NOUVELLE ÉDITION ,
JEAN-HERVE LORENZI ' '
MICKAEL BERREBI
UN MONDE DE
L'économie mondiale 2016-2030
EYROLLES •
UN MONDE DE
Les années 1990 ont permis à Francis Fukuyama d'annoncer la fin de l'histoire. Les années
2000 ont montré combien il était illusoire d'imaginer un monde pacifié,sans conflits,sans forces obscures dont on ne mesure jamais, avant qu'elles n'apparaissent, les terribles conséquences.
À vrai
dire, la troisième mondialisation a dessiné les contours de ce qui
est tout sauf un «village global »,en réalité un monde privé de mode d'emploi,qui court éteindre un incendie après l'autre sans jamais en voir la fin. Six contraintes majeures vont désormais déterminer la trajectoire de l'économie mondiale. Trois nouvelles, le vieillissement de la population,la panne du progrès technique,la rareté de l'épargne. Et trois déjà à l'œuvre,l'explosion des inégalités,le transfert massif d'acti vités d'un bout à l'autre du monde et la financiarisation sans limites de l'économie. Telles des plaques tectoniques,ces pressions vont attiser les foyers de nouvelles ruptures qui ne préviendront pas,ni sur leur date,ni sur leur intensité. Sommes-nous capables de faire face à ces futurs chocs,aux violences qu'ils ne manqueront pas de provoquer? « Fluide comme un roman, courageux comme Churchill, inventif comme pas un
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»
Erik Orsenna
«À tout moment il y a des petits morceaux d'avenir dissimulés dans le présent. Ce livre les a débusqués et nous les offre, nous permettant ainsi de voir, sinon l'avenir, au moins les lignes de force des prochaines années. ionnant et éclairant.
François Lenglet
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«Impossible de penser économiquement le monde jusqu'en 2030 sans prendre en compte les grandes ruptures et les grands risques prévus et analysés par Jean-Hervé Lorenzi. »
Hubert Védrine
Jean-Hervé Lorenzi. est professeur d'économie à l'urùversité de Paris-Dauphine et président du Cerde des
économistes. Mickaël Berrebi est diplômé de l'ESSEC et actuaire.
www.editions·eyrolles.com Couverture:© Masterfile /studio Eyrolles ©Éditions Eyrolles Photographie de l'auteur:© Félicien Delorme
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Groupe Eyrolles 61, bd Saint-Gern1ain 75240 Paris Cedex 05 www.editions-eyrolles.com.
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...., L Ol ·c >0. 0 u En applica tion de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage, sur quelque que ce soit, sans autorisa
tion de l'éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
©Groupe Eyrolles,2014,2016 ISBN":978-2-212-56338-2
Jean-Hervé LORENZI Mickaël BERREBI
Un monde de violences �économie mondiale 2016-2030
Deuxième édition
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Ce livre n'aurait pas pu voir lejour sans l'aide intelligente, amicale et talentueuse d'Isabelle ALBARET
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Sommaire
Introduction........................................................................................................................
CHAPITRE
1
La grande panne du progrès technique......................................................... , . t" ' de rupture ............................................... ion, un p h' en01nene L mnova
13
Le rôle n1ajeur du progrès technique dans la croissance.............
21
Ralentisse1nent :le grand débat ....................................................................
27
Des ressources de plus en plus rares ...........................................................
34
La guerre de l 'intelligence ................................................................................
41
CHAPITRE
La malédiction du vieillissement ...........................................................................
45
Le poids de la déinographie dans l'histoire ..........................................
48
Les trois impacts du vieillissen1ent ..............................................................
53
Vers des conflits intergénérationnels..........................................................
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2
Un 1nal pour un bien ? ........................................................................................
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CHAPITRE
61 67
3
L'irrésistible explosion des inégalités................................................................
75
Inégalités et croissance : le retour d'un vieux débat ..................... .
77
La fin du mythe égalitaire................................................................................. .
86
La société patrin1oniale contre les classes nio _ yennes .................... .
98
Les inégalités au cœur d'un nouveau conflit.......................................
104
CHAPITRE
4
Le choc de la désindustrialisation.......................................................................
109
1995-2005 :désindustrialisation et délocalisations..........................
111
La tentation de Londres......................................................................................
120
L'espoir ainér icain ...................................................................................................
126
La terrible incertitude sur la mondialisation .......................................
134
6
Un monde de violences
CHAPITRE
5
L'illusion d'une définanciarisation........................................................................ 147 L'explosion de la liquidité ................................................................................ . 149 Le déine1nbrement du systèm.e financier ..............................................
.
153
L'utopie de la régulation ................................................................................... . 160 L'équation im.possi ble de la dette................................................................ . 163 La finance contre l'économie réelle ......................................................... . 169
CHAPITRE
6
L'épargne, ultime ressource rare.......................................................................... 177 L'énigm.e de l'équili bre entre épargne et investisse1nent ......... ..
179
Trois décennies de sura bondance d'épargne .......................................
182
Le no 1 nde change,l 'épargne décroît.........................................................
187
Le n1onde change, l'investissen1ent croît................................................
192
.
Vers un déséquili bre 1najeur .. . . . . ... ... ... . . . . ... ... ... ... ... ... ... . . . ... ... . . . . . . . . 194 .
CHAPITRE
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7
Un monde brownien..................................................... ..... ..... ..... ..............................
201
Le discours inintelligible des Banques centrales...............................
204
La difficulté des prévisions nucro -écon01niques ...... ...... ...... ...... ..... 210 Des débats écon01niques irresponsa bles..................................................
214
Le progrès technique toujours en question .........................................
217
Le n1ystère chinois s'épaissit dans un monde de violences.......
221
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CHAPITRE
8
Éviter la grande crise du 21 e siècle..................................................................... 225 Recentrer le n1onde sur sa jeunesse ........................................................... 230 Socialiser les ressources rares ........................................................................... Dompter la rente . .. .. .. .. . . . . . . .. . .
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Penser un nouveau Bretton Woods............................................................
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Partager les risques..................................................................................................
246
Index
................................................ ...................................................................... ...................
251
1ntrod uction
Définitivement, les économistes ain1ent le mot crise. Inlassable ment, ils essayent de retrouver dans l'histoire ée des expli cations, des analyses, des regards qui permettent d'éclairer notre vision sur la situation actuelle.
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Mais le monde est-il en crise ? Rien n'est moins sûr, car à juste titre, on peut considérer que l'année 2009 fut terrible, que les années 2010 et 20 1 1 furent celles de la tentative, vite avortée, de créer une gouvernance mondiale et que, dès 20 12, chacun reprit sa route ; brillante pour certains, moyenne pour d'autres, désespé rante pour les derniers. Ce livre est fondé sur un paradoxe. Contrairement aux autres périodes de rupture macroécononuques mondiales, l'avenir n'est nullen1ent défini par le déement de la crise actuelle. La grande crise de 1 929 avait accouché du fordisme, tout simplement parce qu'elle était la conséquence d'un déséquilibre majeur entre l'offre et la demande globales. Et l'organisation du marché du travail et des transferts sociaux post-deuxièn1e guerre mondiale ont permis de surmonter ces difficultés. La période que nous vivons aujourd'hui se terminera vraisen1blablement dans quelques années par le règle ment de l' endettement public et privé des grands pays occidentaux. Il n'empêche. Le 2 1 e siècle ne trouvera pas un nouvel équilibre dans cette sin1ple restructuration. En réalité, il sera le produit de
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Un monde de violences
six nouvelles contraintes et des politiques adaptées à celles-ci à l'échelle des grandes zones économiques mondiales. À défaut, les conflits prendront le pas. Dans le meilleur des cas, ils se feront sur les changes ; mais, peut-être, prendront-ils des formes plus guer rières. Quelle qu'en soit la fonne, ces six contraintes vont structu rer le n1onde tel qu'il sera.Trois d'entre elles sont déjà à l' œuvre et ont sans nul doute joué sur l'émergence des événen1ents de 2007 à aujourd'hui. Le monde a connu une financiarisation accélé rée, une explosion des inégalités et un transfert d'activités massif, inconnu jusqu'alors, des pays de l'OCDE vers les pays émergents. Ces trois contraintes feront l'objet de politiques éconon1iques à l'échelle 1nondiale peut-être, à l'échelle nationale ou de zones géographiques consolidées sans nul doute.
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Trois autres contraintes, plus neuves, vont n1ettre quelques années à s'installer. Ce sont, d'une certaine manière, celles contre les quelles il sera extrên1ement difficile de lutter. On peut les amé nager, en tirer parti, étaler les effets massifs. Tout est envisageable, mais la seule certitude, c'est qu'il est impossible d'y échapper. Quelles sont-elles ? La première qui s'impose est celle du vieil lissen1ent de la population avec son surcoût sur la protection sociale, avec son aversion au risque structurelle, avec son évolu tion majeure des modes de consommation. La seconde est plus ambiguë. Elle fait, auj ourd'hui, l'objet d'un débat qui est loin de s'éteindre. Au-delà des apparences trompeuses, n'y a-t-il pas un ralentissement depuis vingt ans du progrès technique ? C'est un point n1ajeur car le progrès technique est le principal facteur de croissance depuis deux siècles et ce ralentissement marquerait une forme de déclin en marche. Pas pour tous et pas pour toujours, car ce phénomène prendra fin. Les pays vainqueurs de la guerre économique à venir seront ceux qui auront su capter la nouvelle vague d'innovations technologiques. Mais nul ne sait comment en favoriser l'apparition, en réduire les délais, en développer la diffusion. En un mot, ce qui compte c'est d'être le pays qui, à l'instar de l' Angleterre au 1 9e siècle ou l'Allemagne et la à la fin du 1 9e, peut être à l'origine, à la source et le bénéficiaire de ces futures révolutions technologiques. Enfin, et cette troisième
Introduction
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contrainte est liée aux deux premières : l'avenir du monde est conditionné depuis toujours par la capacité d'équilibrer l'inves tissement n1ondial et l'épargne disponible. Or, la longue période de surplus d'épargne est derrière nous. Nous entan1ons ce qui peut se révéler une véritable tragédie, une période où l'épargne devient la ressource rare par excellence. Les années 1 990 ont permis à Francis Fukuyama 1 d'annoncer la fin de l'histoire. Les années 2000 ont montré co1nbien il était illusoire et sot d'imaginer un monde pacifié, sans conflits, sans forces obscures dont on ne mesure jamais, avant qu'elles n'appa raissent, les terribles conséquences. Personne ne peut auj ourd'hui dessiner l'histoire à venir, sauf à se contenter d'imaginer un scé nario teinté de déternunisn1e étroit. Mais il ne fait aucun doute que la violence est là, explicite ou in1plicite, surgissant sans crier gare du plus profond des contraintes qui, actuellen1ent, resserrent leur étau sur le monde. La fulgurance, la brutalité des dernières crises éconon1iques, sociales, voire environnen1entales, sen1blent désormais donner le rythme à un présent qui tétanise l'action politique. À vrai dire, la troisième mondialisation a dessiné les contours de ce qui est tout sauf un « village global », en réalité un monde privé de mode d' en1ploi, qui court éteindre un incendie après l'autre sans jamais en voir la fin. l/) QJ
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Panne du progrès technique, vieillissement de la population, explosion des inégalités, transfert 1nassif d'activités d'un bout à l'autre du monde, financiarisation sans limites de l'économie, impossibilité de financer nos investisse1nents . . . : telles des plaques tectoniques, ces pressions en se renforçant elles-mêmes et entre elles vont attiser les foyers de nouvelles ruptures qui ne prévien dront pas, ni sur leur date, ni sur leur intensité. Somn1es-nous capables de faire face à ces futurs chocs, à la violence subjective et objective qu'ils ne manqueront pas de provoquer ? L'humilité s'ünpose. Celle de décrire les failles susceptibles de n1ettre à bas notre système économique, social et politique, 1. Francis Fukuyama, La.fin de l'histoire et le dernier homme, Flammarion, Collec tion « Champs », septembre 1 993.
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Un monde de violences
systèn1e qui inspire encore, malgré ses lacunes, de non1breuses populations de par le monde. Quelles pistes sont à retenir, cre, pour atténuer les menaces de guerres qui ne veulent pas dire leur non1 ?
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Ce livre s'organise autour de la description de ce que furent les trois contraintes nées d'un é récent et sources de nos difficul tés actuelles, et des trois contraintes à venir plus difficiles à cerner. On pourrait aisément croire que, con1me touj ours, les marchés trouveront d'eux-mêmes les réponses à ces immenses difficul tés. Pour les plus pessinustes de cette conception salvatrice du marché, cela prendra du temps, n1ais la fin est heureuse. Quelle erreur, quelle naïveté ! Nous pénétrons dans un monde où ces contraintes ont un non1, celui de conflits. Sur chaque expression si caractéristique du langage des économistes se greffe désormais la confrontation entre pays, entre groupes sociaux, entre généra tions, sans que nul ne puisse savoir si le compromis est possible. Ce qui est exceptionnel dans ce présent que nous habitons, c'est que nous pressentons les gigantesques difficultés à venir, nous tentons sans grand succès de conceptualiser les menaces, mais nous hésitons à transgresser l'interdit, celui d'évoquer le conflit explicite, dangereux, cruel, celui qu'on appelle la guerre. Notre conviction est que si rien n'est fait, les conséquences de notre incapacité à surn1onter les contraintes nous y conduiront sans nul doute. Alors que nous avons encore du mal à mettre des mots sur ce que seront les guerres de l'avenir, nous en sommes réduits à nous inspirer de ce que nous disent les prospectivistes de la CIA 1 ou du ministère de la Défense 2 d'un pays co1nme le nôtre. Ils sont les seuls à oser, puisque c'est leur n1étier. Et si nous avons ten dance auj ourd'hui à nous n1asquer la cruelle évidence des conflits à venir, eux finissent par les décrire. C 'est ainsi que nos « experts », avec une certaine audace, tracent les contours d'un monde peu harmonieux avec ce fameux
1. National Intelligence Council, Global Trends 2030:Alternative worlds, 2013. 2. Livre blanc, Défense et sécurité nationale, Ministère de la Défense, 2013.
Introduction
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gini-out-of-the-bottle 1 . Comme quoi ce cœur du conformisme et du contrôle mondial n'hésite pas à imaginer un monde fer tile en conflits, liés aux gigantesques inégalités entre les pays, mais surtout, à l'intérieur même des pays, avec des É tats-Unis qui se retirent progressivement de leur rôle de leader. C 'est le monde de Kishore Mahbubani 2 , philosophe et diplon1ate singa pourien qui soutient l'idée d'un monde désoccidentalisé, et en réalité, d'un monde ni globalisé ni multipolaire. Mais qui sait ? Dans un contexte 1narqué par la crise financière de 2008 et par la perte d'influence de l'Occident, par des révolutions arabes dont on ne connaît pas les aboutissen1ents, par l'évolution stra tégique des É tats-Unis vers l'Asie ou le Pacifique, régions où existent des tensions interétatiques, par l'inadaptation des ins truments de gouvernance mondiale, le tableau des risques, en particulier insidieux, s'est élargi. Ils sont d'ordre politique, certes, avec la n1enace de nationalismes belliqueux comn1e exutoire à la déception des populations, d'ordre économique avec la nouvelle prépondérance de la Chine, d'ordre énergétique avec la course aux ressources rares, n1ais aussi d'ordre informatique, sanitaire, climatique. Mais aussi, ce qui est neuf, de l'ordre de la faiblesse de certains É tats, sanctuaires de groupes criminels ou terroristes, espaces de transit pour différents trafics . . . La liste est si longue, si in1pressionnante, qu'elle provoque un sentiment plus ou n1oins diffus d'insécurité ou d'anxiété . Mais entre fiction et réalité, la dialectique est rebelle. Ce n'est pas parce qu'elles sont virtuelles que les cyber-attaques n'appartiennent pas à une réalité guerrière et, donc, destructrice.
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Les prenuers signes des nouvelles folies humaines remontent à plus de dix ans. On a reparlé de part et d'autre de l'Occident de « guerre juste », de « choc des civilisations » , de systèmes idéolo giques et religieux qui devaient conduire obligatoirement à la
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1 . Scénario selon lequel les inégalités explosent entre les pays, les vainqueurs et les vaincus, et à l'intérieur des pays où les tensions sociales augmentent très fortement. 2. Kishore Mahbubani, The Great Convergence : Asia, the VVést and the logic of one wor/d, Public Affairs,2013.
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Un monde de violences
victoire, et donc à la disparition, soit des uns soit des autres. On pensait, comme toujours, que le monde s' était assagi à la suite de la chute du 1nur de Berlin, qu'une écononîie de nîarché généra lisée allait conduire à un nîonde pacifié et rationnel sous l'égide de grandes institutions internationales. C 'était bien mal nous connaître, et bien mal connaître Samuel Huntington 1 , mais sur tout, cette nouvelle hystérie autour de la guerre juste, qui permet de dessiner, et même de légitimer, les tueries à venir. C'est préci sément là que MichaelWalzer 2 , mais aussi le très controversé Carl Schnîitt, ouvrent une voie sombre et nîalheureusement si révé latrice de notre futur probable. Notre univers n'est pas celui des conflits diplomatiques mais celui de l' écononue. La dénîarche des écononîistes est spécifique, et la nôtre révèle l'incertitude et les contraintes qui risquent, sans doute, de nous submerger. Nos inquiétudes reposent sur la difficulté à comprendre et à conce voir cette traj ectoire nouvelle de l'économie mondiale qui, si elle n'est pas repensée, conduira à ces conflits comme l'histoire hunîaine l'a toujours montré.
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Mais le pire n'est j anîais sûr. Sans reprendre à notre compte la vision souvent trop naïve d'une gouvernance de l' écononue nîondiale, nous souhaitons répondre à ce défi qui est d'imaginer, de proposer des solutions susceptibles, tout en bouleversant nos modes de régulation actuelle, d'éloigner ces menaces de conflit. Si l' on arrive à percevoir l'importance, la nouveauté, l'ünpact de ces six contraintes, il nous semble que l'on peut alors concevoir l'avenir, déer les contradictions, trouver les compronus, bou leverser les habitudes, tant au niveau mondial, qu' européen ou français .
1. Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997. 2. Michaël Walzer, Guerres justes et injustes, Paris, Belin, 1999 ; Morale maximale, morale n iinimale, Paris, Bayard, 2004.
Chapitre
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Quelle étrange destinée que celle de l'analyse du progrès tech nique proposée par les économistes depuis deux siècles ! La dif ficulté à n1esurer ce progrès est patente : celui-ci dépend, dans le cadre d'une approche de la productivité globale des facteurs, de la nature de la croissance d'un pays donné comme de la répar tition sectorielle de ses activités. Il y a plus important : le pro grès technique a été envisagé au travers d'un concept essentiel de la réflexion historique, celui de la révolution industrielle. Cette expression, élaborée par Adolphe Blanqui 1 , traduit le pas sage d'une société d'un système technique à un autre, illustré au premier chef par la première révolution industrielle à la fin du 1 9 e siècle, où la machine à vapeur, la sidérurgie de la fonte et l'ex ploitation extensive des mines de charbon définissent un nou veau système technique. Certains économistes ont repéré, plus
1. Adolphe Blanqui, Histoire de l 'économie politique en Europe, depuis les anciens jusqu 'à nosjours, Pari s , Guillaumin, 183 7.
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Un monde de violences
tard, d'autres ruptures dignes d'être placées sous ce vocable de révolution industrielle.
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En réalité, le terme de révolution évoque l'idée d'un change1nent radical, d'une mutation profonde des structures écono miques et sociales. Ainsi, évoquer la grande panne du progrès technique revient à se poser à nouveau la question de ce que fut et pourrait être une vraie rupture technologique. Le moment que constitue l'explosion des technologies de l'information et de la communication mérite-t-il ce terme ? Peut-être, si l'on veut bien rappeler qu'il date de près de 30 ans et que les vrais enjeux sont auj ourd'hui d'un autre ordre : l'énergie et l'insuffisance des technologies qui lui sont associées ; les biotechnologies dont les innovations n'ont pas encore trouvé de traduction massive dans un don1aine conm1e la santé ; les nanotechnologies, enfin, qui relèvent plus du projet que d'une réalité. Traiter du progrès tech nique revient plus à imaginer des ruptures brutales qu'à évoquer une évolution linéaire, paisible, continue, positive. Ce qui n'est pas chose facile. Les dernières décennies ont peut-être été mar quées par une décélération de la croissance de ce progrès. D'où cette interrogation : est-il possible de voir émerger un nouveau système technique dont personne ne peut auj ourd'hui dessi ner précisément les contours, qui bouleverserait les modes de consomn1ation, mais également les modes de production, c'est à-dire la manière dont le système productif se transforme ? Ainsi posée, la grande question de la croissance ressurgit auj ourd'hui, co1nn1e à plusieurs reprises au cours du 19e siècle. Pour les éco no1nistes, un premier détour s'in1pose à travers le rôle maj eur tenu par le progrès technique dans la croissance, mais dont il faut repérer le caractère discontinu et, pour ceux attentifs à la régula rité des évolutions écononuques, qui se révèle tout sauf cyclique. Le débat lancé est légitime. Quand on observe, auj ourd'hui, les évolutions scientifiques et technologiques avec, d'un côté, des avancées rapides et, de l'autre, des stagnations, il est in1possible de déceler une évolution forte du progrès technique. C'est ce que suggèrent certains auteurs outre-Atlantique, en premier lieu Robert Gordon, qui remet en question explicitement l'idée
La grande panne du progrès technique
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d'une progression réelle. Car, pour lui, les chiffres sont là, têtus, qui pointent un ralentissen1ent caractéristique. Le doute s'impose. Il faut prendre la juste mesure de cette contrainte récente, la difficulté à développer la science et l' inno vation. Car le monde sera à l'avenir guidé par les pays capables de résoudre cette incertitude sur la nature de la frontière technolo gique et sur les nouveaux secteurs à développer. Ces pays seront les puissances do1ninantes du 2 1 e siècle.
L'INNOVATION, UN PHÉNOMÈNE DE RUPTURE
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Le progrès technique est, aujourd'hui comn1e hier,le plus beau rêve des écononiistes naïfs. Selon eux, au fur et à mesure que le dévelop pement se réalise, on constate une sorte de continuité paisible et régulière du progrès scientifique et de ses innovations. Le caractère cyclique de cette variable majeure dans la croissance permet ainsi de rassurer les uns et les autres avec, en fin de course, l'idée que les dépenses en recherche et développen1ent (R&D) permettent d'in fluer sur le progrès technique. De la vision des classiques, rassurante et liée à la preniière révolution industrielle,jusqu'aux modèles de croissance endogène des années 1 980 et les investissements publics décidés par Bill Clinton, la prépondérance de cette pensée ne s'est pas dén1entie. Or, dans les faits, elle ne s'avère pas très fiable. L'his toire est, en effet, portée par de forniidables tensions qui permettent à des écononiies à bout de souille de rebondir et reprendre vie. Ce phénomène porte un nom, « révolution industrielle », une exceptionnelle convergence de transformations des technologies qui permet à un nouveau systèn1e technique de naître. Au fond, le terme de révolution n'évoque rien d'autre qu'un changen1ent radical, une mutation profonde des structures écononuques, un n1oment d'accélération de la croissance, qui libèrent et dirigent vers l' écononiie réelle de nouvelles inventions prêtes à trouver leurs marchés. C'est là l'expression d'un nouvel équilibre tech nique, fondateur d'une nouvelle croissance économique, d'un nouveau modèle social.
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Un monde de violences
Mais ce changement repose sur l' én1ergence simultanée de ce que Clayton M. Christensen 1 appelle les technologies de rup ture, disruptive technologies, avec cette nuance si importante à faire entre la technologie elle-même et son utilisation, ou ce que cet auteur appelle « usage stratégique » .
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S i la recherche scientifique est continue, si le rythme des inven tions l'est peut-être aussi, ce n'est qu'à certaines époques, his toriquement repérables, que des n1utations brusques inaugurent un nouvel équilibre technique, porteur d'une nouvelle orga nisation économique et sociale. De la recherche scientifique au progrès technique et à la croissance du système productif, le processus est complexe et e par la recherche, la découverte, l'expérimentation, l'adoption de nouveaux produits et procé dés. Avec, au centre, l'innovation technologique ou, plus exac tement, pour reprendre Schumpeter, une grappe d'innovations technologiques. Cette vision historique est, et reste, polémique. Ces n1oments de rupture ont-ils vrain1ent existé, qui permet traient de périodiser l'histoire éconon1ique humaine ? Si, pour les besoins de la cause, on a édicté des dates symboliques, 1783 pour la n1achine de Watt par exemple, l'histoire économique ne peut se contracter sur quelques n1ois. Pourquoi ces révolutions apparaissent-elles à tel endroit plutôt qu'à un autre ? Quels sont les facteurs qui précipitent le déclenchen1ent de ces révolutions ? Est-ce l'offre qui comn1ande ou plutôt la demande ? S'intéresser auj ourd'hui à cette question, c'est tout simplement faire un retour sur les deux derniers siècles, dont les ruptures ont engendré une croissance du progrès technique sans équivalent dans l'histoire humaine. On peut dire, sans se tromper, que la croissance du progrès technique, donc la croissance tout court, fut l'enfant de ces périodes très particulières. La question qui se pose aujourd'hui est de savoir si un éventuel ralentissement du progrès technique, tel qu'on semble le constater auj ourd'hui, peut être inversé en une reprise soutenue. 1. Clayton M. Christensen, The Innovator's Dilemma:When New Technologies Cause Great Firms to Fail Boston Harvard Business School Press, 1997. ,
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Rien ne permet aujourd'hui d' affirn1er que l'on n'est pas à l'aube d'une longue période de stagnation. Personne ne peut aujourd'hui se contenter de dire que l'avenir sera obligatoire ment ailleurs que dans les vieux pays industrialisés. Nul ne sait où pourrait se produire et se propager cet éventuel bouleverse ment. Pourquoi pas en Europe ou, plus largement, dans les pays de l'OCDE ? Car l'Europe a été le berceau du développen1ent capitaliste depuis le 1 5 e siècle. Il importe de comprendre qu'à cette date une grande vague d'innovations et de transforn1ations socio-économiques a déferlé sur l'Europe. Comn1e le rappelle Jacques Brasseul 1 , Robert Heilbroner 2 en donne une perspective millénaire : « L'Europe occidentale a été le théâtre d'un événement majeur, d'un véritable cataclysn1e qu'au cune des autres grandes civilisations n'a connu : il s'agit de la dis parition complète, radicale d'un pouvoir centralisé et autoritaire lors de la chute de l 'Empire romain aux 4e et se siècles . . . Ce vide du pouvoir central a laissé la place à une plus grande liberté que les cités se sont efforcées avec succès de conquérir. La montée des villes, carrefours naturels et lieux privilégiés de l'échange, c'est à-dire de la spécialisation du 1narché, explique l'apparition du capitalisme en Occident. Nulle part ailleurs, que ce soit en Chine, en Inde, ou dans les pays d'Islam, les villes, soumises à un pouvoir centralisé fort, n'ont pu développer ces libertés économiques, libertés qui ont été préservées en Europe, malgré le retour des É tats autoritaires, c'est-à-dire les monarchies absolues du 1 5 e au 1 s e siècle. »
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Même approche de la part de Rosenberg et Birdzell 3 pour qui la chance majeure de l'Occident vient de son malheur initial, la disparition du système d'unification politique impérial romain, et de la nouvelle compétition, permanente, entre les nouvelles
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1 . Jacques Brasseul, Petite Histoire des Jàits économiques et sociaux, Paris, Armand Colin,2010 (200 1 ) . 2. Robert L. Heilbroner, The Making efEconomic Society, Prentice-Hall, 3e édition 1 9 89 (1962). 3. Nathan Rosenberg et Luther E Bi rdzell, How the West Grew Rich, The Economie Transformation of the Industrial World, New-York, Basic Books, 1 9 86. .
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petites unités politiques indépendantes. Les auteurs insistent sur l'effet positifde cette dispersion sur l'innovation : « Cette division en nombreuses nations garantit une sorte d'assurance collective pour la société : parmi toutes les innovations techniques qui sont le fait de multiples artisans, paysans et entrepreneurs du conti nent, on est sûr de ne pas perdre une idée intéressante. » Exemple révélateur : le remplacement progressif des anciennes pratiques de confiscation et de spoliation du pouvoir par une fiscalité régu lière, favorable au développement économique. Un autre facteur explique cette dynamique, la chute de Constan tinople en 1 453,jusqu'alors capitale de l'Empire byzantin. Désor mais aux mains des Turcs, le nouvel Empire ferme définitivement la route terrestre aux échanges avec les Européens au profit d'une route maritin1e contrôlée par les marchands arabes. La réponse ne se fait pas attendre avec l'ouverture par l'Europe de ses propres routes commerciales, avec des techniques maritimes que les Por tugais maîtrisent à la perfection.
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Autre événement tout aussi décisif dans l'histoire de l'Europe : l' effondren1ent du système féodal. Faut-il le rappeler ? La révo lution industrielle et, par conséquent, les processus d'expansion mondiale, ont aussi pour origine l'écroulement de la société féo dale européenne entre 1 300 et 1 450. Cette société, construite sur un rapport de soun1Îssion du serf au seigneur, interdit au paysan, une fois son excédent confisqué, d'adopter des pratiques agri coles plus productives ou de prendre des initiatives commerciales. Pour er de ce systèn1e économique à des forces productives plus mobiles, il faut que la structure féodale soit remise en ques tion par une série de crises, dont la première est dén1ographique. Le début du 1 5e siècle n1arque un tournant dans les mutations de l' éconon1Îe européenne. Une période de croissance continue de la population et l'atteinte de la limite de l'écoumène territo rial européen déclenche une crise au sein du systèn1e féodal. La population de l'Europe e de 45 inillions en 1 450 à plus de 1 00 millions en 1 650, ce qui aggrave les problèmes de production de denrées agricoles. L'insuffisance technique du régime féodal est patente.
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Parallèlen1ent, la croissance du conllilerce donne un rôle de plus en plus important aux villes qui, après avoir détenu un pouvoir adnünistratif, deviennent des centres industriels. La richesse n'est plus là uniquement aux mains de ceux qui possèdent la terre, mais bien aux mains de ceux qui contrôlent le commerce. Le système féodal cesse alors quasiment d'exister. Cette période de développen1ent con1mercial et financier de l'Europe au 1 6e siècle ouvre la voie à un essor industriel au 1 8 e siècle. Au cours des 1 6 e et 1 7 e siècles, un certain nombre de bouleversements perturbent la vie écononlÏque du monde occidental . C 'est le ten1ps des grandes découvertes, des nouveaux espaces, de l'accumulation des capitaux financiers, prénlÏces du développement d'un futur système financier. Mais c'est égale1nent la période de la forn1ation des États-nations et de la prise de conscience de l'unité et de l'importance des intérêts territo riaux. Ces changements, conjugués les uns aux autres, créent un contexte favorable à l'essor d'une société industrielle, à ce que l'on appelle la prenlÏère révolution industrielle.
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Le monde occidental, à partir de cette date, connaît une crois sance forte, inimaginable auparavant, entraînée essentiellement par de nombreuses innovations qui n'ont de cesse de ren1ettre en cause les modes d'organisation de l' écononlÏe et de redistribuer les cartes entre les puissances écononlÏques. Tout est dit, et sur la période et sur l'origine du succès occidental, par Niall Fergu son 1 , lorsqu'il évoque les six killer apps : la compétition, la science, la propriété privée, les sciences appliquées comme la médecine, la consommation de n1asse et, enfin, l'éthique du travail. C 'est leur convergence qui explique que la première révolution indus trielle ait démarré au 1nilieu du 1 8e siècle en Occident plutôt qu'ailleurs. L' avènen1ent de la puissance anglaise correspond à ce que les historiens considèrent comme l'époque de la don1ination tech nologique d'un pays, même si certains d'entre eux, comme
1 . Niall Ferguson, Civifization, The West and the Rest, Penguin Books, 201 1 .
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Un monde de violences
Musson 1 , défendent l'idée originale selon laquelle les pays d'Eu rope continentale ont connu des développements similaires : « Nous so1nmes portés à exagérer la suprén1atie industrielle bri tannique et à oublier les non1breuses contributions du continent à sa révolution industrielle. » Peu importe pour notre réflexion sur l'émergence à venir d'un nouveau choc technologique, mais une condition s'impose de tout temps.
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Hier con1111e auj ourd'hui, on revient à ce rôle n1ajeur de la dif fusion de nouveaux biens et services de consommation, si liée aux structures sociales con1me l'a montré Patrick Verley 2 lors qu'il rappelle à quel point la répartition du revenu influe sur la demande et, donc, sur la capacité des technologies nouvelles à s'imposer. L'Angleterre a été le premier pays d'une large classe 1noyenne. Et si l'on regarde avec iration les pays émergents et leur formidable potentialité, c'est bien leur capacité à déve lopper des classes n1oyennes qui nous rend si optimistes à leur sujet, même si le temps demeure une contrainte détenninante. Certes, la rupture peut être rapide, mais les changen1ents qu'elle implique, les transforn1ations qu'elle impose, ont besoin du temps long. D'après Paul Bairoch, « Dans la longue durée, une rupture peut être considérée comme un phénon1ène entraînant des changen1ents très profonds dans un laps de ten1ps relativement court, par rapport à la durée de la phase antérieure. En tenant con1pte de ces réserves, on et que la révolution industrielle a été l'une des deux plus in1portantes ruptures de toute l'histoire de l'humanité, c'est pourquoi nous les qualifierons de ruptures fondamentales 3. »
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1 . Albert E. Musson, "Continental Influence on the Industrial Revolution in Great Britain" , in: Barrie M. Ratcliffe (dir.), Great Britain and Her World, 1 7501 9 1 4. Essays in Honour ofWO. Henderson, Manchester, Manchester Univ. Press, pp. 7 1 - 85. 2. Patrick Verley, L'échelle du monde. Essai sur l'industrialisation de l'Occident, Paris, Gallimard, 1 997. . 3 Paul Bairoch, Victoires et déboires. Tome 1 : Histoire économique et sociale du monde du 1 6e siècle à nosjours, Paris, Gallimard, 1 997.
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En réalité, à partir de la fin du 1 8e siècle, la révolution industrielle a ouvert une nouvelle ère du capitalisme dans les économies occi dentales. Elle a constitué, à l'échelle de l'histoire économique du monde, un changement radical dans les principes de fonctionne ment de l'économie et établi les bases de sa mondialisation avec son apogée au début du 2oe siècle. Elle a aussi été à l'origine de la plupart des innovations techniques qui ont n1odifié les processus de production comme les objets de consommation. Sommes-nous aujourd'hui dans des conditions similaires ? Oui et non. Oui, par l' én1ergence de classes moyennes. Non, car l'es sentiel des transforn1ations de ce début de siècle repose sur l'uti lisation d'une nouvelle classe ouvrière gigantesque et largement asiatique. Rien de plus. Demeure l'évidence que le progrès tech nique est au cœur de toutes les évolutions des sociétés, ées et a vernr. '
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LE RÔLE MAJEUR DU PROGRÈS TECHNIQUE DANS LA CROISSANCE
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Dans les années 1 950, les économistes ont fait sensiblen1ent pro gresser la connaissance en attribuant l'essentiel des résultats de la croissance au progrès technique, con1me un Abran1ovitz, un Kendrick, un Denison et, surtout, un Solow. C'est bien après que Romer, initiateur d'un mouvement intellectuel très créatif, pro pose de ré-endogénéiser le progrès technique et de considérer qu'il n'est lui-même que le produit des ressources affectées au développement scientifique et technologique. Peu importe, les faits sont désormais établis, le progrès technique est à l'origine des deux tiers de l'augmentation de la richesse annuelle. À regar der les deux derniers siècles, on ne peut que constater cette for1nidable accélération de la production et de la production par habitant, une accélération liée étroiten1ent à la succession de vagues innovatrices. Depuis 1 783, date emblématique de la première révolution industrielle, deux ou trois moments, se traduisant par la n1odi fication des conditions de production et de consomn1ation,
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apparaissent comme générateurs d'un nouveau modèle de crois sance. C'est, à coup sûr, le cas à la fin du 1s e siècle, du 1 9e siècle, probablen1ent à la suite de la crise de 1930, avec l'apparition du fordisme, et, peut-être, à la suite de cette convergence étonnante des années 1 980 où l'inforn1atique, les télécommunications, l'Internet transforment les forn1es de consomn1ation con1ffie la manière dont sont produits les biens et les services. Explicite dans nos 1nodes de vie, ce changen1ent l'est n1oins à lire les chiffres de gains de productivité. Peut-être n'est-ce là qu'une étape dont l'importance est renforcée par l'irruption d'un milliard de tra vailleurs à peine payés et d'objets de conson1mation à faible prix. Est-ce le cas auj ourd'hui ? Non. Du moins, si l' on fait parler les chiffres. Intéressons-nous à l'évolution du PIB par heure travail lée de certains pays développés comme, par exemple, la , l'Allemagne, le Royaume-Uni, le Japon et les É tats-Unis. Le constat est clair. S 'il y a eu, pendant la période 1950-1 97 3 , une nette croissance du PIB par heure travaillée avec un taux annuel atteignant presque 8 % pour le Japon, et des taux compris entre 3 et 5 % pour les pays restants, cette croissance s'est largement ralentie pendant la période la plus récente, entre 2007 et 2 0 1 2 . Taux de croissance du PIB par heure travaillée e n pourcentage (moyenne annuelle des taux de croissance)
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1913 1 950
1 950 1 973
1 973 1 990
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2,9
1 ,9
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0,2
Allemagne
1 ,6
0,8
5,9
2,4
2,3
1 ,6
0,3
Royaume-Uni
1 ,2
1 ,7
3, l
1 ,7
2,4
2,5
- 0,6
États-Unis
1 ,9
2,5
2,8
1 ,4
1 ,9
2, l
1 ,5
Japon
2,0
1 ,8
7,7
3,0
2,3
1 ,6
0,9
1 990 - 2001 - 2007 2001 2007 201 2
Sources : OCDE StatExtracls, Angus Maddison {L'économie mondiale, une pers pective millénaire}, OCDE (2002}, US Bureau of Economie Analysis, Eurostat, Bureau international du travail et les auteurs.
Le lien entre croissance et progrès technique est clair. Ce qui l'est moins, n'en déplaise à Ramer, ce sont les raisons qui font que
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cette mécanique vertueuse se met en marche. Et c' est là où appa raît un autre acteur dont le rôle est faussement évident : le progrès scientifique. Car l'innovation n'a jamais été,du moins au 1 8 e siècle, le seul fruit de l'application des découvertes scientifiques. Elle a répondu, en premier lieu, à un nouveau besoin. L'empirisme, les tâtonnements sont caractéristiques des débuts d'une évolution marquante. Les premiers ingénieurs tentent ainsi d'appliquer, par essais et par erreurs, de nouvelles méthodes de production. C'est en raison d'une nouvelle demande que les inventions naissent. Le rôle de la science, du n1oins pour la première révolution industrielle, n'est apparu qu ' ensuite. .
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Certes, au 1 s e siècle, les relations entre scientifiques et praticiens sont régulières au sein des sociétés savantes, principales institu tions de diffusion du savoir. Pensons, par exemple, au symbole de la première révolution industrielle, la machine à vapeur. C 'est là une technique simple, n1ais capitale dans la dernière phase. Les machines à vapeur sont alors l'une des premières applications de la science à l'industrie. En effet, la puissance de la vapeur, connue depuis l' Antiquité, n'a jusqu'alors pas été l'objet de recherches destinées à lui donner une dimension pratique. Or, cette nouvelle utilisation de la vapeur est devenue une innovation technique majeure. Le secteur minier l'utilise pour pomper l'eau et per1nettre ainsi une exploitation plus en profondeur et plus efficace. L'anglaisThomas Newcomen met au point, dès 1 70 5 , une pompe à vapeur, mais il faut attendre les innovations deWatt en 1 783 pour obtenir des machines réellement performantes. Ces moteurs sont très vite indispensables dans les filatures et les complexes métal lurgiques, raison pour laquelle on ne cesse d'améliorer leur puis sance et leur rendement thermique. La machine à vapeur illustre parfaitement une série d'innovations qui s'appuient à la fois sur un tâtonnement empirique et sur les recherches scientifiques en vue de son perfectionnen1ent pron1etteur. Pourquoi revenir sur cette question ? Tout simplement parce que la grande énig1ne d'aujourd'hui pourrait se résumer ainsi :
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si les évolutions de la science sont exceptionnelles, éblouissantes, touchent à peu près à tous les domaines connus, elles ne nous confortent pas dans l'idée qu'elles aient la capacité de se transfor mer en innovation, afortiori en progrès technologique et, définiti vement, en nouvelle révolution industrielle. Mais, peut-être, faut-il croire à ce progrès scientifique, un bien fait s'il est bien utilisé, qui permet à la société d'améliorer ses conditions de vie. En , auj ourd'hui, la question se pose à nouveau pour une partie de la population, ce que traduit le débat sur le principe de précaution. Et, pourtant, pour que la science se transforn1e en innovation, il faut ce qu'on pourrait appeler un terreau favorable, une forme de civilisation propice.
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Pour Fernand Braudel, Arnold Joseph Toynbee, Marcel Mauss ou Paul Valéry, le concept de civilisation est apparu con11ne une matrice de l'histoire économique des pays. La plus belle expres sion de la vie et de la mort des civilisations revient peut-être à Paul Valéry : « Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces n1ondes avait aussi peu de signifi cation pour nous que leur existence même. Mais , Angle terre, Russie [ . . . ] ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau non1. Et nous voyons maintenant que l'abîme de l'his toire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu'une civilisation a la mên1e fragilité qu'une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rej oindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les j ournaux 1 . » Mais cet éloge funèbre n'est-il pas aussi, paradoxalement, un hymne à la grandeur des civilisations ? Marcel Mauss décrit la capacité de celles-ci à s'étendre, à se déve lopper, à créer leur propre dynamique et à imposer, sans le dire, une forme technologique spécifique 2 . Les exemples historiques abondent à ce sujet. Le retour de la Chine sur la scène n1ondiale en est une illustration exceptionnelle lorsque l'on sait, con1me
1 . Paul Valéry, La crise de l'esprit, 1 9 1 9 . 2. Marcel Mauss, Les civilisations. Éléments etformes, 1 929.
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nous l'a si bien rappelé David Landes 1 , qu'elle fut à l'origine de la métallurgie, près de quinze siècles en avance sur l'Occident, mais égalen1ent de l'in1prin1erie, alors n1ên1e que l'Occident, entre la chute de l'Empire ron1ain et le 1 oe siècle, connaissait une véri table stagnation de l' évolution des techniques. La révolution du Moyen-Âge, décrite par Marc Bloch 2 , est le résultat d'une période de progression sociale, d'adoucissement climatique et de brutal développement scientifique. Il nous rap pelle qu'entre 1 050 et 1 250 « l'évolution de l'économie entraî nait une véritable révision des valeurs sociales. Il y avait toujours eu des artisans et des n1archands. Individuellement, ces derniers du moins avaient même pu, çà et là, jouer un rôle important. Comn1e groupes, ni les uns ni les autres ne comptaient guère. À partir de la fin du 1 1 e siècle, classe artisane et classe 1narchande devenues beaucoup plus non1breuses et beaucoup plus indispen sables à la vie de tous, s'affirmèrent de plus en plus vigoureuse ment. » On peut aussi évoquer le 12e siècle de l'Espagne musulmane, Al Andalous, dont la prospérité et le raffinement, hérités de la période on1eyyade, fait rêver ses contemporains occidentaux et du Maghreb et, plus encore, les historiens qui font de cette région du monde une sorte d'âge d'or civilisationnel qui ne correspond qu'en partie à la réalité. Mais il est vrai que le calife almohade Abu YusufYakoub al Mansur a marqué de son empreinte ce sud de l'Espagne convoité par les royaumes catholiques du nord. Guer rier avant tout, il se montre aussi grand bâtisseur, dans une sorte de continuité avec les dynasties musulmanes qui l'ont précédé. S 'il lance de grands travaux de fortification pour protéger les grandes villes d' Al Andalous, il fait aussi construire des ponts, des mos quées, des bains et la Giralda de Séville, nouvelle capitale du cali fat. La prospérité des temps se traduit par une sociabilité urbaine inconnue du reste de l'Europe avec ses marchés qui reflètent un
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1 . David S. Landes, "Why Europe and the West?Why Not China" ,journal of Eco nomie Perspectives, printemps 2006, pp. 3-22. 2. Marc Bloch, La sociétéféodale, Paris, Albin Michel, 1 998 (1 939-1 940).
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conm1erce des plus florissants sur le pourtour n1éditerranéen, très amateur des productions locales comme la céramique, le papier, 1nais aussi la soie. Les villes sont aussi les centres d'une très bril lante activité intellectuelle, toutes disciplines confondues. Et ce n'est donc pas un hasard si un « terreau » aussi fertile que Cor doue, l'ancienne capitale andalouse, voit naître au 1 2e siècle deux des plus grands esprits du ten1ps, voire des temps, Moïse Mai monide et Averroès. L'étendue de leur savoir impressionne, tout con1me cette rare intelligence permettant de maîtriser des disciplines aussi différentes que la n1édecine ou la philosophie. Mais ils sont bien les hommes de leur ten1ps, de cette civilisation andalouse qui porte un art de vivre et un raffine1nent inconnus à l'époque en Occident, conjugués avec un dynan1isme écono mique et culturel ouvert au progrès des techniques, des sciences et de l'histoire des idées.
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Angus Maddison 1 l'a également parfaitement décrit en évo quant Venise, le Portugal, la Chine, la Hollande, et l'Angleterre. La croissance économique relève, selon lui, de trois phénomènes clairement identifiables : « la conquête ou la colonisation de zones relativement peu peuplées, dotées de terres fertiles, de res sources biologiques nouvelles ; les échanges internationaux et les mouvements de capitaux ; l'innovation technologique et institu tionnelle ». C'est le dernier point qui nous importe le plus. Celui qui inscrit l'histoire dans la force des institutions. Ainsi, on peut dire qu'au 1 6e et au 1 7 e siècle, la science occidentale a été l'objet d'une sorte de révolution dictée par l'étroite collaboration entre savants et scientifiques comme Copernic, É rasme, Bacon, Galilée, Hobbes, Descartes, Petty, Leibniz, Huygens, Halley ou Newton . Tous se connaissaient, correspondaient régulière1nent avec leurs collègues étrangers et voyageaient beaucoup. Cette sorte de coo pération informelle est ensuite institutionnalisée au sein de nou velles acadénues scientifiques, favorisant la confrontation et les débats, publiant les résultats de la recherche. Ces travaux n'ont
1 . Angus Maddison, L'économie mondiale. Une perspective millénaire, éd. OCDE, 2002.
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pas vocation à rester enfermés dans des bibliothèques, mais sont associés à la définition des politiques publiques. La question demeure aujourd'hui de savoir où identifier ces environnements favorables. Chacun pense auj ourd'hui au génie californien, chacun est persuadé égalen1ent que l'Internet sup prime toutes les barrières et autorise la diffusion généralisée de la connaissance. Et, pourtant, il y a, et il y aura, des lieux plus propices à la créativité et à la capacité de traduire la science en innovations. Mais où ?
RALENTISSEMENT : LE GRAND DÉBAT
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Pour les économistes, la prospective s'appuie traditionnelle ment sur ce qu'on appelle la « croissance potentielle » . Celle-ci est définie comn1e la croissance permettant d'atteindre le niveau maxin1al de production sans accélération de l'inflation, sans désé quilibre majeur. On calcule celle-ci à partir de la croissance de la population active et la croissance des gains de productivité globaux, c 'est-à-dire du progrès technique. Qu'on prenne les travaux du FMI, de l'OCDE et de bien d'autres organisations de recherches écononuques, dont les prévisions se révèleront vraisen1blablement inexactes, elles expriment néann1oins l'idée que l'on se fait de l'avenir. Et celle-ci est beaucoup moins opti n1iste qu'on pourrait l'imaginer car ces prévisions se situent dans la continuité de l'évolution du progrès technique des dernières années. Les résultats sont très parlants, comme on peut le consta ter, notamment pour les pays occidentaux, les É tats-Unis, l'Eu rope et la . Mais ces prévisions de taux de croissance, entre 1 % et 2 % par an, ne sont finalement pas si surprenants au regard de ceux des deux derniers siècles, même s'ils expriment une rup ture, d'où cette perception implicite que l'on rentre dans une quasi-stagnation.
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Taux de croissance du PIB en pourcentage ( 1 500-201 2) et taux de croissance potentielle du PIB en pourcentage (201 2-2060) (moyenne annuelle des taux de croissance) 0 N OO
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Sources : OCDE, Angus Maddison ( L'économie mondiale, une perspective millénaire), OCDE (2002), Eurostot et les auteurs.
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Certes, ce sentiment que le monde entre dans un déclin irré versible n'est pas nouveau. Les penseurs millénaristes ne se sont pas évaporés comme par enchantement. Mais le temps présent est tout simplen1ent confronté à ce que certains appellent une grande panne technologique. Elle se retrouve, à l 'évidence, dans l'évolution des gains de productivité totaux des quinze dernières années. C'est de ce constat qu'est né le formidable débat qui, aujourd'hui, oppose de non1breux éconon1istes sur la réalité du progrès technique. Pour nous, l'enjeu est essentiel. Nous pensons que le n1onde est, en réalité, confronté à une incertitude absolue sur sa croissance. Certes, nous somn1es éblouis par la rapidité du rattrapage de certains pays émergents, mais là n'est pas la question pour les vingt années qui viennent. Pour illustrer ce débat, un non1 s'in1pose, celui de Robert Gor don 1 : « la phase de progrès technologique rapide qui a suivi la Révolution industrielle serait une exception de 250 ans au cours de la longue stagnation qui caractérise l'histoire hun1aine ». Il laisse ainsi entendre que l 'innovation technologique actuelle ne représente pas grand-chose, comparée à l'introduction de 1 . Robert J. Gordon. "ls U.S. Economie Growth Over? Faltering Innovation Confronts the Six Headwinds'', NBER, workingpaper, n° 1 83 1 5 , août 2012.
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l'électricité, de l'eau courante, du n1oteur à combustion interne et autres innovations qui datent de plus de cent ans. Faut-il chercher une responsabilité spécifique au cœur même du fonctionnen1ent de nos sociétés modernes ? Gordon identifie six grands handicaps, six vents contraires, que l'on peut juste évoquer ici : le dividende démographique, notamment avec la retraite des baby-boomers ; les limites de la scolarisation, avec, d'un côté, des résul tats universitaires moins performants et, de l'autre, des frais de scola rité toujours plus élevés, qui supposent soit plus d'endettement, soit l'arrêt des études ; l'augmentation des inégalités ; les conséquences de la n1ondialisation et des délocalisations ; l'enjeu énergétique et de la protection de l'environnement ; et, enfin, l' endetten1ent des gouvernen1ents et des ménages. Tout le monde peut, sans difficulté, se rallier à cette description du monde conten1porain. Mais Gordon va au-delà de cette simple pensée. Il est l'initiateur d'un mouve ment plus profond qui juge que le système technique actuel est peu propice à la poursuite éternelle d'un mécanisn1e conm1e la loi de Moore, c'est-à-dire le doublement de la puissance de calcul dans un semi-conducteur tous les 1 8 mois. Selon lui, la croissance moyenne américaine entre 1 89 1 -2007 de 2, 1 %, portée par des vagues succes sives d'innovations, devrait chuter dans les décennies à venir à 0,9 % 1 . C 'est ainsi qu'une école est née, sur cette appréhension de ce qu'on pourrait appeler « la grande stagnation ».Tout part du milieu des années 1 970 qui signe, pour les classes moyennes du monde occidental, un tournant avec un pouvoir d'achat qui progresse peu ou pas, un chômage devenu une menace quasi-permanente et des perspectives d'avenir de plus en plus sombres. De fait, les chocs pétroliers des années 1 970 ont inauguré pour les économies occidentales une succession de crises et de brèves accalmies. Pour Tyler Cowen 2 , le recul de l'innovation et des gains de producti vité depuis les années 1 970 est lié à une baisse de la productivité
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1. Conférence donnée dans le cadre d'un séminaire organisé par le Cepremap et la Darès, Paris, 6 décembre 2014. 2. Tyler Cowen, The Great Stagnation: HowAmerica AteAll the Low-Hanging Fruit efJ\;Jodern History, Got Siek, and Will (Eventually) Feel Better,DuttonAdult, 2011 .
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continue dans l'éducation, l'istration, la santé, et entraîne avec elle l' ensen1ble de l'économie, que les avancées, insuffisantes, dans l'industrie et les technologies, ne parviennent à compen ser. « La période allant de 1 880 à 1 940 a apporté de nombreuses innovations technologiques majeures dans nos vies. Cette longue liste comprend l'électricité, la lunuère électrique, des n1oteurs puissants, l' auton1obile, l'avion, l'électroménager, le téléphone, la production de 1nasse, la radio, la télévision . . . », écrit-il. En dehors de l'Internet, « la vie au sens matériel n'est pas si différente de ce qu'elle était en 1 953. Nous conduisons des voitures, utilisons des réfrigérateurs et allumons des éclairages électriques » . Si les tech nologies de l'information et l'Internet ont une influence sur notre façon de vivre, de consom1ner, de produire, elles n'engendrent pas, pour Tyler Cowen, des en1plois et une industrie de masse con1me celle de l'automobile. Si bien que l'Internet est une innovation qui n'a guère d'incidence sur les salaires et le pouvoir d'achat.
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Pour mesurer ce fameux progrès technique, prenons la produc tivité globale des facteurs de cinq pays, la , l'Allemagne, le Royaume-Uni,le Japon et les É tats-Unis. La productivité globale des facteurs correspond, en effet, à l'accroissement relatif de la richesse qui ne s'explique ni par le travail, ni par le capital. Certes, ce « résidu » de richesses n'est pas le moyen optin1al pour évaluer le progrès technique, mais c'est pourtant bien ce dernier qui le compose en grande partie. Selon notre reconstitution, les années les plus récentes sont marquées, tous pays confondus, par un fort ralentissement de la productivité globale des facteurs . Taux de croissance de la productivité globale des facteurs en pourcentage
Allemagne
1 985 1 990
1 990 1 995
1 995 2000
200 1 2007
2007 201 2
1 ,7
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1 ,3
0,9
- 0, 3
1 ,4
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0, l
. . .
1
1
Royaume-Uni
0,4
1 ,6
1 ,4
1 ,5
- 1,l
États-Unis
0,7
0,7
1 ,5
1 ,4
0,9
Japon
3, l
0,7
0,7
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0,4
Sources : OCDE, The Conference Board et les auteurs.
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Dans ce débat, une voix forte se fait entendre, celle de Ken neth Rogoff : « J' ai récemment évoqué la thèse de la stagnation technologique avec Thiel et Kasparov à l'université d'Oxford, ainsi qu'avec Mark Shuttleworth, pionnier du logiciel libre. Kas parov m'a demandé non sans ironie ce qu'un produit comme l'iPhone 5 aj oute à nos capacités et il a souligné que la plus grande partie de la science qui sous-tend l'informatique n1oderne date des années 1 970. Thiel a défendu l'idée que les mesures de relâ chement monétaire et de stimulation budgétaire hyper-agres sives destinées à combattre la récession ne visent pas la bonne maladie et sont de ce fait potentiellement très dangereuses. Ce sont des idées intéressantes, pourtant il est presque indiscutable que le ralentissement de l'économie mondiale résulte d'une crise financière systémique sévère et non d'une crise de longue durée en matière d'innovation. [ . . . ] Il faut donc répondre à une ques tion : la principale cause du récent ralentissen1ent est-elle une crise de l'innovation ou une crise financière ? Peut-être un peu des deux, mais le traumatisme économique des dernières années est avant tout la conséquence de la crise financière, même si, pour y ren1édier, il faut s'occuper simultanément des autres obstacles à une croissance durable 1 . » La difficulté à trouver des explica tions reste entière, avec ce béinol néann1oins que représentent les conséquences de la grande falaise des brevets, des coûts liés aux recherches de pétrole, de la tertiarisation accélérée et de ses faibles gains en termes de productivité 2 .
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Ce débat lancé, l'ünportant est de s'interroger sur ce que pour rait être un monde où l'innovation retrouve sa vigueur. Et, tout d'abord, comment favoriser ce rebond ? C'est ce à quoi tente de répondre Ed1nund Phelps 3 . Les pays industrialisés doivent, selon lui, rompre avec le corporatisme et les valeurs conserva trices. Relancer l'innovation et la productivité ne peut se faire
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1 . Kenneth Rogoff, "Crise de l'innovation ou crise financière ?", Project Syndi cate, décembre 2012, pp. 5-9. 2. Patrick Artus, Marie-Paule Virard, Croissance zéro, Fayard, 2015. 3. Edmund Phelps, Mass Flourishing: How Grassroots Innovation Created Jobs, Challenge, and Change, Princeton Urùversity Press, 2013.
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sans adopter des valeurs de « n1odernité » . Ce prix Nobel, réputé pour avoir n1ontré qu'un retour à l'emploi ne signifie pas celui de l'inflation, s'interroge sur la cause profonde de la baisse de productivité qu'il date des années 1 960 : le manque d'innovation. En cinq décennies, cette absence n'a été démentie qu'à une seule reprise, lors des années de la bulle Internet. Le constat vaut autant pour l'Europe que pour les É tats-Unis. Une vraie reprise signifie ainsi une remise en cause des hiérarchies établies, une inversion des priorités au profit des entreprises, des start-ups et des investis seurs. Et ce, au détriment d'une approche étatiste et centraliste. Le chantier à venir est, pour lui, aussi bien culturel qu'institutionnel, et doit pron1ouvoir les valeurs de n1odernité, d'aventure et de découverte, faisant un pari sur l'homme et sa créativité. L'une des originalités de son ouvrage Mass Flourishing est de décrire la plupart des écononues actuelles comme tributaires du corpora tisme, un système dirigiste combinant capitalisme, solidarité et tradition, né dans les années 1 920, et ayant survécu à la deuxième guerre mondiale. Il se définit par un secteur public prospère, des réglementations en augn1entation permanente, une ünportance accrue des syndicats et des lobbys. La , l'Italie et l'Espagne, pays les plus corporatistes selon Phelps, ont ainsi des perfor mances en termes de productivité et d'emploi très médiocres. L'intervention excessive de l'É tat comme de toutes les institu tions privilégiant le court terme, l'uniforn1ité et la conformité des mentalités, propagées par les réseaux sociaux, sont autant d'obstacles à l'innovation. Edn1und Phelps défend un capitalisme nouveau fait d'aventure, de défi, d'exploration, d'individualité et de dynamisme, en opposition aux valeurs de prévention, d'acquis ou de précaution. Mais imaginons un instant que la dynanuque de l'innovation reprenne son cours. Que se erait-il ? Telle est la question posée aux futurologues. Pour la plupart d'entre eux, le monde de demain n'apparaît pas comme si idyllique. Pour Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, Carl Frey ou Michael Osborne,Jeffrey Sachs ou Laurence Kotlikoff, les victimes de ces éventuelles révolutions industrielles seront nombreuses. Par exemple, Erik Brynjolfsson
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et Andrew McAfee 1 font un état des lieux de ce qu'ils appellent le second âge des machines : voitures sans conducteur, super ordinateurs qui battent des hommes à des jeux de connaissances, robots qui effectuent des tâches complexes dans les usines, télé phones individuels plus puissants que les plus gros ordinateurs de la génération précédente. D 'où la nécessité de repenser le travail, l'éducation et le rapport à la machine. Nous vivrions donc moins une période de récession qu'une tourmente technologique remodelant en profondeur le marché du travail, avec une phase de transition forcén1ent douloureuse.
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Carl Frey et Michael Osborne 2 1' ont chiffrée. Ils évoquent la pos sibilité de la mise en péril de 47 % des emplois américains. Encore plus inquiétant, Jeffrey Sachs et Laurence Kotlikoff3 soulignent que, en cas de hausse de la productivité, les futures générations seraient les premières victimes, le remplacement des ouvriers par des robots pouvant réorienter les revenus des prenuers vers les propriétaires des robots, dont la plupart seront à la retraite. On imagine déjà la guerre des générations. Certes, cette inquiétude a touj ours existé, liée à un progrès technique qui impose une subs titution du capital au travail, avec les conséquences d'adaptation douloureuses que l'on sait. Les optin1istes comme Alfred Sauvy ont pu dire que les gains de productivité créeront de manière directe et indirecte de nouvelles richesses et une demande, elle aussi, grandissante, suscitant un rebond de croissance. La com pensation entre effets positifs et effets négatifs se ferait ainsi au bénéfice des premiers. Mais quand ? C'est toute la question et, d'après Gordon ou Rogoff, elle n'est pas encore à l'ordre du j our essentiellen1ent préoccupé aujourd'hui par la stagnation .
1 . Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, The Second Machine Age: Work, Progress, and Prosperity in a Time ofBrilliant Technologies, WW Norton & Company, 201 4. 2. Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne, "The Future of Employment: How Susceptible Are Jobs to Computerization?", OMS, working paper, 1 7 sep tembre 201 3. 3 . Jeffrey D. Sachs et Laurence J. Kotlikoff, "Smart Machines and Long-Term Misery", NBER, workingpaper, n° 1 8629, décembre 2012.
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DES RESSOURCES DE PLUS EN PLUS RARES
Si la faiblesse du progrès technique se confirn1ait, la pren1ière victime en serait le secteur des ressources naturelles, avec con1me conséquence leur rareté accrue. Rappelons que pour Jeremy Rifkin 1 , nous son1mes engagés dans une crise énergé tique appelée à se détériorer dans les années qui viennent. En réalité, la crise financière est survenue dans des économies déjà fortement fragilisées par le choc des prix des matières pre mières lors des années précédentes. Cette hausse des prix, tout particulièrement du pétrole, a été continue à partir de la reprise an1éricaine de 2002 et a accompagné l'exceptionnelle croissance mondiale de 2002 à 2007. Dès 2005 , les spécialistes ont identi fié l'existence d'un choc des matières premières, du pétrole aux 1nétaux en ant par le caoutchouc et les céréales 2 , un choc an1plifié jusqu'à son pic de nu-2008. Un indice du prix des matières premières montre une évolution semblable, le prix étant multiplié par 1 , 5 entre 2002 et 2007, puis encore par 1 ,5 jusqu'au pic de juillet 2008 3 .
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Les céréales, qui constituent le prenuer maillon de la chaîne ali mentaire, ont suivi la même évolution. Le blé détient le record de progression, d'environ 120 dollars la tonne à 400-450 au n1on1ent du pic. La flambée est sen1blable pour le riz, un peu n1oins forte pour le maïs. L'indice général des produits alimentaires, calculé par les spécialistes de la FAO 4 à partir des prix de 55 produits dif férents représentatifs du marché, a, quant à lui, augmenté de 54 % entre mai 2007 et mai 2008. Le pétrole est au plus haut quelques semaines après les flambées céréalières et leur cortège d'émeutes de la faim. 1 . Jeremy Rifkin, The Third Industrial Revolution: How Lateral Power is Traniforming Energy, the Economy, and the World, Palgrave MacMillan, 2013. 2. Philippe Chalnün (dir.), Cyclope : les marchés mondia ux, Economica 2005. 3. Source : Bloomberg. Prix du spot du pétrole West Texas Intermediate, contrat futur sur indice des matières premières. 4. Food and Agriculture Organization of the United Nations (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture) . ,
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À partir de la mi-juillet 2008 s'amorce une baisse des prix qui s'est ensuite accélérée. On est ainsi revenu aux prix des années 2004-2005 1 . Cette baisse doit cependant être relativisée car, à long tern1e, les hausses restent la règle 2 . Le repli des cours des matières prenuères est évidemment induit par le ralentissement planétaire et la récession dans les écono mies développées. La crise révèle ainsi qu'une forte croissance mondiale est désormais insoutenable à long terme, la hausse des matières premières étant de nature à briser toute vraie reprise de l'économie mondiale, sauf si l'exploitation des ressources rares connaît une ou deux innovations majeures. Cela est vrai auj ourd'hui, et le sera encore plus demain. Car on a tendance à sous-estimer la dynan1ique démographique de cette première partie du 2 1 e siècle et les changen1ents géopolitiques qu'elle engendrera. En 201 5 , la terre est peuplée de 7,3 milliards d'indi vidus et les pays de l'OCDE comptent pour un peu plus d'un n1illiard. En 2050, la population mondiale aura atteint son pic, mais la population de la zone OCDE n'aura pratiquement pas évolué. L'enjeu de ce siècle est de répondre aux besoins essentiels des habitants des pays émergents et des pays les plus pauvres. Répondre aux besoins en nourriture, en eau, en énergie, tout en gérant collectivement une évolution climatique qui soit soute nable. Les raretés auxquelles nous aurons à faire face, probable ment génératrices de violentes tensions, concernent aussi bien les produits vivriers que l'eau, les terres, l'énergie, les matières prenueres.
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En fait, la rareté de l'énergie et les enjeux climatiques posent la question de la non-soutenabilité de notre n1odèle de croissance. Mais il y a plus important, plus grave. La conson1mation d' éner gie cache des disparités importantes entre les pays qui vont plus ou n1oins converger dans leur consommation dans les 30 ans à
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1.
Philippe Chalmin, « 2009, an II de la crise alimentaire », Le Monde économie, n° 1 9896, 1 3 janvier 2009. 2. C'est le cas pour les produits agricoles et le pétrole ; en revanche, le marché des métaux affiche la plupart du temps une légère baisse des prix.
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venir. Les inégalités énergétiques et la pauvreté énergétique se reflètent dans les consommations par tête d'habitant : le citoyen an1éricain conso1nme en moyenne 8 tonnes d'équivalent pétrole par an, le citoyen européen 4 tonnes, le citoyen chinois 1 tonne et l'africain 0,5 tonne. Face à la consommation en énergie des pays riches, la pauvreté énergétique touche environ 1 ,2 milliard de personnes qui vivent encore sans accès à l'électricité et 2,8 milliards sans accès à des combustibles domestiques modernes 1 , électricité et produits pétroliers. Com1nent résoudre dans les décennies futures l' « équa tion de Johannesburg » : plus d'énergie pour le développen1ent économique des plus pauvres et moins d'émissions de gaz à effet de serre, le tout dans des systèmes énergétiques marqués par des inerties et des rigidités ? Ceci, co1nbiné à la rareté croissante, devrait amplifier considérablement les tensions géopolitiques.
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Les réserves pétrolières et gazières sont concentrées dans une trentaine de pays, dont la plupart sont des pays à risques. La con1pétition pour l'accès à ces réserves ne peut que s'accroître compte tenu des besoins touj ours plus importants des pays émer gents. Mên1e si d'importantes découvertes ont été faites en mer du Nord, sur les côtes du Brésil et de l'Afrique de l'Ouest, la géopolitique compte plus que la géologie. La question princi pale n'est d'ailleurs pas le volun1e des réserves, mais leur n1ise en production. Or, le niveau des investissements à réaliser dépend fondamentalement du niveau des prix et de la géopolitique des pays qui détiennent les réserves. Auj ourd'hui, on ne peut imagi ner un équilibre dans les conditions technologiques et de marché existantes. Si l'on ne prend en compte que le niveau des réserves actuelles, la question de la rareté des ressources d'origine fossile semble ne devoir se poser que demain. Or, chaque pays, conscient du caractère épuisable de cette richesse, anticipe ce tarissement, ce qui provoque des tensions auj ourd'hui même. Celles-ci ne se limitent pas à une compétition entre le Nord, conson1mateur 1 . La Banque mondiale, Un cadre de suivi mondial pour des objectifS chiffrés en matière d 1énei;gie durable, rapport, 2013.
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traditionnel, et les pays émergents dont l'appétit en ressources est grandissant.Jouant de cette concurrence entre les deux zones, les pays exportateurs veulent conserver le contrôle absolu de leurs ressources en pensant à l'avenir. On assiste donc à une restriction des conditions d'accès pour l'exploration et la production, à un durcissement de la fiscalité, à la mise en place de prix intérieurs fixes et à des conditions d'exportation en quantités et en prix qui attestent une montée en puissance d'une forme de nationa lisme. Cette compétition est amplifiée par la volatilité des prix de l'énergie, alimentée par des facteurs économiques, climatiques, géopolitiques et financiers, et par la difficulté à imaginer des avancées technologiques majeures.
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Même incertitude pour la question de l'eau. Les chiffres sont connus : près de 780 millions d'habitants de la planète n'ont pas accès à l'eau potable, 2,5 milliards ne bénéficient pas des services d'assainissement adéquats et 20 000 êtres humains, dont la moi tié sont des enfants, meurent chaque j our par manque d'eau 1 . À l'horizon 2030, ce sont plus de 5 milliards de personnes, c'est à-dire 67 % de la population nîondiale, qui n'auront sans doute touj ours pas accès à un système d' assainissenîent décent. Et pour tant, la cible 1 0 des objectifs du Millénaire était de réduire de moitié le pourcentage de cette population. La difficulté première reste donc l'inégalité de l'accès à l'eau - une inégalité entre pays, entre régions, entre villes, voire entre quartiers. L'eau est une clé majeure de la répartition des hommes sur la planète. En 2020, quelque 60 millions de personnes auront quitté les zones désertifiées de l'Afrique subsaharienne pour gagner le Maghreb, puis l'Europe. Sécheresses ou inondations, résultant de la déforestation, de la désertification, de la pollution ou des changenîents clinîatiques, les caprices de l'eau seront à l' ori gine de déplacenîents nîassifs de populations. D 'ici à 2050, le nombre de migrants dits « écologiques » pourrait atteindre les 250 millions. Le maître mot, ici, est celui de conflits ! Instabilité 1 . ONU, consultable sur : www.un.org/fr/events/worldwateryear/factsfigures. shtml
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et différends dans les pays d'accueil, les pays d'origine, ou au sein d'une région . . . Ils engendrent l'épuisement de ressources peu abondantes, une surpopulation, des pénuries d'eau potable et une insalubrité propice aux épidénùes. Plus grave encore, les luttes pour s'approprier l'eau sont de plus en plus âpres et constituent des risques de conflits planétaires. Les grandes zones de tension sont bien connues : le bassin du Nil, que se disputent l'É thiopie, le Soudan et l'É gypte ; le Tigre et !'Euphrate, sujets de tensions entre la Turquie, la Syrie et l'Irak ; le bassin du Jourdain, entre Israël et ses voisins arabes, tandis que l'Inde s'inquiète des eaux venues du Tibet, donc de la Chine, du Brahmapoutre et de l'Indus. Quant à la Russie et à la Chine, elles se partagent difficilement les eaux de l'Amour.
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Pauvreté et stress hydrique vont souvent de pair. Pour preuve, le non1bre de personnes vivant avec moins de 1 ,25 dollar par j our correspond peu ou prou à celui des personnes qui n'ont pas accès à l'eau potable. Et les 2,8 nùlliards d'êtres humains qui vivent avec moins de 2 dollars par j our, à quelques centaines de mille près, n'ont pas accès à un système d'assainissement décent. Rappelons qu'il n'y a pas de Bourse de l'eau, qu'on ne spécule sur le litre d'eau ni à Singapour, ni à Wall Street, ni à la City de Londres. Dans un univers où tout est objet d'échange mercantile, on oublie l'importance vitale de cette eau qui n'a pas de prix et qui souffre de tous les abandons, y compris économiques. Mais l'eau est aussi associée aux modes d' alin1entation et à l'usage des terres. Elle est la contrainte insurmontable pour toute pro duction alimentaire. Cependant, l'ime alin1entaire, le désé quilibre prévisible entre l'offre et les besoins, ne se lin1ite pas à sa rareté. Elle dépend de notre incapacité à penser les problè1nes à moyen terme, à ünaginer des solutions. Non seulement les habitants du Nigeria et du Bangladesh ne n1angent pas à leur fain1 - ils sont au-dessous du seuil des 2 300 calories par j our, lünite de la sous-nutrition pour la FAO -, mais ils consomment presque uniquement des végétaux. En revanche, la plus grande partie de la nourriture animale consomn1ée aux É tats-Unis et en
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provient d' anin1aux d'élevage nourris aux céréales et au soja.Ainsi, en quantité produite de céréales et de soja, le Français conson1n1e 13 680 calories tandis que l'habitant du Bangladesh se contente de 1 450 calories issues de ces végétaux, soit près de dix fois moins. Ce qui conduit à des conclusions inables. Le nombre d'hun1ains nourris dépend étroitement de leur régime alimentaire. Or, ce chiffre varie principalen1ent en fonction du rapport entre la part des végétaux cultivés qui est consommée directement et la part de ces mêmes végétaux qui est utilisée pour alimenter des anin1aux qui seront ensuite conson1més.
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Ainsi, si d'aventure les hommes choisissaient de consomn1er en priorité de la viande, la planète ne pourrait répondre à leur demande. Seuls 4 milliards d'habitants seraient nourris. La pos sibilité de subvenir aux besoins alimentaires de tous les humains dépend donc du partage entre la nourriture des animaux et la nourriture des humains. Or, la tendance actuelle est à l'augmenta tion soutenue de la nourriture d'origine anin1ale. Car les nouvelles classes moyennes des grands pays émergents, Chine, Brésil et Inde, ont adopté un mode d'alimentation occidental. Par rapport au niveau atteint en 1 96 1 , la Chine a multiplié par 32 sa production de viande,le Brésil par 1 2 . La progression a triplé aux É tats-Unis et doublé en Europe 1 .Avec le développement de l' économie mon diale, la den1ande de nourriture anin1ale va vraisemblablen1ent continuer de croître et peser sur le marché des céréales. Plus récemment, la conversion des céréales en éthanol contribue à redistribuer les cartes. La question des subsistances se j oue donc dans le partage de la production entre les hommes, les anin1aux et les moteurs, ce qui est à l'extrême opposé de la vision mal thusienne. Ce ne sont plus les quantités globales d'hun1ains et de subsistances qu'il faut mettre en regard, mais le partage des subsistances entre différents usages. Une théorie économique de la subsistance reste à construire dans laquelle interviendraient le prix des carburants, l'élasticité de la consommation de viande par rapport au revenu, les habitudes alimentaires et nombre d'autres 1 . FAOSTAT, Food and Agriculture Organization of the United Nations.
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facteurs. Le paradigme n1althusien avait l'avantage de l'évidence et de la simplicité . Depuis cinquante ans, il n'a cependant pas résisté aux faits puisque la production de végétaux a augn1enté plus vite que la population, ce qui invalide la comparaison entre la progression arithmétique de la production vivrière et la progres sion géométrique de la population. Mais, malgré la plus grande disponibilité de vivres, la fain1 a malheureusen1ent continué de toucher une proportion importante de l'humanité.
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La sécurité alimentaire est, vraisemblablement, devenue le premier des enjeux stratégiques. La Chine est au premier rang de ces pays qui se lancent dans la course effrénée à l'achat de terres arables à l'étranger. En effet, celle-ci ne possède que 1 0 % des terres agricoles pour nourrir 22 % de la population mondiale 1 . Une quarantaine de sociétés agricoles chinoises se relaient dans une trentaine de pays de par le monde pour constituer des réserves de terres au nom de l'autosuffisance alimentaire. D 'autres pays voisins ont aussi choisi de devenir de grands propriétaires. La Corée du Sud a ainsi acquis des terres en Argentine pour s'approvisionner en viande ; le Japon s'intéresse à l' É gypte pour son huile végétale et son sucre ; l'Inde à la Malaisie pour son huile de palme. La location de terres culti vables est une alternative si des n1otifs financiers et/ ou politiques ne permettent pas à certains pays de se porter acquéreurs. Ces acquisi tions ou locations de terres arables se poursuivent sans relâche et, ce principalement pour des raisons de sécurité alimentaire. Que l'on considère l'énergie, l'eau, les terres arables, il faut bien reconnaître que l' an1élioration des conditions de production de ces ressources est bien incertaine. Toutes les grandes ressources apparaissent comme à la fois potentiellement disponibles, mais produites ou utilisées dans des conditions qui, soit se détériorent, soit ne progressent guère. Pour chacune, on ne peut envisager de salut que par des disruptives technologies, des « technologies de rupture » . 1 . Ye Jianping, Zhang Zhengfeng, Wu Zhenghong, « La situation actuelle de l'utilisation des terres en Chine, ses problèmes et ses perspectives », départe ment de gestion des terres, université du Peuple de Chine, 2007.
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LA GUERRE DE L'INTELLIGENCE
Quand aura lieu la rupture ? Quel processus permettra de relan cer le mouvement ? Quel est l'écosystème le plus favorable ? Qui sera en n1esure de développer ce processus ? Les économistes ont bien analysé ce qu'on appelle la frontière technologique qui détermine la période actuelle en permettant de séparer deux groupes de pays : les innovateurs et les imitateurs. Il y a quelques années, un texte fondateur 1 , centré sur les pays de l'OCDE sur la période 1 985-2003, nous apprenait beaucoup sur l'impact du niveau de formation de la population, les rigidités concernant les marchés, et l'évolution de la productivité globale des facteurs. Cet ensen1ble de travaux, développés autour de Phi lippe Aghion, nous enseigne ce que pourrait être la voie pour faire bouger la frontière technologique. Des révolutions tech nologiques peuvent relever d'une nature plus sociale, associées à des populations, des groupes et des capacités à mutualiser des ressources. En un mot, ce que nous pouvons appeler « un terreau favorable » .
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Certes, aujourd'hui, la croissance est largement le fait de pays « imitateurs », les pays émergents et une partie des pays dévelop pés. Sans nul doute, la Californie, dans le domaine des nouvelles technologies de l'information et de la communication, demeure de loin une sorte de paradis. C'est bien là où tout se e et ce que chacun tente d'imiter ou de s'approprier par des moyens souvent discutables. Mais, on l'a vu, ces ruptures ne portent qu'en partie sur ce domaine-là. La SiliconValley, elle-même, nous pro pose des an1éliorations dites incrémentales, toutes liées d'une manière ou d'une autre à l'Internet, mais rien qui ne laisse ima giner une transformation radicale. Ce qui est vrai pour ce sec teur l'est encore plus pour tous les autres. Rien n'est pleinement satisfaisant et surtout annonciateur de ten1ps plus favorables. Pour 1 . Philippe Aghion, Philippe Askenazy, Renaud Bourlès, Gilbert Cette, Nicolas Dromel, « Distance à la frontière technologique, rigidités de marché, éduca tion et croissance », Économie et Statistique, n° 4 1 9-420, août 2009.
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tenter de donner la seule réponse que nous pouvons auj ourd'hui soumettre à l'interrogation des pays leaders dans les prochaines décennies, il faut revenir à une perspective d' endogénéisation du progrès technique. Les classements sont critiquables, mais montrent que dix pays consacrent à l'évidence beaucoup de res sources au développement des industries de l'intelligence. Classement de la technologie au niveau mondial Pays Finlande Japon États-Unis Israël Suède
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Sources : Martin Prosperity lnstitute (20 1 1 ), Banque mondiale Property Organization (20 1 3) et les auteurs.
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Richard Florida 1 rej oint bien des auteurs sur cette idée assez banale selon laquelle ce n'est plus l'innovation technologique et la présence de certaines ressources matérielles qui sont les moteurs du développement économique, mais bien le « talent » ou la concentration d'une certaine catégorie de professionnels et de créatifs. On a bien là le sentiment que l'histoire n'est qu'un éternel recon11llencement. Souvenez-vous de ce que nous dit
1 . Richard L. Florida, The Rise of the Creative Class: And How It's Traniforming J1.0rk, Leisure, Community, and Everyday Life, Basic Books, 2002.
La grande panne du progrès technique
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David Landes 1 . Née en Angleterre, la révolution industrielle s' est diffusée en Europe, ce qui n'est pas un hasard. La culture de ces pays, leurs institutions, leurs norn1es juridiques, les prédisposaient à accueillir un tel changen1ent, ce qui n'était ni le cas des Indes, ni de la Chine, ni au-delà de l'Amérique latine, incapables d' épou ser le modèle européen. Pourquoi ? Parce que le n1oteur de la croissance reste le comporten1ent des hon1mes, leurs « valeurs culturelles » . Plus utile pour nous, pour notre recherche de c e qui peut nous éloigner du spectre de la stagnation ou, pire, de la récession, cette approche de Gregory Clark 2 pour qui les révolutions indus trielles naissent d'évolutions culturelles et d'institutions qui les portent. Sur quoi une telle révolution pourrait-elle s'adosser aujourd'hui ? Des lieux qui soutiennent l'idée de progrès scien tifiques, sociétaux, de progrès partagés ? Sur ce point-là, on est frappé par une certaine pauvreté des capacités prospectives de la littérature économique. On n'apprend pas grand-chose en la lisant, si ce n'est que la concentration de moyens dans le domaine de la formation et de la recherche pourrait favoriser l'évolution scientifique et technologique. Mais den1eure la question la plus importante : pourquoi, aujourd'hui,le progrès technique se ralen tit, alors n1ême que chacun sait que la science peut mettre à la dis position de tous des résultats qui, malheureuse1nent, ne sont pas utilisés ? Et c' est là où demeure la principale incertitude. Peut-être pourrait-on imaginer que le vieillissement qui touche les sociétés riches ne les incite guère à se lancer dans de vrais investissements porteurs d'avenir, alors que, dans le même temps, les pays émer gents ne font que développer les technologies fournies par les pays leaders. Mais l'in1n1obilisme est favorisé par cette difficulté à appréhender les domaines où il faudrait investir prioritairement.
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Les révolutions technologiques sont le produit de circonstances très particulières, où des technologies innovantes viennent Vl
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1 . David S. Landes, Richesse et pauvreté des nations, Paris, Albin Michel, 2000. 2. Gregory Clark, A Farewell to Alms.A BriefEconomie His tory ofthe World, Prince ton University Press, 2009.
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Un monde de violences
se renforcer les unes les autres jusqu'à constituer un ensemble de marchés qui, eux aussi, se fortifient les uns les autres jusqu'à construire un nouveau système technique. A-t-on auj ourd'hui les éléments de ce maillage qui peut bouleverser de manière simultanée les biens et services consommés comme les moyens de les produire ? Beaucoup de travaux commencent à traiter de cette articulation si spécifique entre nouveautés.
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Pour illustrer ce point, on peut peut-être évoquer les travaux de McKinsey 1 , les trente-quatre points d'un rapport récent 2 , ou encore, les sept an1bitions pour l'innovation 3 . Ce qui frappe, c'est que ces pren1iers travaux ne répondent que très partiellement aux vrais bouleversements auxquels le monde sera confronté, la rareté des ressources . C'est oublier bien vite que c'est là que devraient se situer les conflits inévitables, pour l'appropriation de ce qui per n1et de vivre. C 'est aussi oublier cette leçon de Fernand Braudel sur les heurts à venir, peut-être armés, entre de nouveaux centres prospères et des périphéries pauvres, anciennes ou nouvelles. À voir les classements Pisa, les investissements en recherche et déve loppement au niveau mondial, on est en droit de se demander, dans la lignée de Dipesh Chakrabarty 4 , historien bengali, si l'Eu rope, centre jadis prospère, aujourd'hui pris dans le cycle infernal des inj onctions de l'autorité européenne et des opérateurs finan ciers, va pouvoir absorber le choc d'un mouve1nent de balancier en sa défaveur, sans que la perte d'une ancienne hégémonie ne provoque amertume et crispation parmi ses populations.
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1. 2. 3. 4.
McKinsey Global Institute, Disruptive Technologies:Advances That Will Transform Life, Business, andThe Global Economy, mai 201 3 . Ministère du Redressement productif, LA nouvelle industrielle, rapport annuel, 201 3 . Rapport de la conunission « Innovation 20 3 0 », présidée par Anne Lauver geon, 20 1 3 . Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l'Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
Chapitre 2 La ma lédictio n d u viei l lissement
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Le Japon illustre à merveille cette formule si banale : «Japon, terre de contrastes ». Si le choc dén1ographique doit trouver une expression géographique aigüe, c'est bien là, dans la société nip pone qui a connu le plus rapide vieillissement démographique, par la faiblesse de sa natalité et son exceptionnelle longévité. Il est difficile de ne pas imaginer un lien entre l' affaiblissen1ent très réel d'une économie, pérenne - vingt ans déjà ! - et le choc démogra phique que le Japon illustre parfaitement. Le plus étonnant dans cette évolution qui nous fascine parce qu'elle est à la fois un objet d'attirance et de rejet, c'est le fait que la structure économique de ce pays reflète une double contrainte, l'une conj oncturelle, l'autre structurelle. Il y a d'abord une répartition des revenus qui peut si difficilement se modifier et qui favorise tant le capital par rapport au travail qu'elle bloque toute évolution de la demande interne. Mais, plus encore, con1n1e nous le rappelle l' énunent dén1ographe j aponais, Shigesato Takahashi, « le déclin du taux de fertilité est étroitement associé à la transformation de la main d'œuvre [ . . . ] . Le nombre de jeunes fen1mes a augmenté dans le marché du travail, en particulier dans le secteur tertiaire. [ . . . ] En
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conséquence, ce phénomène a causé l'augmentation du taux de personnes non mariées et a conduit à un taux de fertilité extrê1nen1ent bas dans la société japonaise 1 . » Alors n1alédiction ou bénédiction ? Le vieillissement apparaît sous son double visage car la longévité de la population est tout aussi exceptionnelle à l'échelle mondiale. Elle est le fruit de multiples facteurs : alimen tation, mode de vie, génétique . . . On pourrait imaginer que cette société, tiraillée par ce double mouvement d'une longévité si évidente et d'un renouvellen1ent si fragile, ne puisse se er elle-mên1e. Et pourtant, les solidarités existent.Arata Tendo, dans son roman L'Homme qui pleurait les morts 2 , évoque une société qui a banni le conflit intergénérationnel. Le « pleureur » , dans sa marche vers la mort de ceux qu'il a ain1és ou des « oubliés » , cultive ce lien étroit entre les générations, entre les vivants et les trépas sés, une face quelque peu son1bre de la société japonaise. En fait, l' exen1ple japonais nous confronte au formidable défi que nous aurons à surmonter : comment accepter une société vieillissante ? Comn1ent en maîtriser les conséquences, en exclure la fatalité du ralentissen1ent de l'économie ? Co1nment éviter le conflit intergénérationnel ? Au fond, ces trois questions redonnent à la démographie son rôle majeur dans l'histoire hun1aine comme Fernand Braudel nous en a montré l'importance. Il faut entendre à sa suite, par démographie, ce phénomène global qui réunit les flux migratoires, les épidén1ies, les guerres, tout ce qui, à un mon1ent ou à un autre, fait qu'une zone géographique voit sa population croître, évoluer dans sa configuration, c'est-à-dire dans sa répartition entre les différentes classes d'âge et généra tions. Dans cette évolution millénaire, les 1 9 e et 2 oe siècles ont une place particulière. Ils connaissent un phénomène nouveau, le vieillissement de la population, défini comme l'évolution de l'âge moyen de la population. Trois processus se succèdent et n1odi fient de la même manière les contours des sociétés. Le premier n'est autre que la diminution de la mortalité infantile ; le second, un moindre taux de fécondité ; et le troisièn1e, l' allongen1ent de
1. 2.
Extrait d'une intervention à l'université de Queen's au Canada,le 1 6 août 20 1 1 . ArataTendo, L'Homme qui pleurait les morts, Paris, Seuil, 2 0 1 4.
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la durée de vie. Ce qui est très particulier dans ce mouvement entan1é il y a plus de deux siècles, c'est que ces trois phénomènes se sont déroulés et se déroulent encore dans l'ensemble des par ties du globe, à l'exception peut-être de l'Afrique, selon une chronologie qui se déplace en fonction du développement scien tifique, social et culturel des différentes sociétés. Mais, quoi qu'il arrive, le vieillissement a touché, touche et touchera l' ensemble du n1onde. Pour un éconon1iste dit « classique » , ce phéno1nène a un impact négatif sur la croissance, le vieillissement étant associé systématiquement à l'idée d'affaiblissement, de ralentissement, de 1nanque de dynan1isme et, au-delà, d'alourdisse1nent des charges liées à la santé et aux rémunérations des personnes âgées. Mais rien ne pern1et de dire que ce vieillissement que nous considé rons comn1e la seconde contrainte de notre nouvelle trajectoire macroéconomique mondiale se résume à cette addition d'effets négatifs. Une gestion nouvelle, in1aginative, du vieillissen1ent, ne peut-elle entraîner un bouleversen1ent des conditions n1ên1es de fonctionnement du n1arché du travail ? Si l'organisation du travail et sa durée prennent en compte le vieillissement, il n'est pas impossible qu'une partie importante de l'activité, donc de la croissance, et donc de l' einploi, soit en lien avec les besoins des seniors. C'est donc à une relecture con1plète de cette contrainte et de ses implications qu'il faut s'attacher, en s'interrogeant sur la réalité des in1pacts traditionnels du vieillissement, mais aussi sur les capacités de rebond qu'il suppose, et les schémas possibles pour gérer positivement cette modification des relations entre générations. Là encore, la contrainte s'in1pose, inédite ; là encore, elle suppose un changen1ent radical de nos manières d'analyser les équilibres macroéconon1iques pour transfonner une faiblesse de fait en une opportunité et une nouvelle forme de croissance. Car rien n'est encore écrit sur cette nouvelle aventure de l'hu n1anité confrontée à l'augmentation de la population senior à l'échelle n1ondiale. Conm1ent élaborer une forn1ation tout au long de la vie ? Con1ment changer les habitudes de consomma tion des personnes âgées, in1aginer de nouveaux secteurs indus triels associés à des technologies adaptées, avancer sur la réflexion
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Un monde de violences
concernant les revenus respectifs des différentes generations, penser à des transferts financiers entre celles-ci . . . Tels sont les défis auxquels toutes nos sociétés sont confrontées et qu'elles devront tenter de résoudre si elles ne veulent pas s'enfoncer dans la terrible malédiction du vieillissement. Malédiction dont l'une des possibles traductions est de voir naître et enfler des conflits intergénérationnels.
LE POIDS DE LA DÉMOGRAPHIE DANS L'HISTOIRE 1
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Les liens entre démographie et économie, et la manière dont les économistes ont abordé le sujet depuis deux siècles, sont déter minants même si les résultats ne sont pas définitifs et ont fait l' ob jet de nombreux débats. En effet, le rôle des populations dans l'histoire humaine, suj et délicat, terrain 1niné, car propice aux dérives, est pourtant essentiel pour in1aginer notre futur. Tout a été dit sur ce thème, tous les arguments ont été échangés depuis longtemps et toutes les vérités et contre-vérités ont été évoquées car derrière ces n1ots de populations se profilent ceux de la donii nation, de l' esclavage ou de l'intégration, des migrations, du res pect ou du n1épris, de la propriété de la terre et de ses richesses, en un mot de la guerre ou de la paix. En réalité, il y a une certaine logique dans tout ce déballage de réflexions philosophiques fon damentales ou d'idées simplistes. Et ce qui nous interpelle dans cette aventure des idées, c'est de dén1êler le vrai du faux, ou plutôt de cerner les incertitudes. Par exemple, auj ourd'hui, la démogra phie, qui apparaît comme si sérieuse, si solide, fait l'objet dans ses hypothèses et prévisions de débats ionnés et 1nên1e de conflits acharnés. Reprenons de n1anière très succincte cet éternel débat sur les hommes, leurs transhun1ances et leurs implantations. Deux mots se font face au cours de ces vingt siècles avec une régu larité quasi 1nécanique : domination, assimilation et à nouveau 1 . Ce age reprend très largement l'introduction du livre deJean-Hervé Lorenzi et Pierre Dockès, Le choc des populations :guerre ou paix, Paris, Fayard, 201 O.
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domination - sans qu'une justification autre que la puissance puisse être mise en avant. Or, en parallèle, le débat philosophique se noue avec une intensité exceptionnelle et un acteur en1blén1a tique, Thomas Malthus. C'est là qu'est née cette discipline intel lectuelle, l'économie. Cette imbrication totale entre l'économie et la réflexion sur la population nous trouble encore auj ourd'hui. Si l'on s'interroge sur les grands économistes qui ont marqué l'histoire du développement de cette discipline, on ne peut qu'évoquer Malthus et Marx. L'un et l'autre ont réflé chi, disserté sur le rôle de la population dans la croissance écononuque et en ont fait l'angle d'attaque majeur de leur réflexion. Point encore plus troublant, les positions sont comn1e déterminées par l' évo lution démographique, considérée con1me signe de prospérité lorsque la population croît rapidement, et indice du malheur au moment du dépeuplement. C'est ainsi qu'au Moyen-Age, entre le 1 1 e et le 1 4e siècle, la population en Europe augmente, accom pagnée par la prospérité. Tout a été dit par Nicolas Machiavel, dans son commentaire qui énonce ces trois principes, souvent repris par la suite : la population hun1aine est linutée par la pro ductivité décroissante de la terre qui constitue un frein à son accroissement ; là où il existe des subsistances en quantité suf fisante, l'espèce hun1aine s'accroît rapiden1ent ; une population no1nbreuse constitue un élément de puissance pour l' É tat. "
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Changen1ent de décor. Au début du 1 se siècle, la faiblesse de la population est source d'anxiété. Montesquieu s'interroge sur le dépeuplement et se prononce en faveur d'une législation favo rable à l'accroissement de la population. Et, comme pour illustrer cette corrélation entre les faits et la pensée à la fin du 1 se siècle, la démographie s'inverse, la population augmente à nouveau et le débat reprend sur les risques d'une surpopulation. Sautons un siècle. La démographie et la science économique sont définitivement installées avec leurs forces et leurs insuffisances. Mais leur souci de scientificité les cantonne à des prédictions sou vent démenties dans les faits et à des formalisations parfois inutiles. Ce formidable débat entre économistes donne raison à Braudel : « À court terme comme à long tern1e, à l'étage des réalités locales
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conm1e à l'ill1Il1ense échelle des réalités mondiales, tout est lié au nombre, aux oscillations de la masse des hommes 1 . » Et chaque spécialiste d'y aller de son interprétation. Les démo graphes mettent en avant les évolutions de la fertilité, les mariages et les enfanten1ents plus ou moins tardifs, les taux de n1ortalité. Les climatologues regardent plus souvent vers le ciel de grandes vagues de changements du climat tandis que les économistes s'in téressent davantage à la progression de la productivité, et d'abord à celle de la production de céréales et aux relations ambivalentes entre la croissance de la population et l'accroissement des capa cités productives des ho1nn1es. Enfin, l'historien des épidén1ies s'intéresse au retour des « pestes », quand celui du politique et du social n'oublie pas le temps des guerres et des troubles sociaux.
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Optin1istes et pessimistes s'opposent avec, au cœur de cette confrontation permanente, Malthus : ceux qui croient dans le développement infini de la richesse, poussée par un progrès scien tifique pern1anent, contre ceux qui mettent en avant les lin1ites physiques de notre croissance. La religion scientifique contre celle du réalisme ! Tous les vingt ans, ce débat revient sur la scène, mais il a acquis en ce début de 21 e siècle une acuité sans pareil. É cologie contre productivisn1e. Fin de notre n1onde contre un développement infini. Vieux débat qui inlassablement oppose anciens contre modernes sans que l' on sache bien qui est qui. Malthus écrit à la fin du 1 ge siècle, exactement au n1oment où les anciennes contraintes con1ll1encent à céder. Partant des leçons tragiques du é, un é encore très proche, il a raison de s'effrayer de l' einballement de la population anglaise, euro péenne, mondiale mên1e, mouven1ent qui ne fait pourtant que s'amorcer. Les terres sont linutées en surface et en fertilité, les renden1ents sont décroissants. Si la production agricole ne peut croître arithmétiquement, comme la droite d'une pente donnée, la population, quant à elle, croît à taux constant, c'est-à-dire de façon exponentielle, tant qu'elle ne se heurte pas à la contrainte
1.
Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Paris,Armand Colin, 1 979.
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siècles,
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alimentaire qui la force à revenir tragiquement, par la famine, à la pente de la croissance des quantités de blé. Pensons qu'à cette époque en , pays où les bonnes terres abondent, sur cent personnes, quatre-vingts s'adonnent à la production agricole pour nourrir la population. Comment Malthus aurait-il pu ima giner qu'au début du 2 1 e siècle deux individus suffiraient, et encore avec nettement n1oins de terres ? Mais ses idées s'imposent alors à tous, même à ceux qui critiquent cet « ennemi de l'huma nité » , son n1auvais et noir génie. Il s'appuie, en effet, sur des faits récents, sur la géographie et l'histoire et sa théorie, pertinente, est une belle construction logique. Or, il s'est trompé. En 1 400, le monde compte 350 millions d'habitants ; en 1 600, 550 n1illions. À la fin du 1 s e siècle, il y a peut-être déjà un nulliard d'habitants, certainen1ent 2,5 n1illiards en 1 950 et, en 2014, les 7 milliards sont déés. Malgré la sous-nutrition, les famines, les maladies qui se nourrissent de la misère dans les pays les n1oins développés, la situation alin1entaire de ces sept n1illiards d'êtres humains s'est améliorée par rapport à celle du milliard d'individus de 1 800. Mais l'heure de la revanche de Malthus n'a-t-elle pas sonné ?
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Le phénomène de vieillissement peut, en effet, profondément bouleverser la donne. Ce ne serait alors pas tant le nombre des hon1mes que leur âge qui ferait question. La « transition démo graphique » correspond au age d'un régin1e démographique traditionnel où les taux de natalité et de mortalité sont très élevés et peu différenciés à un régime de dén1ographie dit moderne, où ces deux taux sont faibles et touj ours peu différenciés. Le vieil lissement de la population, né de ce mouvement, suit plusieurs étapes dans le temps . Tout d'abord, le taux de mortalité des plus jeunes chute brutale ment grâce au développement et à la diffusion de la médecine, à l'amélioration de la santé publique et à une n1eilleure nutrition 1 . Dans un second temps, le taux de natalité va progressivement 1 . Philippe Trainar, « Le vieillissement, un phénomène mondial », in : Pierre Dockès et Jean-Hervé Lorenzi (dir.), Le choc des populations, Guerre ou paix, Fayard,2010.
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Un monde de violences
chuter, en fonction de différents facteurs con1llle la contracep tion, l'éducation, le travail des femmes, les politiques de limita tion des naissances, pour atteindre un niveau proche du taux de mortalité. Enfin, le dernier mouvement, assez récent dans les pays développés, conduit à l'augmentation significative de l' espérance de vie aux âges élevés.
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Ces bouleversements débutent dès le 1 8e siècle pour s'accélérer au 2oe siècle. Dans le n1onde, la part des personnes âgées de plus de 60 ans est ée de 8 % de la population totale en 1950 à 1 1 % en 2009. Ce phénomène va se poursuivre et s'accentuer durant les prochaines décennies : 22 % de la population mondiale aura plus de 60 ans en 2050. Néanmoins, il est très difficile de prédire avec exactitude l'état futur de la démographie. En effet, derrière le vieillissen1ent de la population deux incertitudes s'imposent, l'une sur l'allongement de la durée de vie, l'autre sur l' évolu tion du taux de fécondité. Le vieillissement peut s'accélérer si le taux de fécondité continue de din1inuer. L'espérance de vie peut également s'accroître grâce au seul allongement progressif de la durée de vie des plus âgés. La pyramide des âges garde la même base tout en gagnant en hauteur. Tous les pays n'auront pas le même type de vieillissement, même s'il semble touj ours délicat de prédire le régime qui caractérisera chacun d'entre eux dans les prochaines décennies. Car son trait asynchrone entre les pays est patent 1 . Selon les Nations unies 2 , les plus de 60 ans représen teront environ 30 % de la population en 2050 dans les régions développées, contre 20 % de la population actuellement, n1ais seulement 20 % dans les régions en développement. Ces zones auront donc atteint le niveau de vieillissen1ent actuel des régions développées dans 40 ans. La réalité du monde va donc changer, pour le meilleur ou pour le pire, déternunée par quatre caractéristiques. Reprenons les 1 . Jean-Hervé Lorenzi, « Le vieillissement, un phénomène mondial », in : Le choc des Populations, Guerre ou paix, op. cit. 2. United Nations, World Population Ageing, Report of the Department of Eco nomie and SocialAffairs, 2013.
La malédiction du vieillissement
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sources officielles. Le vieillissen1ent de la population aura lieu dans presque tous les pays du monde. « La part globale des per sonnes âgées de 60 ans ou plus a augmenté de 9 ,2 % en 1 990 à 1 1 ,7 % en 201 3 , et va continuer à croître en proportion de la population mondiale, pour atteindre 2 1 , 1 % en 2050 1 . » La rela tion intergénérationnelle sera fondamentale. « Globalement, le nombre de personnes âgées de 60 ans ou plus devrait plus que doubler, de 84 1 millions de personnes en 20 1 3 à plus de 2 mil liards en 2050. Les personnes âgées devraient déer le nombre d'enfants pour la prenùère fois en 204 7 2 . » Le travail deviendra une contrainte lourde. « De nombreuses personnes âgées ont encore besoin de travailler, en particulier dans les pays en déve loppement. En 2010, la participation des personnes âgées de 65 ans ou plus de la population active était d'environ 3 1 % dans les régions moins développées et de 8 % dans les régions les plus développées. » Enfin, dans certaines régions du n1onde, la pau vreté sera le problème essentiel : la « prévalence de la pauvreté chez les personnes âgées, dans la plupart de l'Afrique, est soit infé rieure ou légèrement supérieure à la n1oyenne de la population totale », selon la même source.
LES TROIS IMPACTS DU VIEILLISSEMENT l/) QJ
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Le débat chez les économistes a repris toute sa vitalité. Mais le souci est désormais de traiter le problè1ne globalement. Andrew Mason et Ronald Lee 3 soulignent ainsi que les chan gements dans la structure d'âge jouaient il y a peu en faveur de la plupart des pays, les populations étant de plus en plus concentrées dans la tranche d'âge au travail. Pour certains pays d'Asie et la plupart de ceux d'Afrique, cette tendance se poursuit. Mais, ail leurs, à l'Ouest, en Asie de l'Est et en Amérique latine, la part de la
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1 . United Nations, World PopulationAgeing, op. cit. 2. United Nations, World PopulationAgeing, op. cit. 3. Andrew Masan et Ronald Lee (dir.), PopulationAging and the Generational Eco nomy.A Global Perspective, Edward Elgar Publishing Limited, 201 1 .
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population en âge de travailler est en déclin ou le sera bientôt, au contraire de la population âgée qui croît de façon soutenue.Vont alors se poser les problèmes qui sont déjà les nôtres auj ourd'hui : la faillite des systèmes de santé et de retraites financés par l'É tat, une croissance économique faible 1 , voire en déclin, l'effort tourné vers les plus vieux au détriment des plusjeunes,le possible effondrement des marchés financiers et le poids de la dette porté par les générations futures.
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Cette évolution concerne l'ensemble du monde. Les traits les plus caractéristiques, contrairement à ce que l'on pense habi tuellen1ent, se situent peut-être en Asie. Donghyun Park, Sang Hyop Lee et Andrew Masan 2 sont très clairs à ce propos. Le vieillissement de la population est le plus grand obstacle éco nonlÏque et social à lever pour l'avenir de l'Asie. La transition démographique de toute la région vers une population plus âgée est en train de transformer radicalement le paysage démogra phique. Ce qui soulève deux défis socio-économiques n1ajeurs. Tout d'abord, l'Asie doit trouver les moyens susceptibles de sou tenir une croissance économique rapide dans le contexte d'une démographie défavorable, c'est-à-dire d'une population en âge de travailler plus rare. En second lieu, l'Asie doit, touj ours selon ces auteurs, répondre aux besoins en logements abordables et en ressources financières durables d'une population âgée toujours plus importante. Mais l'Asie n'est pas une entité homogène. Ronald Lee et Andrew Masan 3 en font une description plus détaillée. Pays le plus riche d'Asie, le Japon a connu le plus tôt le phéno1nène de 1 . David E. Bloom, David Cunning, Günther Fink, "Implications of Population Aging for Economie Growth", NBER, workingpaper, n° 1 6705, 201 1 . 2 . Donghyun Park, Sang-Hyop Lee, Andrew Mason (dir.), Aging, Economie Growth, and Old-Age Security inAsia, Edward Elgar Publishing Limited, 2012. 3. Ronald Lee et Andrew Mason, "Population Aging, Intergenerational Trans fers, and Econonùc Growth: Asia in a Global Context", in James P. Snùth et Malay Majmundar (dir.), Aging in Asia: Findings from New and Emerging Data Initiatives, on Policy Research and Data Needs to Meet the Challenge of Aging inAsia.,Washington,DC:The NationalAcademies Press, 2012.
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vieillissement de sa population. Contrairement à d'autres pays de cette zone, il a mis en place des programmes de transfert en faveur des personnes âgées relativement sen1blables à ceux d'Europe, con1prenant des pensions généreuses, un système de santé et de soins adapté . Le Japon doit donc faire face, sur le long terme, à ces dépenses qui pèsent lourdement sur le déficit budgétaire. En revanche, dans le reste de l'Asie, les transferts vers la population âgée sont très faibles et, s'ils restent en l'état, le vieillissement ne devrait pas menacer les dépenses publiques. Or, sans ces transferts, les fanlliles pourront-elles er le poids du vieillisse111ent de la population ? En Asie de l'Est et en Thaïlande, le soutien familial net en faveur des personnes âgées est important. En Inde et en Asie du Sud-Est, en revanche, les transferts fa1niliaux nets ne sont pas dirigés vers la population vieillissante. Les conséquences éco nomiques du vieillissement de la population dans les pays asia tiques dépendront donc du modèle retenu, calqué ou non sur celui du Japon.
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On le voit : le monde entier est concerné. Et, en premier lieu, les pays touchés dès auj ourd'hui par la transition dén1ographique. Pour eux, l'impact est triple et porte sur le coût du vieillissement, l'accroissement de l'aversion au risque et la faiblesse de l' inno vation. Le premier impact est lié aux dépenses de santé et de retraite. On pourrait soutenir que l' allonge111ent de l'espérance de vie devrait se traduire par un investissement plus in1portant dans le capital humain. En effet, à cet allongement correspond une période plus longue de rentabilité des dépenses d' « éduca tion » 1 . Ce qui impliquerait, pour chaque classe d'âge, de dégager des n1oyens consacrés à l'éducation, une solution qui se révé lerait finalement assez simple si d'autres dépenses publiques n'étaient appelées à augmenter également ! Car le vieillissen1ent a d'abord des conséquences importantes en termes de dépenses de santé et de retraites, comme le prédisent des projections plus catastrophiques les unes que les autres. Et, pourtant, rien n'est
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1 . Jean-Hervé L o renzi , Lefabuleux destin d'une puissance intermédiaire, Paris, Grasset, 201 1 .
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encore déterminé, même si la tendance à l'alourdissen1ent des coûts n'est guère contestable. Le débat est vif pour spécifier si le vieillisse111ent est réelle111ent à l'origine de l'augmentation des dépenses de santé. Selon Brigitte Dormont 1 , son quasi-double ment entre 2005 et 2050 ne lui est qu'en faible partie imputable au regard d'autres facteurs comme l' augn1entation du PIB, du progrès technologique et le développe111ent de la couverture par l'assurance. Mais l'incertitude sur le financement de la dépen dance des personnes âgées est une autre source de tension des finances publiques. La pourrait compter près de 2 mil lions de personnes dépendantes en 2040 selon le rapport Char pin 2 , même si d'autres hypothèses peuvent être avancées 3 .
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Quant au financement du système de retraite, il est au cœur de l'analyse des conséquences économiques du vieillisse111ent. En effet, touj ours pour la , le rapport entre le nombre de coti sants et le nombre de retraités va fortement chuter. En 2050, il devrait y avoir 1 ,2 cotisant pour 1 retraité 4 contre, actuellen1ent, 1 ,8 cotisant pour 1 retraité. Au Royaume-Uni, ce ratio devrait er de 3,2 à 2,8 d'ici à 2030 5 . Notre société vieillissante, co111me toutes les sociétés touchées par ce phénomène, va deve nir une contrainte très lourde à er par les actifs 6 .Toutes les projections indiquent des déficits insurn1ontables si les retraites sont 111aintenues. Si l' accélération du ryth111e des réformes devrait nous inciter à être plus prudents sur les diagnostics, le choc du vieillisse111ent sur les dépenses de protection sociale ne sera, cela 1 . Brigitte Dorn1ont, « Les dépenses de santé : une augn1entation salutaire ? » (2009) , in: Philippe Askenazy et Daniel Cohen (dir.), 1 6 nouvelles questions d'économie contemporaine, Paris,Albin Michel, 2010. 2. Jean-Michel Charpin, Perspectives démographiques etfinancières de la dépendance, rapport final, 201 1 . 3 . Michel Duée et Cyril Rebillard, La dépendance des personnes âgées : une projection à long terme, groupe de travail Insee, avril 2004. 4. Consultable à l'adresse : www.-blog.info/pdf/Les%20retraites%20 en%20. pdf 5. The Ageing Population, www.parliament. uk. 6. COR, Retraites :perspectives actualisées à moyen et long terme en vue du rendez-vous de 2 0 1 O, huitième rapport du Conseil d'orientation des retraites, 2010.
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dit, pas négligeable. Plus important encore, Lionel Ragot 1 relève le contraste entre le taux de croissance annuel moyen de la popu lation française totale d'ici la fin du siècle, de 0,22 %, et celui de la population en âge de travailler, de 0,06 %. Ces pourcentages en disent long sur le vieillissement appelé « par le haut » et sur le ratio de dépendance qui e de 26 % en 201 0 à 48,9 % en 2 1 00. Un phénomène que connaîtra beaucoup plus tôt le pays pionnier du vieillissement : le Japon. Son taux de croissance annuel moyen est déjà négatif et les plus de 75 ans devraient représenter, dès 2025, 30 % de la population 2 . L'aversion au risque représente, pour beaucoup, le second handi cap d'une société vieillissante. Ses effets sur le marché de l' épargne ne font pas l'objet d'un consensus. Pour notre compte, nous par tageons largement la position d'André Masson qui relève les deux caractéristiques 3 suivantes : l'aversion au risque croît avec l'âge et le taux d'épargne individuel baisse chez les plus âgés. La théorie du cycle de vie montre en effet que les périodes d'inactivité sont marquées par une désépargne rendue possible par l'épargne réali sée pendant la vie active. Néanmoins, l'effet du vieillissement sur les con1portements d'épargne n'est pas si simple. Contrairement à l'intuition économique de départ, le taux d'épargne agrégé peut ne pas baisser en raison mên1e de l'allongement de la durée de vie et des réserves à constituer pour une assurance financière. De même, si, en théorie, les actions boursières sont un placement moins attractif, en raison de cette moindre tolérance au risque, l'amélioration, avec l'âge, de l'information financière, du temps disponible pour gérer son portefeuille, le filet de sécurité apporté par la retraite sont autant de facteurs qui peuvent inverser la ten dance. Mais il ne s'agit là que de phénomènes de second ordre dans l'attitude générale des seniors face au risque. Car, bien plus
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1 . Lionel Ragot, in :Jean-Hervé Lorenzi et Hélène Xuan (dir.), La face au vieillissement. Le grand dift, Paris, Descartes et Cie, 2013. 2. National Institute of Population and Social Security Research, Population Pro jectionsfor]apan: 201 1 to 2060, 2012. 3. André Masson, Vieillissement et croissance, séminaire de la Caisse des dépôts et consignations, 201 1 .
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que le risque lui-mên1e, c'est sa perception qui j oue sur le com portement de l'agent économique. Si la crise s'avère plus longue ou plus dure que prévue, si l'avenir des systèmes de santé et de retraite semble de plus en plus incertain, la demande d'actions diminue obligatoirement pour les retraités comme pour tous les épargnants en proie à l'inquiétude, entraînant une fuite vers des placements plus sûrs. Or, la n!enace pour l'économie est réelle dans la mesure où l'innovation repose sur la prise de risque.
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C'est ici qu'intervient la troisième difficulté rencontrée par les sociétés vieillissantes : la faiblesse de l'innovation 1 . Quel est le rap port entre l'âge des actifs et la créativité, la capacité d'innovation et de diffusion de ces innovations ? Individuellement, la capacité d'innovation baisse à partir d'un certain âge et prend, au cours du cycle de vie, la forme d'une courbe en cloche. SelonJones 2 , l'âge correspondant à l'optimum créatif a reculé de quelques années au cours du dernier siècle, enregistrant une baisse de 30 % dans le potentiel d'innovation au cours du cycle de vie. Ce chiffre pour rait être le signe d'une population active plus âgée, non compensé réellen1ent par le pic de créativité qui recule dans le cycle de vie. Mais la capacité d'une société à innover n'a j amais été la somme des capacités individuelles. Si la part des adultes en âge de travail ler diminue au sein de nos sociétés vieillissantes avec, en particu lier, !' augmentation du ratio de dépendance, quelle est l'influence de cette évolution sur notre capacité collective à innover ? Deux écoles s'affrontent à ce sujet depuis bien des années. D 'un côté, Robert Solow 3 , dans son très brillant modèle de croissance, évoque la « dilution » des ressources productives dans un non1bre croissant de travailleurs,jouant en défaveur d'une croissance par 1 . Ce age reprend largement l'article d'Alain Villemeur, que nous remer cions, et de Jacques Pelletan, « Productivité dans une économie vieillissante : quels enseignements tirer de la littérature ? », document de travail de la Chaire de transitions démographiques, transition économiques, 20 1 1 . 2. Benjamin F Jones (dir.), Age and Great Invention. The Review of Economies and Statistics, 92( 1 ) , février 2010. Robert M. Solow, "Technical Change and the Aggregate Production Func 3. tion", The Review ofEconomies and Statistics, (39)3, août 1 957 , pp. 3 1 2-320.
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tête. Becker et Lewis, dans leur note de 1 973 1 , parlent de la « dilu tion » du capital humain qui fait de la croissance de la population en âge de travailler un frein à l'innovation. Mais, depuis des siècles - on se souvient de William Petty au 1 7e siècle ! -, d'autres esprits savants saluent le rôle positif de la population, synonyme d' ingé nuité et de créativité 2 . Un vrai débat s'est tenu et se tient encore à propos de l'in1pact de la rareté du travail sur l'innovation et le progrès technique. Cette discussion théorique est d'un grand intérêt pour évaluer les effets d'une population active plus rare à l'avenir dans les sociétés vieillissantes. Stin1ule-t-elle 3 le progrès technique et l'innovation ou est-elle une entrave ? Une question bien difficile à trancher. La rareté relative du travail peut inciter la population à innover afin de repousser les nouvelles contraintes. À l'inverse, une population en âge de travailler plus importante multiplie la probabilité d'avoir, de manière sin1ultanée, de non1breux innovateurs. Les études économétriques menées sur cette question n'apportent pas plus de certitudes puisque, pour un Cutler 4 , la baisse de la part de la population en âge de travailler est stimulante, alors que pour Sevilla 5 le « dividende démogra phique » sur le progrès technique a un impact positif. Et, sur tout, les gains de productivité seraient associés aux actifs de 40 à 49 ans 6 , cohorte la plus précieuse pour le dynan1isn1e écono n1ique et le progrès technique. Là encore, le doute s'installe. ui QJ 0 >w lJ) 0 N
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1 . Gary S. Becker et H. Gregg Lewis, "On the Interaction between the Quantity and Quality ofChildren '' ,in]ourn al efPolitical Economy, (81)2, niars-avril 1 973, pp. 279-288. 2 . Simon Kuznets, "Population and Econonüc Growth", Proceedin.gs of the Ame rican Philosophical Society, ( 1 1 1)3, 1 967.Julian L. Simon, The Ultimate Resource, Princeton University Press, 1 981 . 3. Paul M. Romer, "Endogenous Technical Change" ,Journal ef Political Economy, 98(5), 1 990, pp. 7 1 - 1 02. 4. David M. Cutler,Jan1es M. Poterba, Louise M. Sheiner, Lawrence H. Summers, "AnAging Society: Opportunity or Challenge" , Brookings Pa pers on Econo mic Activity, 1 990. 5. Jaypee Sevilla, "Age Structure and Productivity Growth", Institute for Future Studies, working paper, août 2007. . 6 James Feyrer, "Demographics and Productivity", Review efEconomies and Sta tistics, 89( 1 ) , février 2007, pp. 1 00-109.
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Dernière question : la diffusion de l'innovation est-elle influencée par la croissance démographique et par l'âge de la population ? Pour Paul Beaudry et David Green 1 , les pays à forte croissance démographique diffusent plus rapiden1ent les nouvelles techno logies, entre 1975 et 1 997 , grâce aux jeunes entrants sur le marché du travail, plus souvent formés aux technologies de l'informa tion. Le vieillissement de la population sen1ble là porteur d'in quiétudes. Quelle sera la capacité des pays vieillissants et à faible natalité à diff rapiden1ent les nouvelles technologies, même si ces inquiétudes peuvent être partielle1nent levées par l' aug n1entation du niveau d'éducation ? Comment les entreprises au cœur de l'innovation et des gains de productivité se renouvelle ront-elles ? Au-delà de la co1nplexité des comportements socié taux liés au vieillissement, les travaux de no1nbreux chercheurs, con1ffie ceux de Christian Pfeifer etJoachin1 Wagner 2 , apportent des conclusions. Quand on analyse, pour un échantillon repré sentatif d'entreprises manufacturières allemandes, la relation entre la composition de leur effectif et leur rendement au regard d'activités innovantes, on constate que les entreprises dont les effectifs sont plus âgés dépensent beaucoup n1oins en recherche et développement que les autres. Le vieillissement de la popula tion n1ettrait-il en péril le processus de destruction créatrice ? l/) QJ
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Si le destin des sociétés vieillissantes sen1ble ici quelque peu pré déterminé, pourtant, rien n'est encore définitivementjoué.
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1 . Paul Beaudry et David A. Green, "Population Growth, Technological Adop tion and Economie Outcomes in the Information Era", in Review efEconomie Dynamics, (5)4, 2002, pp. 7 49-77 4. 2. Christian Pfeifer et Joachim Wagner, "Is Innovative Firm Behavior Corre lated with Age and Gender Composition of the Workforce? Evidence From a New Type ofData for German Enterprises", CESIS Electronic, working paper, n° 291 , 20 1 2 .
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ÜN MAL POUR UN BIEN ?
La productivité semble contredire cette vision pessin1iste. Dans une économie vieillissante où les prélèvements sociaux prennent une place sans cesse croissante, les gains de productivité sont essentiels pour n1aintenir le pouvoir d'achat des actifs. Or, le vieil lissement de la population est, par tradition, considéré comme l'ennemi de la productivité. On cite à l'appui 1 la baisse de la pro ductivité individuelle, la décroissance de la population active, l'épargne en berne des agents économiques et le poids croissant de dépenses - santé, retraite, dépendance - souvent dépeintes con1me « in1productives » et au détriment des investissements d'avenir comme l'éducation. Les premiers modèles de croissance ont conforté cette opinion 2 . Ils dénoncent un rendement décroissant des facteurs de pro duction, un changement technologique exogène et prévoient la chute importante du taux d'épargne et de l'offre de travail. Cette dernière serait le principal canal par lequel le vieillissement affecterait nos économies selon des estin1ations de l'OCDE 3 , un impact évalué entre - 0,2 et - 0,5 % pour la et l' Alle magne, et à - 0,8 % pour le Japon. Ce pessimisme ne se vérifie pas totalement dans les faits. Au Japon, l'économie la plus avancée dans le processus de vieillissement et censée illustrer une forme de stagnation, les gains de productivité de 2001 à 2007 croissent
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1 . Cette v1s1on pessnmste a été expnmee dès 1 946 par Alfred Sauvy et Robert Debré dans un cri d'alarme face à « l'envahissement des vieillards » (Des Français pour la , Gallimard, 1 946). Plus récemment, voir Stefa nie Wahl (in Regard sur l'économie allemande, Problèmes économiques, 2007, illustrant cette vision pour l'Allemagne, ou le rapport de la Banque mondiale (From Red to Grey, The Third Transition efAging Population in Eastern Europe and the Former Soviet Union, 2007) relatif aux anciens pays d'Europe de l'Est et de l'Union soviétique. 2. Modèles d'équilibre général à générations imbriquées (par exemple, Miles, 1 999 ;Auerbach et al. , 1 989). 3 . Joaquim Oliveira Martins, Frédéric Gorrand, Pablo Antolin, C. de la Maison neuve et K. YYoo (2005), "The Impact OfAgeing On Demand, Factor Mar kets And Growth", OECD, workingpaper, (7), 2005.
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de 1 ,6 % par an, ce qui représente une performance parmi les pays développés. Citons aussi la Suède dont le taux d'activité des seniors bat des records et qui connaît néann1oins des progrès de productivité impressionnants sur les années 2001 -2007, avec un taux annuel de 2,0 %, supérieur à celui des É tats-Unis 1 ! Au fond, l'évidence est notre pire ennemie, les résultats de nom breux travaux conduisent à des conclusions souvent nuancées. À l'échelle individuelle, on peut résumer ainsi l'évolution de la productivité avec l'âge : une croissance de plus en plus prolongée, jusqu'à 50 ans environ, puis une chute dont l'ampleur dépend fortement du métier exercé. Mais la productivité des seniors est auj ourd'hui en augmentation constante par rapport aux généra tions précédentes, résultat d'une meilleure santé et d'un niveau d'éducation plus élevé 2 . Cela ne compense pas la baisse, mais la rend moins décisive.
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Reste le second aspect du vieillissement : la création de nouvelles opportunités. Pour évaluer cette capacité des seniors à créer de la croissance, il faut aussi prendre en con1pte les marchés, mar ché des biens et services et marché du travail. Les personnes de 65 ans ont un niveau de vie équivalent au reste de la population, à l'exception des extrên1es, les 1 0 % les plus pauvres et les 1 0 % les plus riches 3 . Le niveau de consommation s'est, en effet, lissé sur l'ensemble du cycle de vie des individus 4 . Ainsi , le vieillissen1ent de la population ne provoque pas spontanément une modifica tion sensible du niveau de la demande. La structure de consom1nation diffère néann1oins sensible1nent selon les classes d'âge, ce qui est un effet générationnel type. Par exemple, les personnes 1 . 1 ,8 %. 2. AlainVillemeur etJacques Pelletan, « Productivité dans une économie vieillis sante : quels enseignements tirer de la littérature ? », document de travail de la Chaire transitions démographiques - transition économiques, 201 1 . 3 . On entend par « plus pauvres » et « plus riches », respectivement les 1 0 % les plus pauvres et les 1 0 % les plus riches. 4. Centre d'analyse stratégique, « Vivre ensemble plus longtemps : enjeux et opportunités pour l'action publique du vieillissement de la population fran çaise », rapports et documents n° 28, 201 O.
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nées avant la Seconde Guerre mondiale sont marquées par une culture de la rareté et orientent plus leur consommation en fonc tion de besoins primaires. À l'inverse, les générations nées après le second conflit mondial sont grandes consomn1atrices de loisirs et de biens culturels 1 . Enfin, les comportements évoluent au fil de la vie. Le vieillisse ment devrait entraîner une plus forte consommation en termes de logement, de services domestiques, de loisirs et de santé, aux dépens des dépenses d'habillement, d'alimentation et d'équipe ment. Les personnes âgées devraient aussi, à l'avenir, consacrer une part importante de leurs revenus aux gérontechnologies, à des systèmes techniques évolués qui les aident dans leur vie quo tidienne. Cette évolution devrait créer des en1plois non déloca lisables, car liés à des consommations résidentielles, c 'est-à-dire à des biens et services consommés là où ils sont produits. Ne nous réj ouissons pas trop vite cependant, car cet apport restera modeste, entre 1 00 000 et 400 000 emplois en d'ici 2030, plus particulièrement dans le secteur de la santé et des services aux personnes âgées 2 . Ce n'est donc pas, là encore, la modifica tion naturelle de la demande de biens et services qui impulsera une véritable création d'emplois. l/) QJ
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Concernant l'emploi, le vieillissement n'est pas sans influence sur les flux de sorties du n1arché du travail. En théorie, le nombre de départs à la retraite a été multiplié par 1 ,5 entre la décennie 1 9952005 et les années 2005-20 1 2 . D 'ici 2020, selon les projections actuelles, un tiers des personnes en emploi en 2005 devrait partir à la retraite. Les sorties définitives du marché du travail seraient donc presque aussi nombreuses que les entrées jusqu'en 2020 3 . Mais qui connaît l'attitude des futurs retraités qui vont découvrir 1 . Centre d'analyse stratégique, « Les technologies pour l'autonomie : de nou velles opportunités pour gérer la dépendance ? », note de veille, n° 1 58, décembre 2009. 2. Jacques Pelletan, « Structure d'emploi : quels scénarios pour les sociétés vieil lissantes », document de travail de la Chaire transitions démographiques, tran sitions économiques, 2010. . 3 Vivre ensemble plus longtemps, op. cit.
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que leur pension, du moins celle qu'ils avaient prévue, risque de diminuer au fil du temps ? Cette interrogation n'est pas sans sug gérer que le ratio de dépendance entre les retraités et les actifs pourrait être moins préoccupant que ce qui est annoncé. Enfin, la problématique de la santé est sans doute n1oins simple qu'il n'y paraît. L'affirmation traditionnelle selon laquelle la santé n'a pas de prix permet-elle de décrire le con1portement d'une partie des agents économiques des sociétés avancées ? C'est en vertu de leur richesse que les agents économiques sont disposés, ou non, à consacrer aux dépenses de santé une part plus grande de leurs revenus. Leurs besoins sont saturés en biens n1atériels et immatériels dont l'utilité marginale est rapidement décroissante. Si bien que, au fur et à mesure que le niveau de vie augmente, les individus orientent leurs dépenses vers ce qui j oue en faveur d'une plus longue durée de vie. La santé serait ainsi un bien supé rieur et la valeur implicite de la vie en hausse constante. D'où une préférence de plus en plus n1arquée vers les nouvelles pra tiques médicales qui améliorent notablement les chances de vivre le plus longtemps possible dans de bonnes conditions. La santé est un n1oteur puissant de la consomn1ation des pays vieillissants. Jusqu'où ? l/) QJ
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Pour Hall et Jones 1 , la valeur de la vie croît plus vite que le revenu des agents, jusqu'à deux fois plus rapidement. Ces chercheurs évaluent que le taux optimal de la part de la santé dans le PIB atteindrait près de 30 % en 2050 pour les É tats-Unis. Il serait donc vain de vouloir stopper la hausse des dépenses de santé car il s'agit là d'un mouvement profond de nos sociétés. Revenons à la productivité. On s'attend à ce qu'un individu en bonne santé soit plus productif, avec une moindre fréquence des absences et de meilleures capacités physiques et cognitives. Jusqu'en 2009, les économistes ne réussissaient pas à mettre en évidence le lien entre les dépenses de santé et la productivité. Depuis, c'est chose faite sur un ensemble de 47 pays à tous les 1 . Robert E. Hall et Charles 1. Jones, "The Value of Life and the Rise in Health Spending", The Quarter/yJournal ofEconomies, (122) 1 , février 2007, pp. 39-72.
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stades de développen1ent et cela pour la période allant de 1 940 à 2000. La conclusion est sans appel : les dépenses de santé dopent la productivité des éconorn.ies sur le long ternîe. L' anîéliora tion de l'état de santé d'une société a donc bien un effet positif sur la croissance du PIB par habitant. Rien de surprenant, sauf que la vision change, les dépenses de santé ant du statut de « dépenses improductives » à celui d'investissement. Ces dépenses permettent une longévité croissante qui, en retour, dope leur accroissement ; elles accélèrent la productivité des actifs, et donc la hausse de leurs revenus ; les actifs, en retour, montrent leur pré férence vis-à-vis des biens et services de santé. Dans cette nouvelle approche des dépenses de santé, qu'en est-il de l'innovation ? Peut-elle être orientée en priorité vers les per sonnes de plus de 60 ans sans remettre en cause le bénéfice partagé du progrès médical ? Pour les produits pharnîaceutiques lourds et pour les biens d'instrumentation, qui représentent le poids le plus important des dépenses, l'incitation à innover est d'autant plus forte que le systènîe assurantiel privé et public couvre ces dépenses. L'innovation pourrait naturellement s'orienter ainsi vers les personnes âgées, dont le reste à charge est faible, mais dont la consommation de biens pharmaceutiques lourds et d'instru mentation est quasi exclusive. l/) QJ
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Autre effet : les nîétiers de la prise en charge des personnes dépendantes vont subir une pénurie de main-d' œuvre des aides à domicile, en raison de la disparition progressive du vivier tra ditionnel de fenîmes non diplômées âgées de 35 à 50 ans. Or, seules des innovations technologiques, autrement dit les géron technologies, peuvent apporter une réponse satisfaisante au soutien des aidants dans leurs tâches domestiques. Certaines existent pour la mobilité réduite, d'autres pour les angoisses et les troubles de mémoire liés à l'âge. De nouvelles innovations per nîettent de nîaintenir des liens à distance, entre aidants et per sonnes âgées dépendantes. Par ailleurs, les gérontechnologies, indispensables pour le maintien à domicile de personnes âgées, sont aussi prometteuses économiquenîent car elles utilisent de manière très élaborée les technologies de l'infornîation et de la
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conm1unication, avec à la clé des emplois qualifiés, des gains de productivité et le développement d'un nouveau secteur d'acti vité prometteur. Sans surprise, les Japonais se sont positionnés sur ce marché dans l'objectif de devenir les leaders mondiaux d'une nouvelle industrie de la robotique.Afin de proposer des produits et des services adaptés à une demande âgée croissante, l'industrie japonaise a mis en réseau plus de 1 0 000 entreprises et 250 uni versités centrées autour de plusieurs enjeux clés du vieillissement depuis le début des années 2000. Mais cette ambition ne s'arrête pas là : les personnes âgées et dépendantes ne seraient qu'un pre mier jalon pour développer une industrie de robots personnels destinés ensuite à l' ensen1ble des consommateurs.
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En , l'usage de ces technologies est encore très limité. Conscients de ces enjeux, les pouvoirs publics ont lancé en avril 2013 la filière de la Silver Economy, dédiée aux personnes âgées et réunissant les nombreux acteurs concernés : entre prises, associations, institutionnels, mutuelles, assurances, pôles de compétitivité, économistes et acteurs du monde médico social. L'obj ectif est de faire émerger une véritable filière por teuse d'emplois et de croissance dans les prochaines années. Les dépenses en faveur des personnes âgées et dépendantes pourraient être une source de retombées économiques pour l'ensemble des actifs si elles stimulent l'innovation. Mais, surtout, la création d'un tel cercle vertueux devrait faciliter à la fois la diffusion de ces gérontechnologies et l'acceptation sociale de ces dépenses et être à l'origine d'un système de protection sociale doté d'une mis sion d'investissement d'avenir déant l'ancienne conception d'un système de dépenses considérées comme in1productives. Ce nouveau paradigme devrait conduire la société à recon naître la légitimité écononuque de certaines de ces dépenses et, en conséquence, à se réinterroger sur le système de protection sociale pour en faire, dans toute la n1esure du possible, un atout économique. L' É tat-providence, né avec le développement de la protection sociale, pourrait céder la place à l'É tat-social investis seur, en phase avec une éconon1Îe où le développement du capi tal hun1ain et de l'innovation sont au cœur des préoccupations. Il
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s'agit en pern1anence de favoriser l'autonon1Ïe et les capacités des personnes tout au long de la vie dans une éconon1Ïe aussi désta bilisée par la n1ondialisation que par l'innovation technologique. Mais il ne s'agit auj ourd'hui que d'amorces de changements, de balbutiements, dans une réalité qui s'impose, celle d'une société dont les coûts de prise en charge des seniors ne fait que s'alourdir année après année.
VERS DES CONFLITS INTERGÉNÉRATIONNELS
« Lève-toi devant une tête blanche, et honore la personne du vieillard 1 . » Cette vision judéo-chrétienne s'est perpétuée tout au long des siècles, jusqu'à l'apparition d'un individu libéré de toutes les chaînes qui pouvaient auparavant le placer sous l'auto rité d'une altérité légitime comme la figure du Sage, détenteur de l' expérience et d'un savoir légué et enrichi de génération en génération. On retrouve dans l'histoire des hon1n1es, de la plus ancienne jusqu'à certains mondes contemporains, cette imbrica tion entre les générations, ce respect dû aux anciens. Que ce soit Moses 1. Finley 2 et les rites initiatiques de age à l'âge adulte ou George Steiner, au fond la même vérité éternelle de la trans mission d'un savoir s'in1pose : « Il n'est pas de métier plus privilé gié. Éveiller chez un autre être humain des pouvoirs et des rêves au-delà des siens ; induire chez d'autres l'amour de ce que l'on ain1e ; faire de son présent intérieur leur futur : une triple aven ture à nulle autre pareille 3 . » La dynan1Ïque de la transn1Ïssion est pour une culture le moyen de sa sauvegarde et de son épanouis sement. Entre n1aÎtres et disciples, la relation est an1bivalente, n1ais suppose acquis le principe d'autorité. Si le maître peut détruire l'élève car il refuse de lui transmettre certains savoirs - tel fut le cas de Paganini gardant pour lui le secret de ses triples points
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1 . Lévitique, chapitre 1 9 , verset 3 2.
2. Moses 1 . Finley, Les personnes âgées dans /'Antiquité classique, université de Not tingham, 5 mars 1 9 8 1 . 3 . George Steiner, 1\1.aîtres et disciples, Paris, Gallimard, 2003, p. 1 84.
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d'orgue -, si l'élève peut détruire le n1aÎtre en prenant sa place - ainsi procéda Nietzsche vis-à-vis de Schopenhauer -, Steiner accorde à la « transn1ission par l' ân1e » le plus bel exercice de la relation entre un maître et des élèves qu'il juge plus doués que lui. Mais est-ce éternel ? Steiner déplore qu' « on ne se lève plus devant le maître 1 » car l'époque est à ce qu'il appelle l'irrévérence. 1 968 est é par là. Ce n'est pas sans colère qu'il évoque l'incident cardiaque mortel d' Adorno, celui-là même qui échappa aux per sécutions nazies, suite aux critiques de manifestantes d'extrême gauche n1ontées sur l'estrade les seins nus : « À cette époque, les professeurs étaient préparés à tout, sauf au ridicule ; le ridicule qui tue 2 . » La fin du 2o e siècle occidental porte un rude coup au principe d'autorité, n1ême si celui-ci ne prend pas la forn1e d'une rupture ouverte entre les générations.
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C'est dire s'il est osé d'utiliser le terme même de conflit intergé nérationnel. Et pourtant, c'est aujourd'hui chose courante.Avec, pour initiateurs, Ronald Lee et Andrew Mason 3 qui travaillaient au départ sur l'étude du vieillissement et de ses critiques ! Mais, depuis, une véritable mode s' est instaurée, analysant, interprétant et lisant les heurts et malheurs de nos sociétés à travers les ten sions entre juniors et seniors. D'une certaine manière, toutes les approches des fractures du marché du travail entre les insiders et les autres valident cette hypothèse. On le sait, les pren1iers regroupent majoritairement les femn1es et les hommes de 30 à 54 ans. La ten tation est grande de dire qu' à la vision classique, et notamment 1narxiste, des classes sociales ou des groupes sociaux, s'est subs tituée peu à peu une classification qui apparaîtrait plus adaptée, celle qui sépare les sexes et, de n1anière plus décisive encore, les âges. Les chercheurs ont commencé à étudier de manière rigou reuse et systématique les taux d'activité des moins de 25 ans et des plus de 5 5 ans, les deux bouts de la chaîne. Les résultats sont inquiétants quel que soit le pays considéré. Les jeunes sont les grandes victimes du chômage. Pour parler crûment, le désastre est
1.
George Steiner, in : Esprit,juin 2004. 2. Georges Steiner, op. cit. 3. Andrew Masan et Ronald Lee, op. cit.
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mondial, à commencer par les É tats-Unis où le taux de chômage des 1 5-24 ans est é de 9,3 % en 2000 à 1 7 , 8 % en 20 1 3 . Même constat dans nombre de pays dont la , le Royaun1e-Uni , la Grèce, l'lrlande,le Portugal, l'Espagne et n1ên1e la Suède. Quant à l'Allemagne et au Japon, ils font figure d'exceptions. Taux de chômage par classe d'âge en 2000 et 201 3 Âge
1 5 à 24 ans
25 à 54 ans
55 à 64 ans
Année
2000
20 1 3
2000
20 1 3
2000
20 1 3
20,6
24, 1
9,3
8,9
7, 3
7,3
Allemagne
8,5
7, 4
7, 1
4,7
1 2, 7
5,5
Japon
7,7
6,3
4, 1
4, 1
5,6
3,3
Royaume-Uni
1 2, 3
1 9, 4
4,7
5,2
4,4
4,5
États-Unis
9,3
1 7, 8
3, 1
6,5
2,5
5,3
Pays OCDE
1 2, 1
1 6, 3
5,4
7, 2
4,9
5,7
Sources : Eurostat, Statistics Bureau of)apan, Organisation internationale du travail, OCDE et les auteurs.
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Là encore, il faut analyser soigneusen1ent les données avant de les jeter en pâture à l'opinion publique, sidérée et impuissante. Si l'évolution du chômage des jeunes est catastrophique, les chiffres doivent être nuancés. N'oublions pas que les jeunes poursuivent leurs études beaucoup plus longten1ps, ce qui pourrait constituer une partie de l' explication. É tudes et taux d'activité seraient ainsi négativement corrélés. La réponse n'est malheureusement pas aussi simple. L'évolution du temps consacré aux études n'est pas l'explication de ce phénon1ène assez récent. Et si tel était le cas, cormnent expliquer qu'entre 25 et 30 ans l'activité ne s'améliore pas significativement ? Assiste-t-on au sacrifice d'une génération, ce que l'on a souvent connu au cours de périodes guerrières, mais jamais dans cette version d'une compétition pour le travail ? Nombreux sont ceux qui partagent auj ourd'hui cette vision bien trop simpliste. Pour éviter cet écueil, il faut travailler sur toutes les différentes composantes de la vie d'une génération, sur le niveau de vie, sur l'accès au travail, à la connaissance, en un n1ot, sur tout
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Un monde de violences
ce qui permet à une jeune femme ou à unjeune homme de s'in tégrer normalement dans la société. C'est tout le mérite de Lee et Masan d'avoir n1ontré la complexité de ce que l'on peut appeler la guerre des générations. Conllile l'indique Bruno Palier, la tra dition existe, en , de ne modifier que rarement la structure de redistribution. Or, aujourd'hui, ce sont désormais les jeunes adultes et les familles avec enfants qui sont les plus exposés au risque de pauvreté. Toujours selon Palier, les personnes âgées bénéficieraient de plus en plus de la structure de redistribution de nos É tats-providence 1 . Il y a donc un vrai débat sur ce concept si attirant, si nloderne, de guerre des générations.
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À l'opposé de Bruno Palier, Jeroen Spijker et John Maclnnes 2 pensent qu'il s'agit d'un souffiet qui retombera de lui-même et qui n'a pas de réalité, pour une raison simple : les n1esures utilisées pour évaluer le vieillissement de la population sont trompeuses. « L'indicateur standard du vieillissen1ent de la population est le ratio de dépendance des personnes âgées qui divise le nombre de personnes en âge de partir en retraite par le nombre de personnes en âge de travailler. Mais cet indicateur ne fait pas la distinction entre le fait d'être en âge de travailler et le fait de réellement occuper un emploi, tout en classant toutes les personnes en âge de percevoir une retraite comme étant "dépendantes" » . Selon eux, une n1esure plus pertinente de l'effet du vieillisse1nent de la population serait le ratio de dépendance des personnes vérita blement âgées, ratio qui divise le nombre de personnes dont l'es pérance de vie est de 1 5 ans ou moins par celui des personnes qui occupent un emploi, quel que soit leur âge : « Cette mesure rend compte de l'effet réel des évolutions de la mortalité, en pern1ettant à la limite de la vieillesse véritable de se déplacer à mesure que les progrès dans le don1aine de la santé prolongent la vie active des individus. » En effet, l'âge représente deux choses. Le nombre d'années de vie, ce qui est facile à nlesurer pour les 1. 2.
Bruno Palier, "The Emerging Intergenerational Conflict", Policy Network, février 201 4. Jeroen Spijker et John Maclnnes, "Population Ageing: The Timebomb that Isn't?", Project Syndicate, décembre 20 1 3 .
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individus comme pour les populations ; et le nombre d'années qu'il leur reste à vivre, une inconnue pour les individus, mais une donnée prédictible pour les populations. Le taux de ni.ortalité en baisse, c'est l'espérance de vie restante qui augmente pour toutes les tranches d'âge de la population. Cette distinction permet de comprendre pourquoi de nombreux comportements et attitudes vis-à-vis de la santé sont plus liés à l'espérance de vie qu'à l'âge. Ces dernières décennies, le ratio de dépendance des personnes âgées a ainsi augmenté dans les économies avancées, tandis que le ratio de dépendance des personnes véritablernent âgées a décliné. Désormais stabilisé, ce taux devrait augmenter progressivement au cours des deux prochaines décennies. Pour l' Alle1nagne comme l'Italie, où la croissance de l' eni.ploi et le taux de natalité sont plus faibles qu'ailleurs dans le monde développé, ce ratio se maintient à peu près au mêni.e niveau depuis vingt ans.
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Ce long plaidoyer en vue de contrer l'intuition d'une généra tion sacrifiée a un mérite.Vrai ou faux, il faut désormais discuter chiffres pour éviter tout malentendu. Les travaux très novateurs d'Hyppolite d' Albis 1 démontrent qu'en introduisant les trans ferts au sein des familles, on découvre que les baby-boorners, sou vent dénoncés comme la génération gagnante, ont permis, par l'importance de ce mouvement vers les générations suivantes, au systèni.e de perdurer en . En effet, en s'intéressant aux évolutions de ces transferts entre les générations sur une période relativement longue, de 1 979 à 2005, afin de suivre les baby-boo mers aux âges actifs et d'évaluer leur contribution vers les plus jeunes et les plus âgés, une conclusion s'impose : s'ils ont accaparé des revenus salariaux, ils ont opéré une large redistribution à tra vers différentes formes de transferts. Néanmoins, les déclarations de Laurence Kotlikoff et Scott Burns 2 ne se prêtent guère à la controverse. Les générations à venir sont piégées par un fardeau financier. Si l'on considère les engageni.ents financiers futurs liés 1 . Hyppolyte d' Albis, « La réalité des transferts intergénérationnels (État, marché et famille) », séminaire de la Chaire Transitions démographiques, transitions économiques, mai 201 3 . 2. Laurence J. Kotlikoffet Scott Burns, The Clash of Generations, MIT Press, 2012.
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Un monde de violences
à la sécurité sociale, c'est-à-dire aux futures prestations sociales à verser, les É tats-Unis vont tout simplement à la faillite. À vivre sur le dos des générations futures, il semblerait que ces dernières soient de fait condamnées à une baisse in1portante de leur patri moine et de leur pouvoir d'achat. Que déduire de ces conclu sions divergentes, de ces points de vue bien contradictoires ? Que la réalité est con1plexe à analyser. L'accès au travail est difficile, mais adouci par des transferts privés qui permettent de mainte nir un niveau de vie relativement constant. Cependant, les 5 5 % de jeunes Espagnols au chôn1age 1 sont une réalité, n1ên1e si la n1anière de calculer prête à discussion.
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Existe-t-il des signes qui donneraient consistance à cette idée de guerre de générations ? Peut-être, si l'on pense à la révolte étu diante au Chili depuis 201 1 ou aux manifestations de 2014 au Venezuela. Sûrement pas, pour l'instant, dans la réalité de sociétés con1me la . Mais les germes sont là. Selon une étude 2 , 6 1 % des jeunes Français se disent prêts à faire part de leur frus tration vis-à-vis d'une société qui les accueille mal et à participer à un n1ouvement de révolte de type Mai 68. Non tant pour se rebeller contre l'autorité que pour exiger une intégration sociale pleine et entière. Le taux de réponse est le n1ên1e, quels que soient le statut social et la situation professionnelle. Les j eunes en contrat à durée indéterminée, perçus con1n1e « tirés d'affaire » , sont 54 % à se dire prêts à une n1obilisation « générationnelle » . Selon les sociologues, le fait que cette génération soit la plus éduquée que la ait connue la rend particulièren1ent consciente et cri tique sur sa situation. Ce qui est vrai pour la l'est, à tout le moins, pour les pays de l'OCDE. Partout, pour le moment, cette génération se n1ontre résignée, fait le dos rond en attendant qu'après le tunnel des stages et des contrats à durée détenninée s'ouvre le chemin de la stabilisation professionnelle. Mais si rien 1 . Source : OCDE. Le taux de chômage des Espagnols de 1 5-24 ans au 4e tri mestre 2013 est de 55,6 %. 2. Étude liée à l'opération « Génération quoi ? » réalisée par Télévisions, en partenariat avec Le Monde et Europe 1 , en 201 3 parmi 2 1 0 000 Français âgés entre 1 8 et 34 ans et s'appuyant sur 2 1 millions de réponses.
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ne bouge, « il suffit d'une étincelle »,préviennent les sociologues 1 . « Un "nous" pourrait se former, si les diplômés étaient rej oints par les jeunes en désespérance sociale. » 2 En réalité, le débat sur le conflit intergénérationnel est encore très confus, incertain dans ses conclusions, mais essentiel pour com prendre l'avenir de nos sociétés.Tout s'y mêle, la disponibilité de l'épargne, la capacité d'innover, la possibilité pour les j eunes de s'insérer sur le marché du travail, les transferts publics et privés intergénérationnels. En un mot, si l' on devait repérer les premiers signes de ce 2 1 e siècle naissant, on pourrait souligner les difficul tés, les soufs et, vraisemblablement, les révoltes d'une jeu nesse malmenée partout dans le monde. C'est dire si notre regard sur l'économie mondiale à venir est marqué par les risques de voir la croissance profondén1ent altérée. Soit parce que la nuse à l'écart de la jeunesse ne lui pern1et pas de s'épanouir, soit parce que les conflits entre elle et ses aînés sont à même de stopper la croissance, du moins tant que les rééquilibrages nécessaires n' au ront pas été réalisés.
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1 . Chloé Woitier, « Méprisés, les 1 8-25 ans songent à la révolte », Le Figaro, 26 février 2014. 2. Chloé Woitier, op. cit.
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L'économie politique a toujours été perçue, à juste titre, comme une discipline autonome intellectuellement, indépendante dans ses objectifs, avec la seule volonté de représenter, de con1prendre et, éventuellement, de prévoir les évolutions n1acro et microéco nomiques de nos sociétés. Cette an1bition se nourrit d'abord chez des économistes plus ou n1oins illustres, depuis trois siècles, de la volonté de donner à la question de la répartition des revenus une place centrale dans leur approche et leur analyse. Faut-il encore, sur ce sujet particulièrement délicat, donner l'image de la scien tificité et attester inlassablement du caractère soit inéluctable, soit inacceptable, des systèmes de répartition existants. En réalité, les uns légitiment la rémunération du capital tandis que les autres dénoncent l'exploitation et l'extorsion d'une plus-value. Abor dée ainsi, de manière binaire, la théorie de la répartition interroge la société en tern1es n1oraux et politiques avant n1ême d'évoquer son rôle dans la vigueur de la croissance éconon1ique. Il s'agit donc, pour nous, de retrouver dans les réflexions des éconon1istes les bases d'une analyse solide des relations entre le niveau des iné galités et la croissance. Un retour qui, à coup sûr, montre que
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tout ce qui apparaît comme figé, comn1e un ordre naturel ou une volonté collective clairement exprimée, relève de fait de la plus grande subj ectivité et de la plus grande incertitude. Subjectivité car les inégalités apparaissent et disparaissent selon les périodes ; incertitude, car personne ne sait quel est le « bon » degré d'iné galités qui permette de favoriser l'innovation, l'investissement, la croissance et l' en1ploi.
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Depuis une trentaine d'années, le niveau des inégalités, de patri moine et de revenus, explose sans que l' on puisse d'une manière rigoureuse en détern1iner les vraies raisons. Personne ne peut sérieusement expliquer les n1otifs de l'écart de plus en plus ver tigineux entre les plus bas et les plus hauts salaires. Le monde est confronté, et c' est une contrainte n1ajeure pour l'équilibre social de nos pays, à une inégalité aussi absurde dans son importance que nouvelle dans l'histoire. Apparue il y a quelques décennies, celle-ci remet radicalement en cause l'organisation sociale dans laquelle les sociétés occidentales ont vécu depuis plus d'un den1i siècle et que l' on a l'habitude d'appeler le fordisme, c'est-à-dire le trio1nphe des classes moyennes. Chacun s'est réj oui de voir naître, dans les pays éinergents, un groupe social très large, aux reve nus stables et satisfaisants, comme chacun s'était félicité, il y a un demi-siècle, d'assister à l'installation d'un groupe social compa rable dans les pays développés. Mais cette situation, son1me toute confortable, a explosé. Deux phénomènes nouveaux, propres à la période unique que nous vivons, se développent de manière simultanée, sans que l'on sache s'ils sont, ou non, corrélés. D'une part, l'écart entre le revenu et le patrimoine caractéristiques d'un citoyen de la classe moyenne n'a de cesse de se cre au regard de ceux d'une petite frange de dirigeants dont le salaire très élevé pern1et de constituer un patrimoine qui aurait été inin1aginable il y a encore quelques décennies. Mais, au même moment, vic tünes ou oubliés de la n1ondialisation, les travailleurs non qua lifiés des pays développés ou ceux non encore intégrés des pays émergents, restent à la marge de la pauvreté, définie comme l'ex trême difficulté à survivre. Nul ne sait d'où naîtra l'un de ces mouven1ents de révolte si fréquents dans l'histoire hun1aine : des
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uns, les exclus, ou des autres,les classes moyennes déclassées ? Une réflexion s'impose : l'urgence à substituer au mythe égalitaire, si bien exprüné par Ford, Roosevelt, Kennedy et les dirigeants européens de l'après-guerre, d'autres principes, égalen1ent struc turants, pour rebâtir et refonder un lien social, compréhensible et accepté à l'échelle mondiale.
INÉGALITÉS ET CROISSANCE : LE RETOUR D'UN VIEUX DÉBAT
Comn1e souvent, il nous faut revenir à Ricardo 1 : « La détermi nation des lois qui régissent la distribution est le problème prin cipal de l' É conomie politique. » Certes, David Ricardo se situe là dans une perspective macroécon omique bien éloignée de la réflexion sur les phénomènes inégalitaires. Il s' agit moins d' évo quer l'impact de la distribution des richesses sur le dynamisme d'une société, comme ce sera le cas tout au long de la deuxièn1e partie du 2oe siècle, que de souligner les bienfaits pour tous de l'ordre existant. Cependant, comprendre à quel point l'idée mê1ne d'inégalités a traversé les siècles est très précieux pour sai sir l'importance de la rupture que constitue l' én1ergence d'une sociale-démocratie omniprésente après le second conflit mon dial et, plus tard, sa remise en cause. l/) QJ
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Il sera rarement tenté, par la suite, d'expliquer la structure inégali taire des revenus, et on se contentera plus souvent de la constater. L'importance de l'individu sera de plus en plus prise en compte et la plus ou n1oins grande inégalité sera définie comme une norme. La liste des auteurs pour lesquels l'inégalité constitue une donnée naturelle, ou une chose bonne en soi, ce que Richard H .Tawney 2 appelle « la religion de l'inégalité », est très longue. Il est cepen dant possible d'y trouver deux fondements essentiels : la croyance dans le caractère naturel de la propriété et celle dans l'inégalité de fait des individus. Bien éviden1ment, ces deux piliers de l'ordre 1 . David Ricardo, Des principes de l'économie politique et de l'impôt, 1 81 7. 2. Richard H.Tawney, Equality, Londres,Allen and Unwin Books, 1964 (1931).
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de toute société apparaissent souvent liés, sauf peut-être pour John Stuart Mill qui pense la propriété privée comme une solu tion parnù d'autres et qui va jusqu'à envisager la linùtation du droit d'hérédité pour se rapprocher du principe de « l'égalité du point de départ 1 » . L'inégalité repose alors, en ce qui concerne les salaires, sur la nécessité de produire, « l'égalité d'attrait » des diffé rents travaux d'une part, mais surtout « le degré de confiance qu'il faut accorder à l'individu » , ce qui reprend l'idée de capacités et de dons inégalement distribués chez les individus.
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L'inégalité naturelle, quant à elle, a un père,John Locke, l'un des pre111iers à lui avoir donné sa légitinùté à travers le droit de pro priété. La propriété qui appartient à tout le monde ne sert, selon lui, les intérêts de personne. « Dans la mesure où chaque ho111111e peut faire usage d'une chose pour en retirer un avantage pratique avant qu'elle ne se détériore, dans cette même mesure il peut, par son labeur, en faire sa propriété 2 . » Jusqu'ici, cette théorie peut apparaître com111e d'inspiration égalitaire pour peu que les capacités de la plupart des hommes soient sinùlaires et que le pro blème de la rareté des sols soit résolu. Mais sans cette seconde condition, la proposition de John Locke apparaît de toute évi dence respectueuse du droit de propriété comme d'un droit naturel. Bien que le travail ait été, à l'origine, le moyen de légiti mer la propriété privée, celle-ci, une fois créée, n'exige pas une réaffirmation continue des droits correspondants par un travail répété. On franchit un pas lorsque l'on se plonge dans les écrits des phy siocrates. Leur conception de l' « ordre naturel » et de l' « inégalité naturelle » est encore plus impressionnante lorsqu'ils font réfé rence au système politique. L'autorité politique n'a d'autre fonc tion que de perpétuer l'ordre naturel et, en particulier, le droit de propriété, droit antérieur à toute loi politique. C'est pourquoi la démocratie est contraire, pour ces mêmes physiocrates, à l'ordre 1 . John Stuart Mill, Principes d'économie politique, t. 1 , Paris, Guillaumin et Cie, 1 873,p. 1 23. 2. John Locke, Two Treatises efGovernment, 1 689.
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social fondé sur la propriété, donc sur l'inégalité. Confier à l'en semble des citoyens le droit de vote pourrait remettre en question l'ordre établi, naturel. Heureusen1ent, la pensée hun1aine, sur ce sujet comme sur bien d'autres, n'est que flux et reflux. Il fallait amender la rigueur du système physiocrate.Adam Smith s'y est employé. Chaque homme a la volonté d'améliorer son sort, certes dans un cadre touj ours naturel et fondamentalement inégalitaire. C'est de cette tendance que naît, selon lui, l'harn10nie. Si, pour les physiocrates, l'ordre naturel est un système à réa liser, pour Smith, il se réalise de lui-même par le j eu constant du facteur psychologique, « ce principe de conservation capable de prévenir et de corriger, à beaucoup d'égards, les mauvais effets d'une économie partiale et même, jusqu'à un certain point, oppressive 1 » . Mais, fidèle à la philosophie naturaliste, il défend une économie de liberté et l'individualisme. La liberté s'impose, selon lui, comme conséquence d'un ordre spontané, naturel et bienfaisant et comme conséquence de l'idée que l'individu est souverainement apte à démêler et poursuivre son intérêt per sonnel. L'inégalité ne peut être que constatée, puisque la pro priété dont elle découle procède de la nature mên1e de l'histoire humaine. l/) QJ
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Mais la pensée d'Adam Smith ne s'arrête pas là. Il a une vision spécifique de son temps et des inégalités « secondes » , nées de l'inégalité naturelle qui découle de la propriété privée. Ces iné galités relèvent soit de la nature même des emplois, soit des res trictions de la concurrence. Car, ce que condamne Smith, ce sont bien les privilèges exclusifs des corporations à l'origine de fortes inégalités. Là se situe son apport : considérer comme pos sible et souhaitable la diminution de certaines inégalités dans la société. Dans le même esprit, la société libérale doit, selon lui, faire tout ce qu'elle peut pour améliorer le sort des plus pauvres. C'est, d'ailleurs, ce qui séparera Smith de ses successeurs, Mal thus, Ricardo, Stuart Mill : la fixation des salaires réels au mini mun1 de subsistance n'est pas, pour lui, une loi inéluctable, en 1 . Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1 7 76.
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particulier si la richesse de la nation s'accroît. Mais le consensus ne se situe pas là. L'idée de l'inégalité dans les capacités des indi vidus vient de loin. L'argun1ent essentiel a été avancé par Platon, celui d'une élite naturelle caractérisée par ses qualités physiques, intellectuelles et morales, et par Aristote, qui justifiait ainsi l'es clavage : « Quand des hommes diffèrent entre eux, autant qu'une âme diffère d'un corps et un hon1me d'une brute, ceux-là sont par nature des esclaves pour qui il est préférable de subir l'auto rité d'un maître. » 1 Les différences de capacités entre les hom1nes sont à la source mên1e de l'inégalité. Faut-il encore y ajouter des accents de modernité, en l'ancrant dans la description heureuse de la société libérale, surtout lorsqu'elle affronte, en cette pre mière moitié du 2 o e siècle, l'utopie socialiste ? C 'est ainsi que Friedrich August von Hayek tente de mon trer l'impossibilité pour une société collectiviste de prendre en con1pte les différences entre individus dans une société socialiste. Il conclut sur l'idée que « les homn1es capables de soupeser cha cun, con1me dans une balance, et d'attribuer, selon leur possibi lité et leur appréciation, aux uns plus, aux autres moins, de tels hon1mes devraient soit descendre de surhommes, soit être soute nus par une terreur surnaturelle » . 2 l/) QJ
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Jusque-là, nous avons évoqué le fondement des inégalités, et non leur relation avec la croissance. Pour traiter cette question, il est nécessaire de faire un détour, et d'évoquer la régulation sou haitable de la société. Ainsi que l'écrit John Kenneth Galbraith, « avec Ricardo et Malthus, la notion de privation générale et de grande inégalité devient une donnée fonda1nentale. L' optinusme de Smith fait place chez eux à un pessimisme profond, résultant de l'idée qu'ils se font des rapports de l'homme avec la nature et de ceux des hommes entre eux 3 ». Malthus est, semble-t-il, à l'origine des justifications de l'inégalité con1ffie régulateur de la société. L'inégalité entraînée par le régime libéral est bénéfique 1 . Aristote, La politique. 2. Friedrich A. Hayek, La route de la servitude, 1944. 3 . John Kenneth Galbraith, L'ère de l'opulence, Paris, Calmann-Lévy, 1 961 , p. 32.
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car elle permet d'an1éliorer le sort d'une partie des individus. Elle entraîne une limitation de la croissance démographique, au contraire d'un régirn.e égalitaire qui réduirait tous les individus à la misère. Seule la conscience et la responsabilité individuelles peuvent mettre un frein à l'augmentation de la population et à la misère dont elle est la cause. L'inégalité est le moyen de prévenir les effets néfastes du développement, à moins que la collectivité ne vienne perturber ce système régulateur par des mesures d'as sistance aux pauvres : « [ . . . ] si les paresseux et les négligents sont placés, en ce qui concerne leur niveau d'existence et la sécurité de leur famille, sur le même pied que les hommes actifs et laborieux, croit-on que chaque individu déploiera cette infatigable activité qui constitue le ressort essentiel de la prospérité des É tats 1 ? » .
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Il y a, dans la défense des inégalités, des accents effrayants qui préfigurent ce qu'en fera un Herbert Spencer, l'homme de la sélection des plus capables, des plus préparés à la vie. Néanmoins, pour Malthus, la disparition de ceux qui ne peuvent subsister, du fait de leurs finances ou de leur famille, permet de maintenir la croissance de la population en relation raisonnable avec celle de la production. À partir de cette sorte d'arithmétique s' est dévelop pée l'idée, non seulement d'une nécessité, 1nais aussi du caractère fondamentalement bon de l'inégalité.Voilà enfin le chemin de la croissance tracé ! Si Malthus suppose que la consomn1ation des personnes employées dans un travail productif ne peut être suf fisante pour engendrer un processus de croissance, en revanche, celle des classes qui peuvent effectivement dépenser le plus - la classe des consommateurs in1productifs - est la seule capable de le faire ! S 'il est souhaitable que la classe ouvrière soit bien payée, il est encore plus important de favoriser le luxe et l'inégalité des fortunes . . . Croissance et inégalités, tel est donc le rapport que Malthus a été le premier à analyser et à propos duquel il a proposé des moyens pertinents, selon lui, pour maintenir la croissance à un niveau satisfaisant. Bien d'autres études porteront sur ce même thèn1e, 1 . Thomas Robert Malthus, Les principes d'économie politique, 1 8 2 0.
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souvent en opposition totale. Avec Kuznets, par exen1ple. Si la réponse de Malthus constitue le premier pas vers une théorie norn1ative de la croissance, dans laquelle l'efficacité écono mique prime sur tout critère de justice, les analyses des géné rations suivantes vont inverser l'ordre des priorités. L'efficacité n'est plus qu'un moyen au service d'une plus grande justice, la plus ou moins grande inégalité devenant la mesure de la valeur d'un système économique. Reste à savoir qui remplit le mieux le cahier des charges : le libéralisn1e ou le socialisme ? Le mar ché ou le plan ? La réponse est évidente pour Frédéric Bastiat. Le développement du capital ne nuit en rien aux intérêts de la classe ouvrière : « À mesure que les capitaux s'accroissent, la part absolue des capitalistes dans les produits totaux augmente et leur part relative diminue. Au contraire, les travailleurs voient aug menter leur part dans les deux sens. [ . . . ] Telle est la grande, i rable, consolante, nécessaire et inflexible loi du capital. » 1 Paul Leroy-Beaulieu s'affirn1e plus optimiste encore : « Le vrai danger de l'avenir des sociétés civilisées n'est pas qu'il y ait trop d'iné galités des conditions, mais qu'il n'y en ait plus assez et que, dans quelques décades, une même uniformité de moyens et de vie produise l'apathie et l'engourdissement. » 2 Le plan trouvera aussi ses défenseurs, dont le plus brillant est Nicolaï Boukharine 3 , tra giquement disparu lors des purges staliniennes. Mais, au-delà de cette controverse, le décor est planté. Les deux points essentiels pour élaborer une théorie de la mesure de l'inégalité économique sont posés : dans quel cadre la placer, quel technique lui donner ? Désormais, l'inégalité est un phénomène objectivable et partie prenante de la théorie de la répartition. La démarche consiste pour les éconon1istes à se pré occuper de l'inégalité hors du commun, celle que la collectivité 1 . Frédéric Bastiat, Harmonies économiques, Paris, Guillaumin, 1 864 (1850). 2. Paul Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses, Paris, Guillaumin, 1 997 (1881). 3. Nicolaï Boukharine, L'économie politique du rentier, critique de l'économie margina liste, Paris , EDI , 1966, avant-propos de Michel Husson, É ditions Syllepse, 2010 ( 1 9 1 4) .
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ne saurait ettre. Reste donc à déterminer ce qui est dispro portionné et inissible vis-à-vis de la société. Les théories de l'inégalité donneront une réponse pern1ettant de juger la pro gressivité ou non d'une société, la bienfaisance ou non de toute action de politique économique, et du domaine dans lequel on peut effectivement parler d'inégalité contre-productive. Les écononiistes vont désormais se ren1ettre au travail sur ce thème au cœur de notre vie en collectivité. Les faits nous ont pris de vitesse. On sentait les prémices d'un retour quasi automatique à ce goût pour une société plus brutale, plus violente, en fait plus inégalitaire. Les extravagances de la finance sont loin d'être inno centes dans cette évolution. La première réponse a été brillante avec l'exceptionnel trio d'économistes français, Thon1as Piketty, Caniille Landais, Emn1anuel Saez.
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Ne nous trompons pas. Nous sommes au début de l'histoire. D 'une certaine manière, cette explosion de la richesse, décom plexée, fascine. En analysant l'explosion des revenus des artistes ou la hausse extravagante de la rémunération des dirigeants des grandes entreprises, François Bourguignon 1 souligne le rôle pré pondérant que j oue la taille d'un public ou d'une institution, taille liée au développement exponentiel des technologies de la com munication et à la nouvelle mondialisation des échanges. Dans le classement établi par Forbes, Madonna se retrouve en 20 1 3 au sommet du classen1ent, avec 1 2 5 nùllions de dollars perçus entre juin 20 1 2 et juin 201 3 . Avec 78, 1 millions de dollars de gains annuels, le golfeur Tiger Woods est le sportif le mieux payé au monde en 20 13. Il en va de même, toujours selon François Bour guignon, des dirigeants d'entreprise. Leur salaire, de plusieurs millions d'euros, s'explique en partie par « des effets d' acquisi tion de rentes d'inforn1ation de la part de ces responsables, ou des effets de contagion ou d'iniitation entre les entreprises » . Le successeur de Steve Jobs voit sa rémunération en 20 1 1 s'éle ver à 378 niillions de dollars. La n1ême année aux États-Unis, le patron d'Oracle, Larry Ellison, perçoit 77 ,6 millions de dollars et 1 . François Bourguignon, La mondialisation de l 'inégalité, Paris, Seuil, 2012.
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Ronald B.Johnson, à la tête de J.C. Penney, 53,3 nlillions de dol lars 1 . Quant à Lloyd Blankfein, le président-directeur général de Goldman Sachs, il perçait, en 201 3 , 23 millions de dollars 2 . Mais la mondialisation est là aussi à l' œuvre. La taille des entreprises est fonction de la conquête de nouveaux marchés et des implan tations hors du pays d'origine. Si bien qu'il n'est pas étonnant, comme le remarque ce n1ême éconon1iste, de voir s'envoler les revenus des vedettes et des chefs d'entreprise des pays émergents.
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On l'a dit, nos sociétés ne vont pas se corriger de leurs excès ins tantanén1ent. Mais les inégalités connaissent une histoire cycli que qui conduit inévitablen1ent, un j our ou l'autre, à des tensions inables et à des rééquilibrages plus ou moins violents. Comn1e en écho à la théorie de la grande stagnation, un retour prévisible à des échelles de rémunération raisonnables apparaît comme la source créatrice d'une nouvelle croissance. Les socié tés ont toujours éprouvé le besoin de s'interroger sur l'inéga lité entre les homn1es. Le 1 9e siècle fut celui de l'inégalité entre classes sociales, le 2oe celui des inégalités entre nations, le 2 1 e doit revenir sur ces hiérarchies économiques déraisonnables qui remettent en cause, de fait, l'efficacité économique. Les avertisse ments pourtant ne manquent guère. Ainsi John Rawls ou Amar tya Sen ont remis au cœur du débat sur l'avenir de nos sociétés l'idée de l'acceptable et du raisonnable : « La justice est la pre mière vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée 3 . » L'une con1me l'autre ne souffre d'aucun con1promis.John Rawls propose de rebâtir un contrat social, à la Jean-Jacques Rousseau, seul à même d'établir des règles de jus tice sociale où le plus haut niveau de liberté se conjugue avec une égalité effective des chances. Il s'agit moins de parvenir à une parfaite égalité entre les individus que d'établir sous quelles conditions les inégalités socio-économiques sont acceptables pour qu'une société puisse être désignée co1nn1e équitable. Les inégalités socio-économiques ne sont acceptables que dans 1 . Classement réalisé par L'Expansion, 26 juin 2012. 2. The Wall Streetjournal, 30 janvier 2014. 3 . John Rawls,A Theory ofjustice, Harvard, HUP, 1 97 1 .
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la mesure où l'égalité des chances est respectée et où elles sont compensées par des bénéfices vers les membres les plus défavori sés de la société. Le sujet est rude, et l'intérêt exceptionnel qu'ont connu les travaux de Rawls et de Sen est là pour prouver que l'on cherche à sortir de la situation actuelle. De son côté, Sen pro pose une vision plus large et plus riche du sujet, du moins pour les économistes. Il appuie sa réflexion sur une catégorie qui va au-delà de la simple égalité des chances et des droits fondamen taux défendue par Rawls : les capabilities. En évitant ainsi soigneu sement l'ornière dangereuse de l' égalitarisn1e, il pose la question du champ des inégalités qui ne peut se résumer à la seule inégalité des ressources entre individus, mais qui doit s'étendre à l' éga lité devant la liberté, à l'égalité des opportunités possibles pour chacun d'atteindre le bien-être. Car la capabilité n'est autre qu'un « ensemble de vecteurs de fonctionnement qui indique qu'un individu est libre de mener tel ou tel type de vie » 1 .
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Il s'agit là d'une égalité réelle dont le ou les champs doivent être trouvés par consensus dans la société. Malgré certaines critiques portant sur la nature n1ême de ces capabilities, celles-ci pern1ettent une hiérarchisation et, par conséquent, le age à l'action. Cet instrun1ent qui peut, sans doute, être capable d'inverser les effets dévastateurs de l' explosion mondiale des inégalités face aux reve nus, à l'éducation, à la santé, etc., ne peut être opératoire que dans la 1nesure où l'on ne revient pas sur le principe de liberté incon ditionnelle. La tyrannie, l'absence d'opportunités économiques, l'inexistence de services publics, l'intolérance, la pauvreté sont considérées con1me autant d'obstacles à la liberté et de mani festations de privation de cette liberté. Si cette approche de la justice con1me égale capacité à agir est aussi novatrice qu' écono miquen1ent utile pour appréhender les inégalités, elle pose aussi un fondement moral en présupposant arrêté un contexte poli tique, économique et social favorable. Le monde d'auj ourd'hui, dans ses con1porten1ents hystériques comme dans sa myopie, en est bien éloigné. 1 . Amartya Sen, Inequality Reexamined, Oxford, Clarendon Press, 1 992.
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LA FIN DU MYTHE ÉGALITAIRE
Nul n'a niieux que Kuznets popularisé le mythe égalitaire. S'op posant aux visions fatalistes d'une société où les groupes sociaux ne cessent de s'affronter, il présente une approche fondan1entale ment positive, où la société est touj ours en progrès, progrès fondé sur une société pacifiée. La « courbe de Kuznets » montre, sur la base de données empiriques depuis la fin du 1 9e siècle jusqu'à la fin de la Seconde Guerre 1nondiale, le lien étroit entre croissance et réduction des inégalités. Trois phases se succèdent en fonction de la croissance du PIB par tête. Les inégalités se creusent dans un pren1ier temps, puis se stabilisent pour dinunuer ensuite.
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Cette courbe décrit, de fait, l'évolution des pays occidentaux jusqu'au milieu des années 1 970 et met en lumière le rôle crois sant, puis définitiven1ent prépondérant, des classes n1oyennes dans l'histoire de ces sociétés. Cependant, la financiarisation de l'économie et la mondialisation accélérées sont venues contre dire l'évolution des décennies précédentes avec la reprise d'une dynan1ique inégalitaire des plus spectaculaires. Ainsi, aux É tats Unis, le centile 1 le plus riche de la population voit décroître ses revenus relatifs de manière significative de la fin de la crise de 1 929 jusqu'au début des années 1 980 pour connaître, depuis la présidence de Ronald Reagan, un retournement brutal, captant en 201 2 près de 20 % du revenu total 2 . Les méthodes et formes de calcul ont beaucoup vane pen dant cette période exceptionnelle de la fin de la crise de 1 929 jusqu'aux années 1 980, les années du triomphe de l'É tat-provi dence. Partout, dans le monde occidental, on assiste, à des degrés divers selon les pays et la période, à l' augn1entation simultanée 1 . Les 1 % des revenus les plus élevés. 2. En 2012, le centile le plus riche de la population aux États-Unis capte 1 9,34 % du revenu total, soit le n1ême niveau que pendant les périodes qui ont précédé la Première Guerre mondiale et la crise de 1 929. En 1 980, il captait 8,18 % du revenu total. Sources : Facundo Alvaredo, Anthony Barnes B. Atkinson, Tho mas Piketty et Emmanuel Saez, The World Top Incomes Database, 2013, consul table sur : http://topincomes.g-mond.parisschoolofeconomics.eu
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des prélèvements obligatoires et des revenus redistribués. La création de flux financiers qui en découle permet à des classes 1noyennes de se développer pour devenir le n1oteur, la référence, de nos sociétés. Cette conception du progrès ne nous a pas quit tés : le progrès mondial s'est identifié, ces dernières années, à celui de l'apparition de gigantesques classes moyennes dans les pays én1ergents. En 2009 1 , les classes n1oyennes représentaient environ 1 ,8 mil liard d'individus, 664 millions en Europe, 525 millions en Asie et 338 millions en Amérique du Nord. Même en Afrique, l'essor des classes moyennes est avéré et a contribué à une hausse signi ficative de la consommation. Le monde progresse au rythme de la croissance de ces nouveaux consomn1ateurs. Et cet essor ne va pas se ralentir. Toujours selon l'OCDE, la classe n1oyenne mon diale era de 1 ,8 milliard de personnes en 2009 à 3,2 milliards en 2020, et à 4,9 milliards en 2030. Cette progression sera parti culièrement forte en Asie, qui devrait représenter en 2030 66 % de la classe moyenne mondiale contre 28 % en 2009, et 59 % de la consommation de ces mêmes classes en 2030 contre 23 % en 2009. Bien sûr, ces projections sont contestables car elles supposent une évolution linéaire et sans heurts de l'économie mondiale. Mais là n'est pas la question. L'incertitude des équilibres sociaux futurs vient du fait que les nouvelles classes moyennes restent vulné rables. Le poids du secteur informel en termes d'emploi, le faible taux de diplôn1és de l' enseignen1ent supérieur et la moindre consommation ne correspondent pas à l'acceptation tradition nelle de « classe moyenne », susceptible de stabiliser une forte consomn1ation intérieure et une croissance pérenne. En Boli vie, au Brésil, au Chili et au Mexique, 44 nùllions de travailleurs des classes moyennes travaillent, rappelle ce rapport 2, dans le secteur informel, soit plus de 60 % de ceux qui la composent !
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1 . Mario Pezzini, « Une classe moyenne émergente >>, Centre de développement de l'OCDE, rapport 201 2 . 2. Mario Pezzini, « Une classe moyenne émergente », op. dt.
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Un chiffre exorbitant qui interdit aux systèn1es de protection sociale d'atteindre ne serait-ce que la moitié de ces travailleurs. Un constat s'in1pose : ces groupes sociaux, baptisés rapiden1ent classes n1oyennes, n'ont guère de ressemblance avec ceux des pays de l'OCDE qui se sont imposés comme un vrai « moteur » du développement de leur pays. Même interrogation de la part d' Abhijit V Banerj ee et Esther Duflo 1 qui ont étudié dans nombre de pays les con1por tements des classes moyennes, leurs façons de dépenser leurs revenus, de gagner leur vie, d'élever leurs enfants, à partir d'un corpus d'enquêtes auprès des n1énages, réalisées dans des pays à revenu moyen ou faible. Le panorama est large puisqu'il regroupe l'Afrique du Sud, la Côte d'Ivoire,le Guatemala, l'Inde,l'Indoné sie, le Mexique, le Nicaragua, le Panan1a, le Pakistan, la Papoua sie Nouvelle-Guinée, le Pérou, la Tanzanie et le Timor oriental. Selon ces chercheurs, comn1e l'avait déjà observé Ernst Engel 2 il y a plus de cent ans, la part du budget dépensée en nourriture diminue avec l'augmentation du niveau de vie tandis que croît celle consacrée aux activités de loisirs et non celle dédiée à l' édu cation . . .
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Mais s'il est un pays pour lequel on a évoqué, parfois un peu rapidement, les cercles vertueux, le développement des classes moyennes, une croissance rééquilibrée et donc pérennisée, c'est bien la Chine. Et, là aussi, le débat fait rage, lancé notam ment par Zhou Xiaohong 3 . Pour ce dernier, la spécificité des classes n1oyennes dans les pays et régions d'Asie de l'Est tient au fait qu'elles ne vivent absolument pas un quotidien proche de leurs homologues américains. Les raisons en sont nombreuses, notan1illent le manque de terres arables. Zhou Xiaohong définit la classe n1oyenne chinoise selon trois critères : bénéficier d'un 1 . AbhijitV Banerjee et Esther Duflo, "What Is Middle Class about The Middle Classes around The World?", TheJournal efEconomie Perspectives, (22)2, 2008. 2. Ernst Engel, « Die Lebenskosten Belgischer Arbeiter-Familien früher und jetzt », International Statistical Institute Bulletin, vol. 9, 1 895, pp. 1 -74. 3. Zhou Xiaohong, Survey ef the Chinese Middle Glass, Beijing, Social Sciences Academic Press, 2005.
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revenu mensuel d'au moins 5 000 yuans, travailler en tant que propriétaire, gestionnaire ou technicien dans des entreprises ou des institutions publiques et posséder un diplôme universi taire. Mais, pour lui, la société chinoise contemporaine offre peu de vraies opportunités de développement personnel à cet immense groupe social. Celui-ci est enfermé entre des extrêmes de richesse et de pauvreté dans un pays qui perd ses repères tra ditionnels et nourrit des attentes extrêmement fortes auxquelles ce monde en évolution rapide ne pourra sans doute pas répondre. D 'où une immense frustration et le sentin1ent de ne pas posséder les mêmes standards que la classe moyenne occidentale dont ce groupe social n'a absolument pas les mêmes conditions de vie. De fait, le sentin1ent donunant reflète une grande fragilité. Très endettés en raison des prix de l'immobilier, vivant dans la hantise de perdre leur travail, ces fe1nmes et ces hommes doivent peut être faire face à l'angoisse de la faiblesse de leur protection sociale. D 'où cette question, bien impertinente : la classe moyenne chinoise n'est-elle pas qu'un mythe ? Cette interrogation nous an1ène à la question de la répartition des fruits de la croissance : « Il sen1ble que les bénéfi c es de la croissance annuelle du produit intérieur brut de 1 0 % sur les trente dernières années ont échu à une élite minoritaire [ . . . ] . Bien que la croissance ait été béné fique pour l'ensemble des citoyens chinois, les inégalités de salaire ont explosé 1 . » Si bien que l'on pourrait soutenir l'idée que la Chine a, dans son développement économique, sauté l'étape du fordisn1e que les pays occidentaux avaient connue après la Seconde Guerre mondiale, la structuration de la société autour d'une classe n1oyenne solide, et qu'elle soit ée directement à un n1odèle de croissance exceptionnelle accon1pagnée d'une distribution très inégalitaire de la richesse. Le phénomène est très surprenant en lui-même, mais y aurait-il dans cette logique de développement une sorte de modèle plus général que bien d'autres pays pourraient connaître ?
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1 . Nan Chen, « Chine : le mythe de la classe moyenne », Problèmes économiques, n° 3052, 2012.
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Bien entendu, la diversité des situations, la spécificité de chaque zone du monde peut rendre cette question bien naïve, mais l'im pact d'une n1ondialisation accélérée dern.eure vraisen1blable. « L'une des choses que l'on remarque auj ourd'hui en Afrique, c'est le nombre de propriétaires de téléphones portables : 7 1 % des adultes au Nigeria, par exemple, 62 % au Botswana et plus de la n1oitié de la population du Ghana et au Kenya, d'après une étude de Gallup de 20 1 1 » 1 , d'après Calestous Juma. Un constat très révélateur des curiosités de notre époque : l'usage de ces télé phones a augn1enté plus vite depuis 2003 en Afrique que par tout ailleurs dans le n1onde. Un simple rattrapage certes, mais peut-être aussi le signe de l'émergence d'une classe n1oyenne en1bryonnaire. Que représente-t-elle entre la très importante population pauvre qui vit avec moins de 2 dollars par j our et la petite élite, là comme ailleurs, très riche ? Les chiffres ne sont pas connus, mais une chose est sûre, elle ne ressen1ble en rien à celle des pays développés ou émergents. On peut évaluer que son revenu moyen annuel se situe entre 1 460 et 7 300 dollars 2 sur l'ensemble de l'Afrique subsaharienne. Mais il y a beaucoup plus. Le chercheur fonde ce discours nouveau sur l'impact déter minant du développen1ent dén1ographique et économique de l'Afrique pour la croissance mondiale du 21 e siècle. Ce ne sont pas là de simples spéculations d'économiste. Les grandes chaînes de distribution, comn1e Walmart, qui ont commencé à s'in1plan ter sur le continent, marquent une vraie confiance dans l'impul sion éconon1ique que peut offrir cette classe moyenne naissante africaine. Selon certaines prévisions 3 , la conso1nmation devrait quasiment doubler en dix ans, après la longue stagnation des décennies précédentes. On pourrait aisén1ent croire qu'il s'agit là de la parfaite illus tration de la vision kuznetsienne. Après une forme d'esclavage 1 . Calestous Jurn.a, « Le nouveau moteur de l'Afrique », Problèmes économiques, n° 3052, octobre 201 2. 2. Calestous Juma, « Le nouveau moteur de l' Afrique », op. cit. 3. McKinsey Global Institute, Lions on the Move:The Progress and Potential ofAfri can Economies,juin 2010.
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moderne, basé sur la mise au travail des populations venues de la campagne, si bien décrit par Leslie T. Chang 1 , l'augmentation du niveau de vie pour des centaines de millions d'individus se traduirait par l'acquisition de logements, de voitures, en un mot illustrerait la consommation traditionnelle des classes moyennes européennes des années 1 960. Mais la nouveauté n'est pas là. Elle réside dans le fait que, simultanément, naît une infime minorité d'individus extrêmement riches, où se mêlent politiques, entre preneurs, groupes familiaux, parfaitement décrits par Chrys tia Freeland 2 . Selon elle, les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres dans le nlonde n'ont jamais été aussi importantes et sont loin d'avoir fini leur progression. Elle observe, dans les pays éinergents, l ' ascension fulgurante d'une nouvelle élite qui a capté les richesses dans un É tat de droit encore balbutiant, et qui se livre à une compétition sans merci, si bien illustrée en Russie ou en Chine. Certes, cela a aussi été le cas au cours de ces deux derniers siècles d'industrialisation. Mais la force politique d'une sociale-démocratie don1inante a rééquilibré le système très rapi den1ent, jusqu'à auj ourd'hui. Va-t-on assister à une dissémina tion, certes extrêmement diversifiée, de ce modèle ? Ce serait un extraordinaire renversement de l'histoire. Le pire n'est jamais sûr. Le Brésil 3 était aussi un bel exemple de l'essor très rapide d'une classe très riche au cours des deux der nières décennies. Une minorité côtoyait une extrême pauvreté, avec un indice de Gini de 0,61 , ce qui signifie que 1 % des plus riches possédaient 1 3 % des revenus des nlénages. Mais au regard des multiples affaires de corruption ayant touché les anciennes élites et afin d'éviter des conflits d'intérêts non arbitrés par le poli tique, Luis Inacio Lula da Silva mit en place entre 2003 et 201 1
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1 . Leslie T. Chang, Factory Girls: From Village to City in a Changing China, Spiegel & Grau, 2008. 2. Chrystia Freeland, Plutocrats:The Rise ofthe New Global Super-Rich and the Fa/[ efEveryone Else, Penguin Books, octobre 2012. 3 . Moses N. Kiggundu, « La lutte contre la pauvreté et le changement social pro gressif au Brésil : enseignements destinés aux autres >>, Revue internationale des sciences istratives, vol. 78, 2012.
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une batterie de politiques de redistribution des richesses, en s'ap puyant sur la vertu des institutions. Cette expérience en matière de lutte contre la pauvreté et de changement social maîtrisé et accepté vient nous prouver qu'il n'y a pas de fatalité dans l'his toire humaine. Malgré tout, l'analyse mondiale des inégalités de revenus nous rappelle que l'élargissement incroyable des revenus ne se limite pas à un phénomène de croissance très rapide de pays émergents, même si nous avons émis l'hypothèse audacieuse que cette évo lution pouvait décrire un « post-fordisme mondial » . Qui n'a pas pensé que la crise de 2007 aurait pu entraîner un ralentissen1ent de ce phénomène ? Rien n'est plus faux. Les inégalités se sont amplifiées, sans tenir compte de la crise 1 . Auj ourd'hui, près de la moitié des richesses mondiales est détenue par 1 % des plus riches, 99 % de la population mondiale se partageant l'autre moi tié. L'inégalité moyenne du revenu du travail et du capital 2 des pays de l'OCDE a progressé de 1 ,4 point entre 2007 et 2010 3 . Ajoutée à l'augmentation des inégalités de revenus constatées auparavant, cette évolution marque peut-être pour ces pays le niveau maxin1un1 d'inégalités acceptable.
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On a toujours tendance à considérer que les phénon1ènes sont de courte durée, de nature conj oncturelle, presque accidentelle. C'est le cas de notre perception de l'accroissement des inégali tés. Mais peut-être s' agit-il d'une logique propre à la dynanuque d'une période ? Alors, aucun événement sur les marchés, aucune récession ne pourrait la ren1ettre en cause. C'est la raison, vrai semblable1nent, pour laquelle cette évolution ne s'est pas arrêtée du fait des sauts de la conjoncture. L'inégalité du revenu marchand a augmenté davantage au cours de ces trois dernières années que pendant les douze années précédentes pour les pays de l'OCDE !
1 . Oxfam, Enfinir avec les inégalités extrêmes, rapport,janvier 2 0 1 4. 2 . Autrement dit, le revenu marchand. 3 . OCDE, « La crise amoindrit les revenus et retentit sur les inégalités et la pau vreté », résultats issus de la Base de données de l'OCDE sur la distribution des revenus, mai 2013.
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Et, faut-il s'en étonner, cette croissance a été particulièrement soutenue dans des pays qui ont connu les plus fortes baisses du revenu n1archand n1oyen, l'Irlande, l'Espagne, l'Estonie, le Japon et la Grèce en tête. Le rôle, structurel ou non, des inégalités dans la croissance mon diale est revenu au cœur du débat des économistes. La critique de la théorie de Kuznets par Thomas Piketty 1 en donne la meilleure illustration. Doit-on, pour autant, donner raison à Marx et faire des Trente Glorieuses une exception dans l'histoire du capita lisme ? C'est effectivement laisser entendre que l'explosion des inégalités n'est pas un phénon1ène cyclique n1ais un phénomène de long tern1e, à n1ême d'hypothéquer dangereusement la cohé sion des sociétés et le développement de l'économie. Mais c'est aussi abandonner trop rapiden1ent notre histoire post-Seconde Guerre mondiale, les succès de la sociale-dén1ocratie et ettre, un peu vite, que cette dernière est morte à cause de son incapa cité à gérer la con1plexité de nos sociétés auj ourd'hui. Cependant, l'influence de la théorie de Kuznets reste considé rable de nos j ours. Comme le fait remarquer Thomas Piketty, il s'agit du premier travail approfondi sur les inégalités réalisé à par tir de données statistiques ( 1 9 1 3 - 1 948) . Les deux sources sont les déclarations de revenus issues de l'impôt fédéral sur le revenu instauré aux É tats-Unis en 1 9 1 3 et les estimations du revenu national de ce pays établies par l' écononuste, résultats publiés par Kuznets en 1 9 53 2 . Il en propose,!' année suivante, une version plus édulcorée, plus optin1iste 3 , point de départ de sa célèbre courbe . De fait, Piketty va propager le feu dans cette théorie qu'il qualifie d' « enchantée » . Il montre ainsi que ce sont les deux conflits mon diaux et les crises économiques et politiques qu'ils ont engen drées qui sont à l'origine de la décroissance des inégalités. Ce
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Thomas Piketty, Le capital au 2 1 e siècle, Paris, Seuil, août 2013. 2. Simon Kuznets, Shares of Upper Income Croups in Income and Savings (« La part des hauts revenus dans le revenu et l'épargne »), NBER, working paper, 195 3 . . 3 Simon Kuznets, Economie Growth and Income Inequality (« Croissance écono nuque et inégalité du revenu »), inAmerican Economie Review, (45) 1 , mars 1 955.
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premier dén1enti au caractère inéluctable du « sentier de crois sance équilibré » de Kuznets n'est pas sans conséquence sur l'in terprétation de l'explosion des inégalités contemporaines ou des effets des déséquilibres sur les n1archés de la finance, du pétrole ou de l'immobilier. Comme le dit encore Piketty, au vu de ces profondes transformations, « il serait absurde [ . . . ] de supposer par principe que la croissance est naturellement "équilibrée" à long terme » . L'optimisme de Kuznets a vécu. Mais ce qui est vrai pour les revenus l'est peut-être encore plus pour les patrimoines et touche également l'Europe. Début 20 1 0, les résultats pour la sont édifiants 1 . L' heure est, là aussi, à la concentration croissante du patrimoine. Si les 1 0 % des ménages les n1ieux dotés possèdent près de la n1oitié du patrimoine brut total, les 1 % les plus riches détiennent individuellement plus de 1 ,9 million d'avoirs. Un chiffre à mettre en relation avec celui du patrimoine des 1 0 % des ménages les moins dotés, un avoir déclaré de 2 700 euros pour chacun, soit collectiven1ent moins de 0, 1 % du patrimoine total. Au Royaume-Uni, les 1 % les plus riches possèdent autant que les 55 % les plus pauvres. Les inégalités de patrimoine sont, de fait, beaucoup plus marquées que celles des revenus.Et c'est d'ailleurs dans la ville de Londres que l'on trouve la plus forte concentration de milliardaires dans le n1onde 2 . l/) QJ
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Le constat est encore plus frappant aux États-Unis 3 . Jamais les inégalités n'ont été aussi importantes depuis les années 1 920. Le patrimoine moyen des 7 % d' Américains les plus riches - ils sont 8 millions à posséder plus de 836 000 dollars - a augn1enté entre 2009 et 201 1 de 28 %, ant à près de 3,2 nullions de dol lars . Le reste de la population, c'est-à-dire l'immense majorité des ménages américains, a, en revanche, vu son patrin1oine baisser, 1. 2. 3.
Hélène Chaput, Kini.-Hoa Luu Kim, Laurianne Salembier,Julie Solard, « Les inégalités de patrimoine s'accroissent entre 2004 et 2010 », Insee Première, n° 1 3 80, novembre 201 1 . D'après une étude du Sunday Time (samedi 1 0 mai 2014) . Richard Fry et Paul Taylor, "An Uneven Recovery, 2009-20 1 0. A Rise in Wealth for the Wealthy; Declines for the Lower 9 3%", Pew Research Center, avril 20 1 3 .
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de 4 % précisément. En moyenne, ils possédaient donc en 201 1 moins de 1 34 000 dollars, soit 24 fois moins que leurs conci toyens aisés. Les 8 millions d' An1éricains les plus riches, qui ne représentent donc que 7 % de la population totale, possédaient à eux seuls en 201 1 non plus 56 % de la richesse du pays, comme en 2009, mais 63 % ! La raison ? Les plus fortunés détiennent surtout des titres boursiers, alors que le reste de la population possède en priorité des biens immobiliers. Les premiers n'ont cessé de grim per, tandis que le prix de la pierre s' est effondré de 25 % à 30 % en raison de la crise imn1obilière. Nous avons tous is depuis longtemps que le rôle de l'É tat-providence, le grand régulateur du dispositif, est de cor riger de telles évolutions. Les opinions divergent sur les niveaux de transfert, n1ais non sur les principes. Con1ffie l'a prédit Fran çois Ewald 1 , le système mis sur pied il y a un demi-siècle est à bout de souille pour des raisons évidentes. Il est aujourd'hui trop important pour être géré de manière efficace ; il n'est pas adapté à prendre en charge les problèmes actuels, allant du chômage de masse aux coûts de la dépendance. Il continue à fonctionner, par fois utilement, parfois en gaspilleur, sans autre perspective que la gestion de transferts de plus en plus importants, comme cela a été le cas durant les toutes dernières années. Si la crise a ses gagnants - certes peu nombreux -, elle a surtout ses perdants. Selon l'OCDE 2, le revenu disponible des inénages a été moins affecté que le revenu marchand grâce aux transferts sociaux en espèces et à l' évolution des impôts sur le revenu. En période de récession, c'est une évidence, le non1bre de personnes ayant droit à des prestations sociales augmente. Mais au début de la crise, en 2008 et 2009, un certain non1bre de pays membres de l'OCDE a amplifié ce mouvement de transferts pour rendre plus dynamique la den1ande et contrecarrer les baisses de revenu des
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1 . François Ewald, L'État-providence, Paris, Grasset, 1 986. 2. OCDE, « La crise amoindrit les revenus et retentit sur les inégalités et la pau vreté », résultats issus de la base de données de l'OCDE sur la distribution des revenus, mai 2013.
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ménages. Ces transferts publics ont augmenté dans tous les pays de la zone, à l'exception de la Turquie, entre 2007 et 2010. É vi den1n1ent, les pays les plus touchés par la crise ont été les prenùers à organiser de tels n1ouven1ents publics en faveur de la croissance du revenu disponible. Pourtant, ces mesures reposent sur des hypothèses d'homogé néité des populations qui ne correspondent plus à la réalité. Tant sur le plan des prélèvements que des redistributions, les remises en cause et les arbitrages des flux financiers publics à mettre en œuvre ont révélé des conflits nouveaux entre chômeurs struc turels et insiders, remettant en question le tissu des liens sociaux datant des cinquante dernières années. Le problème est souvent envisagé sous l'angle quantitatif : on cherche et on trouve des solutions techniques à travers la baisse des charges et des res sources nouvelles. En , en Allemagne, au Royaume-Uni, au Japon ou aux É tats-Unis, les dépenses sociales publiques sont ées de 5 à 1 5 % à plus de 25 % du PIB. Mais le suj et est loin d'être épuisé car la seule stabilisation des charges liée à la protec tion sociale ne permet pas d'éviter les questions de dépendance, de santé, de retraites. Et s'interroger sur ces dépenses, c'est ouvrir la boîte de Pandore, évoquer la formation initiale, mais également la formation professionnelle, le « reste à charge » , etc. l/) QJ
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L'É tat-providence aura beaucoup de mal à se transformer de lui mên1e, à in1aginer de nouvelles formes d'intervention, de régula tion et de gestion. D 'où l'intérêt de réflexions théoriques globales et prospectives comme celle de Gosta Esping-Andersen 1 , un des pren1iers à avoir dénoncé le rôle destructeur, n1ais difficilen1ent évitable, de l'économie post-industrielle sur les compromis à l' œuvre dans les É tats-providence européens. Le problème est d'autant plus ardu que les évolutions en cours, comme le vieillis sement de la population, les nouvelles inégalités, mais aussi l'en trée massive des femmes sur le marché du travail, supposent de nouvelles interventions. Il faut donc repenser l'É tat-providence et substituer à l' É tat « infirmier » , réparateur ou « indemnisateur » , 1 . Gosta Esping-Andersen, Trois leçons sur l'État-providence, Paris, Seuil, 2008.
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un É tat « investisseur » plus à même de résoudre les nouvelles questions sociales posées par la société post-industrielle.
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En réalité, l' É tat-providence tel qu'on le connaît est daté : enfant ou père du fordisme, il a comn1e objectif de soutenir et relan cer la croissance grâce à son in1pact sur l'économie, la création d'emploi, le soutien à la consommation, la libération de l' épargne de protection. Au-delà de cette logique partagée, trois grands modèles d'É tat-providence, plus ou moins généreux, révèlent de profondes différences de nature : le modèle scandinave social-dé mocrate, le n1odèle libéral des pays anglo-saxons et le n1odèle conservateur et corporatiste des pays d'Europe continentale. Cette typologie établie par Esping-Andersen peut nous aider à déceler les forces et faiblesses de chaque modèle : ce qui peut être transforn1é, ce qui doit être abandonné, et sous quelles condi tions. Esping-Andersen propose ici une démarche très stimulante, un nouveau paradign1e propre à faire face aux nouveaux risques des sociétés contemporaines. Cette « perspective dynan1ique » se propose d'intervenir très en amont en plongeant les indivi dus dès la petite enfance dans cette société de la connaissance émergente. La question se pose non plus en termes de coûts, mais en termes d'investissements permettant la création de richesses dans le futur. La seconde exigence est de favoriser l'emploi des fen1n1es et leur égalité avec les hommes. De ces « révolutions » pourront naître de nouvelles ressources qui, par exemple, per mettraient de financer les retraites tout en maintenant l'équité intergénérationnelle et une répartition juste à l'intérieur d'une même génération. On le voit, la réflexion devient très prospec tive : il ne s'agit plus d'effectuer un rééquilibrage financier, mais de profondes transformations sociales. Ce qui suppose des choix politiques fondamentaux. C 'est à la clarification de ces choix que s'est consacré André Mas son 1 . Il livre trois pistes qui correspondent à trois conceptions 1 . André Masson, « Trois paradigmes pour penser les rapports entre les généra tions » , in .Jean-Hervé Lorenzi et Hélène Xuan (dir.), La face au vieillisse ment : le grand diji, Paris, Descartes & Cie, 2013.
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du social et, au-delà, à trois « idéologies » parmi lesquelles il nous faudra choisir. L'enjeu ? Une sortie, par le haut, de cet É tat-provi dence qui sen1ble condamné. Pour cet écononùste, selon que l' on privilégie les marchés, dans la tradition d'un John Locke, l' État, à la suite de Jean-Jacques Rousseau, ou les familles, en se rappro chant là de Thomas Hobbes, ce sont bien trois pensées rivales du social qui s'affrontent : le libre agent, l'égalité citoyenne, le multi-solidaire. La théorie du libre agent implique de favoriser le retrait de l' É tat-providence, critiqué pour ses largesses impro ductives, et, paradoxalen1ent, la production d'inégalités propres à remettre en cause la cohésion sociale. Le second scénario, l' éga lité citoyenne, propose de réorienter les transferts, dans le cadre d'un É tat-providence inchangé dans sa taille, vers des « dépenses actives » au profit des jeunes et des nouveaux risques. Le scéna rio du paradigme multi-solidaire souhaite renouveler le contrat social en le fondant sur un pacte intergénérationnel créant des liens et des réciprocités entre les générations. Imaginer une syn thèse entre ces trois scénarios relève du rêve et tel n'est pas notre propos. Il s'agit de dessiner trois pistes possibles pour répondre aux défaillances, n1ortelles, de l' É tat-providence actuel et nous pern1ettre de choisir.
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LA SOCIÉTÉ PATRIMONIALE CONTRE LES CLASSES MOYENNES
Le verdict de Chrystia Freeland 1 est sans appel. Dans les années 1 970, 1 % des plus riches Américains représentaient 1 0 % du revenu national. Aujourd'hui, 0, 1 % réalise à eux seuls plus de 8 %. Si les riches sont de plus en plus riches, la classe moyenne, et moyenne supérieure, se désespère de ses revenus qui stagnent. Ce schisme entre riches Américains « pro-business, pro argent » et super-riches est, selon elle, « une n1enace bien plus incendiaire que l'idéalisme anti-establishment d'Occupy Wall Street » . Cette nouvelle ploutocratie ne trouve pas sa légitimité 1 . Chrystia Freeland, Plutocrats: The Rise of the New Global Super-Rich, Penguin Books, octobre 2012.
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dans ce que Chrystia Freeland appelle la méritocratie. Elle tient plus d'une dynamique clanique, donc dangereuse, avec une ten dance certaine à se jouer du droit pour échapper à l'in1pôt, asseoir ses positions hégémoniques et se reproduire de génération en génération. Pour Chrystia Freeland, cette forme de capitalisme « féodal » sonne la fin du capitalisme tel qu'il était défendu, repo sant sur des valeurs de nlérite, de fair-play dans la compétition, et ouvert aux nouveaux entrants et aux audacieux.
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La société d'auj ourd'hui fait face à des enjeux fondamen taux sur la question du lien entre démocratie et inégalités, ce que Daron Acemoglu, Suresh Naidu, Pascual Restrepo et James Robinson nous rappellent opportunément 1 . La démocra tie peut être capturée par certaines élites car elle bouleverse la répartition du pouvoir de jure au sein de la société. Mais les iné galités ne sont pas de l'ordre de la seule répartition du pouvoir de jure. Elles sont aussi du ressort de sa répartition de facto. Les personnes dont le pouvoir de jure décline tentent de garder le contrôle du processus politique en gagnant davantage de pouvoir defacto. Elles sont poussées à contrôler l'application locale des lois, mobiliser des groupuscules armés privés ou nlettre la main sur le système de partis. La démocratie doit aussi faire face à des insti tutions dejure - des partis politiques - ou à des menaces émanant defacto de l' élite tentée par la fuite des capitaux et l'évasion fiscale. Une contradiction ultin1e porte sur la possibilité d'un lien positif entre inégalités et régimes démocratiques : les régimes autocra tiques peuvent être davantage incités que les autres à nlettre en place des politiques égalitaristes pour maintenir la paix sociale et éviter ainsi tout conflit social. L'apport des auteurs est alors, à par tir de données empiriques, de montrer con1ment la déinocratie augmente les inégalités dans les sociétés où il est difficile d' accé der à la propriété terrienne, capture interprétée comme celle du processus décisionnel politique par les grands propriétaires ter riens. Les auteurs constatent également que la démocratie accroît 1 . Daron Acemoglu, Suresh Naidu, Pascual Restrepo,James Robinson, "Demo cracy, Redistribution and Inequality", NBER, working paper, n° 1 9746, décembre 2013.
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les inégalités par la taxation lorsque la classe moyenne est relative ment riche. Ces conclusions vont dans le sens d'une démocratie autorisant les classes moyennes à bénéficier d'une redistribution des revenus au détriment des pauvres.Acemoglu et ses coauteurs rejettent ainsi l'idée que la démocratie mène nécessairement à un déclin uniforme des inégalités.
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D 'autres liens existent, qui semblent condamner les classes moyennes. Tyler Cowen 1 en propose peut-être la vision la plus pessimiste. Pour lui, les perspectives pour les classes moyennes des pays riches sont plutôt sombres. Il imagine ainsi leur extinc tion aux É tats-Unis, comprin1ées entre des riches toujours plus riches et plus nombreux et des pauvres un peu moins pauvres, mais touj ours plus non1breux eux aussi. Le propos au centre de la réflexion de Tyler Cowen porte sur la polarisation de la société entre des gagnants, entre 1 0 et 1 5 % de la population, des per sonnes maîtrisant le numérique et confiants dans leur avenir d' insiders, et les perdants, que des n1achines intelligentes peuvent remplacer, qui se sentent inutiles et sans initiative au regard de leurs revenus qui stagnent ou baissent. Pour Cowen, l'effritement des classes moyennes et la croissance des inégalités dans des pays vieillissants ne vont pas dans le sens d'une émeute, mais d'une sorte d' « hébétude » . Au fond, la perspective n'est pas neuve. Il s'agit de l'annonce récurrente de catastrophes sociales liées au progrès technique, dont l'automatisation et la robotisation pous sées à leurs plus hauts niveaux. C'est donc la fracture numérique qui est à l' origine de la fracture sociale, se traduisant par la relé gation d'une grande partie de la population américaine dans des territoires péri urbains, isolés des centres de décision. Condamnée à la frugalité, cette population excentrée ne peut guère compter sur les progran1n1es sociaux pour la sortir de son statut de seconde zone. On n'est pas loin ici de la description de Hannah Arendt dans Condition de l'homme moderne 2 d'une société qui se dirige vers l'inertie totale et l'absence d'action. 1 . Tyler Cowen, Average is over, PoweringAmerica Beyond theAge efthe Great Stagna tion, Dutton Adult, 2013. 2. HannahArendt, Condition de l'homme moderne, 1 958.
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Pour tenter de saisir l'ensemble de ces mouvements qui affectent notre modèle social prévalent, il faut ajouter un concept clé qui est celui de la société patrimoniale. Michel Aglietta 1 est le pre mier à repérer, dès les années 1 970, dans les évolutions du capi talisme, cette transformation majeure qu'est l'émergence d'un capitalisme patrimonial. Cet économiste, dont la réflexion se nourrit aussi bien de l'histoire que de l'anthropologie, met en lunùère le age d'un paradign1e éconon1ique à un autre : celui du capitalisme fordiste à un capitalis1ne de type patrimonial. Mais de quoi s'agit-il ? Au sens propre, il s'agit pour lui d'un boulever sement de l'entreprise remettant le pouvoir désormais aux mains des actionnaires et non plus entre celles des dirigeants. Le boule versement touche aussi le mode de rémunération, qui se réalise désorn1ais largen1ent sous forme de capital, et le mode de finan cement, puisque le recours aux nlarchés financiers est privilégié face au crédit.
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La question de la répart1t1on du pouvoir, par périodes, entre actionnaires et managers n'est pas neuve et se retrouve chez Adolf Berle et Gardiner Means 2 . Pendant trente ans, on a jugé qu'une nouvelle loi du capitalisme s'était instaurée, celle de la captation du pouvoir par les dirigeants. Les implications ont été majeures, puisque la rémunération de ces derniers était évidem ment liée à la croissance, donc à l'investissen1ent, donc à l'emploi. La première ren1ise en cause de cette logique, qui paraissait éter nelle, fut le développement du private equity associant les fonds d'investissen1ent et des dirigeants sur un temps relativen1ent court. Le capital patrimonial va bien au-delà. Il se traduit dans les faits par le privilège donné au court terme au détriment du long tern1e. L'entreprise est désormais perçue comme un produit financier. Or, cette vision financière de l'entreprise, la pression exercée par les actionnaires pour maximiser la rentabilité à court terme, ou encore la rémunération des dirigeants fondée sur le capital, empêchent la « bonne » prise de décision du management, 1 . Michel Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, Paris, Calmann-Lévy, 1 976. 2. Adolf Berle et Gardiner Means, The Modern Corporation and Private Property, Transaction Publishers, 1 932.
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linlÏtent les investissements et nuisent ainsi à la stratégie de long terme nécessaire au développement de l'entreprise. Si la question de l' origine du pouvoir dans l'entreprise s'est sou vent posée, c'est la prenlÏère fois que l'on constate la préférence absolue de l'actionnariat pour le court ternie et la valorisation des capitaux engagés. N'oublions pas que le 1 9e siècle fut celui du capital actionnarial vertueux, décrit par Max Weber 1 , où le profit était fondamentalen1ent destiné aux réinvestissements. On trouve vraisemblablement dans cette nouvelle histoire l'origine du sous-investissement, déjà évoqué dans les pays occidentaux et le manque de perspectives engendré par nos sociétés.
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Quel est le moteur de cette société patrin1oniale ? Une réponse en est donnée par Thomas Piketty dans son analyse de la pro priété du capital. Néanmoins, la concentration du capital, repar tie à la hausse ces dernières années, est bien loin d'avoir retrouvé ses records du début du 2oe siècle. Ainsi, pour prendre l'exemple du Royaun1e-Uni, la part du décile supérieur dans la propriété du capital est ée de 90 % en 1 9 1 0 à 65 % dans les années 1 970 (la part du centile supérieur est ée de 70 % à 25 %) , puis est remontée à 70 % au début des années 2010. L'explica tion est sin1ple : elle tient à l'existence d'une classe moyenne qui détient environ un tiers du patrimoine national. Cette spécificité européenne est à l'origine, toujours selon Piketty, de l' optin1isme des Trente Glorieuses et de la difficulté à accepter depuis 1 980 le possible ralentissement du progrès social. La conclusion de Piketty est la suivante : l'hyperconcentration du capital des socié tés de l'Ancien Régime ou du 1 9e siècle est liée à une croissance faible, à un taux de rendement du capital plus élevé que le taux de croissance. David Boyle 2, quant à lui, en donne une description très concrète. Il dresse le tableau d'une classe inoyenne anxieuse face aux 1 . Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Librairie Plon, 1 964 (« Die Protestantische Ethik und der "Geist" des Kapitalismus », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, 1 905). 2. David Boyle, Broke: How to Survive The lvliddle- Class Crisis, Fourth Estate, 2014.
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difficultés très objectives à devenir propriétaire, à envisager l' ave nir de ses enfants, mais aussi de sa retraite. C'est bien le futur qui est à l'origine de ces peurs, n1ên1e si le présent reste une course d'obstacles avec des revenus qui stagnent. Toutes les conditions sont réunies pour une forme de « déclassement » : l'inadaptation du système éducatif, la polarisation du marché du travail et l' esca lade des prix in1mobiliers. On retrouve là, dans un cadre plus politique, ce jeu nouveau, cette logique inconnue qui définit la croissance que nous allons connaître dans cette société patrimoniale. D 'une certaine manière, Aglietta comme Stiglitz répondent à l'éternelle ques tion de la relation complexe entre inégalités et croissance. Pour Joseph Stiglitz 1 , l'explosion des inégalités a un coût, d'abord économique. L'instabilité vient d'une demande en berne, sauf endettement qui met en péril l'équilibre financier des ménages. Elle vient surtout des riches qui, gagnant toujours plus, épargnent plus, et pèsent en faveur d'une politique de déréglementation et de moindres dépenses publiques pourtant indispensables à l' éco nomie des pays. Enfin, ces rentiers sont, par nature, un frein à la croissance. Mais le coût de la montée des inégalités est aussi politique. Elle pousse en effet à l'abstention électorale et, au-delà, au discrédit de la classe politique par ceux qui se sentent exclus ou sur le point de l'être. Elle signe aussi la place de plus en plus in1portante de l'argent dans la politique et le poids des riches à faire er leurs intérêts particuliers pour l'intérêt général.
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Stiglitz a-t-il raison ? Nul ne le sait. Pour notre part, le doute n'est pas permis. Les classes moyennes ne seront pas sans réagir, se révolter. Les innombrables scandales liés à l'argent caché, aux paradis fiscaux, ne peuvent qu'entretenir la colère,jusque-là ren trée, et le sentiment qu'il y aurait une sorte de caste, très minori taire, et intouchable. Gabriel Zucn1an 2, dans son enquête sur les
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1 . Joseph Stiglitz, The Price efInequality: HowToday's Divided Society Endangers Our Future,WW Norton & Company, 201 3. 2. Gabriel Zucrnan, La richesse cachée des nations. Enquête sur lesparadisfiscaux, Paris, Le Seuil, 2013.
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paradis fiscaux, évoque ces villes et ces pays, synonyn1es d'une sombre réalité, où la fraude fiscale d'une minorité d'ultra-riches s'opère au détrin1ent du plus grand non1bre. 5 800 n1illiards d' eu ros seraient dissimulés à Zurich, Hong Kong, aux Bahamas, aux îles Caïmans, au Luxembourg . . À elle seule, la Suisse gérerait 1 800 nulliards d'euros essentiellement non déclarés, dont plus de la n1oitié appartiendrait à des Européens. Zucman n1ontre que l'évasion fiscale est d'abord organisée via des réseaux de proxi mité, ce qui ne lui interdit pas d' en1prunter la route de la mondia lisation financière. L' Allen1agne (200 n1illiards d' euros) , la ( 1 80 nulliards d'euros) et l'Italie ( 1 20 milliards d'euros) seraient les trois clients principaux de la Suisse. En général, ces « clients » eraient d'abord par les îles Vierges britanniques pour cacher leur identité et placeraient ensuite leurs avoirs dans des fonds suisses ou luxembourgeois. Les 5 800 milliards d'euros détenus sur des comptes situés dans les paradis fiscaux sont une estima tion basse selon l'auteur, qui penche plutôt pour un montant de l'ordre de 8 000 milliards d'euros, dont 80 % seraient dissimulés. .
LES INÉGALITÉS AU CŒUR D'UN NOUVEAU CONFLIT
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La montée inexorable des inégalités depuis plusieurs décennies a-t-elle j oué un rôle dans l'émergence de la crise de 2007 ? Le débat a été relancé et certains économistes avancent qu'elle en est la cause directe. Michael Kuniliof et Romain Rancière 1 , écono mistes du FMI, ont même tenté, avec quelque succès, de modé liser ces phénomènes en les rapprochant de ceux, similaires, de la crise de 1 929. Se pencher sur cette dernière pern1et de n1ettre en lunuère le rôle trop méconnu des inégalités. Les deux économistes soulignent une similitude entre les périodes précédant les crises de 1 929 et de 2007 : la forte aug mentation des inégalités de revenu et du ratio dette/ revenu des 1 . Michael Kumhof et Romain Rancière, « Endettement et inégalités », Finances & Développement, décembre 2010.
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ménages. D 'où la question légitin1e de savoir si les phénomènes sont liés. « Quand - comme cela s' est produit dans les deux cas les riches prêtent aux pauvres et à la classe moyenne une grande part de leurs revenus supplén1entaires, et quand les inégalités de revenu augmentent pendant plusieurs décennies, le ratio dette/ revenu s'élève assez pour faire augn1enter le risque d'une crise grave. » Et c'est bien le cas pour les deux périodes étudiées. Le ratio dette/revenu a doublé de 1 920 à 1 932 comme de 1 983 à 2007 . L'étude n1enée par ces économistes n1ontre aussi qu'en 1 983 le ratio pour la tranche de 5 % des n1énages les plus riches était de 80 % et de 60 % pour le reste de la population. Vingt-cinq ans après, le retournement est spectaculaire : il était de 65 % pour les 5 % les plus riches et de 1 40 % pour les 95 % restants. D'autres explications ont été données. Certains ont dénoncé une politique monétaire laxiste, d'autres, une libéralisation financière outrancière. Mais un économiste co1nn1e Raghuran1 Rajan 1 soutient que la crise est le fait d'un processus à long terme. L'iné galité croissante de revenu a fait pression sur le politique qui a j oué la carte du crédit facile, favorable à la den1ande et à la créa tion d'emplois malgré la stagnation des revenus. l/) QJ
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Michael Kumhof et Romain Rancière ont modélisé les liens entre inégalités de revenu, endetten1ent et crises : « Notre modèle con1porte plusieurs nouveautés qui reflètent des faits empiriques décrits [ . . . ] . D'abord, les ménages sont divisés en deux groupes de revenus : les 5 % du dessus de l'échelle de répartition des reve nus (qualifiés de "détenteurs du capital") , dont la totalité des revenus provient du rendement du stock de capital et des intérêts de prêts ; et les 95 % restants (les "travailleurs") , qui reçoivent un salaire. Ensuite, les salaires sont déterminés par négociation entre les deux groupes. Enfin, tous les ménages se préoccupent de leur niveau de consommation, mais les détenteurs du capital se préoccupent aussi du montant de capital physique et financier 1 . Raghuram Rajan, Fault Lines: How Hidden Fractures Stil/Threaten the VVorld Eco nomy, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 2010.
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qu'ils possèdent. Par conséquent, quand leur revenu augn1ente aux dépens des travailleurs, ils l'affectent à une triple hausse de la conson1mation, de l'investissement physique et de l'investis sement financier. Ce dernier consiste en une hausse des prêts aux travailleurs, dont la consommation représente initialement jusqu'à 7 1 % du PIB, soit suffisamment pour soutenir la produc tion de l' éconon1ie 1 . » Après un choc durable sur la répartition des revenus en faveur des détenteurs du capital, ceux qui travaillent baissent leur consom mation tout en en1pruntant pour con1penser cette baisse, ce qui fait grimper leur ratio dette/revenu. Cet endetten1ent n'est pos sible que par le surcroît de revenu disponible prêté par les déten teurs du capital. Cette hausse de l'épargne au sommet et celle des emprunts de la majorité atténuent l'inégalité de la consom mation au regard de celle des revenus. Cette évolution conduit à renforcer les services d'intermédiation, soit un doublement de la taille du secteur financier, mais l'endettement accru de la classe moyenne génère une fragilité financière et un risque de crise persistante. « Quand elle se produit effectivement - au bout de 30 ans, suppose-t-on ici -,les ménages sont défaillants sur 1 0 % de l'encours des prêts, et la production baisse brutalement, comme on l'a vu pendant la crise financière américaine de 2007-08 2 . » l/) QJ
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Sans suivre totalement Ron1ain Ranci ère et Michael Kuniliof, on ne peut que prendre très au sérieux ce cri d' alarn1e, que reprend d'ailleurs à son compte Robert Reich 3 pour qui la concentra tion des richesses entre quelques-uns rin1e avec la concentration du pouvoir. Sa charge est violente.Jamais dans l'histoire des É tats Unis, dénonce-t-il, l'argent du 1 % des plus riches n'a autant financé les campagnes électorales, joué sur les médias et inter dit les réformes nécessaires. En 1 928 comme en 2007, 1 % des
1 . Michael Kumhof et Romain Rancière, op. cit. 2. Michael Kumhofet Romain Ranci ère, op. cit. 3. Propos recueillis par Philippe Coste et publiés en décembre 2013. Consultable sur :www.lexpress.fr/ actualite/ monde/ amerique-nord/robert-reich-les americains-doivent-partager-la-richesse_l 303125.html
L'irrésistible explosion des inégalités
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An1éricains détiennent 23 % des revenus, un record qui trouve une issue dans un krach boursier, détonateur d'une récession brutale. Les années 1 920 conune les années 2000 sont marquées par des inégalités de revenus telles que les classes moyennes n'ont d'autre solution, pour éviter le déclassement, que de s'endetter massivement. Les économistes ont-ils des solutions à proposer ? Pour Michael Kun1hof et Romain Rancière, on pourrait in1aginer un désendettement organisé. Une autre solution serait de rééva luer les revenus des travailleurs, pour qu'ils se désendettent pro gressivement. Le ratio dette/revenu serait alors immédiaten1ent impacté par une baisse due à la hausse des revenus, et le risque d'endettement suivi d'une crise écarté. Mais les politiques salariales, dans le cadre de la n1ondialisation, sont à la baisse. Redéployer l'impôt sur les revenus du travail vers celui sur les rentes économiques concernant la terre, les res sources naturelles, la finance, est un exercice qui soulève bien des problèmes, tant il s'agit de deux « ordres » différents. Cependant, le pouvoir de négociation des travailleurs est à prendre en compte pour, peut-être, éviter les conséquences potentiellement désas treuses de nouvelles crises financières que les tendances actuelles laissent présager. l/) QJ
Faut-il s'inspirer, à l'inverse, du regard pessimiste de Paul Col lier 1 , lorsqu'il imagine un monde en difficulté n1ajeure, avec ce milliard d'individus prisonniers de ce qu'il appelle des « trappes » conda1nnant une large partie de la population mondiale à se révolter à un moment donné ? Là encore, nul ne peut le pré voir. Mais le risque est grand de voir l'histoire se répéter, dans un monde devenu si irrationnel et si incompréhensible que non seu len1ent les exclus, n1ais également les classes n1oyennes, anciennes ou nouvelles, n'en acceptent plus les règles du jeu.
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1 . Paul Collier, The Bottom Billion: Why the Poorest Countries are Failing and What Can Be DoneAbout It, Oxford University Press, 2007.
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Un monde de violences
Les conflits époont des formes différentes selon les zones géo graphiques. Populisme et rejet de l'autre dans les pays développés, instrun1entalisation de conflits religieux dans non1bres de pays én1ergents, le tout légitimé par des positions ultraconservatrices à la Robert Kagan. Tout est en place pour que cette mécanique infernale de la concentration des pouvoirs financier, économique et idéologique aux mains de quelques-uns, dans le monde entier, hystérise un jour les divergences d'intérêts.
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Chapitre 4 Le choc de la désind ust ria lisation
La crise, pour la plupart des observateurs, débute en 2007 et connaît depuis sept ans de multiples péripéties. Certains espèrent sa fin pro chaine, d'autres suggèrent des analyses qui conduisent à différentes propositions de politique économique.Le seul quasi-consensus porte sur sa dénonrination : celle d'une crise financière.Telle n'est pas notre vision. Bien entendu, la finance tient un rôle non négligeable, mais il s'agit fondamentalement d'une crise de l'économie réelle. La crise est née,selon nous,des transferts massifS d'activités entre 1 995 et 2005 des pays développés vers des pays qui allaient, de ce fait, devenir ce qu'on appelle aujourd'hui les pays émergents. Jamais jusque-là on n'avait connu un tel phénomène de désindustrialisation des pays riches et de soumission à court tern1e au diktat du consonm1ateur occidental, très tenté par le moindre coût des objets de consommation ou d'inves tissement courants. C'est l'époque où l'on rappelait à l'envi qu'une heure de travail chinoise coûtait 40 fois moins 1 cher que celle d'un
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1 . Source : US. Bureau of Labor Statistics. En 2002, le coût du travail industriel s'élève à 27,36 dollars par heure aux É tats-Unis, à 23,53 dollars par heure en Europe, et à 0,60 dollar par heure en Chine.
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Un monde de violences
An1éricain ou d'un Européen de même qualification. Ce niiracle devait être exploité rapidement sans que l'on réfléchisse trop aux conséquences, c 'est-à-dire le prix à payer pour la prise en charge des nouveaux chômeurs. Celle-ci allait entraîner une explosion des dépenses de protection sociale et, surtout, la désarticulation d'une économie mondiale que la brutalité de ce choc, inconnu jusqu'alors, ne pouvait que provoquer. C'est ce que l'on a appelé les délocalisations.
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Le terme n1ême de délocalisation est an1bigu. Toute in1planta tion d'entreprises ou d'usines dans des pays émergents est-elle le signe d'une délocalisation ? Celle-ci se linute-t-elle aux transferts d'activités qui viennent se substituer aux activités préalablement existantes sur le territoire d'un pays développé ? Ce débat ternii nologique a peu d'intérêt au regard de la mécanique inédite qui s'est n1Ïse en œuvre sur un très court laps de temps, principalement sur la période située entre 1 995 et 2005 et qui a conduit à ce que des pans entiers d'activités des pays développés soient réimplan tés dans des pays émergents. Ce mouvement, spécifique de la fin du 2oe siècle, ne s'est pas liniité à la forte réduction de la part de l'industrie dans la plupart des pays de l' OCDE et à la destruction de millions d'emplois non qualifiés dans ces mên1es pays. Il a conduit à la désindustrialisation, prise au sens d'une perte de substance des activités globales dans cette zone du monde. Cette perte est essen tielle : elle a retiré à l'Occident le leadership exercé tout au long des deux derniers siècles, un Occident désormais convaincu que l'avenir lui sera moins favorable. Le mouvement en lui-même était vraisen1blablen1ent inéluctable, mais pas forcément dans cette configuration qui portait en germe les déséquilibres de l' écononiie mondiale que nous avons connus et que nous connaissons touj ours. En fait, la désindustrialisation n'est rien d'autre que le triomphe du court terme, de la consomn1ation ou de la finance, comme ce fut le cas de la Grande-Bretagne au début du 2oe siècle qui choisit de sacrifier son industrie au profit de la place financière de Londres. Les résultats sont connus et soulèvent la difficulté pour les pays concernés, non plus de la production, mais de la créa tion. Il s'agit là du quatrième trait caractéristique de l' éconon1Ïe
Le choc de la désindustrialisation
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mondiale en gestation ; cette quatrième contrainte est peut-être la plus lourde. Elle est vraisemblablement au cœur de la diffi culté qu'ont les Occidentaux à rebondir, notamment sur le n1ar ché du travail pour les États-Unis, et à surmonter le fait qu'une croissance, même solide, n'entraîne quasiment nulle part un vrai rééquilibrage du marché du travail. C 'est la raison pour laquelle un nouvel espoir s'incarne dans le mot « réindustrialisation » qui réapparaît un peu partout, et aux É tats-Unis en particulier, dans ce souci explicite de retrouver le goût du développement et la capacité de produire. L'objectif de ce chapitre est de montrer à quel point les mouvements qui eurent lieu à la fin du 2 oe siècle ont été sous-estimés et expliquent assez largement nos difficultés actuelles. Ils pern1ettent de comprendre le ralentissement de la mondialisation telle que nous la connaissons depuis vingt ans et qui se traduit par de moindres investissements directs dans les pays émergents. L'Amérique arrivera-t-elle, à partir d'une énergie peu chère, à reconstruire une industrie ? Espérons-le, mais rien n'est sûr, même si par là ce pays illustre le souhait légitime de reprendre le contrôle de son destin économique.
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Mais ne serait-ce pas là, aujourd'hui, qu'illusions ? Mondialisation non contrôlée, conflits entre nations déclinantes et les autres, tenta tive avortée d'une gouvernance mondiale . . . En un mot, nul ne sait, ni mên1e n'imagine, ce que pourrait être la gestion coordonnée d'une économie mondiale soumise à de moindres déséquilibres.
1 995-2005 : DÉSINDUSTRIALISATION ET DÉLOCALISATIONS
Pour les économistes, la crise est d'abord un concept avant d'être une réalité maudite. C'est le lieu du conflit, de l'ambiguïté des théories, des ruptures profondes, de l'irréversibilité du temps, de l'apparition de nouveaux systèmes. Ceux qui rêvent d'une seule et unique explication en font une simple pathologie. D'autres, moins nombreux, y voient un instant privilégié, celui de l'appa rition de l'incertain, de nouvelles forn1es de la régulation écono mique, de règles sociales différentes.
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Un monde de violences
Un clivage fondan1ental divise les courants de pensée. Pour les uns, il ne s'agit que de fluctuations plus prononcées que les pré cédentes, des « turbulences » ; pour les autres, il s'agit d'une vraie rupture, une version subversive au regard de la pensée dominante, qui condamne l'ancien appareil de régulation, incapable, mécani quement, de ramener le système autour de sa valeur d'équilibre. Mais toute pensée, n1ên1e révolutionnaire, rej oint lors de la crise suivante la cohorte des recettes déjà essayées ou censées l'avoir été. C'est le cas du keynésianisme qui, le temps d'une génération, est é du statut de vraie rupture à celui de sin1ple théorie des cycles. Il n'y a pas une annonce de plan de relance qui n'ait été qualifiée de « keynésienne » . Mais deux questions fondamentales se posent. Cette crise est-elle intrinsèque1nent liée à la mondia lisation ? Autrement dit, est-elle due à une modification des rap ports de force entre pays développés et pays émergents ? Dans le cas où l'origine de la crise serait bien située dans cette confronta tion, comment rétablir les équilibres entre les parties, tant pour le commerce proprement dit que pour les taux de change, les trans ferts de technologie, la maîtrise des chaînes de valeur ajoutée ?
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Les délocalisations recouvrent, en fait, une réalité complexe. Au sens strict, les transferts d'activité, c'est-à-dire une entreprise qui déplace son usine, représentent une toute petite partie de la ques tion. D 'autres éléments se combinent les uns aux autres. D 'une part, les pays du Nord voient leur avantage se déplacer vers les ser vices qui représentent l'essentiel de leur PIB auj ourd'hui. C'est, par exemple, le cas de l'Allemagne, ce que l' on dit fort peu. D'autre part, l'émergence des pays du Sud se traduit nécessairement par le recul des parts de marché du Nord dans le comn1erce mon dial. Le Nord détient auj ourd'hui une part plus petite du gâteau, mais celui-ci est devenu plus grand. L'Europe accuse un moindre recul,jusqu'à la crise, que les É tats-Unis ou le Japon. Enfin, en ce qui concerne les délocalisations, que ce soit pour les É tats-Unis ou le Japon, le fait 1najeur est le déplacement de la production vers les pays à bas salaires, comprenant une large part du secteur des technologies. L'Europe, moins présente dans ce don1aine, a donc été bien n1oins touchée. Mais, depuis une dizaine d'années,
Le choc de la désindustrialisation
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elle a développé son propre mouven1ent de délocalisations à l'in térieur de l'Union européenne, de l'Ouest vers l'Est. Notre compréhension de la crise est liée à ces mouven1ents. Ce transfert massif d'activités ne pouvait que conduire à une sortie du marché de l' einploi de milli ons de travailleurs non qualifiés dans les pays de l'OCDE et à une pression extrên1ement forte sur le niveau de leur rémunération. C'est alors que l'on observe une formidable tension sur le niveau de revenus des couches salariées. Pour déer cette contrainte, deux solutions vont être apportées de part et d'autre de l'Atlantique par les gouvernements respec tifs. L'une va consister à favoriser l'accroissen1ent insensé du crédit, ce qui conduira à un endetten1ent incontrôlé des particuliers et sera à l'origine de la crise de l'immobilier américain. L'autre va augn1enter sensiblen1ent les transferts sociaux permettant ainsi de maintenir une légère croissance du pouvoir d'achat des mêmes travailleurs non qualifiés. Mais, là, l'effort ne sera pas le même puisque cette politique débouchera sur le développement non maîtrisé des déficits publics. Comme toujours en économie, c'est l'ampleur des chocs qui crée l'événement. Les chiffres reconstitués qui rendent compte des transferts d'activités de 1 995 à auj ourd'hui sont éloquents et expriment clairen1ent les difficultés actuelles. l/) QJ
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La première illustration de ce phénomène n1ontre que, pour les pays développés et les pays émergents, la valeur ajoutée industrielle d'un pays par rapport à la valeur ajoutée industrielle du monde va bruta lement changer de localisation. Nos calculs reposent sur l'agrégation d'un nombre linuté de pays, mais choisis parmi les plus importants. Pour les pays occidentaux : États-Unis, Japon, , Allemagne, Royaume-Uni, Canada et Italie. Et pour les pays émergents, l'agré gation de six pays en1blématiques, auxquels on a adj oint l'Australie, le maillon le plus intéressant entre les deux mondes. Ce qui donne la liste suivante : Chine, Inde, Brésil, Corée du Sud, Mexique, Indonésie et Australie. Le mouven1ent est d'une telle ampleur au regard des autres périodes de délocalisations, notan1ffient celle des années 1 970, qu'il n'y a aucun doute sur le caractère exceptionnel et unique de ce phé nomène. La seconde mondialisation est là, sous une forn1e spécifique qui donne à la localisation des lieux de production le rôle pre1nier.
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Part de la valeur ajoutée de l'industrie à l'échelle mondiale (pays développés et pays émergents)
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Sources : Banque mondiale el les auteurs.
Ce mouven1ent a touché tous les pays occidentaux, y compris l'Allemagne. Du côté des pays émergents, l'analyse s'est focalisée
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sur la Chine, mais là aussi c'est tout un monde qui a bénéficié du transfert d'activités le plus massif qui ait jamais eu lieu. Très naturellement, ce mouvement de délocalisation s' est accom pagné d'une inversion des flux de n1archandises qui s' est très net tement accélérée à partir de 1 995. Tout est en place pour une toute nouvelle phase de développement de l' économie mondiale. La Chine est entrée 1 dans l'OMC, !'Organisation mondiale du con1n1erce. Même si cette description sen1ble sin1pliste, la répar tition des activités tout au long de la chaîne de notre mondialisa tion est beaucoup plus complexe que par le é. La rupture est si nette qu'on peut la considérer comme fondatrice d'un nouvel ordre éconon1ique mondial. Pour le meilleur et pour le pire. Part des exportations de marchandises à l'échelle mondiale
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Économies développées
Sources : Conférence des Notions unies sur le commerce et le développement et les auteurs.
Mais les délocalisations se traduisent aussi par des transferts de capitaux importants. La notion d'IDE (investissements directs à l'étranger) est co1nplexe. Il est nécessaire, en effet, de faire des dis tinctions que l' on ne prend touj ours pas en compte. La première concerne les opérations de fusions-acquisitions du capital social. 1 . Le 1 1 décembre 200 1 , la Chine devient le 1 43e membre de l'OMC.
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Un monde de violences
C'est cette catégorie qui nous intéresse tout particulièrement. La seconde repose sur les prêts entre maison mère et filiales, ou entre filiales d'un mêrn.e groupe. On parle ainsi de special purpose entities. La troisième distinction porte sur les investissen1ents greenfield, l'implantation de filiales nouvelles à l'étranger, avec de nouveaux moyens de production et des créations d'emplois. Enfin, il y a les investissements immobiliers et les bénéfices réinvestis à l' étran ger. On mélange là les choux et les carottes. Mais, malgré ces différentes statistiques, les IDE peuvent éclairer une tendance. Les chiffres depuis les années 1 980 montrent un mouvement d'une ampleur sans précédent. Flux sortants et stocks d'investissements directs à l'étranger (IDE) en dollars à prix courants et taux de change courants, en milliards
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Stock IDE sortant des économies développées - Flux IDE sortant dans le Monde - Flux IDE sortant des économies développées
I Stock IDE sortant des économies en développement
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Sources : Conférence des Notions unies sur le commerce el le développement el les auteurs.
À partir des années 1 980, les flux sortants d'investissements directs étrangers provenant des pays développés deviennent à proprement parler gigantesques, et atteignent, en 2008, plus de 1 600 milliards de dollars. On pourrait cantonner ce mouvement mondial de désindus trialisation à un simple problèn1e d'efficacité productive et de changen1ent de structure de conson1ffiation s'il n'y avait pas de
Le choc de la désindustrialisation
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très lourdes conséquences sur l' en1ploi. Il est loin le temps où Paul Krugman pouvait écrire : « Il n'y a rien à voir. )) Les transfor1nations, violentes, du n1arché du travail ne sont pas, évidenîment, le simple résultat du progrès technique qui est tout sauf exogène. Les firmes répondent à la concurrence du Sud en faisant de l'in novation défensive. « Du fait de l'existence de rentes nîonopolis tiques pouvant être détruites par l'inîitation dans des pays à bas salaires ou l'innovation dans des pays du Nord, [ . . . ] l'ouverture au commerce international peut engendrer l'adoption d'innova tions biaisées vers le travail qualifié pour protéger l'existence de ces rentes 1 . )) Pour bien mesurer l'impact sur l'emploi, il est donc nécessaire de distinguer ce qui relève des évolutions globales, comme la mon tée en puissance de la Chine, et ce qui relève à proprement parler des délocalisations. D 'où la grande prudence dans le manie ment des chiffres qui permettent d'appréhender l'impact de la concurrence conîmerciale internationale sur l'emploi industriel français. Le volume annuel moyen d'emplois industriels détruits aurait été de l'ordre de 7 1 000 emplois entre 1 980 et 2007. Par ailleurs, il semblerait que la concurrence internationale soit res ponsable de 39 % des pertes d'emplois sur la période 1 980-2007, et de 45 % des pertes sur la période 2000-2007 .Tous ces chiffres 2 sont à prendre avec précaution, 1nais sont l'indice d'un effet qui ne vient que confirmer et tenter de quantifier l'évidence.
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En réalité, le raisonnement doit reposer sur l'occupation, sur l' « offshorabilité )), ainsi que sur la situation de l'entreprise. Si la chance sourit à un salarié, c'est que son occupation n'est pas délocalisable et que son entreprise marche bien. Il ne s'agit pas là d'un problème d'emplois perdus, mais plutôt d'une question de salaires. Et ceux qui, nîalchanceux, doivent changer d'emploi,
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1 . Mathias Thoenig et Thierry Verdier, « Innovation défensive et concurrence internationale », Économie et Statistique, n° 363-364-365, 2003. 2. Lilas Demmou, « Le recul de l' emploi industriel en entre 1 980 et 2007. Ampleur et principaux déterm.inants : un état des lieux », Économie et statistique, n° 438-400, 2010.
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Un monde de violences
seront déclassés en termes de salaires. La littérature a cherché à repérer le vrai déclassement qui est celui des travailleurs déplacés du fait de la délocalisation et, plus largen1ent, de la concurrence internationale. D'autres travaux 1 ont n1ontré que les délocalisations vers des pays à bas coûts ont favorisé la compression des salaires américains pour les travailleurs déplacés. Ils montrent, évidenunent, que les délocalisations vers des pays à bas salaires sont associées à une baisse de l'emploi industriel aux É tats-Unis, mais également, et ceci est plus intéressant, que les salaires des travailleurs qui restent dans le secteur industriel sont en général positiven1ent affectés par les délocalisations. Toujours selon ces travaux, la plupart des effets négatifs de la mondialisation sont le résultat de la pression à la baisse des salaires des travailleurs qui quittent l'industrie pour des emplois dans l'agriculture ou dans les services, pression qui se répercute sur les salaires américains globalement.
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En conclusion, si l'on prend les données du Bureau internatio nal du travail, on retrouve sans surprise le même n1ouven1ent décroissant sur la part que constituent les emplois industriels dans les pays développés depuis les années 1 970, ce qui permet d'ailleurs de relativiser le regard très négatif porté sur l'industrie française. En effet, si, en 1 970, la part de l' emploi industriel repré sentait en n1oyenne 28 % des en1plois pour l'ensemble des pays concernés, ,Allen1agne, Royaume-Vni,Japon, É tats-Vnis, elle ne représente auj ourd'hui plus que 1 4 %, soit une diminution de près de la moitié. Baisse d'emplois dans l'industrie, baisse des salaires, voilà ce qui caractérise ce mouvement, même s'il faut prendre cette descrip tion avec précaution, tant sont différentes les situations des pays, des secteurs, des entreprises, des individus.
1 . Avraham Ebenstein, Ann Harrison, Margaret McMillan, Shannon Phillips, Why are American U0rkers Getting Poorer? Estimating the Impact of Trade and Ojfshoring Using the S,juin 2009.
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Part des emplois industriels parmi l'ensemble des emplois
- Pays développés : , Allemagne, Royaume-Uni, Japon, États-Unis Sources : Bureau international du travail, lnsee et les auteurs.
Comment articuler cette mutation si profonde avec ce que nous avons déjà vu, le ralentissement du progrès technique et le vieil lissement ? Y a-t-il une modification de la structure même de la production et de la consommation ? l/) Q) 0 '- > w lJ) ..-1 0 N
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Il s'agit en fait de savoir si un phénomène de désindustrialisation, à l'échelle mondiale cette fois-ci, va se produire dans les décen nies à venir, ce qui ne serait pas sans conséquences sur l'emploi, la productivité et le commerce mondial. Cette question n'est pas innocente car de nombreux indicateurs montrent que ce phé nomène est déjà à l' œuvre 1 . Toute l'histoire des années à venir se trouve peut-être décrite dans ce mouvement. PatrickArtus, le premier à avoir soulevé le problème, considère que plusieurs facteurs structurels expliqueraient cette baisse durable du poids de l'industrie dans le monde. Tout d'abord, il y a une forte hausse du niveau de revenu à l'échelle mondiale, ce que montre le 1 . Patrick Artus, «Y a-t-il des raisons profondes, non conjoncturelles, pour les quelles le monde se désindustrialiserait ?, Éco Hebdo, Recherche économique, n° 1 , Natixis, 3 janvier 2014.
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Un monde de violences
PIB par habitant qui, entre 1 995 et 201 3, augmente de 35 %. Cette hausse pourrait expliquer un transfert de la demande de l'industrie vers les services, provoquant ainsi une hausse des prix plus in1por tante des services que celle du secteur industriel. Il suffit, pour s'en convaincre, de constater que l'indice du secteur manufacturier n'a augn1enté que de 1 7 % au moment même où l'indice du secteur hors n1anufacturier augmentait de plus de 7 5 %. Ensuite, on peut avancer l'hypothèse que ce phénomène de désindustrialisation mondiale pourrait avoir deux origines. D'une part, la hausse rela tive des prix des inatières premières, qui impliquerait ipsofacto une offre industrielle décroissante.D'autre part,l'accélération des nou velles technologies favoriserait toute forme de dématérialisation. Et n'oublions pas le vieillissement démographique. Structurelle ment, une société vieillissante consomme davantage de services. La réindustrialisation, tant évoquée, tant souhaitée, ne pourra certainement pas être la pâle copie de ce qu'ont été les systèmes productifs des deux derniers siècles. LA TENTATION DE LONDRES
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Pourquoi s'intéresser à l'histoire industrielle de la Grande-Bre tagne ? 1 Pour cette raison simple qu'elle raconte de manière exem plaire ce qu'est un mécanis1ne nonnal, inévitable et, peut-être, positif de la désindustrialisation lié à l'ouverture des échanges. Mais, au cours de ce 1 9e siècle, la Grande-Bretagne s'est désengagée pro gressiven1ent du secteur de l'industrie au profit de la place finan cière et, par-delà, de sa prédonunance économique mondiale. C'est au cours de la seconde inoitié du 1 9e siècle que ce pays se fait rattra per, puis plus tard déer, par les É tats-Unis alors que ce mouve n1ent n'avait rien de fatal. Garder en tête l'histoire industrielle de la Grande-Bretagne pern1ettrait d'éviter, aujourd'hui, un phénon1ène de répétition avec son cortège de conséquences néfastes, dans un parallèle immédiat avec la montée en puissance des pays émergents. 1 . Ce age s'inspire du rapport du Conseil économique d'analyse : Lionel Fontagné et Jean-Hervé Lorenzi (dir.), Désindustrialisation, délocalisations, La Documentation française, 2005.
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C'est que l' Angleterre, par son ouverture nial maîtrisée ou, plus exactement, poussée à l'extrême, y a laissé son avance technolo gique. Ce syndrome frappera-t-il l' ensenîble des pays industria lisés ? Reprenons le cas anglais. Si la date exacte de la première révolution industrielle anglaise reste touj ours un sujet de contro verse entre les écononîistes, cette période conîmence probable ment au 1 8e siècle pour s'essouffler aux alentours de 1 870- 1 880, pendant la Grande Dépression.Au cours de la seconde moitié du 1 8e siècle, le rythme des innovations s'accélère. Aux innovations de « procédés » de fabrication s'aj outent de nouveaux nîatériaux, tels que les « indiennes », tissus importés des Indes qui seront bientôt directement fab riqués en Grande-Bretagne. L'industrie textile, les nîines de charbon et de fer, les industries nîécaniques, nîachines à vapeur, métiers à tisser, et cette innovation « domi nante » qu'ont représentée les chemins de fer vers 1 830-1 840, constituent un réseau de secteurs moteurs. Ils exercent de très forts effets d'entraînement sur l'ensemble de l'économie.
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Au final, la Grande-Bretagne bénéficie à cette époque d'une posi tion tout à fait particulière. Berceau de la révolution industrielle, elle conserve cette position dominante pendant près d'un demi siècle, en raison d'une faible diffusion technologique liée aux moyens limités de communication de l'époque, aux difficultés à se déplacer, à comnîuniquer, à échanger et à la protection de bar rières tarifaires contraignantes. Mais surtout, entre 1 790 et 1 820, la Grande-Bretagne préserve son avance technologique grâce à un protectionnisnîe tous azimuts. En 1 820, s'enclenche alors ce que nous appelons la « tentation de Londres » . Bien qu'ayant construit sa puissance sur une stratégie défensive, la Grande-Bre tagne procède à une ouverture mal maîtrisée de son écononue, laissant ses suiveurs prendre rapidement un avantage co1npétitif. Or, en 1 820, ce pays représente encore 2 1 % de la production industrielle mondiale, contre 10 % pour l'Allemagne, 1 3 % pour la et 5 % pour les É tats-Unis. Grâce à sa supériorité dans les trois techruques au centre de la première vague d'indus trialisation - machines textiles, sidérurgie au coke et machine à vapeur -, elle profite pleinement de l'ouverture comnîerciale
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Un monde de violences
dans un preniier ten1ps. Mais, dans un second ten1ps, les entre prises continentales réagissent et cherchent à attirer les contre1naîtres et ouvriers anglais par des hauts salaires, surtout dans la sidérurgie et la construction. Les gouvernements français et alle mands multiplient en effet les initiatives pour donner une forte impulsion aux transferts de technologies. Le réseau de cheniin de fer allen1and, quasi inexistant en 1 850, va rattraper celui de la dès 1 860 et celui de la Grande-Bretagne à partir de 1 880 1 . Dès 1 840, la Grande-Bretagne ne cherche plus à empêcher l'ex portation de ses technologies. Les rencontres entre ingénieurs se 1nultiplient. Les grandes écoles en et en Europe ont déjà formé une génération de scientifiques et de techniciens d'un niveau au n1oins comparable à celui de leurs homologues bri tanniques, capables de n1ettre au point et d'utiliser les technolo gies standardisées. On constate aussi à cette époque une inflexion dans la politique d'innovation anglaise. Dès 1 850, la primauté technologique de l' Angleterre est battue en brèche par les É tats Unis et l'Europe continentale. Il suffit de recenser, comme l'avait fait Paul Bairoch, le nombre d'innovations technologiques déve loppées par les trois grands pôles économiques pour réaliser ce glissement incroyable de la première puissance économique et politique du monde, en quelques décennies seulement. l/) QJ
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Nombre d'inventions technologiques importantes répertoriées Grande-Bretagne
Europe continentale
États-Unis
1 770- 1 799
32
23
3
1 800- 1 8 1 9
20
7
6
1 820- 1 839
22
13
10
1 840- 1 859
12
17
16
1 860- 1 879
1 1
18
12
1 880- 1 899
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21
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Source : Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l'histoire économique, Lo Découverte,
1 . PatrickVerley, La révolution industrielle, Paris, Gallim_ard, 1 997.
1 995.
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La Grande Dépression, n1ême si elle touche durement toute l'Europe, a pour conséquence la remise en cause définitive de l'hégéinonie de l'économie anglaise. Il est vrai que, du point de vue des facteurs internes, la Grande-Bretagne ne renouvelle pas ses équipements et technologies dans les secteurs moteurs de la révolution industrielle, ne possède pas la source d'énergie de la seconde révolution industrielle, c'est-à-dire le pétrole, et n1anque cruellement de métaux. Enfin, elle investit très peu dans les indus tries de pointe, comme la chimie ou l'électricité, dont elle juge le développe1nent lent et hasardeux. Le système technique tradi tionnel de la première révolution industrielle s'efface après 1 8 7 0 pour faire apparaître les nouveaux secteurs leaders de la seconde industrialisation, l'acier et l'électricité. Contrairen1ent aux É tats-Unis, à l'Allen1agne ou à la , la Grande-Bretagne ne semble pas percevoir le danger que peut représenter une ouverture sur le monde dont les effets seraient n1al contrôlés, notamn1ent sur la baisse des prix et la perte de contrôle de la technologie. Cette prise de conscience se traduit par une politique inadaptée, à l'encontre des accords Zollverein en Allemagne en 1 878, du tarif McKinley aux É tats-Unis en 1 890 et de la loi Méline en en 1 892. C'est ce qui fait écrire à Paul Bairoch que le Royau1ne-Uni n'est qu'un « îlot libéral au sein d'un océan protectionniste » . 1
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Confrontée aussi bien à des difficultés internes qu' externes, la Grande-Bretagne suit la pente d'un déclin relatif, qui se traduit par l'essoufflement de sa capacité productive et le ralentissement de sa croissance économique. L'ouverture au commerce mon dial a augmenté son exposition aux transferts de technologies. Les interactions commerciales internationales plus fréquentes et plus soutenues,l'imitation par les producteurs étrangers des tech nologies domestiques et l'incorporation de ces connaissances dans leurs propres processus productifs ont abouti à une véritable
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1 . Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l'histoire économique, Paris, La Découverte, 1 999.
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désindustrialisation de l'économie anglaise à la fin du 1 9e siècle. C'est une vraie perte de substance pour l'Angleterre. Mais ceci correspond à une stratégie bien élaborée, car la finance prend le relais. Le déclin relatif de l'industrie britannique est con1pensé par une position compétitive dans les secteurs des ser vices et, en premier lieu, dans les services financiers. Au 1 9e siècle, la Cité de Londres est déjà devenue une place com merciale de premier plan : « C'est donc sur cette trame écono mique que se sont tissées les relations n1onétaires et financières 1 . » En fait, le développen1ent de la City naît d'une décision de la banque de Grande-Bretagne de 1 797 d'instaurer le cours forcé du billet de banque. Celui-ci devient une monnaie à part entière, sans être représentatif d'une convertibilité en or. Cette déci sion entraîne une longue controverse entre ses partisans et ses détracteurs. Le conservateur Sir Robert Peel y met un terme en adoptant la position de la « currency school » , partisane de la conver tibilité, une option en fait théorique puisqu'elle est suspendue durant les crises de 1 847 et 1 85 7 et se trouve, au final, démentie dans la réalité.
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Plus important, la City doit aussi son essor à une réorganisa tion totale des structures bancaires. Après la crise boursière de 1 825, la Couronne britannique établit le « t-stock banking » sur le n1odèle d' énussion d'actions, permettant l'augmentation de la capitalisation bancaire et la diversification des prêts accor dés, et crée des filiales de la Banque d'Angleterre, dont l' objec tif est d'assurer la liquidité nécessaire sur les marchés. De cette réforme naissent des établissements conm1e la London andWest minster t Bank en 1 835 ou l'Union Bank et la London and County Bank en 1 839. L'accès des t-stock banks au clearing de Londres en 1 854 fait tomber le dernier atout dont disposent encore les banques privées, les élimine progressivement au profit des prenuères qui se regroupent pour étendre leur réseau provin cial ou pour accéder au clearing londonien. Ce mouven1ent de 1 . Alain Redslob, La cité de Londres, Paris, É conomica, 1 983.
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concentration, au début du 2oe siècle, est à l'origine de la création des grandes banques de dépôt qui font la force du système finan cier britannique. Cette stratégie de faire de la place financière de Londres une priorité, cette « tentation de Londres » est parfaite ment cohérente. Elle a pour but de renforcer, à son profit, la préé minence et la solvabilité de l'Empire. La financiarisation de l' écononlÏe britannique est, dans un pre nlÏer ten1ps, indispensable pour accélérer le développement de la flotte marchande de la Couronne dont le nombre de bâtiments augmente de 30 % entre 1 820 et 1 860 1 . De plus, le gouverne ment britannique, conscient des richesses naturelles de ses colo nies, sait que l'intermédiation financière est indispensable pour rediriger les richesses de la périphérie vers le centre de l'Empire, une fonction prise en charge par les gouvernements locaux très autonomes qui reçoivent l'autorisation de développer leur propre ingénierie financière et qui prennent l'initiative d' én1ettre des obligations sur la place financière de Londres pour financer leurs projets. Lance Davis et Robert Gallman 2 ont, par ailleurs, établi une corrélation positive entre l' augn1entation du taux d'épargne et l'accélération des investissements. Or, les investisseurs étant en recherche de rendements toujours plus élevés, les banques sont poussées à l'innovation financière afin d'attirer les clients dans un cadre concurrentiel. Pour le dire autren1ent, la place financière de Londres en vient à détenir le n1onopole incontesté de l'innova tion dans les technologies financières.
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1 . "Natural Experin1ents in Financial Reform in the Nineteenth Century:The Davis and GallmanAnalysis", in:Jeremy Atack et Larry Neal (dir.), The Origins and Development ef Financial Markets and Institutions. From the Seventeenth Cen tury to the Present, Cambridge University Press, 2009, pp. 2 4 1 - 26 1 . 2. Lance E. Davis et Robert E. Gallman, Evolving Capital lvlarkets and International Capital Flows: Britain, the Americas, andAustralia, 1 8 65- 1 9 1 4, New York, Cam bridge University Press, 2 00 1 .
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L'ESPOIR AMÉRICAIN
C'est la grande énigme de ce début de 2 1 e siècle. Après avoir connu, plus que tout autre pays, une réalité implacable, celle du départ de ses industries vers les pays émergents, les États-Unis ouvrent peut-être une nouvelle page de leur histoire. Ce qui est étonnant, ce n'est pas que l' on puisse parler d'un redémarrage de l'économie américaine puisque celle-ci est fondamentalement cyclique. Ce que l'on espère et on attend est une sortie tradi tionnelle de bas de cycle, certes, plus compliquée du fait d'une contrainte de politique budgétaire plus stricte, mais facilitée par une politique n1onétaire particulièren1ent accomn1andante. Non, la nouveauté réside dans le fait que ce nouvel élan pourrait prendre appui sur une reprise de l'activité industrielle. Véritable ironie de l'histoire, pied de nez de l'En1pire américain au défunt Empire britannique. Le mouvement aurait démarré en 2010 avec une hausse de la part de l' industrie dans le PIB et la nouvelle créa tion d'emplois n1anufacturiers.
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Plus précisément, la part de la valeur ajoutée de l'industrie dans le PIB américain avait diminué, en ant de 1 3 % en 2005 à 1 1 , 9 % en 2009 1 . Or, depuis 2009, on observe un net rebond de la valeur aj outée industrielle an1éricaine, puisqu'elle atteint auj ourd'hui plus de 1 2,5 % du PIB. Concernant l'emploi manu facturier, l'optimisn1e est au rendez-vous aussi. S'il avait forte ment chuté, d'environ 20 %, entre 2004 et 2009, on constate depuis une légère reprise 2 . L'origine de cette évolution repose clairement sur la baisse relative des coûts salariaux, liée à un taux de change faible, à un blocage des salaires et à des gains de productivité. En fait, le coût salarial américain a diminué par rapport à ses partenaires commerciaux de 30 % depuis 2000, mis à part la Chine. De plus, depuis 2009, les coûts salariaux américains ont diminué de 5 % environ, alors que
1 . Source : US. Bureau ofEconomic Analysis. 2. Source : U.S. Bureau Labor of Statistics.
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ces mêmes coûts tous secteurs confondus ont augmenté, pendant la même période, de 2,3 %. Emplois manufacturiers (en milliers) et coûts salariaux dans l'industrie et en entreprises (2009 1 00) =
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- Emplois manufacturiers en milliers - - - Coûts salariaux en entreprise (2009
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- Coûts salariaux dans l ' i ndustrie (2009 1 00) =
Sources : Bureau Labour of Statistics, FED, OCDE et les auteurs.
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La seconde raison, très souvent citée, relève du développement du gaz de schiste. Depuis 2008, les prix du gaz naturel ont dimi nué de 60 % aux É tats-Unis alors que, dans le même temps, ils ont augmenté de plus de 1 5 % en zone euro. Si l'on ajoute le fait que la technologie dans le secteur de l'énergie est touj ours lar gement le terrain de jeu des États-Unis, on peut, sans nul doute, con1prendre à quel point l'espoir de cette réindustrialisation, lié à cet avantage de coût énergétique, peut se développer outre Atlantique.
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Un monde de violences
Emplois manufacturiers (en milliers) et coûts du gaz aux États-Unis et en zone euro (2009 1 OO) =
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Sources : Bureau Labour of Statistics, DowJones & Company, FED et les auteurs.
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L'automobile est évidemment l' exen1ple le plus caractens tique. 2007 est une année terrible pour General Motors, Ford et Chrysler. Pour le premier, General Motors, la production a, à cette date, chuté de 5 à 2 millions de véhicules. Le fond du gouffre est atteint en 2009, avec une baisse de 50 % de la production et de plus de 30 % des effectifs, n1ais, à la fin de l'année 20 1 3 , la pro duction est revenue aux 1 0,5 millions de véhicules initiaux, avec près de 800 000 en1ployés 1 . . . et en 20 1 4 , la barre des 1 6 millions d'unités est atteinte 2 , soit un plus haut depuis 2006 . Une véritable résurrection, que l'on retrouve aussi dans le don1aine de la pétrochimie 3 . En effet, ce secteur est l'un des 1 . Maxime Amiot, « Automobile : le grand retour des exportations américaines », Les Échos, 1 3 janvier 2014. 2. 1 6,8 millions d'unités en 2014. 3 . Sylvie Cornot-Gandolphe, « Impact du développement du gaz de schiste aux É tats-Unis sur la pétrochimie européenne >>, note de l'IFRI, octobre 2013.
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grands gagnants de la « révolution » des gaz de schiste, pour les marges commerciales remarquables qu'il dégage au regard de la concurrence étrangère et pour les futures et pron1etteuses capacités de production d'éthylène et de polyéthylène. Peut-on parler de relocalisation de cette industrie ? Entre 2012 et 201 5 sont prévues des extensions de capacités existantes, des réouver tures d'unités ou des conversions de sites du naphta à l'éthane et au propane, et surtout de nouveaux projets, impressionnants par leur taille 1 , presque tous localisées dans les É tats du Golfe du Mexique et qui devraient entrer en service en 2016 ou 20 1 7 . Fait plus révélateur encore, les pétrochimistes du monde entier se pressent pour investir dans la pétrochimie américaine. La société saoudienne SABIC, un des leaders mondiaux, Braske1n, le pétro chimiste brésilien, la compagnie indienne Reliance Industries et le thaïlandais Indomara se sont portés candidats. L'enthousiasme est général si bien que l'on parle d'un véritable retournement 2 . On rappelle que ces mên1es industries pétro chimiques s'étaient très largement délocalisées au cours de la décennie ée vers des pays à bas coûts en énergie, comme ceux du Moyen-Orient, ou à forte croissance de la demande et bas coûts de la n1ain-d' œuvre, comme l'Asie et la Chine. Même son de cloche de l' American Chemistry Council 3 dans son étude sur les investissements liés à l'avantage compétitif qui résulte du gaz de schiste. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Ces projets augmenteraient le chiffre d'affaires de l'industrie chimique de 265 milliards sur la période 201 2-2020 et cette pro duction supplémentaire se traduirait, en 2020, par la création de 46 000 emplois dans la chimie et de 537 000 emplois en pre nant en con1pte les emplois indirects et induits. Quel que soit le jugen1ent porté sur la fiabilité de ces chiffres, on ne peut qu'être
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1 . 1 à 1 ,5 Mt par an de capacité. 2. IHS,Americas New Energy Future:The Unconventional Oil and Gas Revolution and the US Economy, vol. 3 , A Manufacturing Renaissance, rapport, septembre 20 1 3 . 3 . American Chemistry Council (A.CC), Shale Gas, Competitiveness and New US
Chemical Industry Investment: An Analysis Based on Announced Projects, rapport, mai 201 3 .
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impressionné par l'ampleur des mouvements en cours. Le phé nomène se traduit par un rééquilibrage significatif de la balance conm1erciale des États-Unis. On s'achenune vers des taux de croissance des exportations très netten1ent supérieurs aux taux de croissance des importations, vraisemblablement le double. Mais ne faut-il pas voir un effet de l' exploitation des énergies non conventionnelles ? Peut-on parler d'un renouveau de l'industrie amencaine, en prenant avec nuance les différents chiffres et rapports 1 publiés récemment, et qui enfourchent le thème, si séduisant, de la renaissance ? Il y a si longten1ps que les pays de l'OCDE se font tailler des croupières par les pays émergents, que leur supposée supériorité technologique est menacée, que tout sursaut apparaît con1me décisif et définitif.
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Il est encore trop tôt pour savoir si cette reprise industrielle est de courte durée ou bien traduit une tendance de long terme. Trois facteurs détern1ineront cette réindustrialisation : le coût du travail peu qualifié, notamment dans les É tats du Sud, la réduc tion de la facture énergétique liée au gaz non conventionnel et la capacité de l'environnement économique à tirer profit de la réduction de ces coûts. On ne peut que spéculer sur les évolutions de ces paramètres. Imaginons poursuivre les tendances récentes. On pourrait alors supposer que, dès 20 1 5 , le coût du travail ajusté de la productivité devrait être, aux É tats-Unis, inférieur de 1 6 % à celui du Royaume-Uni, de 1 8 % à celui du Japon, de 34 % à celui de l'Allemagne et de 35 % à celui de la et de l'Italie 2 . Qui
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1 . Boston Consulting Group, Made in America, Again. Why Manufacturing Will Return to the U S, rapport, août 201 1 . Boston Consulting Group, Made in America, Again. U . S. Manufacturing Nears the Tipping Point, mars 201 2 . Bos ton Consulting Group, Made in America., Again. The U S. as One of the Deve loped World 's Lowest-Cost Maniifacturers, août 2013. Euler Hermes Economie Research, "The Reindustrialization of the United States", Economie Outlook, n° 1 1 87, décembre 2012. Euler Hermes Economie Research, « La réindustria lisation des États-Unis se confirme », avril 2014. 2. Boston Consulting Group, Made inAmerica,Again. The U S. as One of the Deve loped TMJrld's Lowest-Cost Manufacturers, août 2013.
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plus est, le marché du travail est beaucoup plus flexible. Les É tats Unis seraient la troisième économie la plus souple en termes de régulation du travail, loin devant le Japon, le Royaume-Uni, la ou l'Allemagne 1 . Ce constat donne le sentiment d'un avantage compétitif qui se renforce. Même analyse, mêmes hypo thèses, même perception positive pour le prix du gaz. En 2008, le million de british thermal unit, l'unité de référence, culnünait à plus de 1 2 dollars. Quatre ans plus tard, début 20 1 2 , il tombait sous les 2 dollars, avant de remonter à 4 dollars en 20 1 4 2 . Mais ces prix restent trois fois moins élevés qu'en Europe, d'autant plus que ces sources d'énergie sont pour l'instant interdites à l'exportation et rien ne permet de penser que cette situation va se modifier.
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Enfin, on le sait,la réindustrialisation américaine est très dépendante d'un environnement économique international instable. Mais on peut espérer qu'à la faveur d'évolutions macroéconomiques les États-Unis maintiendront leur dynamique. Pensons à la pour suite de la réduction de l'écart des coûts salariaux unitaires entre la Chine et les É tats-Unis, à l'appréciation du yuan et à la prise de conscience de la vulnérabilité d'une chaîne logistique surexploitée. Tout est envisageable, voire vraisen1blable, sans optinusme exces sif. Mais demeurent de nombreuses incertitudes. Aucune garantie n'assure le financement futur de la réindustrialisation pourtant très gourn1ande en fonds propres. Celle-ci ne se produira que si les fon damentaux de l'économie américaine sont robustes, s'ils s'appuient sur des prévisions de croissance fiables et sur un systèn1e financier en 1nesure de soutenir ces projets intensifs en facteur capital, en investissant dans le travail à haute valeur ajoutée. De même, cette reprise industrielle doit être accompagnée par des conditions de n1arché favorables. Or l'industrie est un secteur très exposé aux aléas. Le secteur manufacturier est plus sensible aux évolutions du cycle économique et plus exposé au risque. Les cas d'insolvabilité sont beaucoup plus fréquents dans le secteur manufacturier que dans les autres don1aines d'activité en phase 1 . Institut Fraser, Survey of Mining Companies, rapport, 201 3. 2. Source : U.S. Energy Information istration.
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basse du cycle économique et évoluent de façon inverse en phase haute du cycle économique. On ne peut imaginer une recon quête que si les cas d'insolvabilité des entreprises sont réduits au maxin1um. Cette condition revêt une importance d'autant plus grande que plus de la moitié des biens manufacturés produits aux É tats-Unis ne sont pas destinés à l'export.
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Mais, avant tout, serait-il possible d'in1aginer que cette ré-indus trialisation repose sur l'atout premier des É tats-Unis, leur lea dership technologique qui s'exprimerait dans le développement de nouvelles industries ? À ce sujet, Suzanne Berger est pessi miste. Elle parle de processus d'innovation grippée, de start-up qui ne trouvent plus d'écosystèmes productifs pour se déve lopper, une conséquence des délocalisations antérieures, et où l'É tat doit intervenir pour contenir cette « perte de substance 1 » . Certes, les programmes d'innovation et de recherche et déve loppement sont désormais concurrencés par les pays émergents. Auj ourd'hui , la part des dépenses américaines dans la recherche s'élève à 2,79 % du PIB 2 . Les É tats-Unis maintiennent large ment leur avance sur la Chine. Les investissements des secteurs privé et fédéral atteignent 450 nlliliards de dollars, et sont en aug mentation de 1 ,2 %, alors que la dépense en recherche et déve loppement de la Chine se situe loin derrière, à 230 milliards de dollars, n1ême si ce pays n1aintient une augmentation incroyable de ses dépenses depuis plusieurs années 3 . Pourtant, d'après les tendances actuelles, la Chine ne déerait les É tats-Unis en matière de dépenses en recherche et développement qu'à l'ho rizon de 1 0 ans. La perspective de voir les pays émergents réduire leur écart d'innovation avec les pays occidentaux en se rappro chant de la frontière technologique était inimaginable il y a quelques années. Leur investissement dans l'innovation traduit, à terme rapproché, une montée en gamme de leur production 1 . Suzanne Berger, Ma king inAmerica: From Innovation to Market, MIT Press, 20 1 3 . 2. OECD Statistical Sources Database. Consultable sur : https:/ /stats.oecd.org/ Index.aspx?DataSetCode= MSTI_PUB 3 . "20 1 4 Global R&D Funding Forecast", R&D Magazine, Battelle, décembre 20 1 3 .
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industrielle, qui en vient à concurrencer le travail à haute valeur ajoutée des pays développés, et au premier chef, celui des É tats Unis. Mais les multinationales arn.éricaines font appel à davantage de compétences en recherche et développen1ent à l'étranger ; pour certaines d'entre elles, encore minoritaires, la plus grande partie de ces dépenses sont réalisées par leurs filiales à l'étranger 1 . Autre élément qui relativise une perspective de réindustria lisation aisée : les États-Unis ne représentent plus que 4 % des diplômes d'ingénieur décernés dans le monde, contre 34 % pour la Chine et 5 % pour le Japon 2 . Enfin, la hausse moyenne annuelle de 5 % du non1bre de brevets déposés apparaît faible pour alimenter une croissance potentielle robuste. Comment expliquer ce phénon1ène au pays de l'innova tion ? Les contraintes juridiques pèsent. Déposer un brevet est deux fois plus long aujourd'hui qu'il y a vingt ans, ce que l' on ne retrouve dans aucun autre pays. Les avantages substantiels, apparus depuis quelques années, ne garantissent pas la pérennité du sursaut industriel américain. La formidable énergie américaine se concentrera-t-elle sur cet objectif? Tous les efforts de la première puissance du monde se dirigeront-ils vers une reconquête aux coûts si importants ? Le débat existe sur le rôle réel que joue l'industrie dans l' éco nonue et sa croissance. Durant ces dernières années, la contri bution du secteur des services à la croissance a été supérieure à celle du secteur manufacturier. La reprise de l'industrie doit être égalen1ent relativisée par la düninution de la part du sec teur manufacturier dans l'emploi total depuis 2000. L'emploi industriel aux É tats-Unis s'est contracté de 20 % depuis 2000, soit l'équivalent de 4 millions d'individus 3 . Ce phénomène qui est une tendance naturelle des pays avancés a plusieurs origines, le recours à l' externalisation des services, comme le transport, la sécurité, les conséquences des gains de compétitivité, supérieurs
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1 . National Science Board, "Science and Engineering Indicators 201 2". 2. National Science Board, "Science and Engineering Indicators 201 2". 3. FED, FRED Economie Research Data. Consultable sur : http://research. stlouisfed. org/ fred2/ series/LFEAINTTUSA647S
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à ceux obtenus dans le secteur des services, la baisse du prix relatif des biens industriels ainsi qu'une déformation de la structure de consonm1ation des n1énages au profit des services. Ainsi,la réindustrialisation américaine est une réalité plus in1por tante qu'on ne pourrait l'imaginer, mais moins forte que ce qui est avancé pour l'avenir. Mais son existence est essentielle dans la redéfinition de la mondialisation en cours.
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La n1ondialisation est un objet permanent de débats concer nant ses forces et ses faiblesses et de bavardages incessants sur son existence n1ên1e. Le concept et la réalité qu'il sous-tend ont perdu de leur robustesse, lui substituant le flou et l' approxüna tion. C'est pour cette raison qu'il faut s'appuyer sur les leçons de l'histoire pour analyser la situation présente, comme l'a fait Suzanne Berger 1 à partir d'une définition précise : « [ . . . ] la n1on dialisation s'entend comn1e une série de mutations qui tendent à créer un seul marché mondial pour les biens et les services, pour le travail et le capital ». C'est bien cette dynamique qui est à l' œuvre de 1 870 à 1 9 1 4. Les investissements des pays développés vers les nouveaux mondes et les pays en voie de développement s' accrois sent de façon significative. Alors que le volun1e net des investisse ments français à l'étranger entre 1 887 et 1 9 1 4 représente environ 3,5 % du PIB, celui de la Grande-Bretagne atteint certaines années jusqu'à 9 %, en particulier en direction des colonies de l'En1pire. Déjà à l'époque, la question des effets négatifs que l'ouverture de l'économie internationale pourrait avoir sur la démocratie et le progrès social se pose. Les peurs sont les mêmes qu'auj ourd'hui bien que la situation soit loin d'être identique. Peur d'un effon drement des salaires avec la concurrence de la Chine et du Japon, peur d'une dégradation des conditions de travail, peur d'un 1 . Suzanne Berger, Notre Première Mondialisation. Leçons d'un échec oublié, Paris, Le Seuil, 2003.
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affaiblissen1ent de la protection sociale, peur enfin d'une catas trophe environnementale. Mais Suzanne Berger va plus loin. Elle tire de cette analyse de la première mondialisation deux leçons, « la fragilité et la réversibi lité de la mondialisation » . Et seuls les É tats peuvent répondre aux peurs qu'elle crée. Pourquoi ? Parce qu'ils sont les seuls à mên1e de préserver la démocratie et d'entreprendre les réformes néces saires. On retrouve le « trilen1me politique » de Dani Rodrik 1 , qui lie démocratie, É tats nationaux et n1ondialisation. Un second défi attend la mondialisation, celui d'éviter qu'une compéti tion exacerbée ne se conclue en conflit. Ce fut le cas en 1 9 1 4 . L e premier conflit mondial, comme le soupçonnait le journaliste anglais Norman Angell 2 , entraîna la destruction des liens d'in terdépendance, de la n1ondialisation et des classes possédantes des vainqueurs comme des vaincus. D'où cette deuxième leçon : la n1ondialisation, c'est-à-dire l'extension à l'extrême des liens internationaux, ne génère pas un ordre pacifié, n1ais peut détruire le système tout entier. Comme toutes les avancées de l'histoire hun1aine, elle n'est pas une aventure exempte de dangers, de conflits, d'explosion des inégalités de revenus comme de luttes de pouvoirs. Cette aventure, nous la vivons de nouveau. Elle avance ses espoirs, ses résultats, mais aussi ses tensions, ses rej ets, ses ambi tions. Le chemin est étroit pour réussir ce pari auj ourd'hui si mal mené. Ceci nécessite de bien comprendre ce qui se j oue, ce qui est possible ou non.
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La réflexion de Dani Rodrik 3 se révèle ici essentielle, évoquant l'incon1patibilité structurelle des trois tern1es que sont la démo cratie, les É tats-nations et l'hypermondialisation. Trois choix s'offrent à nous. Le premier, l'ultralibéralisme qui combine l'hyper-n1ondialisation et les États-nations. Par hypermondiali sation, il faut entendre l'intégration comn1erciale et financière,
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1 . Dani Rodrik, The Globalization Paradox, Democracy and the Future of the World Economy, WW Norton & Company, 2012. 2. N orman Angell, The Great Illusion, 1 909 (cité par Suzanne Berger) . 3. Dani Rodrik, The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy,WW Norton & Company, 2012.
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autrement dit la libre circulation des capitaux, qui, après de pre niières heures fastes entre 1 870 et 1 9 1 4, reprend à partir du niilieu des années 1 970, en particulier de 1 995 à 2005 . Or, selon Rodrik, la démocratie est absente de ce scénario car les É tats-nations se contentent de s'adapter aux exigences de la mondialisation et de ses mouven1ents de capitaux. De cette attitude découlent une inflation modérée, des mouvements commerciaux forts qui se traduisent soit par un excédent commercial, soit par une réelle capacité à attirer des capitaux pour financer le déficit de la balance commerciale. Dans ce cadre, l' É tat national n'a pour objectif que de s'ajuster à la 1nondialisation pour préserver la compétitivité de ses entreprises.
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Le deuxième scénario conjugue l'hypermondialisation actuelle avec l'inquiétude sur le pouvoir pris par les marchés et le désir d'une démocratie plus présente. S'exprime là le souhait d'une gouvernance mondiale qui, en laissant en l'état le fonctionnen1ent de la mondialisation d'aujourd'hui, souhaite l'encadrer par de grandes institutions supranationales et publiques. On retrouve là une vision, parfois utopique, celle de bâtir un projet sur le 1nodèle des « É tats-Unis d'Europe » . Il s'agit de créer une gouvernance telle qu'il en existe déjà : l'OMC, le FMI, l'ONU, etc. , mais qui devrait se développer pour n1ettre l'É tat-nation hors de course et se conformer aux cultures et aux problèmes écononiiques. Mais un gouverne1nent mondial est une chimère selon Rodrik, qui s'exaspère que la politique du plus petit dénoniinateur commun prenne le pas sur les importantes différences culturelles, poli tiques et économiques. Si, selon lui, les frontières économiques ont disparu, celles de la langue et du droit den1eurent. Si donc les marchandises circulent librement, les humains restent largement « immobiles » . La dernière possibilité de ce trilen1me consiste à préserver les É tats-nations et la démocratie. C 'est la remise en cause de l'hy permondialisation. Contrairement à ce que pourrait être une gouvernance n1ondiale, cette solution ne cherche pas à déer l' É tat-nation. Loin de là. Elle s'appuie sur lui pour parvenir à des accords globaux grâce à la coopération entre les nations.
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Le trilenune de Rodrik est sans pareil pour éclairer le cas européen et ses difficultés. L'Union européenne a fait le choix de la globali sation et du libre-échange, choix gravé dans l'ensemble des traités européens. Elle tente, par ailleurs, de se doter des traits de la souve raineté que sont la défense, la politique étrangère, lajustice, la mon naie unique . . . Or, la politique budgétaire reste largen1ent entre les mains des É tats-nations et est l'expression d'une architecture mal pensée, engendrant une crise dans une Europe qui a abandonné la dén1ocratie. C'est ce que Rodrik appelle la « camisole dorée », la golden straightjacket. La réglen1entation financière nationale à laquelle les populations sont très attachées dans les pays de l'Union européenne va à l'encontre d'une économie intégrée où les ins titutions financières sont parfaiten1ent mobiles. Les É tats doivent avouer leur impuissance à réglementer la finance sous peine de voir les entreprises s'installer dans un pays moins exigeant. C'est la triste compétition vers un n1oins-disant réglementaire. Nous voilà n1is face aux trois scénarios proposés par Dani Rodrik : É tat-nation et hypermondialisation, É tat-nation et démocratie, c 'est-à-dire mondialisation modérée, hypern1ondialisation et démocratie, c'est-à-dire gouvernance nîondiale.
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Une chose est sûre dans la pensée de Rodrick, c'est que ne peuvent coexister ensemble l'hypermondialisation, l'É tat-nation et la démocratie. Et, pourtant, le discours ambiant ne met j amais l'accent sur cette impossibilité qui, si on l'exprimait clairement, devrait conduire à des choix douloureux. Mais la mondialisa tion a-t-elle, au-delà de ses succès économiques indubitables, au moins le nîérite de nous éloigner définitiven1ent des guerres et des conflits ? Suzanne Berger s' est intéressée à ce sujet à propos de la première mondialisation. Le commerce pacifie-t-il les relations internatio nales 1 , ce « doux comn1erce » comme le nomme Montesquieu 2 ? La n1ondialisation et l'extension de l' éconon1ie de marché, telles 1 . Philippe Martin, Thierry Mayer, Mathias Thoenig, La mondialisation est-elle un facteur de paix ? , Paris, Cepremap, É ditions ENS rue d'Ulm, 2006. 2. Montesquieu, De l'esprit des lois, 1748.
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que nous les vivons depuis vingt-cinq ans, couplées à la déino cratisation de nombreux pays après la fin de la Guerre froide, ne permettent pas de répondre, excepté pour l'Europe. L'obj ectif de la recherche du gain individuel, a-t-il remplacé la violence guerrière entre pays voisins depuis le début des années 1 990 ? Le con1lllerce international a un effet contradictoire sur la possibilité de conflits armés selon que l' on analyse l'impact d'une ouverture bilatérale ou d'une ouverture n1ultilatérale. Le co1nn1erce entre deux pays augmente le coût d'opportunité d'une guerre bilaté rale et la destruction des gains antérieurs de ce n1ê1ne commerce, alors que, dans des relations conm1erciales multilatérales, ces deux mêmes pays voient le coût d'opportunité d'une guerre bilatérale diminuer. C 'est la raison pour laquelle la mondialisation incite les nations belliqueuses à relocaliser les conflits.
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En fait, rien n'est certain, saufune idée trop générale, datée de la fin de la Seconde Guerre mondiale : la coopération politique inter nationale et une paix durable dépendent fondamentalement de la coopération économique internationale. La seconde mondialisa tion, pourtant si nouvelle dans ses modalités, s'est ainsi appuyée sur de vieilles institutions économiques n1ultilatérales issues du sys tè1ne de BrettonWoods de 1 944, avec le Fonds n1onétaire interna tional (FMI) , la Banque mondiale et l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) . Ce dispositif était adapté à l'après-guerre, valorisant le succès extraordinaire de l'ordre éco nomique international, avec une croissance et un développen1ent mondial sans précédent. L'heure ree au doute, dès 1 97 1 , avec l'échec du système de Bretton Woods, annonciateur d'un n1odèle d'intégration plus profond, dans un système bouleversé par l'avè nen1ent de nouvelles puissances économiques et le déclin relatif des É tats-Unis. Ce formidable mon1ent s'est fait sans conception établie, sans institutions adaptées,jusqu' au drame de 2007. Il semble que nous assistions à un mouven1ent inverse, de repli et de ralentissement, certes limité, mais réel, de la mondialisation, se traduisant par quelques tentatives protectionnistes et par un ralen tissement de la croissance du con1lllerce mondial. Est-ce vrai et quelle est l' an1pleur de ce changement supposé de cap mondial ?
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Pankaj Ghen1awat 1 nous ramène à la réalité. Contrairement à la description courante d'une globalisation quasi achevée, nous vivons aujourd'hui dans une ère de simple « senii-mondialisation », car de nombreux indicateurs de l'intégration mondiale sont éton namment bas. Seuls 2 % des étudiants sont inscrits dans une uni versité à l'étranger et 3 % des habitants de la planète vivent hors du pays où ils sont nés. Seuls 7 % des adniinistrateurs des 500 socié tés qui composent l'indice boursier américain S&P 500 sont des étrangers. Enfin , les exportations ne représentent que 20 % du PIB mondial. Et de conclure sur ce qui pourrait sen1bler anecdotique : depuis le 1 1 septembre 200 1 , il faut trois fois plus de temps pour traiter le chargement d'un caniion franchissant la frontière entre le Canada et les États-Unis. Un signe, selon cet écononiiste, d'une régionalisation en marche, touchant même l'Internet à mesure que les É tats imposent des restrictions sur le contenu. L'ouverture des marchés demeure, comme nous le rappelle le é, une situation bien fragile. D'autant plus qu'elle n'est pas toujours souhaitée. L'Organisation mondiale du commerce (OMC) 2 confirme que la montée des tensions sur le marché du travail et l'accroissement des inégalités de revenus dans de non1breux pays ont un effet négatif sur l'attitude du public à l'égard de la mondialisation et du commerce international. Si la majorité des citoyens ont le sentiment que l'une et l'autre sont à l' ori gine du chômage et des inégalités croissantes, les gouverne ments pourraient se trouver contraints de ralentir l'ouverture des échanges et être tentés par des formes de protectionnisme. Ce défi est majeur pour l'OMC qui j oue un rôle important ces der nières années dans la lutte contre les pressions protectionnistes : « Le protectionnisn1e est comn1e le cholestérol : la lente accun1u lation depuis 2008 de n1esures de restriction des échanges - qui visent désormais près de 3 % du commerce mondial des mar chandises et près de 4 % des échanges du G20 - peut finir par faire
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1 . Pankaj Ghemawat, World 3. 0: Global Prosperity and How to Achieve It, Harvard Business Press Books, 201 1 . 2. Organisation mondiale du commerce (OMC), Rapport sur le conunerce mondial 2013, 2013.
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obstruction aux flux commerciaux 1 . » Difficile de savoir s'il s'agit là d'une vraie montée du protectionnisme ou d'un simple accès de fièvre après les années terribles de 2008 et 2009. Certes, on recense, trois ans à peine après le début de la crise, 1 1 87 mesures discrin1inatoires 2 à l'égard des fournisseurs étrangers. Si la liste des mesures protectionnistes mises en œuvre est longue, l'approche con1ptable doit être maniée avec précaution. Dans le tour du monde des politiques les plus protectionnistes, l' Amé rique latine est en tête, suivie par la Russie, l'Inde et la Chine. Un panorama qui n'exonère ni les É tats-Unis, ni l'Europe, même si les mesures prises y sont généralen1ent moins visibles, ou plus con1patibles avec l'esprit de la réglementation de l'OMC. Le protectionnisme se porte donc bien, mais est-ce nouveau ? On ne peut raisonnablement pas parler de rupture. Ce monde en réalité très ouvert pourrait se voir mis à n1al à l'avenir par les votes protestataires de populations qui se sentent exclues, tentées par un repli identitaire à l'intérieur de leurs frontières. C'est un risque pour demain, une réalité qui se dessine auj ourd'hui.
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Au-delà de ce protectionnisn1e potentiel, on ne peut se dissin1uler un autre problème, beaucoup plus important, le réel ralentisse ment du con1n1erce mondial 3 . Toutes les sources convergent : la croissance du comn1erce n1ondial a connu une chute en 20 1 2 et est restée atone depuis. Le ralentissement économique en Europe a pesé sur la demande n1ondiale d'in1portations et la forte baisse des échanges en est le résultat, ainsi que les nombreuses incerti tudes pesant sur la croissance mondiale : désordres dans la zone euro, atern1oien1ents de la politique n1onétaire an1éricaine, fragi lité du systèn1e financier chinois. On pourrait penser qu'il ne s'agit que d'une phase conjoncturelle. Une production stagnante ou en baisse et un chômage élevé dans les pays développés réduisent, ipso facto, les importations et ralentissent le flux des exportations 1 . Discours du directeur général de l'OMC, Pascal Lamy, du 30 mai 2012, à la Chambre de commerce thaïlandaise. 2. D'après le GlobalTradeAlert, www.globaltradealert.org 3. OMC, Rapport sur le commerce mondial 2013, 2013.
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des pays développés comn1e des pays émergents. Il ne resterait plus qu'à attendre la reprise. Mais, là comme ailleurs, l'organisa tion de l' écononue n1ondiale est peut-être en train de se modifier. Après la période exubérante des années 1 995-2008 jusqu'au choc de la crise des subprimes, on a pu constater un net ralentisse ment des exportations de marchandises. La récession a certes joué un rôle maj eur dans cette évolution. Mais est-ce la seule explica tion ? Alors que la valeur mondiale des exportations à prix et taux de change courants a quasiment doublé en ant de 8 000 mil liards de dollars à 1 6 000 milliards entre 2003 et 2008 1 , la crois sance des exportations s'est ensuite nettement ralentie jusqu'à auj ourd'hui. En 2014, la valeur mondiale des exportations s'est élevée à seulement 1 8 900 milliards de dollars.
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On ne peut évoquer à tout moment la réindustrialisation du monde sans imaginer qu'elle n'aura pas d'effet sur les échanges internatio naux. Est-ce là une vraie rupture ou un modeste changement de tra jectoire ? Difficile à trancher. Mais, de toute façon, la vraie guerre est ailleurs. Elle aura lieu sur les n1archés des changes. La guerre des monnaies n'est pas nouvelle car elle est l'arme ultime des banquiers centraux. Ceux-ci ont toujours été, par le é, les protagonistes et les responsables de cet éternel conflit. Selon l'ampleur des n1ouve ments,leurs durées diffèrent. Et, surtout, ils posent que les fluctuations volontaires d'une n1onnaie ne doivent pas apparaître comme autre chose que les conséquences des n1ouven1ents naturels des marchés. Pourtant, l'enjeu est ailleurs, comn1e le rappelle Nicolas Baverez : « [ . . ] la guerre des monnaies s'affirme comme une composante majeure de la guerre économique. De ce fait, elle est devenue le con1pagnon de route des grandes crises du capitalisme depuis le 19e siècle (crises de la fin du 1 9e siècle, des années 1 930, de la fin des années 1 970, crise de la mondialisation depuis 2007) , qui pro voquèrent tant la modification de la norn1e de production que le bouleversement de la hiérarchie des puissances. 2 » La mon.
1 . Conférence des Nations unies sur le conunerce etle développement (CNUCED). 2. Nicolas Baverez, « Guerre et paix entre les monnaies », L'Histoire, n° 382, décembre 2012.
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naie est un puissant outil, le preniier instrument de pouvoir d'une nation dans le commerce international. Rien d'étonnant à ce que les gouvernements souhaitent en jouer, en particulier en temps de crise, écononiique ou financière. L'exemple le plus souvent cité, tellement connu qu'on oublie par fois d'en faire l'exégèse, est celui des années 1 930 et de la course à la dévaluation. Que s'est-il é ? Le krach boursier du 24 octobre 1 929 a, on le sait, entrainé la Réserve fédérale américaine à aug menter ses taux d'intérêt, ce qui a provoqué des faillites bancaires en chaîne et une brutale et forte récession. De son côté, le gouver nement an1éricain a pris le plus bel exen1ple des n1esures protec tionnistes, le Smoot-Hawley Tarif!Act, qui augmentait très forten1ent les droits de douane sur les produits industriels. Mais c'est la déva luation de la livre sterling en 1 9 3 1 et, donc, la fin de sa converti bilité en or qui a importé la récession en Europe. Incapables de s'entendre, tous les grands pays, au premier chef les É tats-Unis, ont dévalué leur monnaie dans une sorte de course qui se voulait source de compétitivité et ont dressé sur le même rythme des bar rières protectionnistes, conduisant à l'effondrement du commerce international. C'est cette leçon, inlassablement répétée, qu'il faut retenir d'un conflit et d'un effondrement généralisés. l/) QJ
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De Bretton Woods, il faut garder en tête la volonté de stabilité et de pérennité. On évoque toujours le choix opéré entre une monnaie inondiale et un système de parités fixes, con1ffie si cela avait été le cœur du débat. Non, les deux propositions étaient dif férentes sur le rôle dominant d'un pays sur les autres, ce qui a tou j ours une fin : « Le système de Bretton Woods fut victime de son asymétrie fondamentale, puisqu'il reposait sur le dollar qui n'était soumis à aucune discipline 1 . » Certes, mais cela ne l'a pas empêché de durer presque trente ans dans un cadre respecté et une disci pline acceptée par tous,jusqu' à ce que la domination s' effrite, soit remise en cause et, avec elle, les règles qu'elle imposait.Reste alors à donner au changement une nécessité théorique, celle qu' expri ment des milliers d'articles sur la beauté des changes flexibles. 1 . Nicolas Baverez, op. cit.
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Ce désordre mondial redonne toute sa légitimité aux politiques de change. La sous-évaluation de certaines monnaies suppose la surévaluation des autres, dont ont été victin1es la zone euro et le Japonjusqu'à il y a peu, avec les conséquences que l'on connaît : la perte de compétitivité, le chômage de masse, l'atonie de la croissance, l'endettement. Cette tension insoutenable entre un endettement et une mon naie forte d'un côté, et une épargne croissante et une nîonnaie sous-évaluée de l'autre, celle des pays émergents, annonce une nouvelle guerre des monnaies, une guerre à l'échelle planétaire qui aura ses vainqueurs et ses vaincus.
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Des voix se sont régulièrement élevées pour évoquer les risques d'un tel conflit. Ted Truman 1 , en mars 2009, mettait en garde contre les tentations d'une politique belliqueuse utilisant l'arme des changes. En 2010, c'est au tour de Guido Mantega, Ministre des finances brésilien, d'annoncer avec un retentissement excep tionnel que le nîonde est « au nulieu d'une guerre monétaire internationale » . C'était prématuré et excessif, n1ais, con1n1e sou vent, les discours précèdent les actes. Il fallait ensuite l'exemple d'une politique explicite de dévalorisation des changes. Ce fut le cas du Japon. La politique de Shinzo Abe, Premier n1inistre japonais, de créer, via la Banque centrale, beaucoup de liquidités afin de baisser le yen, frappe par sa détermination, la clarté de ses objectifs, la transparence de ses propos et de son action. Elle marque une rupture annonciatrice de temps nouveaux. L'histoire jusqu'à la crise est sin1ple. Elle est celle de déséquilibres con1n1er ciaux structurels américains vis-à-vis de tous les pays émergents, et en particulier de la Chine. Ces déséquilibres ont entraîné un afflux de dollars dans ces pays. Un afflux qui, au lieu d'être stérilisé, a été réactivé par la Banque centrale chinoise avec pour objectif de maintenir un taux de change favorable et qui l'a porté à ache ter des titres, publics ou privés, américains. La conséquence a été une explosion des liquidités mondiales avant 2007 , phénomène 1.
Ted Truman, Messagefor the G20: SDRAre Your Best Answer, Opinions VoxEU, 6 mars 2009.
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qui s' est maintenu en vertu des politiques monétaires audacieuses de nombreuses Banques centrales, en premier lieu la FED. L'histoire des changes de ces quinze dernières années traduit ces mouven1ents, avec ses gagnants, ses perdants, une forte volatilité de toutes les monnaies par rapport au dollar, à l'exception du yuan, dans l'intérêt bien compris des deux parties, bien au-delà de leurs postures publiques. L'évolution des taux de change a été conforn1e à ce que l'on pouvait attendre, très détériorée par la crise puis la récession mondiale, dominée par les É tats-Unis et la Chine, donc assez maîtrisée. Mais si la volonté de se réindustrialiser existe, si l'Europe sort de sa torpeur, si Shinzô Abe poursuit sa politique, alors nous courons vers une nouvelle période, celle des armes de change, si faciles à mettre en œuvre, si efficaces à court tern1e . . . L'audacieuse poli tique de quantitative easing lancée par Mario Draghi en est l'illus tration la plus parfaite ! Évolution des taux de change en fonction du dollar américain � c::
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La guerre des n1onnaies se révélerait d'une extrên1e violence, totalement suicidaire. Pourquoi ? La course à la dévaluation des 1nonnaies in1plique la création de liquidités, de bulles spéculatives et leur inévitable explosion. L'histoire nous a appris, et nous avons tendance à l'oublier, que la paix monétaire est un bien public mondial à préserver par-dessus tout. Nous en avons ouvert, il y a quarante ans, la boîte de Pandore en sacralisant la flexibilité des changes. Les risques sont gigantesques, les politiques peuvent être brutales, les échéances proches, selon l'avertissement convaincant de Jacques Mistral 1 . Sous-estin1er les dangers actuels, ne pas leur trouver une solution à l'échelle mondiale, c'est laisser le chan1p libre à tous les scénarios possibles, y compris les plus ingérables,les plus dangereux. Car la période semble être dictée par la volonté de grands pays, les É tats-Unis et le Japon, de modifier la donne, de rééquilibrer à leur avantage la situation qui prévalait jusqu'alors.
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Certes, la réindustrialisation en est à ses débuts. Rien ne pennet auj ourd'hui d'affirmer que les mouvements de relocalisation pourraient prendre l'ampleur souhaitée, 1nais rien n'interdit non plus de l'imaginer. L'essentiel n'est pas là, mais dans les politiques d'aide qui seront mises en œuvre pour y arriver, celle du taux de change en premier. Les équilibres constatés en ce début de 2 1 e siècle seront alors profondément modifiés par cette volonté nouvelle. L'industrie n'est qu'une partie lin1itée des structures productives des pays développés, mais elle est l'aune à laquelle on juge la force et la puissance des nations. Les physiocrates ne sont pas loin, ou plus exactement, ils sont de retour, s'exprimant dans cette ardente obligation de maîtriser les industries du é, les industries actuelles, et surtout les industries du futur. Le taux de change joue ici vraise1nblablen1ent un rôle majeur, tout simple ment parce que, con1me on con1mence à le constater, les coûts salariaux convergeront dans les années à venir. Demeure alors une seule arn1e, aux mains des politiques, celle du change. C'est dans ce domaine-là que les tensions seront les plus significatives.
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1 . Jacques Mistral, Guerre et paix entre les monnaies, Paris, Fayard, 2014.
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Chapitre 5 L'i l l us ion d ' une définanciarisation
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Dans ce monde en reconstruction, rien ne semble, plus utopique, ou plus improbable, que le contrôle ou la liniitation des activi tés financières. Ce fut le rêve des années post-crise, l'idée selon laquelle la volonté politique pouvait s'imposer à l'ensemble des acteurs financiers. Un scénario très vite démenti par la faiblesse du gouvernen1ent américain, incapable de retrouver une quelconque autononiie par rapport à Wall Street. Auj ourd'hui, les raniifica tions de l'industrie financière sont sans aucun doute plus denses et importantes qu'elles ne l'ont jamais été. Pour cette raison sin1ple, qu'à travers la mondialisation, la finance a une capacité d'interven tion, de création et d'utilisation des liquidités disponibles comme cela ne s'était jan1ais présenté auparavant. Or, toute notre histoire écononiique récente donne à la création de liquidités au niveau 1nondial, régional, national ou au niveau des Banques centrales, un rôle primordial. De fait, nous considérerons que la liquidité est le révélateur clé du développement de la finance, ce qui montre à quel point il est impossible d'imaginer un inonde définanciarisé. Car l' origine du mal, on s'en souvient, se trouve dans le déséqui libre majeur des échanges, lui-n1ême produit des transferts n1assifs
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Un monde de violences
d'activités du Nord vers les pays émergents. Et même si les déficits commerciaux des É tats-Unis ont vocation à diminuer, la réalité de la désindustrialisation des pays de l'OCDE entraînera de fait deux conséquences. La preniière sera le souci des pays émergents de maintenir, voire accentuer leur position dans les échanges. La guerre des monnaies en est, dès à présent et en sera encore plus à l'avenir, la traduction concrète. Mais cette guerre entraînera à nouveau, ce qu'il faut souligner, une croissance non maîtrisée des liquidités à l'échelle mondiale. Et le monde aura bien du mal à s'en défaire.Ajoutons à cela les politiques actuelles très expansives des Banques centrales devant notre croissance qui leur semble, à juste titre, bien fragile. Et cette conjonction débouchera sur une croissance incontrôlée des produits financiers, de leurs transac tions et de leurs valorisations.
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C 'est dans ce climat inquiétant que tous les gouvernements, sans exception, ont mis en avant l'idée même de régulation qui n'est, en réalité, que l'expression politique d'une volonté de remise en ordre du monde. Or, celle-ci n'aura pas lieu. La régulation, souhaitable, en dépit d'une extension de ses domaines d'inter vention, en dépit de ses capacités techniques accrues, ne peut canaliser les mouvements de ce qui est désormais la pren1ière industrie mondiale. Dont acte. Si l'on et ce constat, c'est à-dire une finance reine pesant lourdement sur les évolutions à venir,l a réflexion tout comme l'action doivent se tourner exclu sivement vers leur vraie vocation : financer l' écononiie réelle. Peu in1porte que le secteur financier vive de sa propre logique s'il est capable de répondre au nécessaire développen1ent de l'investisse ment et aux besoins des acteurs économiques sur les marchés des biens et des services. Mais, nous dira-t-on, avant de penser croissance, il faut régler le problème de nos dettes. La réduction de la dette, un sujet souvent traité de manière n1orale, hypocrite, plutôt qu' écononiique, ne peut concentrer tous nos efforts de financement ; cela revien drait à condamner définitivement le redémarrage de l'économie mondiale. Il s'agit là, vraise1nblablement, du problème le plus délicat à traiter, tant sur le plan écononuque que politique.
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L'EXPLOSION DE LA LIQUIDITÉ
Au début était la liquidité. On ne peut comprendre le développe ment des n1archés financiers sans souligner l'accroissement, sans équivalent dans l'histoire hun1aine, des actifs financiers de toute nature. Mais le mot de liquidité est lui-même con1plexe car il recouvre des réalités différentes. Derrière le mên1e mot se pro filent des acteurs différents, des réalités différentes, des régulations différentes. Bref, la liquidité est le lieu d'une ambiguïté dont il faut se débarrasser. On parle d'abord de liquidité macroéconomique, définie par l'en se1nble des liquidités créées par les Banques centrales, ce qui, dans les faits, correspond à l'augmentation de la base monétaire. Une catégorie connue, quantifiée, contrôlable. Suivre son évolution permet de comprendre le rôle des opérations de politique n1oné taire et de saisir l'impact des Banques centrales sur les politiques économiques. Ensuite, il y a la liquidité bancaire, c'est-à-dire les actifs liquides détenus par les banques. Enfin, il existe un espace plus flou, là où se concentrent des chiffres astronomiques, pas tota lement vérifiables, la liquidité globale, soit l'ensemble des actifs dis ponibles pouvant être échangés sur les n1archés, dont ces fan1eux actifs que sont les produits dérivés de toute nature. l/) QJ
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Ces trois catégories sont liées. La croissance de la liquidité macroéconomique, créée par les banques, entraîne celle de la liquidité bancaire, déternunée par la politique de ces mêmes Banques centrales. De la mê1ne inanière, la liquidité globale est largement définie à la fois par la liquidité des Banques centrales, donc par la liquidité bancaire, et par l'ensemble des nouveaux actifs que le systèn1e financier est capable de créer. L' explo sion de cette liquidité depuis les années 2000 est, en réalité, à l'origine de la crise financière. Il fallait, en effet, rentabiliser cet ensemble gigantesque de produits financiers répartis à travers le monde. D 'où des décisions de prêts inconsidérés comme les suhprimes. Mais puisqu'il faut touj ours trouver des origines à tout, la liquidité macroécononuque a détenu le rôle prenuer, à travers les choix politiques des pays émergents qui ne souhaitaient pas
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Un monde de violences
stériliser leurs avoirs en monnaies étrangères et préféraient n1ain tenir un taux de change qui leur soit favorable. Cet accroissement de la liquidité macroéconomique à l'échelle mondiale, lié à la politique, ne s'estjamais arrêté, quelles qu'aient été les évolutions des politiques économiques de ces dernières années. Base monétaire des Banques centrales en pourcentage du PIB
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Ce graphique n1ontre comment la liquidité macroéconomique contrôlée par les Banques centrales s'éloigne de la réalité éco nomique dans la mesure où elle croît beaucoup plus vite que la richesse produite, le PIB. Mais il y a plus préoccupant, le montant des produits financiers échangés sur des marchés régulés ou non. On découvre là les chiffres les plus stupéfiants. Si l'on prend les dernières statistiques de la Banque des règlements internationaux (BRI) sur les marchés dérivés de gré à gré, on s'aperçoit que le total des encours sur lesquels portent les produits dérivés, c'est-à dire le total de l'encours notionnel des produits dérivés, s'élève à 630 000 milliards de dollars à la fin du mois de décembre 20 1 4 1 . 1 . Bank for International Settlement (Banque des règlements internationaux), OTC Derivatives Statistics At End-June 2013, Monetary and Economie Depart ment, Statistical Release, novembre 2013.
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L'i l lusion d'une définanciarisation
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C 'est l à l'équivalent de dix fois le PIB mondial ! Plus d'un triple ment en seulement quinze ans ! Encours notionnel des produits dérivés de gré à gré en milliards de dollars 12 .,, 700 000 -t-------rx---7'?2�---i
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Sources : BR/, FMI el les auteurs.
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En particulier, ce sont les contrats de taux d'intérêt qui repré sentent le segment le plus important sur le marché mondial des produits dérivés de gré à gré, avec un encours notionnel de 505 000 milliards de dollars à fin décembre 20 1 4 .Autre fait n1ar quant, touj ours selon la BRI, sur les 5 300 milliards de dollars échangés tous les j ours sur le seul marché des changes, seuls 7 à 8 % seraient destinés à des opérateurs non financiers dont le souhait est de se prémunir réellement des risques courus par les entreprises. Bien entendu, dans cet océan d'argent, une séparation s'impose entre ce qui est du ressort des relations de gré à gré entre insti tutions financières, sans vraie transparence, et ce qui fait l'objet de transactions de marché. Ce sont, évidemment, les preniières opérations les plus dangereuses. Souvenez-vous de Lehman Bro thers et de l'impossibilité de calculer les contreparties de produits vendus à l'ensemble du système financier mondial. Il suffit juste
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Un monde de violences
de regarder l'explosion des produits de gré à gré pour se rendre compte des risques de marché que court le monde. Enfin, reste la partie la plus raisonnable, ou du moins celle qui devrait l'être, celle de la liquidité du systè1ne bancaire, définie comme le crédit global, qui est la partie la plus traditionnelle du financement des économies. Elle a crû rapidement, plus aux É tats Unis qu'ailleurs, en étant plus ou moins corrélée à la croissance. Total du crédit bancaire aux États-Unis, en zone euro et au Japon, en milliards de dollars 70 000
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Total crédit bancaire au Japon
Sources : BR!, FMI International Financial Statistics el les auteurs .
Plus précisément, l'envolée du crédit de ces dernières années témoigne surtout du poids et de la répartition du crédit. Aux É tats-Unis, le crédit aux résidents a plus que doublé entre 2000 et 2013 en ant de 1 7 000 milliards de dollars à plus de 4 1 000 milliards en 2013. Toujours aux É tats-Unis, le crédit au gouvernement a, quant à lui, triplé. De manière synîétrique, la stagnation j aponaise se traduit par un maigre 1 5 % d' augnîenta tion des crédits aux résidents pendant la même période.Ainsi, on e d'un monde bancaire relativement compréhensible, consti tué d'un réseau de Banques centrales aventureuses, mais assez
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largement transparentes, à un nouvel ordre financier mondial, ni parfaitement définissable, ni transparent, ni contrôlable. Et sur tout dont le rapport avec l'économie réelle est plus que distendu. LE DÉMEMBREMENT DU SYSTÈME FINANCIER
Deux mots clés sont nés, désormais bien installés : le shadow banking et le dark trading. Ils sont l'illustration parfaite de cette dérive que tout le monde, ou presque, regrette, sans pouvoir s'y opposer. Le circuit nus en place par le shadow banking est bien connu et facile à comprendre, même si la réalité est plus complexe. Une partie de l'épargne des ménages e par des fonds communs de placements monétaires, puis par des institutions financières généralement non régulées qui vont alors fabriquer des produits structurés, eux mêmes nus en vente. La caractéristique de ce mécanisme est qu'il ne peut en rien être soumis à une règle. Au nîoment nîême où se développe un énorme dispositif de contrôle des banques et des assurances afin d'éviter ce qu'on a appelé les faillites systémiques, ces flux d'épargne, gérés par le shadow banking, ne font que croître.
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Ironie de l'histoire, le système financier était, il y a cent ans, un sys tème bancaire dit de shadow banking ou « parallèle » . Il fonction nait, en effet, sans réglen1entation précise, sans véritables filets de sécurité. Sa nature, intrinsèquement instable et risquée, a conduit les gouvernements à repenser le système dans son entier et à le stabiliser par une réglementation prudentielle. La seconde appa rition du shadow banking au cours des trente dernières années a radicalement changé la structure du système financier et, au-delà, augmenté considérablement le risque systémique. Pourquoi ? Parce que l'une des caractéristiques de cette activité bancaire parallèle est d' an1plifier les cycles financiers, en phase d'expansion comme en phase de reflux. Ce fut le cas lors de la crise bancaire et financière de 2008. En phase d'expansion, le shadow banking s'appuie notan1ment sur des effets de levier et ce qu'on appelle des déséquilibres d'échéance actif-if. Ces types de risques ne sont pas, le plus souvent, dans le chan1p de la régulation publique, que ce soit l'assurance des dépôts, les exigences de fonds propres
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Un monde de violences
et de liquidité ou l'accès à la n1onnaie des Banques centrales. Ces risques pèsent donc sur le système bancaire traditionnel qui, lui, continue à fournir des services con11ne des garanties, des lignes de crédit ou la conservation des actifs à titriser. En dépit des risques encourus et des tentations de régulation, l'acti vité bancaire « de l' ombre » a de beauxjours devant elle, sous une autre forme peut-être, au sein du systèn1e financier traditionnel. Car les banques et les con1pagnies d'assurance doivent faire face à l' augn1en tation des exigences en fonds propres et en liquidités et la contrainte, comme toujours, engendre des mouvements de contournen1ent.
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Si l' on suit Esther Jeffers et Dominique Plihon 1 , ce système ban caire parallèle peut être défini comme un systèn1e d'intermédia tion financière qui regroupe des entités extérieures au secteur bancaire traditionnel n1ais qui remplit, pour partie, des fonctions sen1blables. Si ce shadow banking s'est développé à partir du mar ché de gré à gré, il s' est constitué en priorité autour de l'idée d'un nouveau 1nodèle d'intern1édiation financière. L'exemple le plus connu est celui de la titrisation qui se fonde sur la substitution du modèle traditionnel de l 'originate to hold, c'est-à-dire le fait d' ac corder des crédits et de les garder dans le bilan de la banque jusqu'à échéance avec un contrôle du risque lié de l'emprunteur, par le modèle originate to repackage and sell dans lequel les créances ne sont pas concernées. S 'il fallait décrire ce phénomène, on pour rait reprendre, comn1e le n1ontrent Jeffers et Plihon, la con1parai son entre ces deux modèles d'intermédiation financière. Dans le modèle traditionnel, les dépôts des n1énages auprès des banques conm1erciales permettent un crédit à long terme. Le modèle du shadow banking, en revanche, à travers un circuit plus long, trans forme l'épargne des ménages en produits structurés, adossés à des créances bancaires, des produits appelés CDO, Collateralized Debt Obligations, et les transfère à des acteurs non bancaires. Par ce biais, la banque cède un portefeuille de créances, soit une partie des actifs de son bilan, à une société ad hoc, un véhicule spécial 1 . Esther Jeffers et Dominique Plihon, « Le shadow banking system et la crise finan cière », Cahiersfrançais, n° 375,juin 2013.
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d'investissement. Les obligations sont alors divisées en tranches hiérarchisées en fonction du rendement et du risque associé, puis sont évaluées par des agences de notation et vendues à des inves tisseurs pour pern1ettre au véhicule de se refinancer. Finalement, ce sont bien des acteurs non bancaires, et donc des acteurs évitant la surveillance des autorités et n'appliquant pas les règles pruden tielles, qui contribuent au financen�ent de l' écononue. Mais, fait des plus étonnants, le développen�ent du shadow banking n'a nullement été ralenti par la crise financière de 2007. Au contraire. Il s'est développé à nouveau avec un montant, en 2013, de 7 1 000 milliards de dollars 1 , soit la moitié des avoirs gérés par le secteur bancaire traditionnel. Évolution des avoirs financiers du shadow banking par rapport aux institutions financières en milliers de milliards de dollars 300 250 6 1 ,2
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Sources : National Flow of Funds Data, BR/, FMI et les auteurs.
1 . Estimation réalisée par le Financial Stability Board (FSB), Global Shadow Banking Monitoring Report 2013, en se basant sur le montant des actifs finan ciers détenus par les « autres intermédiaires financiers » (otherfinancial interme diaries, OFis) , 14 novembre 2013.
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Au fond, c'est le n1élange des genres qui est inquiétant. Les ten tatives infructueuses de régulation, et surtout les discours à son propos, ont poussé les grandes banques à créer leurs propres ins truments financiers non régulés. Le risque d'une prochaine crise financière qui pèse sur le monde, est lié à cette planète financière aujourd'hui si complexe que la régulation ne peut même pas en définir précisément les frontières. Cela ne risque pas de s' arran ger car ce mode de financement parallèle s'est largement géné ralisé dans le inonde. Aux É tats-Unis, le poids du shadow banking est désormais netten1ent supérieur à celui des banques puisqu'il représenterait 1 près de 1 65 % du PIB en 2012, alors que le sec teur bancaire, lui, s'élèverait à 95 % du PIB. Pour les autres pays, , Allen1agne, Japon, son poids s'élèverait respectiven1ent à 95 %, 70 % et 65 % du PIB. Quant au Royaume-Uni, son poids atteindrait 350 % du PIB ! Quant au dark pool, système lancé aux É tats-Unis à la fin des années 1 990 et légal en Europe depuis 2007 2 , autorise sur les mar
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chés boursiers des prises de position sans que les données, telles que les prix et les volumes, soient immédiatement dévoilées. On parle alors de dark trading. Ce n1arché se distingue ainsi du lit tra ding, du n1arché éclairé, qui a des exigences strictes quant à la trans parence, avant et après la négociation. Les montants engagés n'ont fait que croître, soit « un doublement en deux ans du volume de négociations dans les dark pools en pourcentage de toutes les tran sactions 3 » . Le dark trading se concentre sur le marché de gré à gré entre deux parties et s'est doté de moyens très sophistiqués pour exécuter des ordres sur les n1archés dits éclairés, ce qui ne manque pas d'attirer vers lui de nouveaux opérateurs séduits par l'absence des contraintes présentes sur les n1.archés « traditionnels » . C'est dire si l'extension de la finance s'est peu ralentie dans les toutes dernières années. Et, pourtant, le contraire aurait été bien venu. Car, si l'on reprend l'histoire de la dernière crise financière, 1 . Source : National Flow ofFunds Data. 2. Avec l'entrée en vigueur, le 1 er novembre 2007, de la Directive européenne sur les marchés d'instruments financiers (MIF). 3. "Investing not betting", Finance Watch,position paper, 2012.
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son origine se trouve dans les déséquilibres monétaires de l' écono mie réelle, mais son déclenchement puis son développement ont été rendus possibles grâce à l'incroyable prolifération de produits financiers totalement désolidarisés des n1archés des biens et ser vices. Ces produits n'auraientjamais vu le j our sans l'accroissement vertigineux des liquidités auquel on a assisté ces dernières années. La trop grande quantité de liquidités incontrôlées, et largement inutiles, a entraîné une véritable panique bancaire, débouchant sur le gel des positions des uns et des autres, la cessation des tran sactions entre institutions financières prises individuellement et, au final, sur une crise de liquidités. C'est la prenuère fois, dans l'histoire des crises, que l'accroissement des primes de risques précède les défaillances des entreprises. Ce n'est que plus tard, à la fin du printemps 2008, que les entreprises ont connu un véritable choc sur leur trésorerie, avant que leur capacité de financement ne soit touchée à son tour et, finalement, par effet systémique, leur carnet de con1mandes. Le résultat est connu : les États-Unis et le reste du monde ont alors plongé dans la récession.
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Bien évidemment, il s'agit ici de la crise bancaire proprement dite. Faute de réaction suffisamment rapide, celle-ci a débouché sur une crise plus large - financière - à partir du printemps 2008. À nous de tirer de cette succession d'épisodes les leçons pour aujourd'hui et demain. Comn1e le souligne Barry Eichengreen 1 , il y aurait comme une nostalgie de l'époque où les banques jouaient un simple rôle d'intermédiation en prêtant de manière tout à fait rai sonnable à des 1nénages et à des entreprises, et cela dans le cadre de bilans parfaitement transparents et ajustés. La tentation est forte, pour les autorités financières américaines et européennes, de reve mr au ten1ps heureux où la titrisation n'existait pas et d'établir une régulation rigoureuse qui nous ramènerait à la période bénie des années 1 960. En réalité, le problèn1e est beaucoup plus complexe. La titrisation appartient à un mode de financen1ent global de l' éco nomie n1ondiale dont elle n'est qu'un élén1ent parmi d'autres et 1 . Barry Eichengreen, « 10 questions à propos de la crise des prêts subprimes Revue de la stabilitéfinancière, n° 1 1 , Banque de , février 2008.
»,
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qui, par ailleurs, ajoué sans nul doute un rôle positifdans le finance ment de l' économie mondiale. En fait, la titrisation est le produit de la déréglen1entation des n1archés financiers, des nouvelles formes de régulation bancaire et d'un environnen1ent de dén1atérialisation totale des flux de capitaux à l'échelle mondiale. Résultat : les titri sations ont augmenté de 1 50 % en l'espace de dix ans. Le plus stu péfiant a été l'accélération de ce mouvement à partir de 200 1 . Cet emballement a une explication : la détérioration rapide du déficit commercial américain qu'il a bien fallu financer d'une n1anière ou d'une autre. La possibilité offerte aux banques de sortir de leur bilan une partie des crédits a alors joué un rôle majeur dans cette écononùe de l' endettement américaine.Jamais le déficit con1iller cial n'aurait pu être financé si les banques n'avaient pas pu disper ser leurs créances un peu partout à travers le monde. Jamais des financements, certes risqués, n1ais porteurs de création de valeur, n'auraient pu voir le jour si ces mêmes banques n'avaient pas eu la faculté de décomposer et de répartir le risque. En réalité,jamais ces transferts massifs d'épargne d'une partie du monde vers une autre n'auraient été possibles sans cette innovation financière qui reste l'un des aspects positifs de la mondialisation. Mais c'est son utilisa tion excessive, non maîtrisée et non contrôlée, qui a été désastreuse.
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Peut-on remédier à cela ? Non, ne nous y trompons pas : ce moment de l'histoire financière mondiale ne s'arrêtera pas de sitôt, du moins tant que les niveaux de développement respectifs des grandes zones mondiales et les évolutions démographiques de ces mêmes zones conduiront à juger nécessaires et souhai tables ces flux financiers. La question n'est donc pas de ren1ettre en cause ces mécanismes, mais de constater qu'ils ont été utili sés de manière insensée. Ils ont été détournés de leur véritable objectif, c'est-à-dire de la déconsolidation d'un risque homo gène et diversifié afin de maintenir en pern1anence une bonne gestion actif-if. Cet excès systématique a trouvé son point d'ancrage dans les dérives de la titrisation. Au cours des dernières années, la titri sation, qui s'inscrivait dans une double logique d'optimisation des fonds propres et de la gestion actif-if aux mains des
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directions financières des banques, est ée subrepticement sous le contrôle des salles de marché avec pour objectif essentiel de lancer des produits à fort effet de levier et à très haut renden1ent espéré. Pour cela, une véritable mécanique a été créée. La titrisa tion consiste à sortir des actifs du patrimoine d'une institution, en les cédant sous forme de valeurs n1obilières. Des véhicules sont élaborés auxquels les actifs sont accrochés. Ils émettent les titres, perçoivent les flux de trésorerie générés par les actifs sous-j acents et les reversent aux investisseurs. En décrivant ces opérations telles qu'elles ont été mises en œuvre, on s'aperçoit que les banques, contrairement aux règles élémen taires de bon fonctionnement, sont intervenues très souvent et à tous les niveaux des opérations, notamn1ent dans la création et le financen1ent des véhicules spécifiques. C'est ce qui a rendu l'écheveau si difficile à dénouer.
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Le résultat de ces excès, de ces risques inutiles, de ces erreurs de conception, ne s'est pas fait attendre. Un monde sans liquidités organisées fait peur. Or,la base de toute crise financière repose sur la perte de confiance. Celle-ci a touché toutes les formes de titri sations, bien au-delà du premier choc de l' été 2007 et de la crise des subprimes. Cette crise financière, qui a dén1arré par des diffi cultés immobilières somme toute assez traditionnelles, échappe désorn1ais à tout contrôle. À une évolution cyclique classique de l'in1mobilier, qui aurait pu se traduire par un simple ralentisse ment de la croissance américaine, britannique ou espagnole, est venu se substituer un dérèglement financier aux conséquences qui sont loin d'avoir disparues. Les « stress tests » des banques se succèdent, essayant de rétablir une confiance plus qu' ébran lée. Depuis sept ans, tout a été tenté. Les désordres monétaires et financiers se sont succédés sans véritable guérison. La régulation a été pressentie comme la solution à tous ces n1aux . . . Et, pourtant,1' évidence est devant nous. Le secteur financier n'est plus un simple auxiliaire de la croissance. Il a désormais sa propre logique de développen1ent, dont on peut souhaiter sünplen1ent qu'elle soit mise, tout ou partie, au service de la croissance.
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L'UTOPIE DE LA RÉGULATION
En 2008, le n!onde a pris peur, et la peur est souvent bonne conseillère . . . Pendant quelques mois, il a été possible de croire à la rationalité et à la sagesse humaine. Souvenez-vous. Le 2 avril 2009 à Londres. Tous les dirigeants des grands pays développés et des pays émergents sont là pour « affronter le plus grand défi auquel fait face l' écononue mon diale dans les ten1ps n!odernes 1 » . Parmi les sujets abordés, celui de la régulation financière est considéré comme prioritaire. Le programme est très ambitieux. Un nouveau conseil voit le j our, le Conseil de stabilité financière, et la décision est prise de réformer en profondeur l' ensen1ble des systèn1es de contrôle de la finance mondiale.
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Quelques n!ois plus tard seulement, à l'initiative des É tats-Unis, un nouveau so1nn1et se réunit, cette fois-ci à Pittsburgh. Nous somn1es le 24 et le 25 septembre 2009 et le programn1e est une nouvelle fois très vaste.Tous les sujets sont abordés et des mesures concrètes prises. Dans les grandes lignes, les autorités mondiales élaborent un progranlme de réglen1entation financière articulé autour des mesures suivantes : un renforcement des exigences relatives aux fonds propres et aux volants de liquidité des banques, une ainélioration de la solvabilité des établissements finan ciers, un renforcement de la transparence et de la résilience des infrastructures des n!archés de gré à gré, et, enfin, un traitement des risques posé par le système bancaire parallèle 2 , sans oublier de nouvelles règles concernant les paradis fiscaux et un système de bonus-malus appliqué aux traders. Cinq ans après, quel est le bilan ? Après une série de G20 inu tiles qui ont assez largement souligné l'inefficacité de ces réu mons, le résultat est en réalité assez moyen. Mais, au fond, quelle importance puisque le monde d'aujourd'hui n'autorise aucune
1 . Extrait du communiqué final du G20 du 2 avril 2009. 2. Ces mesures sont extraites du 33e rapport annuel de la BRI, 23 juin 2013.
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régulation à limiter la croissance des liquidités ? Pourtant, pen dant cette période, les propositions n'ont pas manqué, comme celles d'un PaulVolcker, d'un JohnVickers, d'un Erkki Liikanen. Mais les résultats ne sont pas au rendez-vous. Certes, 1 80 engage ments ont été pris à Los Cabas en juin 2012, dont 1 7 jugés prio ritaires. Mais il faut revenir à la réalité. La régulation des dérivés de gré à gré en est à ses balbutiements. La plupart des réfonnes structurelles n'a pas été appliquée. L'OCDE n'est pas tendre face à ce constat puisque, selon elle,la régulation financière ne se serait développée, en réalité, qu'à 20 % de ce qui était prévu 1 .
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Ne soyons pas trop cruels envers les évolutions du systèn1e ban caire. Bâle 3 et Solvabilité 2 ont été proposés pour limiter les risques du système bancaire et du système assurantiel. Avec Bâle 3, les exigences en matière de fonds propres et de liquidité per mettent, sans aucun doute, de limiter les aventures bancaires. Mais là n'est pas le problème. Une vraie régulation existe, dans ce que Paul Volcker, John Vickers, Erkki Liikanen ont suggéré, c'est-à dire la mise en place de limitation des capacités des banques à agir, soit pour le compte de leurs clients soit pour leur compte propre comme les hedgefunds. De nombreuses solutions peuvent être envisagées, n1ais elles se résument toutes au fait de savoir si on autorise ou si on interdit à la banque de détail de transférer les dépôts des clients à une autre partie de la banque qui, elle, se con1porte en banque d'investissement. En vérité, il s'agit d'évi ter l'aléa moral et le risque systémique 2 , c'est-à-dire le fait que la faillite d'une banque n1ette en jeu la vie même du systèn1e financier. Dans les faits, tout le monde a hésité à établir une vraie séparation des activités de prêt et des activités de banque d'inves tissement. Dans le cas français, il fallait sûrement maintenir une structure holding pérennisant l'existence des banques univer selles. Il n' en1pêche, cette séparation est sans doute une des plus 1 . Engagements de Los Cabos, calculs de !'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) - tiré de l'AGEFI Hebdo, du 1 2 au 1 8 décembre 20 1 3. 2. FinanceWatch, Bâle 3 en 5 questions, niai 2012.
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importantes mesures à discuter et, sous différentes n1odalités, à prendre si l' on veut redonner à l'intérêt général la priorité qui lui revient vis-à-vis de celui des banques.
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À Pittsburgh, on a voulu réguler la liquidité mondiale, n1odifier le comporten1ent du système bancaire, créer là où ils n'existaient pas des marchés régulés, limiter les comportements spéculatifs des acteurs financiers. C'est, en fait, auj ourd'hui in1possible car seule une linutation de la croissance des liquidités n1ondiales le permettrait. Or, ce n'est pas à l'ordre du jour et cela, vraisem blablement, pour longtemps. Nous allons connaître, comme par le é, une augn1entation des liquidités sous toutes ses formes, très largement supérieures à l'économie mondiale. Une partie du système financier restera opaque. Il faudra donc bien vivre avec et en limiter les conséquences, surtout sur la croissance. Car cette régulation inachevée dispose d'instruments, certes limités, mais lourds. Bâle 3 ne sera pas sans effet sur l'activité économique. Certains avancent, contraire1nent aux banquiers, que ce dispositif n'entraînera pas un crédit plus cher, mais augmentera sans doute l'imposition des banques, les dividendes étant imposés et non les intérêts de la dette. Malheureusement, pour ces mêmes parti sans de la réforme, celle-ci devrait dissuader aussi les banques de reporter une in1portante partie de leurs activités sur les marchés financiers, jugés plus rentables, ou vers le système dit parallèle, plus souple en tern1es de fonds propres. C'est ainsi que l'impact de Bâle 3 à long terme est jugé, selon le FMI 1 , assez n1odeste sur la hausse des taux d'intérêts des prêts bancaires aux É tats-Unis, en Europe et au Japon. Si les coûts d'exploitation des banques devraient être plus élevés suite à la réforme, il semble que ces prê teurs puissent s'adapter sans nuire à l'intérêt général. D'autres travaux sur la question sont beaucoup plus inqu1e tants. C 'est le cas des avis très alarmistes émis par l'Institut de
1 . André Oliveira Santos et Douglas Elliott, Estimating the Costs ofFinancial Regu lation, FMI, 1 1 septembre 2012.
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la finance internationale 1 , une puissante émanation de la pro fession bancaire à l'échelle internationale. Cet institut annonce que la réforn1e a suscité une véritable explosion du coût du cré dit consécutif à l' augnîentation du coût des capitaux propres. Celle-ci devrait atteindre un peu plus de 2 % aux É tats-Unis et dans la zone euro entre 201 1 et 201 5 , 6 % au Japon et 1 0 % au Royaume-Uni. À défaut d'un jardin à la française de la régulation, il faudra donc adapter, inlassablement, les nouvelles règles, veiller à ce que leur capacité d'assurer une sécurité ne pèse pas pour autant sur la croissance. Pour résunîer, les lacunes restent très importantes en termes de gestion des risques. Si bien que la régulation apparaît comme une sorte de dérivé d'une volonté d'agir explicite qui permet, impli citement, de ne pas bouleverser les rapports de force en présence et, surtout, l' 01nnipuissance du système financier.
L'ÉQUATION IMPOSSIBLE DE LA DEITE
David Graeber 2 nous interpelle sur cette question qui ne connaît pas de réponse : « L'homme serait-il un éternel débiteur ? » vis-à vis de Dieu, de la nature, d'autrui ? Les textes bibliques ne disent, selon lui, pas autre chose. Rédenîption ou libération finale de la dette ;Jubilé, loi qui remonte à Moïse, ou annulation tous les sept ans des créances. « Merci » revient à demander la nliséricorde, « Obrigado » en portugais, « Much obliged » en anglais, à se dire « l'obligé » de quelqu'un, reconnaître avoir contracté une dette.
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L' histoire montre que la dette, autrement dit la culpabilité, est un argument de poids pour faire accepter les relations asymé triques entre débiteurs et créanciers, entre faibles et puissants. En Vl
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2013.
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cas de guerre, une vie épargnée est une dette à vie contractée, à rembourser selon le bon vouloir du vainqueur. Et c' est encore la dette, les créances, qui sont à l'origine de bien des révoltes, des conflits entre populations. Ce texte ionnant rappelle que le terrain de la n1orale a pris le pas sur celui de l'économie. Et toute autre vision interdirait de trouver une solution au problème de la dette. La première ten tation est touj ours la n1ême, celle d'une solution extérieure, en l'occurrence celle de l'inflation, pour trancher entre les intérêts respectifs du créancier et du débiteur. Lorsque l'on veut véri tablement légitin1er l'inflation, on parle alors d'euthanasie du rentier. Ce qui met, immédiatement, la vox populi du côté du mal heureux débiteur. Malheureusement et heureusement, l'inflation n'est pas, et ne sera pas, au rendez-vous à court terme.
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Il nous faut donc trouver aujourd'hui une lecture qui s'adapte à la réalité sociologique de nos pays. La première règle pour com prendre à quel point le problème tel qu'il est posé n'a pas de solu tion est de traiter la dette dans sa globalité, en consolidant les deux formes, privée et publique. Pourquoi ? Si l'on prend un exemple simple, celui d'un jeune étudiant, selon qu'il suit des cours dans une université prestigieuse, publique ou privée, il s'agit pour la collectivité d'une dette publique ou privée. À terme, chacun se trouve donc débiteur et créancier, à travers le règlen1ent privé de sa propre contrainte ou à travers les impôts qu'il a à payer. Si l' on se décide enfin à prendre la dette dans sa globalité, on ne peut qu'être stupéfait par la réalité des difficultés à venir et insurmontables. Beaucoup pensent que la difficulté essentielle réside dans la dette publique. Dans les faits, la dette privée est tout aussi importante dans la mesure où il est impossible, sauf en tern1es générationnels, de séparer les individus dans le ren1boursement de la dette. Les chiffres sont là très parlants. En 2013, la dette privée des agents non financiers s'élève entre 1 30 et 1 70 % du PIB pour les pays développés. Quant à la dette publique, on en connaît les chiffres aujourd'hui : près de 1 00 % du PIB pour la zone euro, les É tats-Unis et le
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Royaume-Uni, et près de 230 % du PIB pour le Japon. Et si l' on additionne les montants de la dette publique et ceux de la dette privée des agents non financiers, la difficulté devient insurmon table. Ce constat est d'autant plus inquiétant que les caractéristiques démographiques du monde ne vont pas améliorer la situation. Les dépenses liées au vieillissen1ent, entre 2013 et 2040, vont atteindre un montant déterminant pour la croissance à venir. Les estimations varient, mais pas les ordres de grandeur. Les dépenses liées au vieillissement en termes de retraite et de santé, pour la période 201 3-2040, seraient d'environ 9 % du PIB aux É tats Unis, 6 % au Royaume-Uni, 2,5 % en et en Allemagne, et 1 ,5 % au Japon 1 . Quelle croissance ou quelle inflation pennettrait sin1plen1ent de stabiliser cette dette globale ? Considérons pour cela la dette glo bale des pays comme la , l'Allemagne, le Royaume-Uni, le Japon et les États-Unis, pondérée en fonction de leur PIB res pectif. On pourrait alors distinguer trois scénarios. Le premier, le plus plausible, repose sur une croissance du PIB qui s' élèverait à hauteur de 2-2,5 % pour la période 201 5-2030, accompagnée d'une inflation du n1ême ordre de grandeur. Dans ce cas, on peut s'attendre à ce que la dette globale continue de croître sur un rythme similaire à celui de la période du début des années 2000. Le second scénario, où la croissance atteindrait 4 à 5 % par an, et ce, toujours dans le cadre d'une inflation à hauteur de 2-2,5 %, pern1ettrait de stabiliser le niveau de la dette. Enfin, le troisième scénario serait de faire décroître la dette. Il faudrait alors que le monde occidental, le Japon inclus, suive un rythme de plus de 5 % de croissance par an, et cela, dans un environnement d'infla tion forte et de mise en place de réformes très judicieuses. C 'est tout simplement injouable, impossible à réaliser.
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1 . Banque des règlements internationaux, 83e rapport annuel,juin 2013.
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Le livre de David Graeber nous éclaire sur un aspect souvent sous-estimé. La dette est la conséquence d'un équilibre politique et social et l'ampleur des remboursements suppose une transfor mation très profonde des équilibres existants. De nos j ours, l'en dettement, privé et public, est la marque même de l' existence des sociétés de classes moyennes, notam.n1ent celles des pays dévelop pés. Si bien que l'on peut avancer que l'on continuera à parler, encore et encore, de remboursement de la dette, tout en sachant que personne ne peut raisonnablement penser qu'elle puisse faire l'objet de la simple mise en œuvre d'une soudaine et peu crédible solution mécanique. Le défi est là de faire des propositions, autres qu'une inflation, auto risant les gouvernements à dire que le problème peut être résolu, ce qui pern1ettrait de perpétuer la solution d'un endettement, en 1 . Moyenne pondérée par rapport au PIB des pays ,Allemagne, Royaume Uni,Japon et É tats-Unis. 2. Somme de la dette publique et de la dette privée des agents non financiers.
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légère diminution, bénéfique à la croissance n1ondiale. Les poli tiques ont, sans nul doute, à trouver un équilibre dans cette dif ficulté et à permettre aux débiteurs et créanciers de continuer à vivre en bonne harn1onie, évitant ainsi l'issue traditionnelle, à savoir la guerre. Les cas chinois et américain sont exemplaires, chacun évitant de remettre en cause leur statut respectif de débi teur et de créancier, tout en affirmant publiquement l'inverse. La confusion vient du fait que l'on pose de manière sin1ultanée les problèn1es de la réduction du déficit public et ceux de la dette, comme s'ils se correspondaient parfaitement, oubliant par là la dette privée, et les assinlliant au mê1ne ordre de grandeur. Certes, on peut, on doit, réduire nos déficits publics. Dans la plupart des économies avancées, après les déficits records de 2009, l'heure est heureusement à la réduction et l'on peut avancer sans risque que le rythn1e de l'assainissement budgétaire est comparable à celui des précédentes périodes d'ajustement drastique, soit une baisse de 2 à 1 2 points fin 2013 par rapport au pic de 2009 1 . Cependant, il est clair que c'est encore insuffisant pour réduire la dette de manière significative. À ce rythme, il faudrait une trentaine d'années pour ramener la dette publique à 30 ou 40 % du PIB. En fait, il s'agit de limiter le rôle de l'État dans ses multiples interventions. En ce sens, il s'agit d'une évolution de la société, un rééquilibrage public-privé. Même si on peut diminuer le déficit public, le sujet reste la dette. La réduire paraît hors de portée. Pour preuve, la a mis 30 ans à réduire sa dette publique d'environ 25 % entre 1 950 et 1 980, et ce, dans le contexte très favorable de la croissance forte des Trente Glorieuses et d'une inflation très in1portante !
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Selon les prévisions réalisées par l'OCDE 2 , les dettes publiques seront ainsi encore très élevées à l'horizon 2030, à 1 1 6 % du PIB pour les É tats-Unis, à 264 % du PIB pour le Japon, à 97 % du PIB pour la zone euro et à 1 1 6 % du PIB pour l' ensen1ble des pays de l'OCDE . On est loin du co1npte !
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1 . Banque des règlements internationaux, g3e rapport a nnu el,juin 201 3. 2. « Scénarios à moyen et long termes pour la croissance et les déséquilibres mon diaux », Perspectives économiques de l'OCDE, 2012.
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Quant à la dette privée, elle est un héritage de l'expansion finan cière ante crise. C'est ainsi que de nombreuses économies avan cées ont conjugué une accumulation de dettes privées sans précédent avec une mauvaise affectation de ses ressources. Les pays concernés, en particulier ceux de la zone euro, ont vu aussi leur ratio dette privée sur PIB s'élever en raison du net ralentis sement de l'activité économique. Si l'on suit Mathias Drehmann et Mikael Juselius 1 qui prennent pour indicateur le ratio de ser vice de la dette privée 2 , la déviation de celui-ci par rapport à sa moyenne sur la période 1 995-2007 se révèle être un bon outil pour prévoir la force d'une récession. Pourquoi disent-ils cela ? Parce qu'ils constatent une corrélation entre ce ratio dans les périodes qui précédent une récession, ou une crise financière, et le volume des pertes de production consécutives à ces périodes. C'est ainsi que l' on constate avec surprise fin 2012 que la situation de la Suède est loin d'être à l'image que ce pays donne généra lement, avec un ratio de 6 points supérieur à la moyenne à long terme. C'est aussi le cas des pays de la périphérie de la zone euro, avec un ratio de 8 points pour la Grèce et le Portugal. En revanche, et c' est là aussi une surprise, il est inférieur d'environ 3 points pour le Japon et proche de sa moyenne historique pour les É tats-Unis, ce qui signifie un n1oindre risque de récession. Toutes ces évalua tions sont contestables, mais soulignent à quel point l'impact de la dette, publique et privée, est compliqué à mesurer. Les sociétés finissent toujours par trouver des solutions à des équa tions impossibles, ce qui n'est pas la moindre de leur qualité ! La dette, qui semble sans issue, en fait partie. Comme toujours, la solu tion sera originale et ressemblera, peu ou prou, à une dette perpé tuelle. Faut-il encore trouver con1illent l'habiller et in1aginer les conditions de sa nnse en œuvre. C'est bien ce dernier point qui prendra du temps. Nous ne sommes pas sortis du lamento sur la dette.
1. 2.
Mathias Drehrnann et Mikael Juselius,"Do Debt Service CostsAffect Macroe conomic and Financial Stability", BES Quatterly Review, Bank for Internatio nal Settlements (BRI) , septembre 20 1 2 , pp. 2 1 -35. Somme des paiements d'intérêts et remboursements du principal divisé par le PIB.
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LA FINANCE CONTRE L'ÉCONOMIE RÉELLE
Rien n'arrêtera la croissance de la liquidité. Et, au fond, personne ne le souhaite. Ce qui est extraordinaire, c'est que cette indus trie financière possède sa propre existence, indépendante, avec sa propre logique, sa propre croissance, sa propre vie. On aurait pu imaginer que les produits financiers surveillés et contrôlés, allaient se réduire comme peau de chagrin, notamn1ent les pro duits dérivés. Or, auj ourd'hui, en 20 14, c'est exacten1ent l'inverse qui s' est produit. On l'a vu, si l' on prend l'évolution des produits dérivés de gré à gré entre 2008 et 201 3 , on s'aperçoit que leur encours notionnel a continué d' augn1enter, et de manière mas sive. Même la vertueuse Banque centrale européenne, qui défend la solidité de son bilan, l'a plus que doublé entre j anvier 2008 et juillet 2012. Sans ce doublen1ent, l'Europe vivrait dans une quasi-stagnation. Encore mieux, si on se contente de prendre les banques, Dietmar Peetz et Heribert Genreith 1 montrent à quel point le poids des actifs bancaires augmente beaucoup plus rapi dement que le PIE.Tout cela semble dans l'ordre des choses, rien n'est prêt à changer. L'idée s'est progressivement imposée que la sphère financière avait trouvé sa propre autonon1ie, sa propre valorisation et sa propre capacité à se développer.Tout l'oppose à l'économie réelle puisqu'elle est soucieuse du court terme, et non à la recherche d'investissements à long tern1e. Elle est aussi friande d'une ren tabilité importante, l'économie réelle préférant stabiliser plutôt que d'augmenter ses résultats.
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Thon1as Philippon 2 en donne une illustration simple :l'industrie financière a d'abord conquis son autononùe sur ses rémunéra tions. Et lorsqu'elle fait preuve d'une grande inefficacité dans les technologies de l'information et de la comn1un1cation, Vl
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1 . Dietmar Peetz et Heribert Genreith, "The Financial Sector and the Real Eco nomy", Real TM>rld Economie Review, n° 5 7, 201 1 . 2. Thomas Philippon et Ariell Reshef, "Wages and Human Capital in the US. Financial Industry: 1 909-2006", NBER, working paper, n° 1 4644,janvier 2009.
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Un monde de violences
contrairen1ent aux autres secteurs, c'est tout sin1plen1ent parce qu'elle prélève prioritairement de quoi financer les rémunéra tions des financiers en lin1itant alors les investissements dans ce secteur. En effet, tout aurait dû conduire, grâce à ces nouvelles technologies, à une baisse des coûts des transactions. Il n'en a rien été. La deuxièn1e raison est que, quoi qu'il arrive, l'investissen1ent dans la finance stricto sensu demeure plus favorable que dans les activités de l'économie réelle. Certes, il est très compliqué de con1parer la rentabilité respective de ces investissements. Nous avons seulement apporté des éléments de réponse qui vont tous dans le même sens : le renforcement de l'incitation à investir dans les produits financiers dans les années à venir. Donnée in1por tante car c'est la trajectoire n1ême de l'avenir mondial qui en sera influ encée. Commençons par nous intéresser à la rentabilité du capital phy sique au sein des pays développés afin d'esquisser l'investissement dans l'économie réelle. Rentabilité du capital physique en pourcentage Profits après taxes, avant intérêts et dividendes/capital net en valeur l/) QJ
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Moyenne annuelle
Zone euro
États-Unis
Royaume-Uni
1 99 1 -2000
9,96
1 2 ,60
1 5, 3 5
9,82
200 1 -201 0
1 0, 7 3
1 4, 2 1
1 4, 5 5
8,91
201 2
9 , 70
1 5 ,40
1 4, 45
7,08
201 3
9,26
1 5 , 40
1 4, 2 6
6 , 60
Sources : Datastream, Sources nationales, Natixis et les auteurs.
En moyenne, la rentabilité du capital physique, c'est-à-dire le ratio des profits des entreprises après taxes, avant intérêts, et avant distribution des dividendes, par rapport au capital net, est globa lement stable en fonction de la région considérée. En zone euro par exemple, la rentabilité du capital physique est autour de 1 0 %, aux États-Unis et au Royaume-Uni autour de 1 5 %. En ,
1 71
L'i l l usion d'une définanciarisation
en revanche, la rentabilité du capital physique chute à 6,60 % en 2013, ce qui n'étonnera personne. Pour appréhender l'investissement dans la finance, celle qui ren tabilise l' ense1nble des instruments financiers dont les produits dérivés, on peut calculer les perfonnances des hedge funds. Pour cela, il faut choisir quelques stratégies bien spécifiques : la stra tégie global macro, c 'est-à-dire la stratégie liée à des anticipations macroécononiiques ; la stratégie fusion-acquisition, la stratégie événe1nentielle liée à des anon1alies de prix dues à des faillites d'entreprises ; la stratégie quant directional qui einploie des tech niques quantitatives et, enfin, la stratégie emerging market qui s'in téresse aux pays éinergents. Les perforn1ances historiques de ces différentes stratégies, choisies de façon arbitraire, se révèlent très favorables. Performance annuelle de quelques stratégies de hedge funds en pourcentage Stratégie - Indice HFR
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Moyenne annuelle
Global macro
FusionsDistressed/ Quant acquisitions Restructu ring Directional
Emerging Market
1 99 1 -2000
2 1 ,0
1 3 ,5
1 7, 1
24,0
2 1 ,4
200 1 -201 0
7,6
6,2
1 0, 2
6,2
1 3, 1
201 2
- 2,9
1 ,6
- 0, 4
- 3, 0
- 8, 6
201 3
0,5
1 ,9
9,6
4,5
5,4
Sources : Bloomberg, Hedge Fund Reseorch et les auteurs.
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Mais pourquoi avoir pris cette partie spécifique de l'industrie financière ? Tout simplement parce que ce qui est vrai pour les hedgefunds l'est également pour l'ensemble de la gestion alterna tive. Quant à la gestion plus traditionnelle, elle est stimulée parce qu'elle bénéficie, par rapport à son équivalent de financement de l' écononiie réelle, d'une très forte liquidité. Pour illustrer cela, prenons les performances historiques de quelques indices bour siers com1ne, par exen1ple,les indices MSCI Monde, S&PSOO , DJ Stoxx 600, CAC 40, DAX, Nikkei et MSCI émergents.
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Un monde de violences
Performance annuelle de quelques indices boursiers en pourcentage Moyenne annuelle
MSCI Monde
S&P 500
DJ Stoxx 600
CAC 40
DAX
Nikkei
MSCI émergents
1 991 -2000
1 2, l
1 5,8
1 6, 2
1 6, l
1 8,2
- 3 ,7
4 1 ,7
2001 -2005
1 ,8
0,4
- 0, 6
- l ,8
1 ,6
6,0
1 6,6
2006-201 0
2,7
3,0
1 ,7
- 1 ,0
8,8
- 6, l
1 5,8
201 2
1 3,2
1 3, 4
1 4,4
1 5, 2
29, l
22,9
1 3 ,9
201 3
22,9
29,6
1 7, 4
1 8,0
25,5
56,7
0,9
Sources : Bloomberg e t les auteurs.
Un autre moyen de comparer la finance avec l'économie réelle pourrait aussi consister à mettre en parallèle la rentabilité des banques de détail avec celle des banques d'investissement. Effec tiven1ent, l'objectif premier d'une banque de détail est d' exer cer une activité de crédit, notamment avec l'octroi de prêts aux entreprises. Le taux accordé est alors un bon indicateur de la rentabilité des projets n1enés par les entreprises, et, donc, un bon indicateur pour évaluer l'économie réelle. À l'inverse, la rentabi lité des activités de marché des banques d'investissement est un bon indicateur pour appréhender l'investissement dans la finance. l/) QJ
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Estimations des rentabilités des capitaux propres des banques de détail en 201 0 Rentabilité des capitaux propres des banques de détail
1 3 ,50 %
Royaume-Uni
1 3 ,60 %
Allemagne
6 , 60 %
Sources : McKinsey, Day of Reckoning for European Retail Banking
(20 1 2) et les auteurs.
D'après le tableau précédent, les rentabilités des capitaux propres des banques de détail s'élèvent autour de 1 3 , 5 % en et au Royaume-Uni. En Allemagne, c'est moitié moins, avec une ren tabilité autour de 6,60 %.
L'i l l usion d'une définanciarisation
1 73
Nous pouvons dès lors comparer ces rentabilités avec les renta bilités des capitaux propres des activités de marchés des grandes banques d'investisse1nent dans le n1onde en 201 0.En fonction de la branche, la rentabilité oscille entre 1 5 et 35 %, ce qui est nette ment plus élevé que dans le cas des banques de détail.Au total, on estime la rentabilité des capitaux propres des activités de n1arché à environ 20 %.
Rentabilités des capitaux propres des activités de marché des treize plus grandes banques d'investissement dans le monde en 20 1 0 Rentabilité des capitaux propres
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Devises
30 %
Ta ux
19%
Ta ux structurés
15%
Crédit
1 8%
Crédit structuré
17%
Commodités
20 %
Actions
25 %
Dérivés actions
25 %
Trading pour com ptes propres
35 %
Total des activités de marché
20 %
Sources : McKinsey, Global Corporate and lnvestment Banking: An Agenda for Change (20 l l ) et les auteurs.
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En conclusion, il n'y a donc pas de si grande différence entre la rentabilité globale du secteur financier par rapport à celle de l'économie réelle, à l'exception de certains segn1ents de la finance, à commencer par les activités de marché. On peut donc légitin1en1ent penser que ce que l' on appelle le trading continuera à attirer massivement les capitaux, régulation ou pas, et devien dra le cœur de l'industrie de la finance. Ce qui distingue sur tout les deux sphères, la finance et l'économie réelle, c'est bien la grande liquidité dont dispose la pre1nière. En fait, on retrouve
1 74
Un monde de violences
cette vieille distinction que l' économiste, Nicholas Kaldor 1 , avait décrite dans les années 1 930 entre l'investissement et la spécu lation. Cette dernière est portée par l'attente d'un changen1ent de prix des n1archandises achetées, ou vendues, en vue de leur revente, ou rachat, à une date ultérieure et non par une plus-value attendue de leur utilisation. Rappelons que Keynes, sur la base de cette définition, faisait dépendre l'efficience des marchés, les prix reflétant pour lui la valeur, à la perspective d'investissements dans l'économie réelle des acteurs du marché. Dans le cas contraire, les marchés, don1i nés par la spéculation, deviennent leur propre référence et sont déconnectés de la réalité. L'exemple retenu par Keynes sur les concours de beauté est célèbre. Pour gagner, il ne s'agit pas de choisir, pour les con1pétiteurs, les visages qui leur semblent les plus beaux, mais ceux dont ils pensent qu'ils séduiront le plus de participants possible. Leur intelligence est là toute tour née à « anticiper ce que l'opinion n1oyenne attend de l'opinion moyenne 2 » .
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Un exemple est, entre tous, révélateur. Celui des matières pre mières agricoles. Depuis 6 à 7 ans, chacun s'interroge sur la remontée du prix de celles-ci qui déent largement la crois sance de la demande. Chacun soupçonne l'empreinte de la spé culation, ce qui est en partie faux. L'in1portant est ailleurs. Dans le cas de ces matières premières, contrairement à la plupart des actifs financiers, ce sont des instrun1ents de protection qui fixent les prix. Les marchés agricoles sont les plus anciens du monde. Sur ces produits de première nécessité, des contrats à terme organisent depuis très longtemps le marché pour protéger producteurs et consomnuteurs de tous les risques liés. Mais le 1nécanisn1e de formation des prix de ces n1archés dépend de la présence, plus ou 1 . Nicholas Kaldor, "Speculation and Economie Activity", Review of Economie Studies, octobre 1 939, pp. 1 -27. 2. John Maynard Keynes, The General Theory of Employment, Interest and Money, chapitre 12, 1 936.
L'i l l usion d'une définanciarisation
1 75
moins grande, de spéculateurs. Devenus dominants, leurs projec tions ne se fondent plus sur les fondamentaux que sont l'offre et la den1ande, niais sur l'attitude potentielle de leurs concurrents. Le mécanisn1e initial est donc faussé. Selon Michael W Masters 1 , la part des spéculateurs sur le marché des matières premières est pas sée de 23 % en 1 998 à 69 % en 2008, alors que la part des agents déterniinés à se couvrir physiquement est ée de 77 % à 3 1 %. C'est donc, là encore, un exemple de déconnexion avec la réalité. Le terme d'autonomie est celui qui résume le mieux la situation de la finance dans l' éconorn.ie mondiale. Le systè1ne financier aura vocation dans les années qui viennent à développer de nou veaux produits financiers, à j ouer au millième de seconde de tous les interstices entre les valorisations d'un même produit. En un mot, à être un secteur d'activité qui vit et se nourrit de son propre combustible.Aucune régulation au monde ne pourra s'opposer à cette logique implacable. Le seul souhait que l' on puisse faire est qu'une partie des capacités de ce secteur puisse être cependant mobilisée pour l'économie réelle, sur le long terme.
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Le développement inéluctable de l'industrie financière pour elle même ne peut être maîtrisé que dans la partie de ses activités qui sont totalement transparentes. Mais la vraie contrainte est ailleurs. Le financement de l'économie suppose une épargne abondante, des investissen1ents de long tern1e, une capacité à prendre des risques, des produits de financement dédiés au systèn1e productif. C'est un pari lourd de conséquences car il s'agit de déplacer des 1nasses de financement d'un univers certain, rentable, car large ment spéculatif, vers des activités de long terme, risquées, car liées à la croissance réelle et dont la rentabilité est aléatoire. D 'une cer taine n!anière, c'est là où le politique peut retrouver tout son rôle. Investir de manière durable requiert une intermédiation finan cière renouvelée qui donne la priorité aux investisseurs de long terme, qu'il s'agisse des fonds souverains, des fonds de pensions ou des assureurs. Ce sont eux qui tiennent désormais l'avenir du 1 . Michael W Masters, Testimony before the Commodities Futures Trading Comm.ission, août 2010.
1 76
Un monde de violences
monde entre leurs mains. Pour cela, ils doivent se positionner comme des actionnaires avisés, patients, présents dans les gouver nances des sociétés contrôlées. C'est le seul n1oyen de bâtir une nouvelle architecture financière, favorable à l'investissement long et d'imaginer un partage des risques entre l'individu et la collec tivité. Rien ne se fera donc plus comn1e avant. Ne nous concen trons donc pas exclusivement sur la régulation financière dont on a montré les limites de ses interventions. Essayons plutôt de voir comment cette finance peut se transforn1er en acteur n1ajeur de la croissance mondiale. Mais faut-il encore éviter que ne surgisse un conflit majeur entre les seigneurs de la guerre que sont les tenants de la finance et le reste du monde.
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Chapitre 6 L'épargne, ult i me resso urce rare
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Nous voilà arrivés au cœur de ce livre. Nous avons successivement parlé de la grande panne du progrès technique, des bouleverse ments liés au vieillissement, de la perte de substance économique des pays de l'OCDE, de la finance incontrôlable. Tous ces thèmes convergent vers ce qui fait l'équilibre du monde, l'épargne que réalisent les hon1mes de tous les continents, les investissements qui traduisent leurs rêves. Aujourd'hui, l'abondance des liquidi tés conduit à la conclusion d'un excès d'épargne par rapport aux besoins d'investisse1nents. En réalité, il ne s'agit pas de s'interroger sur l'ensemble de l'épargne mais sur l'épargne utile, celle qui est prête à s'investir dans des investissements risqués. Et c' est celle-là qui, vraisen1blable1nent, deviendra une ressource rare. Deux indicateurs peuvent en rendre con1pte, les hausses de taux d'inté rêt sur ce type d'épargne et le rationnement du crédit. L'épargne suffira-t-elle à pern1ettre aux ambitions des hon1ffies de se réali ser ? Nous pensons que non, tout au moins de la n1anière dont cet équilibre investissement-épargne s' est accompli dans les der nières décennies. Bien entendu, un nouvel équilibre apparaîtra, expression de la façon dont toutes ces nouvelles contraintes seront
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Un monde de violences
satisfaites. Mais le monde aura changé, sa trajectoire économique aussi. Quel paradoxe ! Le monde de 20 1 5 semble inondé de liquidités, destiné à accueillir une épargne abondante et vivre au rythme de taux d'intérêt extrêmement faibles, faiblesse engendrée par les politiques n1onétaires des Banques centrales pourvoyeuses d'inlassables liquidités. Et pourtant, nous voulons montrer que cette situation n'a pas vocation à perdurer. Dès 2009, la ques tion de l'insuffisance de l'épargne mondiale était posée par Patrick Artus, ce qui conforte notre position et l' abonde par cette inter rogation, quelques années plus tard, sur la bonne utilisation de l'épargne. Car c'est bien là notre sujet 1 . Non seulen1ent, en effet, l' investissen1ent et l'épargne vont s' équi librer selon des niveaux différents de ceux que nous connais sons aujourd'hui, mais le « mot-clé » sera celui d'épargne utile, d'épargne disponible pour l'investissement, c'est-à-dire pour une prise de risques. C'est en cela que cette épargne utile risque de devenir une ressource rare.
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Et pourtant, la correspondance entre épargne et investissement a posteriori semble une évidence. Les fonds prêtables doivent trou ver sur le marché de l' épargne et de l'investissement un taux d'in térêt d'équilibre. Derrière cette apparente facilité se dissimule le problème le plus redoutable, le plus délicat et le plus fondamental de l'économie politique. Ce fameux équilibre, introuvable pour les uns, évident pour les autres, a entraîné une gigantesque bataille intellectuelle entre écononùstes depuis deux siècles. La bataille a fait rage entre les keynésiens et les néoclassiques : l'égalité entre les deux termes représente le résultat de tout un processus qui suppose que les acteurs éconon1iques décident, chacun de leur côté, d'épargner et d'investir. En faisant cela, ils fixent les niveaux d'activité de l'économie. Or, chacun s'accorde à dire auj ourd'hui que l'épargne et l'investissement sont des 1 . Patrick Artus, «Va-t-il y avoir insuffisance de l'épargne mondiale ? », Flash Éco nomie, 20 mars 2009, n° 1 30 ; Patrick Artus, « L'épargne mondiale est abon dante, ni.ais mal utilisée », Flash Économie, 25 août 2014, n° 626.
L'épargne, ultime ressource rare
1 79
produits d'évolutions séparées, liés à une fiscalité propre, à l'âge des acteurs, aux perspectives n1acroécononliques, et que l' équi libre final dépend largement de l' état global de l' économie mon diale. Cet équilibre représente la contrainte la plus forte à laquelle toutes les éconon1ies ont été confrontées et le seront dans une configuration nouvelle. Oui, l'équilibre à venir est en rupture absolue avec celui des décennies précédentes. On erait ainsi d'une épargne abon dante à une épargne plus rare, d'un investissement limité à un besoin d'investissen1ent massif. La trajectoire macroécononlique du monde a toujours été déterminée par le processus qui per met à ces deux quantités de se redre ex-post, où le niveau de l'équilibre est déterminant pour savoir si le monde peut conti nuer sur un rythn1e de croissance in1portant ou non. Rien n'est figé : ce qui détermine l'épargne se modifiera radica lement pour des raisons géostratégiques, liées aux futures formes de la mondialisation, et aux raisons d'évolutions des marchés financiers. Là, également, le politique peut j ouer un rôle pour inciter les sociétés vieillissantes à non seulen1ent épargner, mais à investir. C'est peut-être son rôle majeur dans les années à venir !
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L'ÉNIGME DE L1ÉQUILIBRE ENTRE ÉPARGNE ET INVESTISSEMENT
Rien n'a été plus discuté par les écononlistes que l' équilibre entre épargne et investissement.Tel fut le sujet de l' écono1nie politique par excellence. Quelques rappels. L'épargne est, pour beaucoup, synony1ne de la vertu du bon père de famille prévoyant, le bourgeois dont les traits ont été si souvent croqués par les hommes de lettres. Mais de l'épargne à l'accun1ulation du capital, il n'y a qu'un pas. Le bourgeois devient alors un hon1me d'affaires qui réinvestit son épargne dans le cycle sans fin de l'accumulation du capital. L'investissement ou, si l'on préfère, la formation du capital fixe, est réalisé par des entreprises ou des ménages dans des biens durables
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Un monde de violences
destinés à être utilisés dans le cadre d'une activité de production ou domestique. Le décor est planté, les termes définis. La question devient plus délicate quand on s'interroge sur les déternunants de l'épargne et de l'investissement. On peut alors légitin1en1ent poser la question de la possibilité d'un excès ou d'une insuffisance d'épargne, et donc d'une sous-consommation ou d'une surconsommation. La pren1ière réflexion théorique fut portée par Adam Sn1ith. Toute épargne dégagée est, selon lui, nécessairement dépensée en embauches supplémentaires, ce qui stimule la consommation, et en investissements, donc en consom n1ation de biens durables. S1nith entraîne derrière lui l'essentiel de l' école classique. C'est une vision vertueuse du capitalisme, à la Weber.Au fond, il ouvre la porte à la loi de Say où « l'offre crée sa propre demande » . L'épargne est donc strictement égale à l'inves tissen1ent. Il y a identité entre les deux grandeurs, mais c'est bien l'épargne qui crée le mouvement initial ou, plus exactement, ce sont les profits entièren1ent réinvestis qui créent une mécanique vertueuse. Où sont les rentiers dans ce modèle ?
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Comme on peut l'imaginer, cette simple affirmation fut vio len1ffient critiquée. D'abord par Marx : « Rien de plus niais que le dogme d'après lequel la circulation implique nécessairement l'équilibre des achats et des ventes. » C'est oublier la suraccumu lation du capital qui porte en germe les futures crises. L'excès d'épargne due à l'inégalité importante dans la répartition et à la sous-conson1n1ation qu'elle suppose est centrale dans la vision d'un capitalisme parfaitement instable, voué à des crises répéti tives jusqu'à son effondrement . En réalité, la question essentielle qui se pose est de savoir si c'est l'épargne qui guide l'investissement ou l'inverse. Keynes revient ainsi sur l'identité entre épargne et investissement postulée par Jean-Baptiste Say, en opérant un renversen1ent conceptuel qui n1arque la rupture entre les deux grands courants de pensée. Tout cela est bien connu, mais mérite d'être rappelé. Les courbes de l'offre et de la demande diffèrent trop profon dén1ent. Dans le cas contraire, insiste Keynes, aucun obstacle
L'épargne, ultime ressource rare
181
n'existerait au plein emploi ! Pour lui, l'investissement dépend forte1nent du taux d'intérêt, ce qui n'est pas le cas de l'épargne. Nous sommes tous aujourd'hui, d'une façon ou d'une autre, key nésiens, non à travers la vision simplifiée et donc tronquée qui en est souvent donnée, mais par l'introduction géniale qu'il a fait dans l'analyse de l'incertitude et, donc, des anticipations. Une pensée bien difficile à saisir et qui in1pose des prolongements. Pour ce qui nous concerne ici, l'un d'entre eux est fondan1en tal. Gunnar Myrdal analyse l'influ ence des anticipations dans l'équilibre entre l'épargne et l'investissement, dénommé « équi libre I-S ». Il introduit alors les concepts ex-ante pour caractéri ser les grandeurs projetées par les agents avant leur réalisation et ex-post pour les grandeurs réalisées. C'est le déséquilibre keyné sien, donc naturel, entre les grandeurs ex-ante qui est à l' origine des fluctuations économiques, de l'inflation et du chômage. Mais, évidemment, l'équilibre est réalisé ex-post sans pour autant qu'il soit de plein emploi. Pour les néoclassiques, dignes héritiers des classiques, c'est le taux d'intérêt qui pern1et d'ajuster les deux niveaux de l' égalité ex-post entre l'épargne et l'investissement. L'épargne, pour eux, guide naturellement l'investissement. Pour les keynésiens, la relation est inverse. L'investissement détermine et génère une future épargne. l/) QJ
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La pensée keynésienne va s'imposer avec le succès que l'on connaît lors de la période post-guerre de grande prospérité, caractérisée par une croissance de la productivité, des salaires réels et de l'investissen1ent. Méfiance envers l'épargne, redistribution au travers de l' État-providence, taux d'intérêt faibles, investisse ments publics, acceptation de l'inflation, tels ont été les ingré dients d'une telle réussite. À partir des années 1 980, le marché financier international, tel que nous le connaissons aujourd'hui, change la donne. Désor mais, une déconnexion est possible entre épargne nationale et investissement national. C'est dans le pays leader de la libéralisa tion financière, les États-Unis, que cette déconnexion est la plus forte. Ce pays pose l'équilibre I-S en des termes très nouveaux.
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Un monde de violences
Il continue à accumuler du capital au travers d'un investisse n1ent dynamique mais, et c'est une surprise de taille, il épargne de moins en moins et s'endette auprès de pays à forte épargne disponible, les pays émergents. L'épargne mondiale se réfugie aux É tats-Unis. Elle est surabondante, confrontée à une volonté d'in vestir moins forte, au moment même où la liquidité n1ondiale explosive fixe les taux d'intérêts longs. Les économistes ont approfondi leurs méthodes et approches alors que le processus de libéralisation se généralisait. Désormais, le consensus existe pour considérer que l' ouverture des frontières s'est bien accon1pagnée d'une déconnexion plus grande entre les flux d'épargne et d'investissement. Après plus de deux siècles d'interrogations, la question du désé quilibre entre l'épargne et l'investissement reste ouverte pour tous les économistes. Le voile a été partiellement levé sur l' équi libre I-S en soulignant le rôle clé des anticipations, et donc des grandeurs ex-ante, tandis que la multiplicité des nombreux déter minants apparaissait dans toute son ampleur.
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On pourrait juste dire que s'il n'y a jamais, infine, de déséquilibre entre l'épargne et l'investissement, celui-ci existe ex-ante et se tra duit finalement par les évolutions des taux d'intérêts. De fait, les mouvements de ces taux sont profonds, stables et révélateurs sur le fait de savoir si c'est l'épargne qui s'ajuste à l'investissement ou l'inverse, ce qui nous paraît être le mécanisme clé d'ajusten1ent de l' économie mondiale. Or, après de longues décennies de sura bondance de l'épargne, nous entrons dans un nouveau régime de l'histoire économique du monde où l 'épargne court après un investissement devenu moteur.
ÎROIS DÉCENNIES DE SURABONDANCE D'ÉPARGNE
Les chiffres sont étonnants. Ils montrent une évolution de l'épargne mondiale qui est restée très abondante, confrontée pour la pren1ière fois à un taux d'investissement qui, à l'évidence,
L'épargne, ultime ressource rare
1 83
a relativement baissé par rapport à ce qu'il fut. Ces évolutions n'ont pu se développer qu'en raison de deux n1ouven1ents qui se sont renforcés l'un l'autre. D 'une part, la consommation des pays émergents a été faible : l'épargne a été renforcée par le besoin de compenser une protection sociale inexistante et incapable de répondre aux besoins liés au vieillisse1nent. D'autre part, les pays développés ont ralenti de manière très significative leurs efforts pour an1éliorer leurs outils de production. On observe logi quen1ent le solde très positif du compte courant dans les pays émergents depuis les années 2000, et le solde négatif des pays développés. Cela traduit en fait la faible conson1Il1ation des pays émergents et la forte consomn1ation des pays développés. Solde du compte courant en pourcentage du PIB
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Solde du compte courant des économies avancées Taux de croissance du PIB des économies avancées (prix constants) Solde du compte courant des pays émergents Taux de croissance du PIB des pays émergents (prix constants)
Sources . FMI et les auteurs.
Ce moment historique est très particulier, où l'épargne est en excès et l'investissement assez faible. Certes, il a fallu construire de nouvelles usines dans les pays émergents, mais ceci n' équi libre pas cela. La partie la plus significative du graphique est le
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Un monde de violences
formidable flux d'épargne disponible représenté par les excé dents des balances des comptes courants des pays émergents. Mais, égalen1ent, on ne peut qu'être impressionné par l'in1pact des incertitudes liées au vieillissement qui se traduisent par des évolutions assez surprenantes de l'épargne disponible. C'est, en effet, à partir de la fin des années 1 990 qu'on observe une véri table divergence entre les taux d'épargne des pays développés et les taux des pays émergents.Alors que ce taux était identique dans ces deux régions en 1 999, avec un taux d'épargne autour de 23 % du PIB, il est netten1ent différent quinze ans plus tard. Dans les pays émergents, il culmine à plus de 33 % du PIB. Dans les pays développés, il baisse légèrement à 20 % du PIB. Il traduit le senti1nent que chacun a d'être protégé ou la volonté de se protéger des risques liés au grand âge. Taux d'épargne en pourcentage du PIB 35
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Taux d'épargne des économies avancées Taux de croissance du PIB des économies avancées (prix constants) Taux d'épargne des pays émergents Taux de croissance du PIB des pays émergents (prix constants)
Sources . FMI et les auteurs.
Qu'est devenue toute cette épargne disponible ? A-t-elle trouvé un moyen de s'investir ? C'est là où, de fait, le déséquilibre appa raît, les investissements des pays én1ergents ne con1pensant pas
L'épargne, ultime ressource rare
1 85
jusqu'à auj ourd'hui ceux des pays développés. McKinsey 1 , dans un remarquable rapport, en fait les calculs. Le déficit de l'inves tissement est évalué à 20 000 milliards de dollars sur les trente dernières années. Si on analyse l'évolution du taux d'investisse ment au cours de ces dernières années, on observe un phéno n1ène sin1ilaire à celui du taux d'épargne, nlais cette asymétrie de con1portements entre les deux groupes de pays, ne peut s' expli quer que pour partie par les délocalisations. Taux d'investissement en pourcentage du PIB
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Taux d'investissement des économies avancées Taux de croissance du PIB des économies avancées (prix constants) Taux d'investissement des pays émergents Taux de croissance du PIB des pays émergents (prix constants)
Sources . FMI et les auteurs.
À la fin des années 1 990, le taux d'investissement était lui de l'ordre de 23 % du PIB dans les pays développés, ainsi que dans les pays émergents. Depuis, il y a divergence. Le taux d'investissement des pays émergents atteint 33 % du PIB, celui des pays développés 20 %. Les montants d'épargne sont clairement supérieurs aux besoins d'investissements. Le juge de paix de ce déséquilibre sont 1 . McKinsey Global Institute, Farewell to Cheap Capital? The Implications ef Long Term Shifts in. Global Investment and Savings, 2010.
Un monde de violences
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évidemment les taux d'intérêt. On constate donc naturellement une baisse du taux d'intérêt à partir des années 1 980. Prenons les taux d'intérêt et les taux de swap à n1aturité 1 0 ans pour la , l'Allemagne, le Royaume-Uni, le Japon et les É tats-Unis depuis les années 1 960. À travers ces deux taux, il faut voir le finance ment de grandes catégories d' én1etteurs sur le marché obligataire, les É tats et leurs diverses agences d'une part, et des émetteurs pri vés de divers secteurs industriels, d'autre part. Dans les deux cas, on constate, malgré les différentes crises, des entreprises puis de la dette souveraine, une tendance continuellen1ent baissière de ces taux qui constituent la base du financement. Alors qu'ils avaient augmenté de 6 % à plus de 1 6 % en l'espace de dix ans seulement, on observe depuis le début des années 1 980 une baisse continue. Ils ont atteint, en 201 3 , des niveaux extrêmement bas, de l'ordre de 2-3 %. Bien évidemment, les taux choisis pour notre ana lyse sont ceux à long terme, ceux à court tern1e étant largen1ent déterminés par des considérations de politique économique. Taux d'intérêt et taux de swap de maturité 1 0 ans en pourcentage 18
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De nombreuses interprétations données ont été étonnantes, décalées par rapport à la réalité et peu crédibles. Les plus tradi tionnelles, de Loukas Karabarbounis et Brent Neünan 1 , mettent en avant l'évolution de la répartition salaire-profit. Or, c 'est une simple tautologie, où les hypothèses sous-jacentes sont lourdes, en particulier sur la rentabilité des investissements à venir. Plus intéressante, l'hypothèse du savingglut, l'idée développée par Ber nanke 2 qui explique cet incroyable déficit de la balance commer ciale américaine, en la faisant reposer sur l'excès d'épargne des autres pays. Une thèse contredite par beaucoup d'économistes, dont David Laibson et Johanna Mollerstrom 3 . Mais ces interpré tations sont de l'histoire ancienne.Auj ourd'hui, plus personne ne s'intéresse à cette thèse d'une Amérique victin1e de la frugalité du reste du monde. Ce qui nous intéresse regarde le futur.
LE MONDE CHANGE, L'ÉPARGNE DÉCROÎT
La réalité des décennies à venir porte deux noms. Les classes moyennes des pays én1ergents, soucieuses de leur n1ode de vie, et le vieillissement. Ces deux phénomènes cumulés, même s'ils sont très différents dans leur logique, vont, nous semble-t-il, entraî ner un affaiblissement du niveau de l'épargne et une difficulté à financer les investissen1ents nécessaires. Le vieillissen1ent est, comme nous le savons, synonyme d'aversion au risque.
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Les BRICS - le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud - ont connu un développement rapide de leur système de protection sociale, différent selon les pays. Cette évolution n'a rien exceptionnelle. Mais, par le poids que ces pays représentent,
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1 . Loukas Karabarbounis et Brent Nein1an, "Declining Labor Shares and the GlobalRise ofCorporate Savings", NBER, workingpaper, n° 1 8 154,juin 201 2 . 2. Ben S.Bernanke,"The Global Saving Glut and the U S . Current Defi cit", discours prononcé à laVirginia Association Economies, 1 0 mars 2005. 3 . David Laibson et Johanna Mollerstrom, "Capital Flows, Consumption Booms andAsset Bubbles:A BehaviouralAlternative to the Savings Glut Hypothesis", NBER, working paper, n° 1 5759, février 2010.
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Un monde de violences
les n1ontants engagés sont très in1portants. La Chine a réussi cet exploit de er d'un taux de couverture pour l'assurance santé de 24 % à 94 % de la population entre 2005 et 20 1 0 , soit près de 1 6 millions de personnes couvertes en plus tous les n1ois sur cette période 1 . La loi du 28 octobre 2010 organise un système con1plet de sécurité sociale sur les cinq volets que sont la maladie, la vieillesse, le chômage, la maternité et les accidents du travail. L'Afrique du Sud, quant à elle, a plus que doublé les dépenses consacrées à la protection sociale, hors santé, entre 2000 et 2005. Au Brésil, le programme Bolsa Familia a fait significativement reculer le taux de pauvreté. En réponse à des besoins sociaux, le développement de la protection sociale dans les BRICS est aussi, en particulier en Chine, un moyen de rééquilibrer un n1odèle de croissance qui reposait principalement sur les exportations. Ces systèmes doivent permettre de diminuer l'épargne de pré caution qui s'est constituée dans ces pays. Selon une enquête récente 2 , « la maladie et la prise en charge des parents vieillissants seraient parmi les premiers motifs d'épargne chez les ménages chinois et une amélioration des systèmes de santé et de retraite pern1ettrait une augmentation de la consomn1ation comprise entre 1 ,6 % et 6,3 % » . l/) QJ
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Les dépenses publiques sociales ont représenté, au cours de la dernière décennie, entre 5 et 8 % du PIB pour l'Inde, la Chine, la Corée du Sud et l'Afrique du Sud. Pour la Russie et le Brésil, les dépenses ont été autour de 1 6 % du PIB 3 . Con1parativement, le taux de dépenses publiques sociales s'élève à plus de 1 9 % du PIB dans les pays de l'OCDE. Cette accélération dans la mise en place de programmes de protection sociale, dans l'organisation 1 . International Social Security Association, Social Security Coverage Extension in the BRICS Countries:A Comparative Study on the Extension ef Coverage in Brazil, The Russian Federation, India, China and SouthAfrica, 2013. 2 . McKinsey Global Institute, lfYou've Got it, Spend it: Unleashing the Chin.ese Consumer, 2009. 3 . OCDE, Perspectives de l'emploi de l'OCDE, 201 1 . Les données se rapportent à 2005 pour le Brésil, à 2006-2007 pour l'Afrique du Sud et l'Inde et à 2008 pour la Chine.
L'épargne, ultime ressource rare
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des systèmes de santé et de retraite nous laisse imaginer que les taux d'épargne des pays émergents vont progressivement baisser et converger vers des taux sinlllaires à ceux des pays développés. On peut ainsi suggérer que le taux record d'épargne de la Chine, qui s' est élevé à 5 1 ,2 % du PIB en 2012, suivra progressivement le taux de pays analogues tels que le Japon ou la Corée du Sud. Faisons un calcul à partir de nos deux hypothèses : la n1ise en place d'une protection sociale plus significative dans les pays émergents et le phénomène de vieillissement démographique. Il faut d'abord évaluer l'impact de la protection sociale. À partir des 2 , 7 nlllliards d'individus qui constitueront les classes n1oyennes en Asie en 2030 1 , principalement tirées par l'Inde et la Chine, et sur l'ensemble des autres grands pays émergents, on peut supposer qu'à cet horizon le taux d'épargne de ces pays, la Chine, l'Inde, le Brésil,l'Indonésie, l'Afrique du Sud et la Russie, s'alignera globa len1ent sur le taux d'épargne actuel du Japon, qui est de 2 1 ,6 % en 20 1 2 . Dans ce cas, l'épargne mondiale erait de 24, 6 % du PIB en 2 0 1 2 à 22, 4 % en 2030, soit une baisse d'environ 2,2 % du PIB mondial 2 . En particulier, c'est l'alignement du taux d'épargne de la Chine sur le taux j aponais qui aura l'in1pact le plus important sur la réduction de l' épargne au niveau mondial, puisqu'il contri buera à faire düninuer celle-ci de 1 , 9 % environ 3 . Ces chiffres sont éviden1n1ent discutables dans leur précision, n1ais l'ordre de grandeur paraît solide.
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1 . L'OCDE prévoit que les classes moyennes eront de 1 , 8 milliard de per sonnes en 2009 à 4, 9 milliards en 2030. Le continent asiatique devrait, quant à lui, réunir 66 % de la classe moyenne mondiale en 2030 contre 28 % en 2009. Source : Mario Pezzini, Une classe moyenne émergente, Centre de développement de l'OCDE, 2012. 2. Calculs réalisés à partir des taux d'épargne disponibles sur la base de données du FMI et à partir des projections de PIB du modèle MaGE du CEPII. 3. Calculs réalisés à partir des taux d'épargne disponibles sur la base de données du FMI et à partir des projections de PIB du modèle MaGE du CEPII.
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Prévision du taux d'épargne en pourcentage du PIB de la Chine et du Japon
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Sources : les auteurs.
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Il faut ensuite tenter de mesurer l'in1pact du vieillissen1ent dén1ographique. Dans le cas d'un pays comme la 1 , son impact sur la retraite s'élève à 0,5 % du PIB à l'horizon 2030, et à 1 ,7 % du PIB à l'horizon 2050. Quant à son impact sur les besoins de financen1ent pour la branche santé, il s' élève à 0,3 % du PIB à l'horizon 2030 et à 1 % à l'horizon 2050. Les résul tats obtenus dans le cas de la santé suggèrent que l'augmentation de l'espérance de vie expliquerait près de la n1oitié du besoin de son financement sur le long terme. Au total, on estime que l'impact du vieillissement au niveau mondial fait diminuer de 0, 1 % à 0,2 % le taux d'épargne par rapport au PIB. Finalement,le monde change et l'épargne décroît.Avec nos estimations, le taux d'épargne mondiale devrait dinunuer d'environ 2,3 % d'ici 2030. C'est à la fois lin1ité et très in1portant.Tout dépend vers quoi cette épargne, encore très importante, se dirigera.
1 . Lionel Ragot, « Les conséquences macroéconomiques du vieillissement », in : Jean-Hervé Lorenzi et Hélène Xuan (dir.), La face au vieillissement. Le grand difi, Paris, Descartes & Cie, 2013.
L'épargne, ultime ressource rare
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Car l'épargne peut être thésaurisée ou permettre de développer des financements mais souvent peu risqués. Or, lorsque l'on ima gine les besoins à venir en finance1nent d'activités, leur rentabilité sera à long tern1e. C'est la raison pour laquelle l'aversion au risque et le partage du risque sont au cœur de la question de l' épargne et de son utilisation. L'utilisation de l'épargne est en réalité bouleversée par le n1éca nisn1e de vieillissen1ent de la population partout dans le monde - et notamment dans les pays développés - avec pour consé quence le fait que l' épargne disponible se retrouve dans les n1ains de populations désarn1ées, averses au risque. André Masson et Luc Arronde! ont bien perçu le comportement des épargnants dans le cas français. Dans l'enquête Pater, qu'ils ont réalisée en 2007 et en 2009, on voit que « si la Grande Récession était appe lée à durer, le phénomène qui se développe à bas bruit pourrait prendre de l'ampleur et générer de futurs épargnants peu tolé rants au risque et frileux dans leurs investissements 1 » . De la même manière, Olivier Garnier et David Thesn1ar 2 ont montré à quel point l'âge a une influence sur la prise de risque. La conclusion s'in1pose : l'épargne sera beaucoup moins dédiée au risque dans les années qui viennent dans les pays touchés par l' évo lution de la structure démographique. Le cas italien a été analysé de la n1ême manière par Luigi Guiso, Paola Sapienza et Luigi Zin gales 3 .JoshuaAizenn1an et Ilan Noy 4 , quant à eux, montrent que les comportements d'épargne sont autonomes et reflètent la mémoire des chocs macroécononuques antérieurs. Vieillissement, méinoire des chocs n1acroéconomiques és, tous ces facteurs rendent l' exer cice d'une mobilisation de l' épargne mondiale bien compliqué.
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1 . André Masson et Luc Arrondel, L'épm;gnant dans un monde en crise. Ce qui a changé, CEPREMAP, É ditions rue d'Ulm, 201 1 . 2. Olivier Garnier et David Thesmar, Épargner à long terme et maîtriser les risques financiers, rapport du Conseil d'analyse économique, 2009. 3 . Luigi Guiso, Paola Sapienza, Luigi Zingales, "Time Varying Risk Aversion", NBER, working paper, n° 1 9284, 201 3. 4. Joshua Aizenman et Ilan Noy, "Public and Private Saving and the Long Sha dow of Macroeconomic Shocks", NBER, working paper, n ° 19067, 2013.
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Un monde de violences
LE MONDE CHANGE, L'INVESTISSEMENT CROÎT
Les travaux déjà évoqués supposent que l'investissement va croître très rapidement 1 . Du moins, l'hypothèse est très plausible. Les investissements mondiaux pourraient déer 25 % du PIB mondial dans un scénario selon lequel la croissance du PIB mon dial serait de 3,2 % jusqu'à 2030. Dans cette hypothèse, la Chine et l'Inde représenteront une large part de l'augmentation géné rale avec notamment un quasi-doublement de la part de la Chine dans l'investissement mondial. En revanche, les chiffres sont moins généreux pour la plupart des pays occidentaux. Nos hypo thèses diffèrent sur l'investissement dans les nouvelles industries. À côté de l' effort gigantesque que les pays émergents feront pour adapter leurs infrastructures à la montée d'une immense classe n1oyenne, les pays développés sont dans l'obligation de recons truire des systèmes productifs, ce qui suppose des investissen1ents très importants dans le secteur des nouvelles technologies.
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Comn1e toute anticipation, les chiffres sur l'avenir sont discu tables. Nous avons repris les principales prévisions. Elles sont plus larges que celles de McKinsey centrées sur l'investissement productif au-delà des infrastructures et du logen1ent. Quant aux chiffres avancés dans leurs prévisions par le FMI, l'OCDE, le CEPII, ils sont, comme on peut le voir, extrêmement confor mistes. Les uns et les autres modifient assez peu les taux d'épargne et ne permettent d'émettre aucune hypothèse réellement nova trice sur les investissements des pays développés. Nous vivons, selon eux, dans un monde figé. Le basculement se fera sans rup ture, sans accident de parcours, sans résurgence d'une volonté occidentale de reprendre la main. Prenons les hypothèses faites respectivement par le FMI, l'OCDE et le CEPII. Les analyses, de court terme du FMI, ou à long terme de l'OCDE et du CEPII, divergent énonnén1ent. Le FMI se montre relativement confiant dans la volonté d'investissen1ent, 1 . McKinsey Global Institute, Farewell to Cheap Capital? The Implications of Long Term Shifts in. Global Investmen.t and Savings, 201 O.
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L'épargne, ultime ressource rare
à l'inverse de l'OCDE, le CEPII se situant à égale distance des deux. Mais là où les analyses se rej oignent, c'est dans le déni de la possibilité de déséquilibres majeurs entre épargne et investisse ments. Prévisions du taux mondial d'épargne et d'investissement en pourcentage du PIB
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Sources : OCDE 1 , CEP/12, FM/3 . l/) QJ 0 .._ > w lJ) ...... 0 N
Les estimations de l'OCDE projettent un taux d'épargne et d'investissen1ent décroissant à partir de 2020. Selon cet orga nis1ne, les taux eraient de 23 % en 2020 à environ 1 3 % en 2060. Il y aurait à long ternie un déséquilibre ex-ante, très léger certes, entre l'épargne et l'investissen1ent, avec principalen1ent un déficit d'épargne. Les estimations du CEPII, elles, sont moins prononcées. Les taux d'épargne et d'investisse1nent restent autour des taux observés en 2013, sans changement majeur.
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1 . OCDE, "Looking to 2060: Long-Term Global Growth Prospects", OECD Economie Publishing Paper, n ° 3, 2012. 2. MaGE Model Data and Projections 1 980-2050, CEPII, 2013. 3. FMI, World Economie Outlook Database, octobre 2013.
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Un monde de violences
On se retrouve ainsi dans un monde où les années se succèdent sur un continuum plat. Dans ces conditions, l'équilibre I-S se fait dans un cadre exempt de tensions particulières. Les taux d'intérêt, en conséquence, se n1aintiennent à un niveau relativement faible.
VERS UN DÉSÉQUILIBRE MAJEUR
On l'a dit, il y a eu beaucoup d'écrits théoriques depuis deux siècles sur cet équilibre fondamental investissement-épargne. Mais, en fait, très peu d'analyses concrètes, pour la simple et bonne raison qu'il est très difficile d'évaluer ce que les uns et les autres souhaiteraient en matière d'investissen1ent. L'on ne fait que constater un équilibre final obtenu par le taux d'intérêt d'équilibre. Pourtant, à cette étape de la réflexion, nous pensons différemment. Nous somn1es convaincus que les besoins d' inves tissement et la volonté d'investir s'exprimeront de manière forte pour deux raisons essentielles.
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Inde, Afrique du Sud, Indonésie, Brésil . . . Tous ces pays qui, aujourd'hui, sont soupçonnés d'une grande fragilité retrouve ront sans nul doute leur volonté de consommer plus et d'investir davantage. Mais, au-delà, L'Europe, tant décriée, les É tats-Unis, tant attaqués, sont eux aussi soucieux de recréer les conditions d'une croissance forte. Ceci suppose que les uns et les autres, les uns plutôt dans les infrastructures, les autres plutôt dans les inves tissements productifs, augmentent n1assiven1ent à l'avenir leurs achats d'équipements de toute nature et, donc, leurs besoins de financement. Cependant, ce besoin d'investissement, pour les raisons évoquées ci-dessus, aura bien du mal à trouver l'épargne disponible, sauf à en modifier sensiblement les conditions d'utilisation, par l' évo lution des taux d'intérêt, mais aussi et surtout par une nouvelle répartition des risques. La question de l'insuffisance de l' épargne est un suj et qui a déjà été évoqué dans le é, notamment par Patrick Artus il y a plus de
L'épargne, ultime ressource rare
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vingt ans. Les conditions macroécononiiques étaient fondamen talement différentes, mais la méthode et les conclusions étaient remarquables : « Il y a des présomptions suffisantes en faveur du diagnostic d'insuffisance globale d'épargne. On peut adn1ettre que, dans une large mesure, c'est cette cause qui explique l' aug mentation des taux d'intérêt, n1ême si ce n'est pas la seule. Par ailleurs, l'épargne semble insuffisante pour soutenir la croissance potentielle 1 . » Et d'ajouter : « En dépit des transformations dont il a été récemn1ent l'objet, le systèn1e financier international n'a pas touj ours apporté les solutions aux problèn1es posés par l'ajuste ment de l'épargne aux besoins. » Cette version diffère de la nôtre, mais elle souligne, à juste titre, le rôle maj eur de l' épargne mon diale dans la traj ectoire économique suivie. Aujourd'hui, le monde s'est profondén1ent transformé, frag menté. Des fractures sont apparues, qui rendent le système finan cier mondial bien incapable de réaliser les ajustements entre épargne locale et investissements souhaités par grandes zones éco nomiques. Nous avons construit un scénario qui, dans ses chiffres, peut être contesté, mais non dans son principe. Un scénario qui devrait modifier radicalen1ent, par sa nouveauté, la trajectoire de l'économie mondiale. Si on s'appuie sur notre calcul réalisé plus haut, nous avons estimé que l'épargne mondiale devrait diminuer d'environ 2,3 % du PIB à horizon 2030. Rappelons nos hypo thèses. Les taux d'épargne des grands pays émergents, à savoir la Chine, l'Inde, le Brésil, l'Indonésie, l'Afrique du Sud et la Russie, vont progressiven1ent s'aligner sur le taux d'épargne actuel du Japon, de l' ordre de 2 1 ,6 % en 2012, principalen1ent en raison de la mise en place progressive de systèmes de protection sociale et du vieillissement démographique à l'échelle n1ondiale.
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1 . Commissariat général du plan, Épargner,investir et croître, Rapport du groupe «Allocation internationale de l'épargne »,juin 199 1 .
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Un monde de violences
Projections du taux d'épargne en pourcentage du PIB 35 �� ��
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Source . les auteurs.
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Du côté de l'investissement, nous estimons que son taux devrait augmenter de 2,6 % du PIB pour atteindre un taux mondial d'environ 27, 1 % du PIB à l'horizon 2030. En effet, il est pos sible d'imaginer un scénario dans lequel l' ensen1ble des pays de l'OCDE reviendrait à un taux d'investissement similaire à celui des années 1 970, soit un taux autour de 22 % du PIB. Concernant les pays émergents, le rythme d'investissen1ent devrait rester très soutenu, excepté peut-être pour la Chine qui pourrait le ralentir et s'aligner sur un rythme de croissance similaire à celui des autres pays émergents, l'Inde par exemple. Finalement, il existerait un déséquilibre majeur entre l'épargne et l'investissement sur le long terme. D 'un côté, l'épargne mondiale baisserait de 2,3 % du PIB ; de l'autre, le taux d'investissen1ent augmenterait de 2,6 % du PIB. Ce qui représenterait un besoin de financement d'environ 4,8 % du PIB. Les résultats sont sensi blen1ent différents de ceux que nous connaissons auj ourd'hui et sont à la source de conflits à venir.
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Projections du taux d'investissement en pourcentage du PIB 35 3 3 -t-����__...""-----� 1 cc
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- Taux d'investissement des économies avancées - Taux d'investissement des pays émergents Source : les auteurs.
201 2
2030
Variation
Épargne en % du PIB
24,60 %
2 2 , 30 %
- 2,30 %
Investissement en % du PIB
24,50 %
27, 1 0 %
+
0,1 0 %
- 4,80 %
Différence : Épargne - Investissement «
»
2 , 60 %
Source : les auteurs. l/) Q) 0 ..... > w lJ) ..-1 0 N
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Lorsque l'on compare nos prévisions à celles de l'OCDE, du FMI et du CEPII, on constate pour les prochaines années des écarts in1portants. La raison en est sin1ple. Nul ne peut imaginer, con1me le font des institutions qui jouent leur rôle, que le monde pour suivra une route faite de déséquilibres sociaux n1ajeurs dans les . . pays en1ergents, et un univers sans perspective, notamn1ent pour la jeunesse, dans les pays développés. Nul ne peut penser à une trajectoire sans rupture technologique qui modifie radicalement l'organisation des systèmes de production et la nature des obj ets concernés. Aujourd'hui, nous partons avec trois difficultés à résoudre : des sociétés déséquilibrées par le choc démographique, un système financier autocentré, des besoins d'investissen1ents gigantesques. Où seront les compétitions, où seront les conflits ? ,
1 98
Un monde de violences
Prévisions du taux mondial d'épargne et d'investissement en pourcentage du PIB
21
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- Les auteurs : Épargne CEPll : Épargne OCDE : Épargne • • • FMI : Épargne • - •
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Sources : OCDE, CEP//, FMI et les auteurs.
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Une chose est certaine : le conflit sur l'épargne prendra différentes formes, à l'échelle du n1onde et à celle de chaque pays. Il portera d'abord sur la capacité de chacun à attirer l'épargne à travers des modalités de rén1unération et de partage de risques. Ceci est vrai entre les pays, mais aussi à l'intérieur même de chaque pays. Le conflit portera à l'évidence sur la capacité d'inciter ou de forcer les détenteurs d'épargne, souvent âgés, à investir dans des projets qui, par nature, seront risqués. Mais, d'une certaine n1anière, la diver gence entre l'investissement et l'épargne peut être à l'origine des conflits les plus importants auxquels nous serons confrontés. La hausse des taux d'intérêt annoncée par le FMI, avec Andrea Pes catori et David Furceri 1 , l'OCDE 2 , ou l'OCFE 3 , ne porte sou-
1 . FMI, World Economie Outlook, 2014. 2. OCDE, « Évaluation générale de la situation macroéconomique », Perspectives économiques de l'OCDE, 2013. 3. OFCE, « La hausse des taux long est-elle inévitable ? », revue de l'OFCE, octobre 2010.
L'épargne, ultime ressource rare
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vent que sur des problèn1es de politiques économiques de court terme. Or, la hausse des taux d'intérêt sera, à l'avenir, la traduction partielle d'un rééquilibrage entre l'investissement et l'épargne, et cela pour le long tern1e. Les places financières, les investisseurs de tous les pays, les fonds de pension, les fonds souverains, tous seront en compétition pour récupérer cette ressource rare qu'est devenue l'épargne. On peut mên1e raisonnablen1ent penser que le conflit prenne une forme plus violente qui pourrait se traduire par une guerre des changes, des mesures discriminatoires sur l'investissement. En bref, un arsenal que le n1onde a toujours employé lors de périodes de grande récession. Mais, surtout, à l'intérieur de chaque pays, le conflit peut prendre les allures d'une sorte de guerre inédite entre générations, les uns thésaurisant, les autres cherchant le finan cement d'investissements nécessaires aux projets qu'une jeune génération veut naturellement bâtir.
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Et, dans ces déséquilibres nouveaux, si ünportants pour la crois sance et pour l' en1ploi de ces centaines de n1illiers de nouveaux entrants sur les marchés du travail, les économistes vont j ouer un rôle 1naj eur. Pourquoi ? Nous avons parlé d'épargne con1me d'une quantité homogène, disponible, n1ais rien n'est plus éloi gné de la réalité. Le vieillissement, les inégalités, l'incertitude sur le progrès technique, tout cela segmente l'épargne en autant de catégories différentes. Si l'on veut disposer de cette épargne de manière à ce qu'elle soit investie de manière utile, encore faut-il imaginer, pour les catégories les plus prudentes, un partage des risques adapté, pour l'épargne des seniors par exemple, ou pour la générosité publique. La théorie du risque doit se développer en théorie du partage des risques. Beau chantier en perspective pour les économistes.
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Chapitre 7 Un monde brownien
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20 1 5 est peut-être la pre1nière année de ces changements attendus de trajectoire de l' écononiie mondiale.Les six contraintes évoquées, lorsqu'elles seront intégrées puis maîtrisées, déterniineront le nou veau cadre de l'évolution écononiique du n1onde. Mais jusque-là, chacun se cherche, les actions des uns et des autres se contredisent, très rarement se complètent ni même se coordonnent. Ce n'est pas si étrange, alors, d'utiliser ce terme de brownien, un terme si caractéristique de la physique fondamentale, du proces sus de Wiener, pour décrire ce que fut cette année 20 1 5 . Pour suivons cette métaphore paradoxale. Le phénomène brownien, certes c'est bien la constance de la vitesse de la particule, ici l' éco no1nie, et de son mouven1ent entre deux chocs. Mais les chocs entraînent des mouvements erratiques avant de retrouver une certaine stabilité. C'est dire si l'année 2015 est représentative de cette logique. Année de transition ? Sûrement pas, si cela signifie qu'elle annonce clairement ce qui va se produire dans les années proches. Car c'est une année qui exprime si bien, finalement, cette période
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Un monde de violences
d'incertitudes, de doutes, d'incompréhensions, de difficultés à prévoir l'avenir et le présent, sûrement ! Et pourtant, ne désespérons pas, on peut déceler dès à présent les éléments constitutifs de ce que sera cette nouvelle trajectoire de l'économie mondiale façonnée par les six contraintes évoquées. Eh oui, le mouven1ent brownien c'est la découverte de l'insta bilité permanente au sein de la stabilité, du désordre au sein de l'ordre. Auj ourd'hui, l'économie nlondiale est agitée par de multiples nlouvements, des chocs inconnus jusqu'alors, des bouleverse1nents géostratégiques et financiers non maîtrisés, mais qui vont progressiven1ent permettre à notre société de se recomposer. Nous vivons dans une période dont la principale difficulté est ce décalage entre le discours tenu par les uns et les autres sur l' éco nonlÏe 1nondiale et la réalité qui s' en éloigne fortement. Le discours, c'est que nous aurions poursuivi, après une rupture de quelques années, une tendance de croissance classique ; les É tats Unis, très solide, renforcés par la révolution numérique et caraco lant en tête des pays développés à un rythn1e de croissance de 3,5 %, les pays én1ergents qui seraient l'avenir d'une économie définitive ment mondialisée et les pays européens totalement languissants. l/) QJ
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La réalité de 2015 fut tout autre. Et celle des années qui viennent connaîtra vraisemblablement des évolutions similaires. Le FMI qui fait autorité en la matière, et touj ours si optimiste, révise pourtant largement ses prévisions à la baisse. Désormais, le FMI met en garde : « Les risques à la baisse deviennent prépondérants et la matérialisation sünultanée de certains d'entre eux aurait pour conséquence des prévisions bien plus faibles 1 . » Pour le 1noment, ce ralentissement est mis sur le compte quasi exclusi vement de la Chine. Eh oui, c'est touj ours plus facile de désigner une sorte de bouc émissaire de l'économie mondiale dont d'ail leurs personne ne décrit réellement les raisons de son arrêt brutal. 1 . Note rédigée en vue d'une réunion de responsables des finances du G20 le 4 et 5 septembre 2015.
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En fait, lorsque l'on fait une analyse plus soigneuse, on ne peut se contenter d'une explication unique, simpliste, qui se prive d'une réflexion sur les relations nouvelles entre les pays de l'OCDE et les pays émergents. Revenons donc aux fondamentaux de l'économie mondiale. D'abord, il y a eu une énorme surprise. Au moment où le mot de « désendettement » est le plus employé au n1onde, par les uns et par les autres, McKinsey 1 nous rappelle que de 2007 à 20 1 4 , la dette globale mondiale, privée et publique, n'a pas du tout diminué comme on aurait pu l'imaginer mais aug1nenté de 57 000 milliards de dollars. Bien entendu, lorsque l'on parle de cette dette, on évoque la dette publique, la dette des entreprises mais, également, la dette des ménages. Depuis touj ours, on a pu constater que c'est bien cette dette-là qui compte car chacune de ces composantes modi fie considérablement le co1nportement des agents et, surtout, leur capacité et leur volonté à investir, et donc à croître.
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Mais surtout, on constate que la dette chinoise a augmenté sur la mên1e période de manière incroyable expliquant peut-être l'inquiétude que le reste du monde peut avoir sur la solidité de son système financier et sur sa capacité à 1naintenir une croissance aussi étonnante que par le é. Finalement, si l'on évoque ce paradoxe d'un monde qui se présente tout simplen1ent con1me dans la continuité des années 2000-2007 et qui se veut téméraire dans les politiques publiques notamment n1onétaires, c'est parce que cette schizophrénie exprime parfaitement le désarroi dans lequel nous nous trouvons . Notre désarroi, notre incompréhension, c'est le fait que nous ne nous habituons pas à agir dans un monde où le taux de croissance sera deux fois moindre de ce qu'il fut avant 2007 . L'incertitude et donc la difficulté à agir proviennent tout sitnplement du fait que ces acteurs exceptionnels que furent les Banques centrales durant la dernière décennie ne savent absolument pas quelles pourront 1 . McKinsey Global Institute, Debt and (not much) Deleveraging, février 201 5.
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être les conséquences des modifications de leur politique et comment appréhender la sortie du quantitative easing. É viden1ment, c'est cette difficulté à accepter ce niveau de crois sance qui conduit à un ballet incessant de révision des prévisions faites par les grands organismes. De n1ên1e, nous sommes per turbés de n1anière excessive par tout choc économico-politique. Nous avons é plusieurs mois, en Europe beaucoup, et dans le inonde un peu, à nous interroger sur le sort de la Grèce. Pourtant, nous savions dès l'origine quelle serait l'issue de cette difficulté, tout simplement parce qu'elle était de nature purement politique. Mais que de ten1ps perdu sur moins de 2 % du PIB européen ! De manière plus centrée sur les fondamentaux économiques de notre temps, nous continuons à nous interroger sur des gains de productivité insaisissables, en dépit de la déferlante numérique. Der rière tout cela, nous nous interrogeons sur le fait de savoir si nous sommes plongés ou non dans une vraie révolution industrielle.
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Enfin, les pays émergents furent très inquiétants tout au long de cette année, et ceci ne va pas s'améliorer, dans la mesure où la vision naïve d'une croissance paisible et rapide de ces pays n1éconnaissait absolument les déséquilibres auxquels ils étaient confrontés. Bien sûr, c'est à la Chine que l'on pense en premier et la fin de cette année n'a fait que confirmer nos profondes interrogations. Sur tout cela, cette année est révélatrice de l'incertitude et de la diffi culté à s'adapter à une nouvelle trajectoire de l' écononiie mondiale.
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LE DISCOURS ININTELLIGIBLE DES BANQUES CENTRALES
Trois graphiques permettent de visualiser ce qu'avec beaucoup de pudeur la Banque des règlements internationaux a appelé des politiques monétaires accommodantes. Car c'est bien dans cette rupture profonde du comportement des Banques centrales que se situe une grande partie de nos incertitudes. Et sur ce point-là, l'année 20 1 5 fut à la hauteur des années précédentes.
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- Chine (République populaire de) États-Unis
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Sources : OCDE et les auteurs
Il suffit de reprendre la logique de l'accroissement stupéfiant de liquidités à l'échelle n1ondiale, de constater les conséquences que cet accroissement peut avoir sur les taux d'inflation et les taux d'intérêt pour imaginer à quel point ces politiques monétaires reposent sur des équilibres nouveaux dont il est difficile de se retirer. l/) Q) 0 ' > w lJ) ..-1 0 N
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- Principales économies avancées (G7) - Autres économies avancées (économies avancées excluant G7 et Zone euro) - - - Pays émergents Sources : FMI et les auteurs
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Comment imaginer alors le financement d'une économie mon diale où les taux d'intérêt demeurent indéfiniment à des niveaux extrên1ement faibles sans s'inquiéter, d'une part, de la rationa lité des décisions d' investissen1ents, d'autre part, de la crainte profonde de la hausse des taux d'intérêt. Taux d'intérêt court terme 8 % -,-------, ,,
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- États-Unis - - - Zone euro
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( 1 9 pays)
- Chine
Sources : OCDE et les auteurs
Il faut donc, pour rassurer les uns et les autres, faire semblant d'une cohérence globale des interventions des Banques centrales . Jackson Hale est une illustration parfaite de cette situation. En 2014, Mario Draghi fait exploser une bombe en refusant le dogme de l'austérité et en annonçant la mise en œuvre d'une politique non conventionnelle européenne. Mais l'année 20 1 5 est encore plus stupéfiante. On y perçoit désorn1ais la crainte de s'exprimer, et derrière tout cela, celle de toute remise en cause de la croissance d'auj ourd'hui. Conséquence de cela, la Fed et la BCE évoquent leur souhait de ne plus donner une trop grande importance à cette conférence, d'où les absences remarquées de Janet Yellen et de Mario Draghi, qui ont préféré laisser la main à
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leurs bras droits, respectivement Stanley Fischer etVitor Constan cio. Pourtant, ils sont plusieurs dizaines de banquiers centraux venus du inonde entier, réunis on ne sait pourquoi, puisque pour la première fois depuis longten1ps, personne ne va réellen1ent s'exprimer sauf de manière très convenue. C'est le cas du Mexi cain Agustin Carstens qui a manifesté son optimisme à l'annonce d'une probable hausse des taux, synonyme d'une reprise de l' éco nomie et de l'emploi. Même tonalité chez l'indien Raghuran Raj an, lorsqu'il témoigne son in1patience pour la mise en œuvre du relèvement des taux. Il y a aussi eu la déclaration tout aussi attendue du Chinois Yao Yudong, accusant la Fed d'être respon sable de la volatilité des marchés, lors de l'été 20 1 5 . Mais derrière tout cela, pas de débats véritables, pas de véritables décisions. Et pourtant, il y aurait matière à cela.
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Une inflation qui s'effondre, des taux d'intérêt qui, en valeur réelle, à court comme à moyen terme, sont plus faibles qu'ils ne le furent j amais, des bilans en croissance explosive, à l'image du doublement de celui de la BCE. Là aussi, la méconnaissance des mécanismes mis en œuvre est à l'origine de toutes les déci sions. Au départ, après l'idée traditionnelle de faire baisser les taux d'intérêt par des politiques conventionnelles ou novatrices - notamment des achats de titres de toute catégorie - les taux d'intérêt étaient censés inciter à l'investissement et donc à la croissance. Or on s'est rapidement trouvés confrontés au fait que les canaux traditionnels des politiques monétaires n'étaient plus adaptés. À l'accroissement de n1onnaie correspondaient désor mais une baisse de la hausse des prix et donc une peur panique de toute forme de déflation . Pour les pays développés, on est ainsi és en quelques mois, d'une position de garant de la maîtrise de l'inflation à celle inverse d'une inflation négative porteuse de mécanismes défla tionnistes extrên1ement dangereux. Ces risques, on les connaît. Une période de déflation est marquée par le comportement des consommateurs qui, parce qu'ils anticipent une baisse des prix dans un futur proche, préfèrent remettre à plus tard leurs achats. Et c 'est ce comporten1ent particulier qui déstabilise alors tout
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le processus écononiique sous-jacent. Des stocks très in1portants chez les producteurs en découlent, et donc, de nouvelles réduc tions de prix pour favoriser la liquidation de ceux-ci. Ces nou velles réductions de prix favorisent le comportement attentiste des consommateurs qui continuent à repousser leurs achats à plus tard, anticipant toujours de nouvelles baisses de prix dans un futur proche.Au final, on assiste à une baisse de la production, et n1éca niquement, on se retrouve en récession. Une autre conséquence néfaste de la déflation est son impact sur la dette. Si les prix et les revenus baissent, cela signifie que le coût de la dette porté par les É tats, les entreprises et les ménages s'alourdit. Il en résulte une moindre capacité à investir pour les entreprises et donc une 1noins grande capacité à consommer pour les ménages. Une fois encore, déflation implique ralentissement, si ce n'est récession. C'est l'épée de Damoclès de 2015.
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Si l'on ajoute à cela que, tout au long de l'année 2014, la Fed et la BCE n'avaient pas du tout suivi les 1nêmes politiques moné taires avec les conséquences prévisibles sur les taux d'intérêt, on s'est retrouvés en 201 5 confrontés à une situation nouvelle, avec une hausse du dollar défavorable à l'activité du pays locomotive de l'OCDE. Plus encore, c'est la volatilité, et peut-être une nou velle guerre des changes, qui apparaît subrepticement. Souve nons-nous des allers-retours de la Banque centrale chinoise au mois d'août 2015, et surtout des fluctuations du rapport euro/ dollar dans la fameuse se1naine du 1 1 mars 201 5 1 au cours de laquelle les évolutions furent très importantes,largen1ent inexpli quées, sauf par la réaffirmation du plan d'assouplissement moné taire de Mario Draghi la veille, conjuguée aux bons chiffres de l' en1ploi aux É tats-Unis publiés au n1ême n1oment. Tout cela n'aurait pas eu grande importance si cela n'avait pas été la marque d'une incompréhension profonde des évolutions en cours et d'une difficulté d'appréciation des politiques monétaires. 1 . Le 1 1 mars 2015,l' euro vaut 1 ,06 dollar. Il s'agit du niveau le plus faible depuis le 2 1 mars 2003. Par rapport à mai 201 4 où l'euro valait alors 1 ,37 dollar, l'euro a baissé d'un peu plus 22 %.
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La panique s' est en1parée de notre monde lorsque les taux d'inté rêt à court terme furent négatifs et lorsque bien auparavant, dès décen1bre 20 1 2 , le nouveau président Shinzo Abe, suivi deux ans plus tard par le président de la BCE, a fait de leur politique n1oné taire l'élément clé de la relance économique pour j ouer à la fois sur le crédit, la baisse du taux de change et donc, sur la compé titivité de leurs économies. Espérons que cela marchera pour la zone euro, mais quel échec pour le Japon ! Les résultats sont telle ment décevants : la demande interne peine à accélérer, les expor tations poursuivent leurs n1ouvements baissiers, les entrepreneurs demeurent pessin1istes, l'investissement productif tarde à redé marrer, n1ais surtout la part des salaires dans la valeur ajoutée ne progresse pas, faisant de l' économie j aponaise une zone éteinte. Paradoxe de la période, en n1ên1e temps, un discours rassurant sur la situation américaine, de fait trop optimiste, a permis de lancer aux É tats-Unis le débat sur l'exigence d'une politique monétaire n1oins favorable, se traduisant par une hausse des taux d'intérêt. Mais là, le débat fait rage.
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Suite au coup de froid sur les marchés venu de Chine, l'incerti tude demeure quant au moment opportun pour débuter la hausse des taux américains. Au sein n1ên1e de la Fed, les avis divergent. Certains, comme James Bullard 1 , restent favorables à un relève ment des taux le plus rapidement possible, même après les tur bulences chinoises du mois d'août. D'autres, com1ne Narayana Kocherlakota 2 , restent fern1ement opposés à un relèven1ent rapide des taux. Loin de nous l'idée de critiquer ce bouillonne1nent d'initiatives, ces discours désordonnés, cette absence totale de coordination entre les grandes Banques centrales, mais juste de souligner que des politiques divergentes avaient les unes et les autres le même objectif explicite : celui de recréer l'inflation et de relancer implicitement la croissance. Les résultats ne sont pas encore là. Faut-il s'en étonner alors que la politique monétaire emprunte des chemins auj ourd'hui largen1ent inconnus ? 1 . Président de la Fed de St. Louis. 2. Président de la Fed de Minneapolis.
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De tout cela, il ressort que nous assisterons pendant quelques semestres encore à des hésitations liées aux incertitudes de la croissance n1ondiale, à la méconnaissance des effets de ces nou velles politiques monétaires ou de leur arrêt et à l'impossibilité de mettre en œuvre une quelconque gouvernance mondiale. Les ton1bereaux de liquidités qui ont été déversés par les Banques centrales finiront bien par recréer un peu d'inflation mais surtout une incroyable volatilité des n1archés financiers et des taux de change ainsi qu'une faiblesse persistante des taux d'intérêt réels qui posent un problème fondamental au financement des écono nlies et à la rationalité des décisions d'investissen1ent. Pour décrire ces injections de liquidité, le mot de « drogue » a été largement utilisé. Quel serait et quel sera le bon taux de croissance des liquidités mondiales dans la décennie à venir pour s'éloigner de cette addiction ?
LA DIFFICULTÉ DES PRÉVISIONS MACRO-ÉCONOMIQUES
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On a beaucoup reproché aux économistes de ne pas avoir prévu la crise des subprimes en 2007 . Inexact car cela avait été très lar ge1nent évoqué sans bien entendu que chacun ne sache à quel 1noment cette difficulté évidente éclaterait. La réalité est que les principales insuffisances des prévisions se sont faites à deux occa sions : la chute de Lehman Brothers le 1 5 septe1nbre 2008 et la hausse de prix des matières premières énergétiques et agricoles en 2000-2001 . Dans un cas com1ne dans l'autre, l'économie mondiale abordait des terrains inconnus ; d'une part, la sous-estimation du poids de la finance et la méconnaissance des imbrications innombrables entre les institutions financières, d'autre part, le phénon1ène rela tiven1ent nouveau de l'in1pact sur la consom111ation d'une pro portion non négligeable de la population des pays développés des hausses de prix de prenlière nécessité. En fait, ce que l'on a aujourd'hui du n1al à appréhender, ce sont les caractéristiques
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que nous avons déjà évoquées con1me deux des contraintes essentielles : la finance non contrôlée et la montée des inégali tés sur les comporten1ents des populations concernées. Ces deux phénon1ènes n1éritent à eux seuls une compréhension nouvelle de leurs rôles. Mais ce livre a évoqué d'autres phénomènes nou veaux dont l'importance est encore plus grande sur l'activité éco nomique, à savoir le vieillissen1ent et le ralentissement du progrès technique. C'est dire s'il nous faudra du temps pour maîtriser ce nouvel environnen1ent. Là aussi, l'année 201 5 aura été très révélatrice de cette nouvelle configuration, à l'origine de notre trouble sur les évolutions du prix du pétrole. Alors que le baril de Brent valait un peu plus de 1 1 0 dollars en juin 2014, son prix s'est effondré de près de 60 % à 45,30 dollars à la fin août 20 1 5 . Chacun continue à s'interroger sur l'origine de sa baisse, l'offre ou la demande ou les deux, et chacun continue à s'interroger sur l'impact qu'il peut avoir, positif ou négatif. Le débat a fait rage, la confusion est totale et tous les experts mondiaux en sont les acteurs. Certains déclarent que c'est la demande qui faiblit. Le ralentissen1ent de l'industrie chinoise réduirait la demande mondiale de pétrole de près d'un million de barils par jour, soit les deux tiers de la hausse attendue. Les autres soulignent que dans le conflit stratégique entre le pétrole saoudien et les énergies non conventionnelles américaines, l'offre globale avait évidem ment augmenté. Mais la double interrogation demeure :jusqu'où faut-il que le prix du pétrole baisse pour que cela mette en péril la toute récente industrie pétrolière et gazière américaine ? Les pre miers résultats de cette situation sont inattendus puisque le ralen tissement de l'investissen1ent an1éricain est significatif 1nais pas autant que l' on pourrait l'imaginer. Raj outons-y le fait que per sonne ne sait encore quelle sera l'influence des ouvertures mas sives des robinets iraniens. La seule évidence qui s'ünpose, c'est que cette baisse ne joue pas en faveur de politiques de dinunution des dépenses énergétiques carbonées. Certes, les intentions sont bonnes. Le président Obama va jusqu'à s'impliquer en annon çant un plan d'envergure avec l'objectif de réduire de 32 % les rejets de dioxyde de carbone d'ici à 2030 par rapport aux niveaux de 2005 . Mais cela sera loin de suffire. Si l'on prend le cas de la
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politique énergétique allen1ande, on s'aperçoit qu'il s'agit d'une trajectoire extrêmement difficile à modifier et dont les impacts sont préoccupants et les coûts exorbitants. Estimés à 1 6 niilliards d'euros en 201 1 1 , personne n'est aujourd'hui capable d'en don ner une estimation correcte. Certains avancent les chiffres de 1 et 3 nùlliards d'euros par an, d'autres ceux de 250 et 300 nùlliards d'euros d'ici à 2030 2 , alors que certains tablent n1ême sur un coût total de 1 700 milliards 3 . Quant aux subventions massives dédiées aux énergies renouvelables, elles ont très largement modifié les équilibres énergétiques existants et notamment bouleversé les conditions de production de l'énergie carbonée la moins nocive, le gaz. Même chose sur les taux d'intérêt. Personne n'aurait pu imaginer qu'ils demeureraient aussi faibles, et chacun voit bien que certes la faiblesse du prix de l'argent devrait favoriser l'investissement mais sûrement pas l'épargne utile, celle qui investit et donc, au final, pas la croissance globale.
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Le financen1ent de nos écononiies réalisé dans de telles condi tions inédites et volatiles a créé un tel climat d'incertitude, un tel manque de confiance et un tel affaiblissen1ent des systèmes finan ciers que l'investissement, partout, en a souffert.Tout cela conduit à se dire que l'expression d'un « alignement des planètes » était bien trop simpliste. Le résultat de tout cela, c'est la révision quasi auton1atique des prévisions des organisn1es concernés, à la baisse pour les É tats Unis, à la hausse pour l'Europe et à l'inquiétude pour les pays émergents. Prenons l'institution reconnue et respectée qu'est l'OCDE . En un an, ses prévisions ont évolué de manière per manente.Au mois de mars 20 1 5 , l'institution avait relevé ses pré visions de croissance pour la zone euro, 1 ,4 % cette année soit + 0,3 point par rapport à ce qu'elle disait en novembre 20 1 4. Puis, le mois suivant, elle s'est dite inquiète d'un ralentissement 1 . Chiffre estimé par Berlin en 201 1 . 2. Chiffre estimé par RWE . 3 . Chiffre estimé par Siemens.
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de la croissance dans la n1ême zone, en évoquant une dégrada tion en Allemagne. Au mois de juin 2 0 1 5 , elle décide d'abaisser netten1ent ses prévisions de croissance n1ondiale et revoit ainsi à la baisse ses estimations de croissance aux É tats-Unis 1 , et en Chine 2 . Enfin, en septembre, l'OCDE baisse à nouveau ses pré visions et s'alarme cette fois-ci du décrochage de la zone euro. Désorn1ais, l'institution estime que la croissance européenne ne sera que de 0 , 8 % en 20 1 5 . Nous sommes bien loin du 1 ,4 % de croissance initialement estimé.
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On rêve de se retrouver au début de ce siècle lorsque l'on pouvait sans risque annoncer les É tats-Unis à 3,5 %, l'Europe à 1 ,5 %, les pays émergents à 5,5 %.Tout cela est aujourd'hui inexact, déé, car l'on raisonne par sin1ple projection du é, comme si le monde ne s'était pas transforn1é. Le plus bel exemple de ces évolutions est celui de la composition des créations mensuelles d'emplois aux États-Unis. Certes, on s'aperçoit qu'elles sont fortes, que le taux de chôn1age est faible 3 mên1e si en réalité le taux d'activité l'est égale1nent, mais surtout, la part des emplois faiblement qualifiés se situe à un niveau jamais atteint. Difficile de le repérer aisément, mais la décon1position par secteur indique bien à quel point les créations d' en1plois directement proches des nouvelles technolo gies sont assez faibles. Par exemple, sur les 1 73 000 emplois créés au mois d'août 2 0 1 5 4 , les secteurs de la santé et de l' aide à la personne, ainsi que les activités de loisirs et de tourisme représentent, à eux seuls, près de la moitié des postes créés. Comn1ent s'étonner alors que les salaires augmentent si peu.Tout cela conduit à comprendre que le taux de croissance américain peut difficilement déer les 2 , 5 %. Même logique au Japon où 1 . Prévisions de 2 % en 2015 contre 3 , 1 % annoncés lors des prévisions du mois de n1ars. 2. Prévisions de 6,8 % en 2015 contre 7 % annoncés lors des prévisions du mois de n1ars. 3. Avec un taux de 5,1 % en septembre 2015 et après avoir atteint un pic à 10 % en octobre 2009,le taux de chômage atteint son niveau le plus bas depuis 2008 aux États-Unis. 4. Bureau ofLabor Statistics, US Department ofLabor.
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la répartition demeure défavorable au salaire, de façon telle que toute politique de relance butera sur cette contrainte. L'Europe, elle, est plus résiliente qu'on ne le croit - comme tou j ours - et, finalement, dans les années qui viennent, avec l'in1pul sion audacieuse de la BCE, devrait limiter son retard de croissance sur les É tats-Unis. Il n'empêche, demeure une vraie divergence : celle des gains de productivité des deux zones, en dépit de leur affaiblissement des deux côtés de l'Atlantique. Les É tats-Unis continuent à connaître des gains de productivité entraînés par le secteur innovant des technologies numériques. Selon toute vraisemblance, les prévisions affirmées de manière péremptoire s'avéreront bien souvent inexactes. La dette conti nuera à augmenter, parce que l'on ne connaît pas auj ourd'hui d'autres ren1èdes à notre angoisse collective. Les Banques cen trales seront au cœur de l'action. Le con1n1erce mondial ralentira, parce que les pays émergents connaîtront le contrecoup de leur croissance débridée,jusqu'à ce que se n1ette progressivement en place un nouveau modèle de régulation de l' économie mondiale. Mais l'année 20 1 5 aura été l'année de l'agitation, l'année des mouvements browniens.
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DES DÉBATS ÉCONOMIQUES IRRESPONSABLES
Comment les qualifier autrement lorsque l'on e des mois à évoquer la dette d'un pays, la Grèce, dont on sait de manière certaine que les politiques économiques menées ne feront que les aggraver ? Et tout économiste sérieux sait, le FMI en tête, que cette dette doit être restructurée, ce qui sera évidemment le cas. Mais ceci n'est qu'un exemple parmi bien d'autres. Depuis la crise de 2008, on ne cesse d'évoquer des futurs meilleurs sur tous les sujets, de nier les évolutions en cours, d'imaginer que quelques mesures énergiques résoudront les problèmes, et ceci quels que soient le pays et l'équipe en charge. Revenons à l'essentiel. Cette rupture mondiale n1arquée par la chute de Leh1nan Brothers n'était que la conséquence d'un
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endettement généralisé permettant des deux côtés de l'Atlantique d'accroître des niveaux de revenus que la logique de délocalisa tion massive des années 1 995-2005 aurait dû mettre à mal. 2008 était donc bien la marque de l'irresponsabilité des gouverne ments pour ce qui concerne l'augmentation de la dette publique, des systèmes financiers pour ce qui concerne l'augmentation de la dette privée. Craignant de retrouver les n1écanismes destruc teurs de la crise des années 1 930, les gouvernements ont décidé de soutenir l'activité par une dette conîplémentaire. Mais sitôt fait, le changement a été brutal et la dette mise à l'index avec la volonté obsessionnelle de la réduire sans en connaître d'autres voies que la réduction des déficits publics. Et, on l'a déjà souligné, cette dette a pourtant augmenté de façon importante, dans tous les compartiments, et cela dans tous les pays du monde à quelques rares exceptions près. Augmentation de la dette mondiale en milliers de milliards de dollars +
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2000 - T4 - Financier
2007 - T4 - États
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Entreprises
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Ménages
Source : McKinsey Global lnstitute, Debt and {not much) Deleveraging, lévrier 20 1 5 .
Mais l à n'est peut-être pas le plus important. Ce qui pose pro blème n'est pas tant l'extraordinaire difficulté, déjà soulignée, de faire des prévisions, mais beaucoup plus de ne jamais analyser a posteriori les erreurs de ces prévisions. Nous raisonnons faux car nous ne comprenons pas les raisons de nos erreurs dont les auteurs sont d'ailleurs bien nonîbreux : le FMI qui se tronîpe sur
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les multiplicateurs de dépenses publiques et qui sous-estin1e donc l'impact des réductions de celles-ci ; les É tats-Unis qui expliquent les évolutions de conjoncture par des événen1ents n1étéorolo giques comme si cela n'avait pas touj ours existé ; l'Europe qui décide de réduire de manière simultanée les déficits publics des différents pays sans se plier à l'idée de bon sens qu'il faut touj ours des pays locon1otives, comn1e le disait dans le temps l'OCDE. Mais le plus extraordinaire aura été cette discussion quasiment ininterrompue avec la Grèce.Lorsque l'on assiste, avec satisfaction, à l'extraordinaire efficacité de la n1ise en place du troisièn1e plan d'aide dont les éléments ont été bouclés en trois semaines pen dant l'été 201 5 , on ne peut que sourire devant la dramatisation du fan1eux week-end du 1 0 juillet 20 1 5 . Il a finalement abouti à un accord trouvé le lundi 1 3 juillet, au matin, après dix-sept heures de négociations. C'est un SMS du ministre de !' É conomie alle n1and adressé au président de la République française, l'assurant du soutien du SPD aux propositions françaises qui a permis de faire basculer !'Histoire. La dépêche d'Ems 1 n'est pas loin . . . Tout y est absurde dans cet accord zone euro-Grèce ! L'utilisation per manente du mot « réforme » dans tous les secteurs et toutes les activités, alors que la seule qui importe auj ourd'hui est la mise en place d'un système fiscal acceptable, et que cela ne fut jan1ais fait ; une dette dont chacun sait qu'elle ne sera jamais remboursée en intégralité mais où l'espoir de récupérer une partie de celle-ci est lié au fait de la restructurer le plus rapiden1ent possible. Les mois de juillet et d'août furent surréalistes, bloquant toute discussion sérieuse entre les deux parties sur la relance grecque, sachant qu'à la fin, on trouverait un arrange1nent de nature politique sur un sujet purement politique. Voit-on réellement, en cette fin d'an née 2 0 1 5 , la Grèce abandonnée à elle-même dans des troubles sans fin alors que nos pays sont confrontés à un dran1e quotidien 1 . La dépêche d'En1s est un télégramme officiel du 1 3 juillet 1 870 envoyé par le chancelier prussien Bismarck à toutes les ambassades concernant les rapports entre le roi de Prusse et la . Jugé provocant, il amène Napoléon III à déclarer la guerre franco-prussienne de 1870, avec l'assentiment majoritaire du parlement, qui parle de casus belli.
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sur ses côtes impliquant des milliers de migrants ? Cette année aura aussi été celle d'un incroyable débat sur la Chine où cha cun s'interroge sur l'in1pact d'un léger ralentisse1nent alors que les chiffres, sans nul doute, dessinent une croissance chinoise à moins de 5 % . Mais là, également, on tergiverse, on s'étonne de la faiblesse du prix des matières premières qui est la concrétisation parfaite de la baisse significative de la den1ande chinoise. Heureu sement, les marchés occidentaux, plus lucides sur ce thème, ne se laissent pas emporter par les effets négatifs d'une intense spécula tion chinoise. Ceci ne signifie pas que l'impact des fluctuations de l' économie chinoise sur le reste du monde n'importe pas, cela signifie simplement que le nîodèle d'une usine du monde était te1nporaire. Toute cette année n'aura, à aucun moment, permis d'établir un diagnostic sérieux et une discussion rationnelle sur ce qui n'est tout simplement que la conséquence d'un monde moins dyna nuque qu'il n'y paraît.
LE PROGRÈS TECHNIQUE TOUJOURS EN QUESTION
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Les faits sont têtus. Les gains de productivité den1eurent toujours aussi faibles, partout dans le monde : de l' ordre de 1 ,5 % aux É tats Unis en 201 4, 0,7 % en zone euro, et 0,2 % au Japon 1 . On l'a déjà évoqué, la première phase de la révolution numérique conduit à développer de manière inconnue jusqu'alors un marché de bataillons de travailleurs non qualifiés. L' exen1ple d'un Amazon pern1et de bien le con1prendre. Il y a de superbes nîathémati ciens qui développent des algorithmes, de nouveaux processus logistiques mais qui sont très minoritaires. Et puis il y a d'innom brables travailleurs qui sont en train de conditionner, d' en1pa queter et de transporter des objets, des femmes et des hommes à très faible qualification. En cette période où l'on s'interroge
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1 . Croissance du PIB par tête en variation annuelle à prix constants. Source : OCDE.
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sur ce paradoxe d'une société qui se voulait plus avancée et où le concept d'ubérisation s'impose dans nombre de métiers, la question essentielle est de savoir si nous son1mes ou non au cœur d'une révolution industrielle. La sin1ple utilisation de ce terme d' « ubérisation » nous plonge dans une représentation du monde qui se veut radicalement nouvelle. En réalité, Uber, dont per sonne ne peut nier raisonnablement son apport, est confronté, paradoxalement, à un conflit social. Non pas en Europe, mais au cœur du monde numérique, en Californie ! C'est donc dans son propre É tat que se déroule une partie incroyable, que l'on aurait pu imaginer bien française par son caractère archaïque : la révolte des chauffeurs. Le 1 er septen1bre 20 1 5 , le tribunal de San Francisco autorise une class action 1 de ceux qui considèrent, simple bon sens, que le risque doit être partagé entre l'entreprise et les travailleurs quel que soit son statut juridique. Et ce sont désormais 1 60 000 chauffeurs qui pourraient être susceptibles de demander que leur statut d'employé soit reconnu. Le supposé archaïsn1e de la suppression d'UberPOP par les autorités fran çaises, le 30 décen1bre 20 1 4, peut faire sourire.
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Mais la question du statut de la révolution numérique n'est pas facile à trancher, du moins dans sa réalité actuelle. Dans la réalité, il y a des éléments de rupture incroyable, comme le Big Data, qui met en lumière le fait que 90 % des données numériques dont nous disposons auj ourd'hui ont été créées au cours des deux dernières années. Il y a également le fait que tous les don1aines sont concernés par cette révolution, transport, hôtellerie, culture, finance, assurance, éducation, etc. Pour l'instant, cette révolution numérique a surtout pennis la désintennédiation et l' afilux mas sifde nouveaux entrants sur le n1arché, sans nécessairement parler de création de valeur. Il est vrai que la rapidité avec laquelle les start-up sont en train de faire exploser les barrières à l'entrée, patiemn1ent mises en place par les grandes entreprises, souvent accusées d'être devenues des rentières, est sans précédent. En 20 1 5 , l'acronyme à la mode pour faire allusion aux innovations 1 . Action judiciaire en nom_ collectif.
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de rupture n'est plus celui de GAFA 1 mais c'est désorn1ais NATU, pour désigner cette nouvelle génération de start-up, N etflix, Airbnb, Tesla et Uber. Quant à Google, qui est devenu Alphabet dans la nuit du 1 0 au 1 1 août 2 0 1 5 afin, sen1ble-t-il, de mettre en valeur les autres sociétés du Groupe, il continue à mul tiplier ses projets toujours plus ambitieux ; robots humanoïdes 2 et intelligence artificielle ; technologies destinées à augn1enter l'espérance de vie ; lentilles de intelligentes pour sur veiller, par exemple, le taux de glucose des diabétiques ; voitures sans chauffeur ; drones de livraison ; relais Internet par mont golfières ; réseau ultra-rapide en fibre optique ; et de nombreux autres projets encore gardés secrets au sein du fameux laboratoire Google X. Il semblerait bien que Larry Page et Sergey Brin aient l'intention de bouleverser le monde technologique.
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Pourtant, la question du statut des ruptures que nous vivons est fondamentale car si nous vivions une révolution industrielle déjà complèten1ent nuse en œuvre, il n'y aurait plus qu'à attendre que la polarisation du travail qualifié et non qualifié s'éloigne. Ce n'est pas le cas, et pour comprendre, il nous faut faire un peu d'histoire économique. Les deux révolutions industrielles qui ont précédé, celle de la n1achine à vapeur et celle de l' électricité, ont certes pris beaucoup de temps pour s'installer mais elles ont surtout trans formé de manière simultanée les biens et services détern1inants dans le n1ode de vie de l'époque, ainsi que les processus de pro duction de ces biens et services. Si l'on observe ce qui se e aujourd'hui, chacun utilise désormais Internet pour toutes ses transactions et achats sans pour autant que les biens achetés eux mên1es soient fondamentalement modifiés. Nous sonunes donc dans une phase où les faits essentiels de ces progrès consistent à substituer des logiciels aux hommes, souvent des travailleurs des classes moyennes. C'est en cela que ce débat sur la stagnation séculaire apparaît légitin1e, mais parfois un peu excessif. Rien en 20 1 5 ne nous aura permis de progresser dans notre réflexion, à
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1 . Acronyme désignant Google,Apple, Facebook etAmazon. 2. À travers sa société Boston Dynamics, rachetée en 2013.
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l'exception du remarquable essai de Daniel Cohen, Le monde est clos et le désir est infini 1 , mais qui ne permet pas de trancher défini tivenîent. Qui peut dire, aujourd'hui, qu'il n'y aura pas de révolution indus trielle dans les années qui viennent susceptible de créer une véritable croissance différente ? L'année 2015 aura été celle de la COP21 dont les effets, quoi que l' on puisse en penser, auront été majeurs ; peut-être, sur l'idée que la nouvelle croissance, les nou veaux emplois,les nouvelles perspectives, se révéleront plus fondés sur les technologies liées à l'environnement que sur le numérique car là, il s'agit de nîodifier la nature mê1ne de la consonînîation et de nos modes de vie. Mais surtout, qui peut dire que les formi dables succès de réduction du chômage ne sont pas fondés sur des enîplois à très faible rémunération et qualification dans les pays concernés, É tats-Unis,Allemagne, Grande-Bretagne ?
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Si l'on prend l'Allemagne, la coalition SPD-CDU a rendu obli gatoire depuis le début de l'année 20 1 5 la création d'un SMIC. Mais ce SMIC ne concerne pas tout le nîonde. Les apprentis en formation, les chômeurs de longue durée pendant les six mois suivant leur embauche, les saisonniers agricoles, les livreurs de journaux . . . toutes ces catégories de personnes ne pourront pré tendre à ce SMIC fraîchement institué. Et surtout, la part des petits emplois, souvent à temps partiel, demeure très importante dans le stock et dans les créations d'emplois. Que dire égalenîent du contrat « zéro heure » au Royaume-Uni, avec lequel rien n'oblige l'employeur à fixer un temps de travail minimal ? Ceci ne signifie pas que le marché du travail et le Code du travail ne doivent pas être simplifiés, comme l'ont dit par exemple Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen 2 ou bien le rapport de l'Institut Montaigne 3 . Cela signifie simplement que cette simplification n'aura pas mécaniquement d'impacts significatifs sur les gains de productivité. 1 . Daniel Cohen, Le monde est clos et le désir est inini, Albin Michel, août 2015. 2. Robert Badinter,Antoine Lyon-Caen, Le Travail et la Loi, Fayard, 201 5. 3 . Institut Montaigne, Sauver le dialogue social, septembre 2015. f
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Alors, c'est peut-être ailleurs que les choses vont bouger. On le sait, la COP2 1 marque le début d'une volonté collective de réduction des gaz à effet de serre et c' est vital pour les générations à venir. Mais cela ne résout pas les déséquilibres des économies mondiales dans les prochaines années. En revanche, si une régu lation stricte est mise en place, si un prix du carbone se situe à un niveau efficace alors il n'est pas impossible de voir apparaître simultanément, au-delà des modifications du comportement des entreprises pollueuses, de nouveaux biens de consommation et de nouveaux processus de production porteurs d'une plus grande efficacité.
LE MYSTÈRE CHINOIS S1ÉPAISSIT DANS UN MONDE DE VIOLENCES
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Si l' on veut évoquer les six contraintes qui redessinent l'avenir du monde, on ne peut que constater que la Chine en est l'illustra tion parfaite. Le vieillissen1ent, le problème du progrès technique, les inégalités, la finance . . . y compris cette utilisation hasardeuse d'une épargne destinée à un investissement en infrastructures partiellement inutile ou inadapté ; n'oublions pas cette folie qui a poussé une centaine de millions de Chinois à emprunter pour jouer en Bourse, avec les résultats que l'on connaît. Mais surtout, au-delà des chiffres économiques gonflés ou sous-estimés selon les besoins de l' époque, c'est plutôt la stratégie chinoise qui appa raît comme incompréhensible et qui conduit à s'interroger sur l'in1pact que ce ralentissen1ent chinois pourrait in1pliquer sur la croissance 1nondiale ; difficile de se contenter de la belle histoire que nous nous sommes racontée dans les dernières années. Nous avions alors l' « usine du n1onde » qui prenait en charge la fabri cation de tous nos objets de consomn1ation courante à des coûts sans comparaison possible, entraînant par ailleurs l'extension du chô1nage de masse de travailleurs non qualifiés dans nos pays. Tout ceci permettait de voir progressivement une classe n1oyenne chinoise se constituer, plusieurs centaines de millions d'individus, qui allaient devenir la base de ce que serait la nouvelle straté gie économique fondée sur la conso1nn1ation intérieure. Bien
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entendu, cette phase de croissance s'appuyait également sur la faiblesse d'une monnaie parfaitement contrôlée mais qui main tenait, selon un n1écanisn1e quasi auton1atique, la production chinoise à un niveau de gamn1e moyen. Mais comme le conte de fées méritait une conclusion heureuse, on imaginait aussi, sans le moindre regard critique, que la Chine pouvait à la fois relancer de manière massive son économie au n1oment des difficultés mon diales en 2009, contrôler un réseau de financement local de très grande ampleur, 1naintenir un tissu de très grandes entreprises publiques à l'efficacité industrielle discutable et se développer dans des secteurs technologiques les plus variés, tout en mainte nant des dépenses militaires très importantes.
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Voilà décrit le mystère dans toute sa densité. Nous croyions tous à cette vérité absolue que la Chine avait besoin pour son équi libre social d'un taux de croissance au moins égal à 7 % alors mên1e que nous savions depuis longtemps que le rythme effréné que connaissait cette économie ne pouvait guère se maintenir éternellement. Et d'ailleurs, la réalité s'est imposée ramenant la croissance chinoise en 20 1 5 à des chiffres plus réalistes. Entre les chiffres soigneusement calibrés du FMI et de l'OCDE, qui évitent évidemment une rupture trop brutale avec leurs prévi sions précédentes, et qui n1aintiennent le niveau de croissance à 6,8 %, et les chiffres soigneusement élaborés par Patrick Artus, de l'ordre de 2 %, le décrochage est bien là. Et c'est un décro chage qui va coûter cher. Rien que pour la zone euro, l'impact sera fort puisque ses exportations vers la Chine représentent 2 % de son PIB. Même les É tats-Unis, que l'on croit souvent à l'abri de ce choc chinois, verront leurs exportations baisser d'une n1anière significative, sans doute de l'ordre de 1 7 ,5 % 1 . Sur ce point-là, l'année 2 0 1 5 est bien un mélange de myopie, de déni, d'erreurs et, surtout, d'incertitude. Car auj ourd'hui, personne ne comprend bien ce qui s'est é, et surtout ce que veulent les autorités chinoises. Pendant trois j ours consécutifs, le 1 1 , 1 2 et 1 . D'après le département de recherche de Bank of America Merrill Lynch, si la croissance chinoise ralentit à 3,5 %, les importations chuteront de 17,5 %, faisant ainsi perdre 0,4 % de PIB aux É tats-Unis.
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1 3 août 20 1 5 , la Chine surprend en dévaluant fortement sa mon naie face au dollar. Il s'agit alors de la plus brutale dépréciation depuis 2005 ; la devise chinoise perd près de 4 % de sa valeur en quarante-huit heures. Puis, le 1 4 août, retournement de situation, la PBOC, la Banque centrale chinoise, décide de relever légè rement son taux de référence du yuan face au dollar, inversant ainsi la tendance des trois dévaluations successives des j ours pré cédents. Dans la réalité, la Banque centrale chinoise est plongée dans un terrible dilemme : faut-il avoir une politique monétaire très généreuse en conduisant la n1onnaie à des niveaux de valeur extérieure faibles, favorable à une croissance des exportations à court terme, mais incompatible avec une hausse de la gan1n1e des produits ? Fallait-il donc faire l'inverse, quitte à provoquer un ralentissement ingérable de l'économie ? Le mois d'août a été celui des allers-retours sans que l' on puisse deviner une quel conque indication de ce que sera la politique de cette économie la plus dirigée au monde et sans, donc, que nous puissions nous y adapter. Heureusement, la Chine ne j oue pas encore pour nous un rôle central, n1ême si la perte de quelques dixièn1es de crois sance aux É tats-Unis et en Europe accon1pagnera cette nouvelle phase chinoise, et plus généralement les pays émergents.
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L'année 20 1 5 n'aura pas été que celle des troubles économiques, et, peut-être encore plus, des troubles géostratégiques. Difficile de savoir si l'état des violences fut plus fort que dans les années précédentes. Vraisemblablement oui. Ce qui est extraordinaire, c'est le mélange détonnant de ces incertitudes politiques et de fluctuations brutales économiques ; les unes et les autres souvent difficiles à comprendre. Comment imaginer un Grexit alors que
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les flux nùgratoires des pays en guerre d'Afrique et du Proche Orient empruntent largement la route grecque ? Comment ne pas associer les conflits entre chiites et sunnites sans voir que la prenùère des conséquences en est la chute du prix du pétrole ? Comment ne pas imaginer que les dépenses militaires vont croître partout, et que, pour ce qui nous concerne, la principale augmentation du nonîbre de fonctionnaires dans le budget 2 0 1 6 est le fruit des créations d'emplois au ministère de la Défense pour des raisons évidentes de sécurité ? Comment ne pas intro duire dans nos prévisions inacroécononùques 2 0 1 6-20 1 7 l'im pact qu'aura l'accueil de centaines de milliers de migrants ? C'est dire si face à ces drames humains, et cette nécessité absolue d' ou vrir nos frontières aux réfugiés politiques des pays en guerre, nos réductions de déficit budgétaire paraissent importantes mais, sur le fond, secondaires. Ainsi va ce monde brownien, concentration de toutes les nou veautés, de tous les chocs auxquels nous sonîmes auj ourd'hui confrontés. Ceci ne veut pas dire que nous entrons dans une phase de récession. Ceci veut simplement dire que nous ne so1nmes pas maîtres, auj ourd'hui, de notre propre devenir.
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Chapitre
8
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Eviter la grande cr ise d u 2 1 e s iècle
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Des crises ? Elles seront au rendez-vous, sans grand risque de se tromper. Cette vision n'est pas propre aux éconon1istes. Comment ne pas penser à ces philosophes, ces sociologues, ces anthropologues, ces romanciers qui, auj ourd'hui comme hier, nous tendent le miroir d'une modernité qui a sa part d'ombre ou de mal. Une modernité violente, destructrice pour la collectivité comme pour l'individu. Ce n'est pas un hasard si Alain Touraine évoque « la fin des sociétés » 1 . Celles-ci ne peuvent survivre à la fin du social, à la destruction de ses institutions, engendrées par un capitalisme financier qui a rompu tous liens avec l'économie industrielle, avec le contrôle institutionnel, politique, voire cultu rel de ses ressources. Le sociologue cherche à savoir comment échapper au « précipice » qui s'ouvre devant nous, dans cette ère « post-sociale et post-historique » . Si Touraine n'en reste pas, loin s'en faut, à ce constat terrible d'une globalisation hors de contrôle, s'il ouvre la voie vers un nouveau paradigme, il n'est pas sans nous conduire à un rapprochen1ent improbable avec Arjun 1 . Alain Touraine, Lafin des sociétés, Paris, Seuil, 201 3 .
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Appadurai, lui qui n'hésite pas à souligner le rapport intin1e, voire incestueux, qu'entretiennent globalisation et violence 1 . La liste serait trop longue de tous ces auteurs à convoquer, qui nous mettent en garde contre nos dérèglen1ents conten1porains, cer tains parleront de folie, un Ulrich Beck 2 qui traite nos sociétés de « manufactures à risques » où la peur règne en maître, un Zyg munt Baun1an qui ne cesse de recenser les destructions de nos « sociétés individualisées » et tant d'autres. Mais d'autres écrits, plus anciens, étaient prémonitoires. Claude Lévi-Strauss, étudiant la civilisation an1érindienne, livre dans Tris tes tropiques 3 , à la fois sa colère et son désarroi face à un Occident dont la modernité est, con1me par nature, prédatrice. Si l'ancien et le nouveau monde sont inconciliables, c'est bien parce que ce dernier, du piédestal où le « progrès » l'a placé,jette son « ordure au visage de l'hun1a nité » . Pire, il « n'apporte que guerres et désolation » . Cette voix retrouve toute sa jeunesse comme si elle nous invitait à accepter d'autres récits de la globalisation contre la seule lecture occiden tale de la mondialisation. Une phrase d'Hannah Arendt frappe, résume, interpelle comn1e personne ne l'a fait : « On peut parfai ten1ent concevoir que l'époque moderne - qui commença par une explosion d'activité humaine si neuve, si riche de promesses - s'achève dans la ivité la plus inerte, la plus stérile que l'his toire ait j amais connue. » 4 Le progrès technique accoucherait-il à terme de ce cauchemar que pourrait être une société de travail leurs sans travail ? Est-ce que les hon1n1es, oublieux de cette dis tinction antique entre vie privée et vie publique, n'auraient plus en commun que leurs intérêts privés ? De toutes ces lectures, une leçon s'impose : retrouver le sens du collectif, de la coopération dirait Richard Sennet 5 , une sorte d' ethos permettant, comme le dit Touraine, d'éviter le précipice. 1 . A rj unAppadurai, Condition de l'hommeglobal, Payot, 2013. 2. Ulrich Beck, Risikogesellschajt, 1 986.Traduit en français, La société du risque : sur la voie d'une autre modernité, Aubier 200 1 . 3. Claude Lévi-Strauss,Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1 955. . Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, 1 983, p. 363. 4 5. Richard Sennett, Ensemble, Pour une éthique de la coopération, Albin Michel , 2013. ,
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Ce long détour n' est en aucun cas du ressort de la nostalgie ou du regret. Encore moins d'une posture réactionnaire au sens propre du ternie. Non. En réalité, il s'agit là de retrou ver une sorte de cadre de références, cadre qui renouvelle un espace-temps déé, restituant au premier toute sa liberté et au second toute son épaisseur. Ainsi, les problèmes que nous avons soulevés n'appartiennent pas à une sorte de catalogue pratique avec questions et réponses, mais bien plutôt à une tentative de désamorcer des conflits aux conséquences désas treuses. Ainsi, les six contraintes identifiées et difficiles à rn.aîtriser redonnent tout son sens à l'action politique, au niveau mon dial comme national. Aucune n'est insurmontable, mais aucune n'est aisée à circonvenir. Ces six contraintes se renforçant l'une l'autre, comn1e un système cohérent, n1ettent enjeu les capacités d'action des pouvoirs publics, posent un frein, selon toute vrai semblance, à la croissance au 2 1 e siècle, modifient les rapports de force entre les grandes zones et transforment les sociétés dans leur mode de fonctionnement quotidien.
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Et pourtant, c'est à l'ensen1ble de ces contraintes qu'il faut répondre pour espérer éviter une grande crise au 2 1 e siècle. Les cinq propositions évoquées, en conclusion de ce livre, répondent à chacune des grandes contraintes décrites, sans que l'on puisse penser qu'elles suffisent à résoudre, seules, l'ensemble des pro blèmes. Pourquoi cinq et pas six ? Parce que toute proposition sur l'accélération du progrès technique a été volontairement écar tée. On le sait, l'incertitude qui entoure son évolution interdit auj ourd'hui d'évoquer autre chose que des propositions quanti tatives. La manière, souvent sin1pliste, qu'ont les pays de fixer un pourcentage de leur PIB destiné à la R&D montre qu'ils oublient le fait que l'innovation est le produit de systèmes complexes, qualitatifs, où le différentiel de connaissance j oue un rôle pré pondérant. De la n1ên1e manière, la volonté de limiter le rôle de la finance à l'échelle mondiale relève d'une vision naïve et le seul objectif que l'on peut se fixer est d'équilibrer globalen1ent l'épargne et l'investissement.
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Ainsi, toute politique économique, mondiale, européenne, natio nale, se doit de remettre au cœur de la réflexion l'intergénéra tionnel,la gestion planétaire des ressources rares, la répartition des revenus au détriment des rentiers, la n1Ïse en œuvre d'un régime de change qui retrouve l'ambition des accords de Bretton Woods et, surtout, le partage du risque d'investissement entre le collec tif et l'individu. Le nîonde doit investir dans les infrastructures, dans les activités de biens de consommation, dans la recherche et le développement, dans la fornîation et dans la maîtrise des difficultés liées à l'environnement. En un mot, dans le n1odèle de croissance proposé,le seul viable à terme, la faiblesse des taux d'in vestissenîent, l'excès de consommation à court terme, devraient être mis en sonînîeil pour pernîettre à l'investissement de j ouer son vrai rôle pour renouer avec la croissance.
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Il serait, auj ourd'hui, aussi difficile qu'ambitieux et nécessaire d'évoquer des propositions concrètes. Ce risque, nous l'avons pris en articulant celles-ci au plus près du diagnostic tiré de cha cun des chapitres. C'est ainsi que nous préconisons la disparition progressive de deux frontières, celle séparant le travail du non travail, ce qui modifie fondamentalement les règles de départ à la retraite, mais aussi les conditions d'insertion sur le marché du travail, et celle qui relève des flux migratoires, permettant ainsi à une partie de laj eunesse mondiale d'accéder à des pays plus déve loppés. Tel est ce que nous avons baptisé « Recentrer le Monde sur sa jeunesse » . D e même, nous avons souligné à quel point l'économiste peut aider à linuter le gaspillage des ressources rares, puis à en faire l' allo cation optimale, retrouvant ainsi sa vocation pre1nière. Il s'agit, confronté à une démographie galopante, de bâtir des dispositifs de taxation et de subventions, à l'échelle mondiale, pernîettant de développer ces ressources qui sont dispombles, mais qui supposent une politique massive d'investissements, en hiérarchisant les urgences, c'est-à-dire en privilégiant l'eau qui conditionne tout. Ensuite, il faut, selon nous, constater que la dette publique mon diale est une difficulté majeure à sunnonter, qu'il n'existe pas de
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solution simple. Pas de drame de restructurations, pas de réces sion mondiale liée à des politiques économiques simplistes, à court terme. L'audace qui s'impose sur ce point prend la forme d'une proposition peu orthodoxe, à savoir une dette perpétuelle mondiale dont la mise en route permettrait à la croissance de retrouver une capacité de financement suffisante. Là également, il s'agit de lancer la réflexion, pour s'écarter du discours répétitif, convenu et pour réfléchir à la réduction de la dette. Mais cette hypothèse ne peut exister sans une stabilité des flux d'échanges commerciaux et sans celle d'une relative maîtrise de la création de liquidités à l'échelle n1ondiale. Raren1ent le n1onde fut plus intelligent et créatif qu'au moment de l'élaboration des accords de Bretton Woods. C 'est à cet exercice qu'il faut se pré parer, n1ême si les temps sont autres et les mises en œuvre totale ment différentes.
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Mais c'est oublier le choc démographique, et son impact sur l'utilisation de l'épargne disponible. L'avancée en âge n'est pas exclusivement triste pour les individus, elle l'est aussi pour la collectivité. La peur du risque est ce qui tétanise une société. Si la finance veut retrouver son rôle légitime de socle sur lequel se construit la croissance, elle ne peut le faire qu'en inventant de nouvelles formules de partage des risques. C'est une tâche difficile car cela repose sur deux questions malheureuses du fonctionnement de société, le rôle de l' État et les transferts inter générationnels. De ces propositions devraient se dessiner les conditions d'une croissance mondiale renouvelée. Elle se doit d'être équilibrée entre les grandes zones éconon1iques, financée de manière pérenne, en dépit de la contrainte dén1ographique majeure, celle liée au vieillissement, en l'occurrence l'aversion au risque. Le col lectif doit retrouver sa force face à l'individu car le risque de cer tains investissements ne peut être assuré par lui seul. En réalité, il ne s'agit pas là d'un keynésianisme simpliste et remis au goût du j our, mais de l'idée que l'investissen1ent guide le monde, et son financement est sa principale contrainte.
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RECENTRER LE MONDE SUR SA JEUNESSE
Nuljeunisme dans cette proposition.Mais, depuis un demi-siècle, tout est fait pour et par les seniors, protégés, héros ain1ables de la période post-guerre. Peu importe de savoir s'il y a une génération sacrifiée. Le résultat est là : la jeunesse a n1oins d' en1p lois, n1oins de perspectives, n1oins d'espoirs. On s' étonne, à tort, que la j eune génération en s'expatrie et l'on considère cela comme le signe ultime du déclin. Absurde, car chacun va chercher ailleurs ce qu'il ne trouve pas sur place, quand bien même le monde dans sa globalité n'offre aucune autre vraie vision. On l'a affirn1é à de n1ultiples reprises : le principal n1oteur de l'évolution mondiale est lié à cette croissance démographique rapide, jusqu'en 2050, qui devrait se stabiliser à cette date. Jusque-là, le n1onde sera bouleversé à la fois par ce mouvement et par l'importance de plus en plus grande des seniors dans la struc ture démographique.
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Faire face au choc intergénérationnel,le maîtriser, n' est pour nous rien d'autre que d'altérer cette pre1nière frontière entre le travail et le non-travail. Le monde s'appuie depuis un siècle sur l'idée, datée, que les dures conditions de travail doivent être compen sées par une retraite suffisamment bien financée pour permettre de satisfaire des désirs de bien-être individuel. Il s'adosse aussi à l'idée de classes d'âge qui a fait son temps. À un rythme en trois te1nps s'est substituée une division plus complexe due à l'allon gen1ent de la vie, mais aussi de la j eunesse, qui a bien des diffi cultés à être traduite dans les faits. Aujourd'hui, l'équilibre tant attendu pendant des siècles ne fonctionne plus. Le déséquilibre sur le n1arché du travail et le financement des retraites ne trouvent leur solution que dans la version sin1pliste de l'allongement de la durée de vie au travail, sans que les conditions mêmes de l'offre de travail soient adaptées au vieillissen1ent. Notre proposition, plus équilibrée, est aussi plus radicale. C'est penser l'absence de rupture entre une vie de travail et de repos, la poursuite de l' acti vité des individus tout au long de leur vie, ce qui ne peut se faire sans une 1nodification en profondeur des conditions de n1ise au
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travail des seniors. Nous posons les principes d'une retraite pro gressive, proposition déjà largement répandue, mais qui renonce ici à l'obj ectif d'une retraite totale, sauf, éviden1ment, l'impossi bilité de travailler, comn1e dans les cas de la dépendance. Cette proposition suppose une plus forte intégration entre générations, le recours plus important au savoir-faire des seniors, le rééqui librage du financen1ent des retraites et la prise en charge par une collectivité désormais plus homogène de la période la plus diffi cile à vivre, à savoir la dépendance.
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Une deuxième approche vise à rééquilibrer les structures démo graphiques. Dans ce sens, une des actions de politique mon diale à mener dans les décennies à venir serait de supprimer les frontières, celle des flux de populations. Comment lutter contre les coûts inables du vieillissen1ent sans s'appuyer sur les flux de population qui représentent une opportunité non négli geable ? C'est ce que l'on constate aujourd'hui en Alle1nagne dont la population active baisse sans que son activité perde en dynamisme. La population du sud de l'Europe répond en effet depuis quelques années à l'offre de travail proposée par ce pays. En résumé, il faut rendre plus fluide les mouvements de travail leurs au sein d'une zone économique, culturelle, en privilégiant une population capable de s'adapter à de nouveaux modes de vie. Toute la difficulté repose sur cette contradiction : ouvrir les frontières, mais intégrer ces populations venues pallier le vieillis sement du pays d'accueil. C'est un problème à résoudre et non à balayer d'un revers de n!ain. Il faut prendre aussi en considération la tendance naturelle des habitants des pays pauvres à se déplacer vers des zones qui leur semblent promettre un meilleur mode de vie. Le travail réalisé par Antoine Pécoud et Paul de Guchte neire 1 développe ce que pourrait être un scénario de migra tions sans frontières. Ce scénario, totalement utopiste, a le mérite de n1ettre en lumière le fait que les mouvements de populations sont inéluctables et doivent donc être pris en compte comme
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1 . Antoine Pécoud et Paul de Guchteneire, Migrations sansfrontières. Essais sur la libre circulation des personnes, É ditions de l'Unesco, 2009.
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un invariant. Ces n1ouvements représentent une des conditions en faveur d'une croissance mondiale renouvelée. Pourquoi ne pas in1aginer une suppression des frontières, en particulier pour les jeunes, de manière bien plus significative que ce que nous connaissons aujourd'hui ? Certes, bien des pays considèrent que leur in1migration doit être choisie et préfèrent accueillir des jeunes avec qualification. Mais cela ne suffit pas à résoudre les problèmes entre le Mexique et les É tats-Unis, entre l'Afrique et l'Europe. Il est légitime de considérer la qualification comme un critère important, n1ais chacun sait que cela ne correspond pas à la réalité de demain. Il faut, nous semble-t-il, accepter un monde où existe une ouverture équilibrée entre les différentes catégories de qualification.
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Une politique intergénérationnelle qui évite le conflit entre les grandes classes d'âge ne peut sacrifier l'une par rapport aux autres. Dans le discours convenu, il est dit que les 1 5-30 ans serait une génération sacrifiée. Peut-être, mais les chiffres ne le montrent pas de manière aussi caricaturale. On a juste la perception de cette inégalité d'accès au marché du travail qui semble se vérifier pour l'ensemble des jeunes du n1onde entier. Que faire ? Il n'y a pas de solutions miracles à une transition des marchés du travail très bousculés par le transfert d'activités massif des vingt dernières années. Le retour à une trajectoire équilibrée ne se fera pas aussi rapidement et simplement que certains se l'imaginent, en bais sant le niveau des rémunérations des jeunes. Une des seules cer titudes que l' on peut avoir, c'est qu'il n'est pas possible imaginer un monde sans frontières sans que les jeunes générations n'aient atteint un niveau de formation satisfaisant. Auj ourd'hui, le n1onde consacre n1oins de 5 % de son PIB 1 en dépenses d' éduca tion, dont une part, en réalité faible, en forn1ation initiale. Notre suggestion est d'accompagner ce double mouvement de libéra lisation des flux migratoires et des contraintes que représentent les retraites par un investissement massif dans l'éducation initiale.
1 . D'après la Banque mondiale, les dépenses publiques en éducation dans le monde se sont élevées à 4,94 % du PIB en 2010.
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Chacun sait que cette formation autorise les individus à n1aî triser des langages divers et leur permet, plus tard, de s'intégrer sur le n!arché du travail. Doubler les dépenses initiales à l'échelle mondiale, dans le cadre d'une organisation totalement mutuali sée, apparaît un objectif raisonnable. Bien sûr, cela correspond à un transfert financier des seniors vers les juniors. Difficile à réa liser car la structure démographique de nos pays n'est pas prête à laisser er de telles réformes aisément. Il faut pourtant le faire.
SOCIALISER LES RESSOURCES RARES
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Il ne s'agit pas de penser à l'ensemble des ressources rares comme cela est souvent fait et semble légitime dans une dén1arche de réflexion sur les nouveaux modèles de croissance. On in1agine touj ours que la principale difficulté du monde à venir est celle du couple infernal énergie-climat et que l'avenir du monde ne dépend en réalité que d'une réelle capacité à maîtriser les évolu tions de l'un et de l'autre. Ceci est parfaitement exact et nul ne peut reprocher à tout individu soucieux de la survie de l'humanité d'adopter ce point de vue, mais ici n'est pas notre préoccupation. Le risque de crise, de conflits majeurs, porte sur la seule ressource réelle1nent rare : l'eau. Nous aurons des besoins agroalimentaires gigantesques dans les décennies à venir, liés à une augmentation toute aussi impressionnante de la population et de ses nouveaux besoins en matière de nourriture. Chacun sait que la Terre peut satisfaire les besoins d'une dizaine de nulliards d'habitants, mais l'extraordinaire difficulté, la première entre toutes, c'est évidem1nent la disponibilité en eau. L'agriculture consonm1e environ 3 1 OO milliards de n1ètres cubes d'eau par an, soit 7 1 % des pré lèvements actuels à l'échelle n1ondiale et, en l'absence de gains d'efficience, elle absorbera 4 500 milliards de mètres cubes d'ici 2030 1 . Bien entendu, les grands pôles de demande d'eau agricole correspondent de fait aux régions où vivent les producteurs les 1 . Water Resources Group, Préparer lefutur de l'eau. Un cadre de référence économique pour l'aide à la décision, 2009.
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plus pauvres qui pratiquent une agriculture vivrière. On sait que l'Inde aura besoin de 1 1 95 milliards de mètres cubes en 2030, l'Afrique subsaharienne, de 820 milliards et la Chine de 420 mil liards 1 . Tout cela est envisageable, pour peu que l'on y n1ette les moyens, avec un énorme défi financier à surmonter.
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Mais ce qui est déjà très problématique aujourd'hui sera peut être considéré comme insurmontable demain. Dans l'hypothèse d'un scénario de croissance économique n1oyen, et si l'on ne tient pas compte d'éventuels gains de productivité hydrique, les besoins annuels mondiaux en eau seront supérieurs de 40 % à l'offre fiable actuellen1ent accessible 2 . Ce chiffre du déficit global agrège en réalité quantité de déséquilibres locaux, dont certains traduisent une situation parfois plus grave encore : un tiers de la population n1ondiale, concentrée dans les pays en développe ment, vivra dans des bassins où le déficit excédera, si l'on ne fait rien, 50 % . Pour prendre la pleine mesure du défi de l'eau, c'est bien le volume d'eau offert accessible, fiable et écologiquen1ent durable, qui doit servir de référence. Or, on n'arrête pas de le dire, l'Afrique est le continent qui permettra de combler nos défi cits, de résoudre nos problèmes. Est-ce réaliste ? 80 % des per sonnes privées d'accès à une source d'eau vivent sur ce continent et un Africain sur deux doit, chaque j our, parcourir 1 0 kilomètres pour trouver un point d'eau potable. Toutefois, ce continent dis pose d'importantes ressources en eau. Il manque en revanche les infrastructures de distribution et d'assainissement qui per mettraient aux populations d'accéder à l'eau potable. Dans son sous-sol, le continent africain recèle 660 000 kilomètres cubes de réserves d'eau 3 . Cette ressource est cent fois supérieure à la quantité d'eau en surface. Et pourtant, 330 millions d'Africains, soit 40 % de la population, n'ont pas accès à l'eau potable d'après la Banque africaine de développement. Il faudrait que l'Afrique 1 . Water Resources Group, op. cit. 2. Water Resources Group, op. cit. 3. A. M. MacDonald, H . C. Bonsor,B. E. O. Dochartaigh, R. G.Taylor, "Quantita tive Maps of Groundwater Resources inAfrica", Environmental Research Letters, 2012.
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consacre l'équivalent de 1 1 ,5 milliards d'euros par an pour sim plement créer ou renforcer des infrastructures de distributions et d' assainissen1ent. Certes, l'eau existe, certaines nappes sont enfouies en profondeur, rendant délicat et coûteux tout projet de creusement qui serait nécessaire à la mise en production des terres arables non exploitées. N'oublions jamais que 60 % de ces terres dans le n1onde sont africaines. Le défi de la production suffisante d'eau est d'abord financier. Ce problème ne peut être envisagé, avec ses solutions, qu' au niveau mondial. La population mondiale aura besoin d'être nourrie, c 'est donc bien elle qui doit prendre en charge les investissen1ents nécessaires. Ceci revient à considérer l'eau, comme l'air, comme un bien public, ce qui signifie que chacun doit y avoir un égal accès, et dans de bonnes conditions, sans que l'argent ou toute autre forme de restriction à l'accès ne soit la conséquence d'une sorte d'impéritie mondiale. L'anîpleur gigantesque du finance nîent avait déjà été évoquée par le rapport Camdessus 1 . En fait, aucune source de financement traditionnelle ne pourra combler le fossé entre l'offre et la demande en eau.
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Si l'on veut éviter que de terribles conflits ne naissent sur le par tage de l'ensemble des ressources rares, on ne peut qu'imaginer un financement socialisé de la production nouvelle d'eau, fondé sur la taxation de l' ensemble des biens agricoles, tout simplement parce que la rareté de l'eau entraînerait une hausse du prix de ces biens. Dans les faits, on est confronté à un transfert assez simple de ce que serait le surcoût lié à l'absence d'eau, destiné à financer la 1nise en exploitation de dizaines de millions d'hectares dont nous aurons besoin pour nourrir la planète. Il s'agit donc de desserrer cette contrainte première qu'est le manque d'eau. Se pose alors la question des terres arables car, si l'eau, bien public, permet de valoriser des terres qui, jusqu'alors, étaient inexploitées au seul bénéfice de ceux qui peuvent naturellement acheter, on verra l'Afrique être totalement dépouillée de son propre territoire. On 1 . Michel Camdessus, Financer l'eau pour tous, rapport du mondial sur le financement des infrastructures de l' eau, mars 2003.
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ne peut donc in1aginer un mécanisme de cette sorte. Il faudrait une sanctuarisation des terres transformées, pour la production d'un autre bien public, la nourriture nécessaire à toutes et tous. Il nous semble que, pour la prenüère fois, une taxe mondiale pour rait être aisément levée, car elle est simple, et dans son objet et dans sa mise en œuvre.
DOMPTER LA RENTE
À parler de la rente et de la dette, on entre dans l'univers de l' exces sif, du fantasme, de l'irrationnel. Combien sont ceux qui ont évoqué l'euthanasie du rentier ou associé la dette à la culpabilité collective et individuelle ? Et pourtant, il faut trouver une issue à cette question sans en venir à la restructuration brutale conduite par la Grèce car les rentiers ne sont autres que nous, représentés par les grandes institutions financières qui portent la dette.
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Nous avons souligné que le n1onde se dirige vers une société marquée par la faiblesse de l' épargne disponible. Une partie non négligeable de ceux qui détiennent le capital aujourd'hui repré sente une population vieillissante, ayant constitué son patrimoine depuis longtemps, forn1ant une couche supérieure mondialisée et retrouvant par-là les comportements et attitudes d'une société de rentiers. Soyons justes, le terme de rente est plus approprié que celui de rentier. Ceci n'est faire injure ni aux talents ni aux prises de risque que les uns et les autres ont pu développer pour constituer ces patrimoines. On ne peut pas non plus ignorer que, aujourd'hui même, des entrepreneurs audacieux créent, ima ginent, développent le monde de demain. La question de la rente relève de la macroéconomie, de la concentration de moyens financiers, du vieillisse1nent et des besoins de financen1ent de l' écononüe mondiale. Or, rente et dette vont de pair dans la mesure où l'une et l'autre sont mères de stagnation. Auj ourd'hui, notre monde craint peu l'inflation, plus la déflation. Il doit financer la croissance et, pour cela, canaliser utilement toutes les sources disponibles. Les
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propositions de gestion nouvelle de la rente et de la dette ont pour seuls objectifs d'éloigner le spectre permanent de la dette, du gel de l' épargne, et d'entrevoir la possibilité d'investir à nouveau. La réduction de la dette, au sens traditionnel, ne pourra se faire de manière raisonnable que sur plusieurs décennies et aura comme effet une longue stagnation car ni l' État ni les particuliers ne vou dront investir. Il ne peut non plus être question d'une restructu ration qui, brutalement, priverait les créanciers de leur capital, ni de l'éternelle et hypocrite sortie par l'inflation, qui maintient l'illusion que l'équilibre débiteur-créancier ne dépend plus que de phénomènes incontrôlables. Le monde ne peut s'arrêter de croître et il nous faut donc investir.
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Depuis Sismondi, on sait que toute relance de la croissance natio nale ou n1ondiale, et surtout, les changements dén1ographiques, ent par la transformation d'une société de rentiers en une société d'investisseurs. Le capitalisme vertueux du 1 8e siècle transformait ainsi tout profit en investissement. Or, les politiques nationales et internationales jouent aujourd'hui en faveur de la protection de ce que nous avons abusivement appelé les « ren tiers » , de la capacité à trouver des fiscalités favorables, ainsi que, souvent, de la volonté des institutions qui le représentent de pro téger son capital dès que celui-ci a atteint à ses yeux un niveau suffisant. S 'il fallait donc décrire la situation, nous somn1es face à un énorn1e stock de dettes qu'il faut renouveler quasin1ent en permanence et qui interdit tout retour à la croissance. Les déten teurs de ce stock sont relativement satisfaits en cette période de faible inflation et les solutions de restructurations de dettes sont inenvisageables car elles feraient perdre définitivement confiance en tout destin collectif.Alors que faire ? Deux mots-dés résument les bouleversements à envisager mutualisation et allongement de la dette jusqu'à la rendre per pétuelle. Sur le prenùer point, de non1breuses propositions ont déjà été faites, essentiellement pour traiter des dettes à venir. On a parlé d'euro bonds ou d'euro-obligations, l'émission d'emprunts au niveau de la zone euro, afin de mutualiser cette nouvelle dette. É viden1ment l'Allemagne s'est montrée très peu enthousiaste
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face à cette proposition. Pour tenter de contourner ce refus quasi pavlovien ont alors été suggérés des eurobills 1 . Il s'agit en fait du même principe que les eurobonds, sauf qu'ils concernent unique ment les prêts de courte durée, ceux d'une maturité inférieure à un an. Pour la dette de long terme, les pays doivent continuer à lever des fonds sur leurs nlarchés respectifs. Autre suggestion, les project bonds qui, eux, ne concernent que le financement de grands projets d'infrastructures communs à la zone euro. On franchit là une étape nouvelle puisqu'on lie cette mutualisation de la dette à l'économie réelle, et donc à la croissance.Jusqu'à auj ourd'hui, toutes ces propositions, qui verront évidemment le j our, n'ont eu qu'un succès d'estime académique, sans grand écho chez les poli tiques. Même destin pour ceux qui se sont attaqués au stock de la dette, nlalgré leurs suggestions intéressantes, qui séparaient les bonnes dettes des mauvaises 2 , et réservaient exclusivement aux premières le statut de l' équivalent d'une dette senior.
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Encore bien d'autres propositions ont été faites, par exemple celle de l' économiste Hélène Rey, qui consiste à revoir la gouvernance de la zone euro et à financer la dette par des recettes à venir. Mais ces initiatives s'inscrivent toutes dans un contexte de risque de taux d'intérêts élevés, surtout dans les pays déjà très largement endettés. Notre proposition est de nature différente, puisqu'elle s'applique à chacun des pays de la zone euro, dont la . De la nlême nlanière, Laurence J. Kotlifoff, soutenue par 200 économistes dont 1 7 prix Nobel, propose de calculer de 1nanière nouvelle la dette fédérale de manière à exprimer réel len1ent la soutenabilité budgétaire d'un pays. Afin de la mesu rer on détermine le déficit budgétaire à l'horizon infini, défini comme la valeur actuelle de toutes les dépenses prévisionnelles incluant le paiement des intérêts et du principal de la dette fédé rale, moins la valeur actuelle des taxes et recettes prévisionnelles 1 . Thomas Philippon et Christian Hellwig, "Eurobills, not Eurobonds" ,VoxEU, 2 décembre 201 1 . 2. Jacques Delpla et Jakob von Weizsacker, "The Blue Bond Proposa!", Bruegel Policy Brief, mai 2010.
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incluant l'évolution de la valeur des actifs financiers détenus par le gouvernement. Peuvent alors être déterminés les ajustements nécessaires de façon à respecter la contrainte de budget interten1porelle. Parmi ses propriétés importantes, cette mesure pose la dette comme un jeu à somme nulle à travers les générations. La volonté de réduire la dette n'est pas nouvelle. Si l'on prend le 1nontant de la dette anglaise, alors 1nên1e qu'elle s'imposait conm1e l'hyperpuissance du 1 9 e siècle, celui-ci a triplé en une vingtaine d'années jusqu'à atteindre 250 % de son PIB. Pour la réduire, de non1breux n1oyens ont été mis en place, parmi lesquels des « idées d'amortissement, de réduction d'intérêt, de transfor mation de dette perpétuelle en dette viagère ou en annuités à terme fixe, de rachat de certains in1pôts au moyen du versement d'une somme une fois payée 1 ».
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Mais c'est sur le prolongen1ent de la dette dans le temps qu'il importe d'être réellement audacieux. Il faut conjuguer très longue durée et garantie d'un taux fixe. Si l'on pousse le modèle à son extrême, nous pourrions appeler cela « une dette perpé tuelle », que l'on peut imaginer s'appliquer totalement ou par tiellement, avec de multiples variantes. Celle-ci serait renouvelée de n1anière automatique, c'est-à-dire que son ren1boursen1ent ne serait à aucun moment envisagé. Les dettes étant échangées sur le marché secondaire, seuls ses intérêts seraient honorés. Rien de nouveau dans ce domaine. Il s'agit en réalité d'une voie ancienne, empruntée dès le 1 8 e siècle par le Royaume-Uni. La dette bri tannique fut gérée largen1ent à l'aide d'une dette perpétuelle, y con1pris, en partie, jusqu'au début du 2 o e siècle. En 1 882, 88 % de la dette était pour une part majeure à long terme et finan cée à 3 %. Les bons du Trésor à 3 et 6 n1ois ne représentaient que 0, 7 % de ce total. Rappelons que cette dette a représenté près de 250 % du produit intérieur brut britannique pendant un siècle . . . Cette tradition de gestion se maintient encore aujourd'hui en partie, puisque la durée moyenne de la dette britannique est le double de la française. En réalité, la dette perpétuelle a une 1 . Raphaël-Georges Lévy, Revue des Deux Mondes, t. 1 49, 1898.
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longue histoire derrière elle. Dès la seconde n1oitié du 1 3 e siècle, les gouvernements italiens 1 , face aux difficultés à rembourser leurs dettes publiques, décident d'en modifier la structure et ral longent celles-ci à des maturités long terme. Mais la n'est pas en reste car la dette perpétuelle apparaît très tôt dans ce qu'on appelle le bail à cens, c'est-à-dire l'échange de parcelles de terres contre le versement d'un cens annuel, une rente d'un montant fixe due à perpétuité. Bien des monarques la mettent aussi en pratique, François 1 er, Charles X, pour honorer l'engagement de ren1b ourser le « milliard des én1igrés » et indemniser ceux dont les biens avaient été confisqués et vendus lors de la Révolution. Tout au long du 1 9 e siècle, l' É tat français s'endette en rentes per pétuelles à 3 % ou à 5 %, mais, contraire1nent aux rentes fon cières d' Ancien Régime, celles-ci sont remboursables si l'É tat le souhaite. Le modèle se perd après 1 9 1 4. Les temps ont changé, les épargnants aussi, et l' É tat est contraint d' en1prunter avec des engagements de remboursement rapide.
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Pour nous, auj ourd'hui, un É tat européen doit allonger la durée de cette dette, notamment en émettant à beaucoup plus long terme. Il se trouverait alors confronté à un effet négatifet à un effet positif. L'effet négatif est une augn1entation du coût de la dette, due à des taux d'intérêt plus élevés, puisqu'à plus long terme. Mais l'effet positif est que le montant des émissions à réaliser par la suite sera beaucoup plus faible. Ainsi, on restreint de manière très sensible l'angoisse liée aux émissions répétitives d'emprunts importants, à l'incertitude sur les taux d'intérêt auxquels elles auront lieu, et au risque de subir une brutale hausse du coût de la dette en cas de hausse des taux d'intérêt. Il s'agit de modifier totalement l'approche actuelle de la gestion de la dette, sans pour autant remettre en cause la réduction des déficits publics. Concrètement, que donnerait cette stratégie pour la ? La durée moyenne de la dette française est de 7 ,8 années, et le taux d'intérêt n1oyen du stock de dette publique est de 2 , 1 8 %. 1 . Luciano Pezzolo, "Government Debts and Credit Markets in Renaissance Italy", Department ofEconomics, University ofVenice, working paper, 2007.
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Prenons pour hypothèses de croissance et de réduction des défi cits celles retenues auj ourd'hui par le gouvernement, soit un taux de croissance de 1 ,5 % à partir de 20 1 8, une inflation de 1 % et un accroissen1ent de la dette de zéro. Si l'on décidait que toutes les nouvelles émissions des trois prochaines années, 1 80 milliards d'euros en 2 0 1 5 , 1 6 7 en 20 1 6 et 1 52 en 201 7, étaient émises avec une durée soit de quinze ans, soit de trente ans, et que, pendant les sept premières années, nous y ajoutions 50 milliards du stock de la dette, on aboutirait aux résultats suivants. Certes, le fait d'émettre pour une durée de vie plus longue entraînera un surcoût. Pour une dette à 1 5 ans, le surcoût serait d'un peu plus de 700 millions en 2 0 1 5 , 1 milliard pour 201 6 et 900 millions pour 20 1 7 , et envi ron le double si l'on retient l'hypothèse à 30 ans. De tels chiffres pourraient conduire le ministre des Finances à rejeter cette solu tion. Et pourtant, il aurait tort.
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Car cette stratégie a des résultats autren1ent plus significatifs. Elle élimine le caractère anxiogène de la dette et diminue de manière très significative les appels au marché. Les nouvelles énussions seraient toutes inférieures à 1 OO milliards dans les huit années sui vantes puis, par la suite, inférieures à 50 milliards. On le voit, le léger surcoût de départ est bien moins crucial que le fait de ne plus vivre face à un mur de dette à refinancer. Surtout, cela per met d'immuniser la dette française contre une remontée des taux. Pourquoi alors ne pas profiter de l'incroyable faiblesse actuelle des taux à long terme pour éloigner, tout en maintenant l'objectif d'équilibre des comptes publics, cette épée de Damoclès qui pèse sur les générations futures ? En fait, les avantages de la dette perpétuelle sont sans nul doute no1nbreux pour les États, ce qui est auj ourd'hui notre problème principal. Pourquoi ? Parce qu'ils seraient en mesure de lever de la dette sans être contraints par l'échéance de l'obligation. Ils n'ont donc à craindre ni d'éventuelles attaques sur les marchés, ru les fameuses agences de notation. En , nous avons vu que la duration moyenne est d'environ 7 , 8 années. Si abaisser cette durée a permis à la d'obtenir de la dette à des taux plus bas, cela l'a aussi rendu plus sensible aux humeurs des marchés
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internationaux. D 'autant plus que, dans la conj oncture actuelle, les É tats pourraient cristalliser les taux actuellement très bas par le biais de la dette perpétuelle. Si la croissance est au rendez-vous, ils auront toujours la possibilité de racheter leurs propres dettes car il est possible, comme les Britanniques l'ont montré, de er d'une dette perpétuelle à une dette avec échéance. Mais, surtout, cette transformation de la dette pourrait pern1ettre aux É tats endettés, c'est-à-dire presque tous, de ne pas ternir leur in1age vis-à-vis des investisseurs en ayant recours à des restructu rations violentes. On se souvient du traumatisme chypriote de 20 1 3 lorsque la question s'est posée de prélever une partie du capital des gros comptes. On peut facilen1ent imaginer le choc que pourrait avoir l'application d'une des propositions du FMI qui consisterait à taxer, en une fois, 1 0 % du capital des n1énages pour abaisser la dette ! La dette perpétuelle permettrait égale ment de réintroduire dans les stratégies des Banques centrales des méthodes moins conventionnelles comme le rachat des titres de dette. Au final, n'ayant plus de principal à rembourser, la dette perpétuelle permettrait aux É tats d'être allégés de ce poids et d'être plus ouverts à rebâtir des politiques économiques auda cieuses. l/) QJ
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Éviden1ment, pour les créanciers, les institutions, les détenteurs de la rente, le bilan est plus nuancé. Les acteurs concernés, les détenteurs d'épargne longue, les compagnies d'assurances et les fonds de pension par exen1ple, ont à échanger leur capital contre une rente perpétuelle à un taux fixé à l'avance. Pour ceux qui le souhaitent en période d'inflation très faible, les obligations per pétuelles peuvent être perçues comme très attractives, si le taux proposé est suffisamment intéressant. Mais le vrai risque n'est autre que l'inflation. Même si cette dette perpétuelle peut être revendue sur un marché secondaire, celui que nous avons appelé le rentier risquerait d'être le perdant. Mais il le serait de toute façon dans une dette à échéance s'il y a inflation ! En fait, il s'agit plus de convaincre les épargnants de la solidité de leur propre pays. La dette perpétuelle s'apparente à des quasi-fonds propres pour l'É tat et, de fait, les épargnants deviennent des quasi-investisseurs.
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Il faut donc convaincre ce fameux rentier et l'institution repré sentant ces épargnants. Ce ne sont pas les n1énages qui sont directement concernés, mais les institutions porteuses d'assurance-vie ou d'autres véhicules d'épargne. Pour inciter et attirer les créanciers, il faut proposer une fiscalité avantageuse, ce qui suppose de prendre en compte l'ensemble des formes d'épargne, mais également les équi libres financiers, bancaires en particulier, au travers de la gestion actif-if du bilan. C'est au prix d'une dén1arche très créative, mais très rigoureuse, que des pays endettés plus libres, par une mutualisation des dettes nouvelles et une transformation du stock de dettes ées, pourront investir et retrouver un chemin d'une croissance plus élevée. Certes, le pari est là, mais, dans les faits, il n'y a plus à craindre le risque de défaut, ou mên1e la possibilité d'effectuer une ponction d'une partie du capital. L'É tat reprend la main sur son endetten1ent, et acquiert une plus grande marge de manœuvre vis-à-vis des marchés, des agences de notation, tout en disposant de quasi-fonds propres.
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Mutualiser les dettes nouvelles et er d'une dette à une dette perpétuelle ne sont que des propositions parmi bien d'autres et ne sont en aucun cas des solutions miracles. L'on tente, comme touj ours, de trouver un équilibre acceptable entre débiteurs et financiers, avec pour objectif de retrouver une capacité nouvelle de croître à l'avenir. Les solutions techniques ne sont peut-être pas celles évoquées, n1ais le monde surchargé de dettes publiques et privées ne peut échapper à une solution de cette nature, très innovante . . . Tout simplement parce qu'elle est la seule qui nous protège d'un conflit déterminant entre jeunes générations et sernors. L'incitation à faire participer les détenteurs de patrimoine com plète la conception d'une finance remise au service de l' écono mie réelle.
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PENSER UN NOUVEAU BREITON Wooos
Le système de change actuel est le reflet d'un monde dominé par les puissances occidentales. Or le monde est heureusement désorn1ais n1ultipolaire et beaucoup plus équilibré. L'effondre ment du système de Bretton Woods a correspondu à une période intellectuelle et idéologique dans laquelle la libéralisation de tous les marchés paraissait la seule issue pour une croissance rapide. Ceci était peut-être vrai à la fin des années 1 970. Depuis, force est de constater que le rythme des crises financières s'accélère, que l'économie mondiale est de plus en plus difficile à n1aÎtriser, qu'une solution pérenne est impossible à trouver. La complexité et la nouveauté de la situation nous conduisent à souhaiter remettre à plat notre système de change et aller, éviden1ment, vers plus de stabilité, peut-être mên1e une fixité, dans les rapports entre monnaies.
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Depuis les années 1 970, un premier débat, intellectuel et idéo logique, a opposé les partisans d'un taux de change fixe, dans la lignée des accords de Bretton Woods, et ceux qui prônaient des taux de change flottants. Les seconds l' e1nportèrent non seule ment sur le plan intellectuel, mais également dans la pratique. Or, après quarante années d'un système de taux de change flexibles, il semble clair que cette option a grandement contribué aux désé quilibres du systèn1e international. Le second débat est d'ordre géostratégique. De nombreuses voix se sont élevées en faveur d'un rééquilibrage du système monétaire international. Il paraît raisonnable qu'une transition vers un système n1onétaire plus « multipolaire », utilisant dans tous ses processus de calculs, dans ses évolutions, un panier de devises telles que le dollar, l'euro et le yuan soit inéluctable. L'un des effets attendus est l'atténuation du caractère asymétrique des ajuste1nents et le renforcement, par là, de l'équité du système monétaire n1ondial. En revanche, la stabilité du système n'est pas acquise d'emblée. Dans un premier temps, la volatilité de court tern1e des taux de change serait vraisemblablement accrue par une mobilité plus forte des capitaux. Il n' e1npêche, er d'un
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systèn1e hégémonique à un système multipolaire est prometteur. Les débats et propositions ont été nombreux, notan1ment sur la possibilité de donner un rôle plus in1portant aux droits de tirage spéciaux (DTS) . C'est l'opinion d'Agnès Bénassy-Quéré et de Jean Pisani-Ferry 1 . Jacques Mistral 2 est, lui aussi, favorable à un retour aux DTS car ils sont, par la diversification automatique des réserves, un facteur de stabilité. Tout dépendra « du con1por tement des monnaies du panier, ni plus ni moins » . Ce système 1nultidevises est en en effet à l'image du n1onde n1ultipolaire dans lequel nous sommes entrés et permet, face au risque d'une insta bilité récurrente, d'être plus efficace en liant les intérêts des diffé rents acteurs. D 'autres opinions se sont exprin1ées, insistant, elles, sur les besoins de liquidités de l'économie mondiale. Pour Emmanuel Farhi, Pierre-Olivier Gourinchas et Hélène Rey 3 , les DTS ne sont pas un instrun1ent adapté à ces besoins, car leur émission est trop con1plexe. On le voit, chacun tente de revenir à un modèle plus stable, plus respectueux des réalités nouvelles, plus susceptible d'éloigner le spectre d'une guerre des changes. Notre débat n'est ni intellec tuel ni géostratégique. Il s'agit plutôt d'une position philoso phique sur l'avenir du n1onde. C'est la raison pour laquelle on ne peut se satisfaire d'une réforme a minima. Si une entreprise aussi ambitieuse que les accords de Bretton Woods a pu voir le j our au lendemain de la guerre la plus tragique de l'histoire hun1aine, ce n'est pas un hasard. Rappelons-nous dans quel état était alors le monde. Souvenons-nous de la volonté des nations de poser les conditions d'un ordre qui garantisse la stabilité, l'apaisement, la pacification et la guérison. Auj ourd'hui, c'est exactement à
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1 . Agnès Bénassy-Quéré et Jean Pisani-Ferry, « Quel systèn1e international pour une économie mondiale en mutation rapide ? », Riformer le système monétaire international, Conseil d'analyse économique, 201 1 . 2. Jacques Mistral, Guerre et paix entre les monnaies, Paris, Fayard, 2014. 3 . Emmanuel Farhi, Pierre-Olivier Gourinchas, Hélène Rey, « Quelle réforme pour le système monétaire international ? », Riformer le système monétaire inter national, Conseil d'analyse économique, 201 1 .
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travers ce prisme, ces valeurs, qu'il faudrait reconsidérer le sys tèn1e n1onétaire international. Un retour vers un nouveau Bretton Woods permettrait justement de calmer ce glissement inéluctable des nations vers une guerre, auj ourd'hui sur les mon naies, den1ain peut-être sous des formes plus violentes. PARTAGER LES RISQUES
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En ce début de 2 1 e siècle, l'objectif de l'immense maj orité est de fuir le risque ou, plus exacten1ent, la perception que l' on en a. Les conséquences de cette attitude si rare depuis deux siècles et demi ont des noms porteurs de grandes difficultés à terme : principe de précaution, stagnation, protectionnisme, fermeture des frontières, réindustrialisation et guerre des changes. Pour sortir de cette dif ficulté, sans angélisme et sans cynisme, il s'agit de partager et donc de mutualiser les risques à tous les niveaux de l'activité humaine. En réalité, le problème se pose au niveau des rapports entre la col lectivité et l'individu, souvent vieillissant, donc averse au risque. Ensuite, il y a le partage d'activités entre les grandes zones éco nonuques et de ce que chacun accepte de conserver, de trans férer dans les chaînes de valeurs pour la production de biens et services destinés à un marché n1ondialisé. Sur ce dernier thème, deux solutions s'offrent à nous aujourd'hui. Celle d'une brutale reconquête d'activités par des pays qui ont le sentiment d'avoir été frappés par un transfert d'activités trop important et trop rapide. La seconde est d'in1aginer la constitution de zones des tinées à échanger entre elles, sans pour autant exercer un mono pole sur la production de biens et de services et sans bâtir des territoires de plus en plus autonomes. La seconde solution est la plus satisfaisante. Elle est fondée essentiellement sur une montée en gamme des produits des pays émergents et le développement d'activités nouvelles dans les pays avancés. On ne peut in1aginer le monde qui vient sans penser que la géographie industrielle et des services des pays restera inchangée. Certains évoquent l' éco nonue verte, l'économie durable ; d'autres, le développement des technologies.
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Quel que soit le scénario suivi, la répartition des act1v1tes sera profondément bouleversée. Les pays avancés peuvent choisir de consacrer à nouveau d'importants flux de financen1ent vers des investissements de développement d'activités sur leur territoire, ce qui va dans le sens d'un rééquilibrage satisfaisant des balances commerciales. Mais l'interrogation demeure de savoir ce qui peut pousser ces économies et ces épargnants à investir leurs ressources disponibles dans leur propre pays en sachant que la rentabilité y sera plus faible. C'est bien là posée la question non résolue de l'allo cation des ressources financières, de main-d' œuvre et de produc tions à l'échelle mondiale. Il existe une tentation, celle des pays à population vieillissante, d'abandonner toute activité productive sur leur territoire, quitte à les transformer en déserts écononliques pro pices aux tensions et conflits internationaux. Il faut donc imaginer des solutions très innovantes dans un partage du risque le rendant acceptable. Dans ce sens, les rôles respectifS de la collectivité, en l' oc currence le plus souvent l'É tat, et de l' individu doivent être modifiés sur deux points : la fiscalité de l'épargne et le partage du risque, car l'investissement nécessaire pour recréer un tissu productifindustriel ne peut se faire sans une protection de l' épargnant concerné.
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Voilà revenus, au cœur de l' évolution de nos pays, les rôles respec tifs de l'É tat et de l'individu. Cela fait des décennies que certains veulent ramener l' É tat à sa plus simple expression, quand d'autres lui redonnent vie. Notre position est claire : dans un monde dominé par l'incertitude, son rôle principal est de prendre sa part des risques. Par exemple, ainsi que le rappelle Mariana Mazzu cato 1 , c'est de l'étroite collaboration entre l' État et les services publics que naissent les innovations de ruptures. Les entreprises ne peuvent se développer si la puissance publique n'investit pas en an1ont, dans la recherche fondamentale. Elles n'ont pas, en effet, les capacités financières et stratégiques de le faire. Loin d'être vic times d'une éviction, elles bénéficient les premières de ces sauts qualitatifs pour les traduire à leur échelle productive. 1 . Mariana Mazzucato, Th e Entrepreneuriat State: Debunking Public vs. Private Sector Myths,Anthem Press, 2013.
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Il existe donc de nombreuses situations où le secteur public et le marché sont conj ointen1ent intéressés par la réalisation de cer tains projets, petits ou grands. Pour autant, ces projets peuvent ne pas se faire, non pas parce qu'ils ne sont pas rentables, mais parce qu'ils sont plus particulièren1ent affectés par des risques de basse fréquence, c'est-à-dire par des risques rares mais extrêmement coûteux. C'est notamment le cas de construction d'infrastruc tures dont les coûts sont difficiles à apprécier au départ. Ces mên1es infrastructures sont supposées se rentabiliser sur le long terme si, là aussi, l'intervention publique rend les choses pos sibles. Se protéger contre ces risques, c'est accumuler du capital bien à l'avance. Pour se couvrir de ce type de risque, la frontière entre ce qui relève du n1arché et ce qui relève du hors n1arché est plus incertaine que pour les risques de haute fréquence, où la con1pétence du marché est incontestable. De ce fait, il faut une vraie intervention de l' É tat pour dessiner un partage optimal des risques. Or, ce partage tel qu'il est proposé par le droit et les pratiques actuelles n'est guère envisageable. Un blocage très caractéristique, qui correspond à des temps révolus, concerne la réglementation européenne sur les aides d'É tat. En fait, on abou tit à une situation absurde, où il est relativement aisé à la puis sance publique de financer un projet en faisant porter le risque long, pour la construction d'infrastructures ou d' équipen1ents publics par exemple, par le secteur privé. En revanche, il est beau coup plus difficile d'aboutir à un partage des risques opposé, où le risque de long terme est porté par la puissance publique et non par le secteur privé. Nous pensons donc que ce partage des risques repose sur le rôle spécifique d'une puissance publique qui prendrait à sa charge la couverture des risques extrêmes et de long terme, alors que l'in vestisseur privé erait la couverture des risques plus cou rants et de court et moyen terme. C 'est la seule solution pour atténuer les conséquences de la rareté actuelle de l'investisse ment de long terme. Il s'agit de relancer des projets que le mar ché et l'É tat sont tous deux intéressés à réaliser, pour des raisons qui peuvent être très différentes, mais qu'ils ne réaliseront pas,
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faute de compétences de gestion et de ressources financières suf fisantes du côté de la puissance publique, faute d'appétence pour le risque du côté des acteurs privés. Traiter ce type de problèmes, c'est redonner un rôle très particulier à l' É tat qui devient l'acteur indispensable à la prise de risques. Pourquoi lui ? Parce qu'il a, du fait de sa taille, une capacité supérieure à diversifier le risque sur un grand nombre de projets, même si cette capacité est plus liniitée qu'on ne pourrait le penser par la forte corrélation entre investissements longs et évolutions macroéconomiques. Un second argun1ent lui donne un avantage comparatif. L'É tat peut se financer par la dette à de meilleures conditions que le secteur privé en raison d'un risque de défaut moindre lié à sa capacité à financer son déficit par l'impôt. Certes, le coût écononiique lié aux distorsions introduites par la fiscalité vient atténuer cet avan tage et il peut même l'inverser lorsque les marges fiscales de l'É tat concerné sont réduites ou inexistantes. Enfin, il a la capacité de partager et diluer les risques liés à ces investissements entre tous les contribuables dès lors qu'il accepte d'en répercuter la charge par le biais d'une fiscalité à assiette large. Par-delà les arguties juri diques et économiques, la capacité d'imaginer et de mettre en œuvre de nouveaux partages du risque, c'est-à-dire une nouvelle organisation des rapports entre l' É tat et l'individu, est une condi tion sine qua non du retour à la croissance à l'échelle n1ondiale. La finance d'aujourd'hui n'a rien à voir avec ce qu'elle était, le financement de den1ain se doit d'être aussi inventif. L' É tat trou vera, bien au-delà de ce qui vient d'être évoqué, un nouveau par tage des risques.Tout simplement parce que personne ne voudra, comme c'est le cas aujourd'hui, investir dans l'avenir.
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La conviction des auteurs de ce livre est simple. Il faut penser la trajectoire de l'économie mondiale de manière totalement différente de ce que nous connaissons auj ourd'hui. La difficulté à
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laquelle nous sommes tous confrontés résulte d'une n1éconnais sance profonde du réseau de contraintes dans lesquelles l' éco nonue n1ondiale aura à se débattre. Personne n'a j an�ais imaginé de solutions crédibles et acceptables sans dessiner l'avenir. Les solutions les plus sottes, les plus simplistes, sont évoquées par les uns et les autres en se référant à un é largement révolu. Nous avons essayé d'esquisser cette économie mondiale des quinze prochaines années. Il y a, dans le diagnostic et les solu tions, bien des imprécisions, beaucoup d'imperfections. Il n' em pêche, le monde ne pourra éviter une vraie grande crise et ses conséquences dramatiques que s'il appréhende clairement les principaux éléments du cadre macroéconomique à venir. Les solutions préconisées reposent sur des pistes encore bien insuffi santes, mais qui remettent vraisemblablement à leur juste place les politiques macroéconomiques hésitantes que nous connaissons aujourd'hui.
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banque s d' inve sti ssen1ent,161,
Abe, Shin zo , 209
172,173
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Ba stiat, Frédér ic,82
Acen1ogl u, Daron , 99
Bauman, Zygmunt ,226
actionnaire s, 101
Bavere z, Nicola s,141
Af rique , 234
Beaudry , Pa ul , 60
agent s économique s,64
Bec ker,Gary, 59
Aglietta , Michel ,101
Bec k , Ulrich , 226
Ai ze mnan,Jo shua ,191
Béna ssy- Quéré ,Agnè s,245
Al Andalou s,25,26
Berger,Su zanne, 134,137
Al bi s,Hyppolite d' ,71
Berle ,Adol f,101
Angell , No nnan, 135
be soin s alimentaire s,39
anticipations, 181
bien pu blic,235
Appadurai ,Arjun,225
Bird zell , Luther , 17
Arendt , Hannah , 1 OO, 226
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Ar i stote,80
Bloch , Marc,25
Arronde !, Luc, 191
Bou khar ine, Nicolaï,82
Artus, Patric k, 119, 194, 222
Bourguignon , Fran çoi s,83
Asie,54
Boyle,David, 102
a utonon ùe , 175
Bra sseul ,Jacque s, 17
a utor ité politique,78
Bra udel , Fernand , 24, 49
aver sion au r i sque,57,187, 191
Bré sil, 91
avoir s financier s, 155
Bretton Wood s, 142
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Blanqui ,Adolphe ,13
brevet, 133
B
BRICS , 187, 188, 195
ba by- boon1er s,71
Burn s, Scott,71
Badinter , Ro bert,220 B âle 3 , 161,162
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Banerjee,Abhijit,88
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capa bilitie s, 85
banque s cent rale s, 148,149, 150,
capital fixe, 179
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capitali sation bancaire,124
banque s de dépôt , 125
capitali sme
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capitali sme f ordi ste, 101
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féodal
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99
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capitali sme patrimonial, 101
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capital phy sique, 170
Cutler,David,59
capitaux propre s,172 Car sten s,Agu stin , 207
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Cha kra barty, Dipe sh ,44
dar k pool , 156
Chan g ,Le slie,91
dar k trading ,153, 156
Chine , 88,132, 133,190,192,
Davi s, Lance,125
202, 204, 209, 213, 217 , 221 , 222
décla sse1nent, 103
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délocali sation s,112,118
Chr i sten sen, Clayton, 16
dé m.ographie, 48, 52
Cité de Londre s, 124 Clar k,Gregory, 43
cla sse s n 10yenne s, 20,87,88,1 OO, 102, 106, 166, 187, 189,192 cla sse s sociale s, 84 Cohen ,Daniel , 220 Collier, Paul , 107 con u11erce international, 138, 139,140,142 conflit s intergé nérationnel s,67, 68, 73, 230 Con stancio,V itor, 207 contrat social, 84 converti bilité en or, 124 ui QJ 0 '>w lJ) .-l 0 N
@ .._,
L Ol ·c >o. 0 u
Un monde de violences
cour be de Ku znet s, 86, 90, 93, 94 co ût d'opportunité, 138 co ût salarial amér icain ,126 co ût s salar iaux,127 Co wen,Tyler , 29, 100
dépendance, 231 dépen se s de santé, 65 dé sindu striali sation ,109, 110, 116, 119, 120, 148 de str uction créatr ice,60 dette, 148, 165, 167 , 236 , 239 dette globale,166, 203 dette perpétuelle, 239, 242, 243 dette privée,165,166,167,168, 203 , 215 dette pu blique,164,167,203, 215 Dormont ,Brigitte,56 Draghi, Mar io, 206, 208 Dreh1nann ,Mathia s,168 droit de propriété, 78 Du flo,Esther,88
E
crédit, 152
eau ,37,38,233,234,235
crédit bancaire,152
éconon1ie réelle , 169, 170, 172
cr i se, 95, 105,111
éducation , 232
cr i se de 1929, 104, 142
Eichengreen , Barry, 157
cr i se de 1930,215
e mploi indu str iel, 119,133
cr i se de 2007, 104, 210
e mploi s 1nanuf acturier s, 127,
croi ssance, 22, 26, 202
128
croi ssance démographique,60
endette1nent, 106, 107, 113, 143
croi ssance potentielle , 27
énergie ,35, 233
V1
�
Q
>w (>) o. ::::i
Q @ (.'.)
253
Index
épargne , 178, 180,181 , 184, 187,
Gal braith ,John Kenneth, 80
191, 194,198, 236
Gallm.an, Ro bert, 125
épargne des ménages,154
Garnier, Oliver, 191
épargne mondiale, 182,189,
ga z de schiste , 127, 129
195, 196
générations ,67
équili bre 1- S , 181, 182, 194
Genreith , Heri bert ,169
espérance de vie, 71
gé rontechnologies,63,65,66
Esping- Andersen,Gosta,96
Ghe1na wat, Pan kaj, 139
État « i nvestisseur », 97 ,
Etat-providence , 95, 96, 97, 98 États-nations, 135, 136
Gordon, Ro bert , 14,28
État-social ,66
gouvernance mondiale, 136,
États- Unis d' Europe, 136
e
> w lJ) .-l 0 N .._,
L Ol ·c >0. 0 u
euro-o bligations, 237
Grande-Bretagne, 120, 122, 123,
euthanasie du rentier , 164,236
125
E wald , Fran çois , 95
Grande Dépression , 123
� >w <:» o. ::::i
Q l.9 @
Grèce,204,214, 216 Green, David,60
Farhi,E inmanuel ,245
Guchteneire, Paul, 231
Ferguson, Nia ll,19
guerre des changes , 144
filia les,116
guerre des générations,70
financiar isation , 125
guerre des 1nonnaies,141,143,
Finley, Moses,67
145, 148
Fischer , Stanley,207
Guiso, Luigi , 191
flux de n urchandises , 115
H
flux d'épargne , 153
Hall ,Ro bert, 64
flux1nigratoires, 232
hedge f onds , 161, 171
fracture socia le , 1 OO
Vl
Grandjean , Calestous Juma,90
facture énergétique,130
fracture numérique , 1 OO
�
137 Grae ber, David, 163, 166
Florida, Richard,42
@
Gourinchas, Pierre- Olivier,245
euro bonds ,238
F
l/) QJ
glo balisation , 137
Heil broner , Ro bert , 17 Hole,Jac kson,206
, 190
Hu ntington, Samuel , 12
Freeland , Chrystia, 91, 98
hype nnondialisation, 135, 136
Frey, Carl,33 Fu kuya1na, Francis ,9
G G 20, 160
1 indice de Gini,91 indices boursiers ,172 individualis1ne,79
254
industrialisation ,121
L
industrie auto m.o bile , 128
Lai bson ,David , 187
industrie finan cière,169
Landes , David , 25
industrie pétro ch ünique , 128,
Lee, Ronald ,53, 54,68
129
Leroy-Beaulieu , Paul , 82
industr ies de l'intelligen ce , 42
Lévi- Strauss , Claude , 226
inégalité é conon uque, 82
Le wis ,Gregg , 59
inégalité naturelle,78,79
liquidité , 147,149,169, 173
inégalités , 76,77,84,100 inégalités so cio-é conon uques , 84 innovation , 31, 58,60, 65,121, 122,125,132, 133 intermédiation finan cière,154, 157,175 inventions te chnologiques , 122 investisse1 nent , 178, 180, 181, 185, 187,192, 194,196, 198 investisse m.ents dire cts ,116 investisse m.ents dire cts à
l 'étranger ,115 investissements green field,116
J ui QJ 0 '>w lJ) .-l 0 N
@
Japon ,54,61, 62, 66, 143 Jef fers , Esther,154 Jones ,Benjan1 .În ,58 Jones, Charles ,64 Juselius , Mi kael , 168
....,
L Ol ·c >o. 0 u
Un monde de violences
liquidité ban caire, 149 liquidité glo bale , 149 liquidité ma croé con01 nique , 149, 150 lit trading , 156 Lo cke ,John , 78 loi de Say, 180 Lyon- Caen ,Antoine , 220
M Ma chiavel , Ni colas , 49 Ma clnnes ,John ,70 Maddison ,Angus ,26 Mah bu bani , Kishore,11 Malthus ,Th01 nas ,49,50, 80 1nar ché des changes , 141 1 nar ché du travail ,63,131 1nar chés agr i coles , 174 1 nar chés dérivés,150 Mason ,Andre w,53, 54, 68 Masson ,André , 57, 97,191
K
1natières pren uères ,35
Ka ldor , Ni cholas ,174
Mauss ,Mar cel , 24
Kara bar bounis ,Lou kas , 187
Ma zzu cato, Mar iana , 247
Keynes ,John Maynard,174, 180
Means ,Gardiner , 101
keynésianisme,112, 178
Mistral ,Ja cques,145,245
killer apps , 19
1 nodèle conser vateur , 97
Ko cherla kota , Narayana , 209
1nodèle li béral , 97
Kotli kof f,Lauren ce , 33,71
1 nodèle so cial-démo crate , 97
Kmnho f,Mi chael , 104,105
Mollerstrom ,Johanna , 187
V1
�
Q
>w (>) o. ::::i
Q @ (.'.)
255
Index
1nondialisation , 112,118, 134,
Pécoud,Antoine,231
135,137
Peet z,Dietm.a r,169
mondialisation modé rée , 137
pét role , 36,211, 224
Montesquieu ,49
P fei fe r, Ch ristian , 60
A
Moyen- Age,25
Phelps , Ed 1nund , 31
1nultinationales ,133
P h ilippon,T h mnas , 169
Musson ,Albe rt , 20
physioc rates,79,145
mutualisation ,237, 238,243,
P i ketty,Thomas ,93,102
246
Pisani- Fe rry,]ean ,245
My rdal,Gunna r,181
P lihon ,Dominique , 154
mythe égalitai re ,86
ploutoc ratie,98
N
politiques de change,143
Naidu , Su resh,99
politiques monétai res,205,207,
NATU,219
208
Neim.an ,Brent,187
post-f ordism.e m.ondial , 92
néoclassiques ,178,181
pouvoi rde facto , 99
Noy, Ilan , 191
pouvoi rde ju re,99
0
ui QJ 0 '>w lJ) .-l 0 N
@
p remiè re révolution indust rielle, 21,23,121,123
0bama ,Ba rac k,211
p rincipe d 'auto rité ,67
of fsho rabi lité,117
p rivate equity, 1 01
o rd re économique
p roductiv ité , 61, 64
inte rnational,138
p roduits dé rivés,151,161,169
o rd re financie r 1nondial,153
p roduits financie rs,169
o rd re natu rel ,78
p rog rès technique,22, 43
Organisation 1nondiale du
project bonds ,238
co nm-ie rce (OMC ) , 139,140
prop riété du capita l ,102
Osbo rne, Michael , 33
p rotectionnisme , 121,123,139,
.._,
L Ol ·c >o. 0 u
pola risation de la société ,1 OO
140,142
p
p rotectio n socia le , 187, 188, 195
Palie r,B runo , 70
py ran-iide des âges , 52
panne technologique , 28 pa radis fiscaux,160
Q
pa rtage des risques , 247,248
�
quali fication ,232
pat rimoine , 94
quantitative easing,204
w <:» o. ::::i
pat rimoine n-ioyen ,94
Vl
� >Q l.9 @
pays én i- e rgents ,110,112 , 202,
R
203,204,212,213,214,223
Ragot, Lionel ,57
256
Rajan , Raghu ran1 , 105
s
Rajan, Raghu ran,207
Sach s,Je ffrey,33
Ranciè re , Ro nuin,104, 105
sanctua ri sation,236
rappo rt Cha rpin,56
santé,64, 189,190
ratio de dépendance,57,71
Sapien za Paola , 191
ratio dette /revenu ,104,106,
saving glut, 187
107
secteu r financie r, 173
Ra wl s,John ,84
secteu r 1nanuf actu rie r, 133
reche rche et développement,
sécu rité aliinentai re ,40
132, 133
Sen ,Aina rt ya,84
régi ine s autoc ratique s,99
Sennet, Richa rd,226
régime s déinoc ratique s,99
shadow ban king ,153,154, 155,
régle1nentation financiè re , 160 régulation ,80, 112,148,153, 156,161 réindu st riali sation , 111 ' 120 ' 130, 131,133, 134,141, 145 rente,236 rentie rs,180,236,237,243 re sso u rce s natu relle s,34 re ssou rce s ra re s,233 Re st repo, Pa scual,99 ret raite , 189,190, 231 ui QJ 0 '>w lJ) .-l 0 N
@ ....,
L Ol ·c >o. 0 u
Un monde de violences
révolution indu st riel le , 13, 15, 20, 24,28,43,121, 123,204, 218, 219,220 révolution numé rique ' 202 ' 217 ' 218 révolution s technologique s,43 Rey, Hé lène,245 Rica rdo, David , 77 Rif kin ,Je remy, 34
156 Sil ve r Econon1 y, 66 Smith ,Ada1n , 79, 180 socia le-dén1oc ratie , 91 société collectivi ste,80 société pat rimoniale,102 So lo w, Ro be rt , 58 Solva bilité 2, 161 souve raineté , 137 spéculation, 174 Spij ke r,Je roen , 70 Steine r,Geo rge , 67 Stiglit z,Jo seph , 103 st ratégie en1e rging n1a rket , 171 st ratégie g lo bal 1nac ro , 171 st ratégie quant di rectional,171 sy stè1ne bancai re, 160, 161 sy stè 1ne de ret raite,56 sy stè1 11e féoda l , 18, 19 sy stème financie r, 153,163
ri sque sy stéinique , 153,161
T
Ro bin son ,Jame s, 99
Ta kaha shi, Shige sato,45
Rod ri k, Dani, 135
taux de change, 144,244
Rogof f, Kenneth , 31
taux de chô1nage,69
Ro sen be rg , Ro be rt, 17
taux de mo rtalité,51,71
V1
�
Q
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Q @ (.'.)