute la galaxie pour tenter de forcer la main au gouvernement eriquien... Mais si nous n’avons pas le choix, il va effectivement falloir mettre en place tous nos moyens pour former notre peuple à combattre. Il baissa ensuite la tête et plongea son regard dans celui de Rodolphe qui s’immobilisa derrière son bureau, devinant qu’il allait haïr ce qu’il allait entendre. — Et Rodolphe, je crois qu’Orys a raison. Nous allons devoir réfléchir à un plan pour éliminer les jumeaux. Quel que soit ce plan, et même s’il n’est pas juste. C’est ce qui s’appelle la guerre et nous avons déjà fait trop de concessions. Deux hommes, furent-ils princes, ne se mettront pas en travers de notre route vers la liberté, et tu dois le comprendre. Tuer par traîtrise les deux frères adorés d’Aileen ? Avaient-ils seulement conscience de ce qu’ils lui demandaient ? Au regard douloureux de son oncle, il était probable que oui, mais Rodolphe était trop aveuglé par sa peur et ses propres sentiments pour s’en rendre compte. Pouvait-il ref, cette fois-ci, ce que l’on attendait de lui ?
Les révolutionnaires étaient dans une position d’extrême vulnérabilité avec un de leurs chefs manquants. Il sembla que, pendant quelques mois, malgré tous les efforts de Loreleï et Kaldion, l’organisation ralentit. Elle allait reprendre avec l’affaiblissement général des princes d’Erica.
La Révolution martienne, 3299, Agnès P.
Chapitre 33
- Cyndie -
La jeune fille ne dormait pas dans le vaisseau spatial qui les entraînait toujours plus loin de l’AM.Erica. Ils venaient de déer l’immense station orbitale Vatican II et poursuivaient maintenant leur course au milieu des étoiles. Derrière elle, Sandrine et James avaient quitté le cockpit de bord pour gagner leurs compartiments. Si l’un comme l’autre avait paru choqué qu’Aileen ait ainsi trahi le secret la concernant, ils avaient tenté de lui rendre un peu le sourire, se montrant tous deux adorables alors même qu’elle leur hurlait sa décision de les quitter dès qu’ils auraient atterri. Mais, seule dans l’espace illuminé de veilleuses bleutées, la jeune adolescente n’était plus si certaine de le désirer. Sa tête reposait contre le dossier de son siège et elle poussa un lourd soupir, sentant les larmes lui serrer la gorge. Tout était si noir. Elle voulait sourire, mais n’y parvenait pas. Sagan était sa maison, son désir le plus profond, sa légitimité. Et elle découvrait, aujourd’hui, sans pouvoir le
remettre en doute, qu’elle était une enfant du pays qu’elle haïssait plus que tout... — Cyndie ? La jeune fille ne se retourna pas vers la porte du cockpit. Elle avait peur de se remettre à pleurer si son regard venait à croiser celui de sa demi-sœur. — Qu’y a-t-il, Sandrine ? — Tu... Je m’inquiétais pour toi. Tu ne veux pas aller dormir ? Cyndie ferma les yeux, la gorge toujours effroyablement serrée et agitée d’un violent tremblement. Elle croisa ses mains, agrippant ses bras, avant de répondre. — Non. Non, pas tout de suite. Je... Je ne veux pas rêver. Quand je ne tiendrai plus, alors, peut-être… Depuis quand éprouvait-elle le besoin de se justifier auprès de quelqu’un d’autre ? Mais Sandrine, comme James, avait su toucher son cœur meurtri. Sagan n’était rien. Juste une planète brûlée qui n’existait plus. — Cyn’... Est-ce que... est-ce que tu veux que je sois là ? Je sais que dans quelques minutes... Sandrine ne put finir sa phrase et l’adolescente ferma de nouveau ses yeux brûlants. — N… Non. Désolée, mais je préférerais être seule lorsque Sagan sera visible à travers la vitre... S’il te plaît Sandrine. J’ai envie, pendant rien qu’un instant, de penser que cette planète est là pour moi, rien que pour moi. Sagan, la planète la plus proche de Figos devant laquelle il fallait er pour atteindre le but de leur voyage. Elle avait terminé en murmurant d’une voix douloureuse, sans se retourner. — Très bien si c’est ce que tu veux, Cyn’... À... À demain matin. Cyndie entendit sa fuite précipitée et son pas trop rapide dans le couloir, mais fut incapable de la rappeler. Elle luttait contre la fatigue à cette heure tardive de la
nuit. Sagan allait apparaître dans quelques minutes dans la nuit étoilée et, pendant ce laps de temps, elle pourrait peut-être réussir à se convaincre que rien n’avait changé. L’adolescente se recroquevilla dans son siège un peu plus à chaque seconde qui ait, le regard rivé devant elle malgré la lourdeur de ses paupières. L’instant précédent, il ne semblait rien y avoir puis, soudain, sur l’écran, s’afficha un nouveau point dont ils se rapprochaient à grande vitesse et au-dessus duquel flottait une petite étiquette en lettres blanches : Sagan. Cyndie peina à respirer en se redressant lentement sur son siège. Sagan serait visible à travers la vitre gigantesque du poste de commande. Elle se leva lentement, mettant d’abord son pied droit à terre puis l’autre, repoussant au age la couverture. Puis, d’un pas titubant, elle s’avança dans l’allée jusqu’à se retrouver debout juste devant la vitre. La douleur était maintenant si forte que l’adolescente resta immobile, fascinée par cette vue, un spectacle qui la hantait depuis si longtemps : sa planète. Sa cousine avait retrouvé Astra. Avait-elle ressenti les mêmes émotions ? Le même désespoir devant la boule de charbon se détachant parmi les autres étoiles ? Sagan n’avait évidemment plus rien de la planète qu’avait connue la princesse et même si une partie d’elle-même l’avait toujours su, cela lui brisait un peu plus le cœur. L’adolescente leva la main sans réfléchir et vint la poser sur la vitre, se rapprochant encore un peu plus. Et c’est à cet instant seulement qu’elle comprit que sa planète ne vivait plus depuis de nombreuses années que dans son imagination. — Sagan... Mais leur vaisseau commençait déjà à s’éloigner de cette vision trop brève qui l’attirait tout en la brisant un peu plus.
Cyndie ne sut pas exactement à quel instant elle prit cette décision, mais le fait est que, quelques secondes plus tard, elle débranchait le pilote automatique d’un geste hagard pour prendre les commandes, comme James lui avait appris. Elle changea légèrement la trajectoire de leur appareil puis rebrancha le pilote automatique. Vers Sagan. Il serait toujours temps d’expliquer à Sandrine et James... Cyndie se jura intérieurement que c’était le dernier geste égoïste de toute sa vie. Elle voulait simplement dire adieu à sa planète avant de prendre un nouveau départ. Lorsqu’elle ferma les yeux, gagnée enfin par la fatigue écrasante, le vaisseau affichait leur nouvelle destination.
***
Cyndie entendit au loin un pas précipité qui la força à soulever ses lourdes paupières, sans tout à fait y parvenir. — Cyndie ! Qu’est-ce que tu as fait ? L’esprit de la jeune fille était encore embrouillé et elle ne comprit pas tout de suite pourquoi Sandrine, paniquée, la secouait avant la laisser retomber sur le sol dur où elle avait visiblement glissé depuis son siège. — Sandrine ! Ça ne secoue pas un peu trop par ici ? James venait d’arriver dans le cockpit sur son fauteuil roulant. Un coup d’œil à l’écran finit de réveiller l’adolescente. L’atterrissage sur Sagan était prévu dans 2 minutes et 44 secondes. Il s’était écoulé une demi-heure depuis le changement de programmation et la lumière bleutée des lampes au plafond clignotait de manière inquiétante en
même temps que l’appareil tremblait de toute part. Cyndie voulut se relever, mais James lui désigna les sièges. — Enfile un parachute, enfile un... Mais il était trop tard et l’adolescente n’était de toute façon pas en état de réagir. Elle resta sur place, comme hébétée, avant de questionner d’une voix suppliante. — Je suis désolée... Désolée ! Je ne voulais pas ça, je voulais juste me poser sur Sagan... Son demi-frère posa un doigt sur ses lèvres avant de la rassurer du regard. Même Sandrine qui tentait de reprendre les commandes prit le temps de lui adresser un sourire. — Je vais tenter un atterrissage manuel en catastrophe. Les ondes et les vapeurs toxiques brouillent tous nos appareils, on n’est pas dans la zone dégagée par l’AM.Erica pour les observations, donc ça va secouer. Accrochez-vous ! Sa voix était emplie d’une panique sourde. James s’était laissé glisser hors de son fauteuil et s’accrochait maintenant de toutes ses forces à l’un des sièges, alors que Cyndie ne bougeait plus. Elle croisa les yeux de James, un instant, et le regard du garçon s’emplit d’une totale incompréhension et terreur tandis qu’elle esquissait un pâle sourire et respirait à pleins poumons. Ce fut à cet instant que l’appareil heurta brutalement la surface de Sagan. Une pluie de verre s’abattit dans le vaisseau et une bouffée d’un air vicié s’engouffra dans l’engin qui poursuivit son dérapage. Cyndie fut alors propulsée avec une violence inouïe dans les airs et eut l’impression que tout se déroulait au ralenti. Ses longs cheveux blonds, comme ceux de sa mère, flottèrent autour d’elle pendant quelques secondes, ses grands yeux bleus s’illuminèrent d’une lueur heureuse et détachée de tout, tandis que tout son être goûtait avec un doux plaisir à l’air écœurant de Sagan. C’était comme si, pour la première fois depuis qu’elle était partie, elle était enfin complète. Proche, plus que jamais, de tous ceux qui avaient disparu cette nuit-là.
Les images déferlèrent dans son esprit, lui rappelant le sourire de sa mère, le rire grave de son père. Son seul et vrai père. Sa famille avait été ici. Sa maison aussi. Elle rentrait enfin. Cyndie exhala un long soupir lorsque son corps entama sa descente, jusqu’à l’instant où elle heurta durement le caoutchouc qui le couvrait. Une douleur affreuse lui vrilla presque aussitôt l’arrière du crâne, mais elle l’ignora se contentant de respirer une dernière fois l’air de Sagan qu’elle avait rêvé pendant si longtemps de retrouver. Un cri lui parvint cependant à travers le brouillard qui envahissait déjà le vaisseau spatial qui finissait sa course, heurtant un obstacle dans le silence de la nuit. — Cyndiiiiie ! L’adolescente tourna lentement la tête dans la direction du cri, sans se défaire de son doux sourire, celui des jours heureux. Elle aurait aimé avoir la force de lui dire que tout allait bien... Mais elle ne le pouvait pas. Alors elle se contenta d’agrandir son sourire, le dédiant en pensée à Sandrine qui criait toujours sans comprendre qu’elle était enfin en paix. Cyndie eut encore le temps de songer qu’elle n’aurait pu rêver meilleur jour pour mourir, les étoiles au-dessus de la tête et l’air de sa chère planète dans ses poumons. Son sourire ne quitta pas ses lèvres lorsque sa demi-sœur vint s’agenouiller à ses côtés avec une immense douceur, soulevant sa tête pour constater les blessures. — S… Sagan, souffla-t-elle alors, une dernière larme roulant sur sa joue. Puis son cœur cessa de battre tandis que son visage conservait cet air qu’elle n’avait jamais eu de son vivant, cette expression de paix intérieure, comme si elle avait retrouvé quelque chose qui lui avait toujours manqué.
BIOGRAPHIE - ISAURE DE VILLERS -
On m’a demandé d’écrire une biographie et là, pour une fois, j’ai eu le syndrome de la page blanche. Rédiger sur soi à la troisième personne ? C’est terriblement difficile. Alors, laissez-moi simplement vous dire que je suis étudiante en droit, ionnée d’histoire, de littérature, de politique. Qu’à chaque instant de ma vie je découvre un nouveau livre, j’en cherche un de plus pour un nouvel univers à partager. Si je devais n’en citer qu’un, mon préféré, ce serait Les Racines du Ciel de Romain Gary. Mais je pourrais aussi vous dire que l’un des auteurs que j’ire le plus est Victor Hugo. Pour terminer ces quelques lignes, je vous souhaite à tous la joie de faire chaque jour de nouveaux rêves et, plus encore, de les réaliser.
@Auteur-Azylis
@Azylis
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